A cette heure-là, il y eut un grand tremblement de terre, et la dixième partie de la ville tomba ; sept mille hommes furent tués dans ce tremblement de terre, et les autres furent effrayés et donnèrent gloire au Dieu du Ciel.
J’ai lavé une nouvelle pile d’assiettes haute comme le phare tout en réfléchissant aux choses que Margrethe m’avait dites par ce bel après-midi sur Icebox Hill. Mais je n’avais plus abordé le sujet avec elle. Et elle ne m’en avait pas reparlé : elle ne revenait plus sur une discussion dès lors qu’elle pouvait garder le silence.
Est-ce que je croyais vraiment à sa théorie à propos de Loki et de Ragnarok ? Bien sûr que non ! Oh, certes, je ne voyais aucune objection à appeler Armageddon « Ragnarok ». Jésus, Joshua ou Jesu. Marie, Miriam, ou Maria. Jéhovah ou Yahvé. Tous les symboles du Verbe sont compréhensibles dès lors que celui qui parle et celui qui écoute sont d’accord sur leur sens. Mais Loki ? Comment voudriez-vous me faire admettre qu’un demi-dieu mythique adoré par une race barbare et ignorante avait pu susciter des changements dans l’univers tout entier ? Non, vraiment !
Je suis un homme moderne, à l’esprit ouvert, mais pas au point d’être exposé à tous les vents. Quelque part dans les Ecritures, il devait se trouver une explication pour ce qui nous était arrivé. Je n’avais vraiment pas besoin d’aller chercher dans les histoires de fantômes de païens morts depuis longtemps.
J’aurais vraiment aimé avoir une bible sous la main. Oh, je ne doutais pas que je pourrais en trouver à la basilique, à trois immeubles de là… en latin ou en espagnol. Je voulais la version du roi James. Bien sûr, il y en avait certainement quelques exemplaires quelque part dans la ville, mais j’ignorais où. Pour la première fois de ma vie, j’enviais la mémoire parfaite de notre prédicateur (le révérend Paul Balonius) qui, au milieu du dernier siècle, avait parcouru tous les Etats du centre pour porter la bonne parole sans même avoir la Bible avec lui. Frère Paul était réputé pour être capable de citer de mémoire n’importe quel verset de n’importe quel Livre, en indiquant le chapitre, le numéro du verset. Il pouvait également réussir le même exploit à l’envers et réciter un verset à partir du Livre, du chapitre, etc.
J’étais né trop tard pour avoir connu frère Paul, et jamais je ne l’avais vu dans sa performance, mais une mémoire parfaite est un don particulier que Dieu accorde plus souvent qu’on ne le croit. Je ne doute pas que frère Paul ait eu ce don divin. Il est mort brusquement, assez mystérieusement et, probablement, en état de péché ; ainsi que le disait mon professeur de mission : il faut faire montre d’une très grande prudence lorsqu’on prie seul auprès d’une femme mariée.
Je n’ai pas le don de Paul. Je peux citer les premiers chapitres de la Genèse, plusieurs psaumes et la nativité selon Saint Luc, ainsi que divers autres passages. Mais, pour le problème que j’affrontais, il me fallait étudier en détail tous les prophètes, et tout spécialement la prophétie connue sous le nom d’Apocalypse selon Saint Jean.
Armageddon approchait-elle ? Etions-nous au seuil du Second Avènement ? Quand sonnerait la trompette, serais-je de nouveau vivant dans ma chair ?
Cette pensée était excitante et il ne me fallait pas la rejeter trop vite. Pour ce grand jour, les vivants pourraient être bien des millions, et cette vaste armée pourrait bien inclure dans ses rangs Alex Hergensheimer. Entendrais-je alors Son Cri ? Verrais-je les morts se dresser et serais-je emporté avec eux dans les nuages pour rencontrer le Seigneur aux cieux afin de me trouver auprès de lui, comme promis ? Le passage le plus exaltant du Livre !
Non pas que j’eusse la moindre assurance de me trouver parmi ceux qui seraient sauvés quand viendrait le grand jour, à supposer même que je sois vivant dans ma chair à cette heure. Etre ministre de la prédication n’améliore pas forcément vos chances. Quand ils savent être honnêtes avec eux-mêmes, les ecclésiastiques ont conscience de cette cruelle vérité, alors que les laïcs ont tendance à croire que les gens de robe ont leurs entrées.
Faux ! Pour un ecclésiastique, il n’y a pas d’excuse. Il ne peut pas prétendre qu’il ne savait pas que c’était défendu, ou invoquer la jeunesse et l’inexpérience, ou bien encore l’ignorance de la loi, ou toute autre excuse, ainsi que le font les laïcs pour garder le salut quand ils se sont par trop éloignés de la perfection morale.
Sachant cela, j’étais bien obligé d’admettre que mon dossier personnel, depuis une date récente, ne pouvait me faire espérer que j’étais au nombre des élus. Bien sûr, j’avais été baptisé. Certaines personnes semblent penser que c’est là une condition permanente, comme un diplôme universitaire. Ça, mon vieux, il vaut mieux ne pas compter dessus ! Je n’avais que trop conscience d’avoir accumulé un nombre impressionnant de péchés depuis quelque temps : Orgueil. Intempérance. Cupidité. Luxure. Adultère. Jalousie. Et bien d’autres.
Plus grave encore : je n’avais pas montré la moindre contrition, même pour les pires d’entre eux.
Par ailleurs, s’il n’était pas prouvé que Margrethe était sauvée et élue pour le paradis, alors je n’avais aucun intérêt à y aller moi-même. Dieu me vienne en aide, mais telle était bien la vérité.
J’étais inquiet pour l’âme immortelle de Margrethe.
Elle ne pouvait prétendre à la seconde chance de toutes les âmes de l’ère pré-chrétienne. Elle était née dans le sein de l’Eglise luthérienne, qui n’était pas mon Eglise mais l’ancêtre de mon Eglise et de toutes les Eglises protestantes, premier fruit de la diète de Worms. (Quand j’étais petit, à l’école du dimanche, cette histoire de diète éveillait en moi des craintes qui n’avaient rien à voir avec la religion !)
La seule manière dont Margrethe pouvait être sauvée était de renoncer à son hérésie et de chercher à renaître. Mais ça, elle devait le faire par elle-même : je ne pouvais rien pour elle.
Au mieux, je pouvais l’inciter à rechercher le salut. Mais il me faudrait m’y prendre avec précaution. On ne persuade pas un papillon de se poser sur sa main en brandissant une épée. Margrethe n’était nullement une païenne ignorante du Christ et elle n’avait besoin que d’un peu d’instruction. Mais non : elle était née dans la chrétienté et elle l’avait rejetée en toute conscience. Elle pouvait citer les Ecritures aussi aisément que moi. Elle avait apparemment étudié la Bible plus profondément et avec plus d’application que la plupart des laïcs. Quand et pourquoi, je ne le lui avais jamais demandé, mais je pense que cela remontait à la période où elle avait commencé à envisager d’abandonner la foi chrétienne. Margrethe était tellement sérieuse et bonne que j’avais la certitude que jamais elle n’aurait pris une décision aussi capitale sans une étude longue et approfondie.
Le problème de Margrethe était-il à ce point urgent ? Est-ce que je disposais de trente ans ou plus pour apprendre tout de son esprit et définir quelle serait la meilleure approche ? Ou bien Armageddon était-elle si proche qu’un seul jour de retard pourrait la condamner pour l’éternité ?
Le Ragnarok païen et l’Armageddon chrétienne ont ceci en commun : la bataille finale sera précédée par de grands signes et des présages. Les événements que nous vivions étaient-ils autant de mauvais augures ? Margrethe le pensait. Pour ma part, je trouvais l’idée que ce changement de monde fût un présage d’Armageddon beaucoup plus séduisante que l’hypothèse d’une paranoïa. Etait-il vraiment possible qu’un bateau fasse naufrage et qu’un monde entier change, uniquement pour m’empêcher de comparer deux empreintes ? Sur le moment, je l’avais pensé mais… Oh, ça suffit, Alex ! Tu n’es pas aussi important que ça. (Ou bien était-ce vrai ?)
Je n’ai jamais été millénariste. J’ai parfaitement conscience que le nombre mille apparaît souvent dans la Bible, et surtout dans les prophéties, mais je n’ai jamais cru que le Tout-Puissant était tenu de travailler en millénaires ou tout autre nombre, uniquement pour faire plaisir aux numérologistes.
D’un autre côté, je sais que des milliers de gens intelligents et dévots accordent une importance énorme à la fin imminente du deuxième millénaire, que devraient suivre le jugement dernier, Armageddon et tout le reste… Ils vont chercher leurs sources dans la Bible et en trouvent la confirmation dans la grande pyramide et tout un choix d’apocryphes.
Mais ils diffèrent quant à la fin de ce millénaire. L’an 2000 ? Ou 2001 ? Ou bien la date correcte selon l’heure locale de Jérusalem ne serait-elle pas le 7 avril 2030 à 15 heures ?… S’il est vrai que les ecclésiastiques connaissent vraiment la date et l’heure précises de la crucifixion – et du tremblement de terre à l’instant de sa mort – par rapport au temps terrestre réel. A moins que ce ne soit le vendredi saint de l’année 2030, si l’on se réfère au calendrier lunaire. Pour ce que nous essayions de dater avec précision, tout cela avait son importance.
Mais si nous faisons commencer le millénaire à la naissance du Christ et non à la date de sa crucifixion, il devient immédiatement évident que ni la date naïve de 2000 A.D., ni même celle, à peine moins naïve, de 2001, ne peuvent correspondre au bimillénaire, parce que Jésus est né à Bethléem le jour de Noël de l’an 5.
Toute personne cultivée sait cela et pourtant personne n’y pense jamais.
Comment est-il possible que l’on fasse une erreur de cinq ans sur le plus grand événement de l’histoire, la naissance de Notre-Seigneur ? Incroyable !
Pourtant, c’est facile à comprendre. C’est un moine du sixième siècle qui a fait une faute d’arithmétique. Notre calendrier actuel Anno Domini n’a existé que des siècles après la naissance du Christ. Quiconque a déjà essayé de déchiffrer sur une pierre angulaire une date gravée en chiffres romains pourra excuser l’erreur du Frère Dionysius Exiguus. Au sixième siècle, il y avait si peu de gens capables de lire que cette erreur resta inaperçue pendant plusieurs années. Et ensuite, il était trop tard pour modifier les écrits. Nous nous trouvons donc devant une situation absurde : la naissance du Christ est antérieure de cinq ans à la naissance du Christ : un irlandisme qui ne peut être résolu qu’en sachant bien qu’une date se réfère à un fait réel et l’autre à un calendrier erroné par rapport au fait.
Pendant deux mille ans, l’erreur du moine a été sans grande importance. Aujourd’hui, cette importance est suprême. Si les millénaristes ont raison, la fin du monde peut être attendue pour le jour de Noël de cette année.
Remarquez bien que je n’ai pas dit le 25 décembre. Le jour et le mois précis de la naissance du Christ demeurent inconnus. Matthieu note qu’Hérode, alors, était roi. Luc précise qu’Auguste était César et Cyrène gouverneur de Syrie, et nous savons tous que Joseph et Marie sont allés de Nazareth à Bethléem pour y être recensés et payer leur impôt.
Il n’existe nulle autre source d’information, pas plus dans les Ecritures que dans l’état civil romain.
Voilà tout ce que nous avons. Selon la théorie millénariste, le jugement dernier pourra intervenir dans trente-cinq ans… ou à la fin de cet après-midi !
Si ce n’était de Margrethe, cette incertitude ne me tiendrait pas éveillé durant des nuits entières. Mais comment puis-je dormir si ma bien-aimée est menacée d’être jetée dans le puits sans fond pour y souffrir l’éternité durant ?
Que feriez-vous à ma place ?
Imaginez-moi, pieds nus sur un plancher graisseux, lavant la vaisselle pour payer ma dette, plongé dans de profondes réflexions sur l’origine et le devenir de toute chose. De quoi mourir de rire ! Mais, pour l’esprit, c’était une nourriture solide, la vaisselle n’accaparant pas trop la pensée.
Parfois, il m’arrivait de comparer ma triste condition présente avec ce que j’avais été récemment, tout en me demandant si je pourrais retrouver mon chemin dans le labyrinthe et regagner l’endroit que je m’étais construit pour y vivre.
Avais-je vraiment envie d’y retourner ? Il y avait Abigail et, bien que la polygamie fût acceptée dans l’Ancien Testament, elle ne l’était pas du tout dans les quarante-six Etats. Cela avait été réglé une fois pour toutes lorsque l’artillerie de l’armée de l’Union avait détruit le temple de l’antéchrist à Salt Lake City et que l’armée avait séparé et dispersé toutes ces « familles immorales ».
Abandonner Margrethe pour Abigail, c’était trop cher payer, même pour retrouver la position de pouvoir et d’influence qui avait été la mienne jusqu’à une date récente. Pourtant, j’avais pris plaisir à mon travail et à la satisfaction du devoir accompli que j’en retirais. Depuis la création de la fondation, ç’avait été notre meilleure année – je parle de la Ligue de Morale des Eglises, organisation à but non lucratif. Non lucratif ne veut pas dire qu’une telle organisation ne paie pas des salaires convenables et même des primes, et je prenais des vacances bien méritées au terme d’une année qui avait été la plus prospère de notre histoire. Trouver des fonds, tel était mon devoir de sous-directeur, car je devais veiller à ce que nos coffres soient pleins.
Mais je tirais une satisfaction bien plus grande de notre travail dans les vignobles, car trouver des fonds ne signifie rien si notre programme de bien-être spirituel n’est pas rempli.
L’année dernière, voici quelles ont été nos réalisations positives :
a) Le vote d’une loi fédérale faisant de l’avortement un crime capital.
b) Le vote d’une loi fédérale faisant de la fabrication, de la vente, de la possession, de l’importation, du transport et/ou de l’usage de toute drogue ou appareil contraceptif des délits passibles d’une peine de prison qui ne soit pas inférieure à un an et un jour avec un maximum de vingt années cependant pour chaque délit – avec rejet du subterfuge hypocrite de « cas de prévention de maladie ».
c) Le vote d’une loi fédérale qui, sans abolir le jeu, place son contrôle et l’octroi des licences sous la juridiction de l’Etat. Un pas après l’autre : en ayant réussi à créer la fondation, nous étions en mesure de nous attaquer pièce par pièce aux deux gros morceaux : le Nevada et le New Jersey. Diviser pour régner !
d) Une décision de la cour suprême où nous étions apparus à titre d’amicus curiae selon laquelle les règles de la communauté de population typique ou moyenne sont applicables dans toutes les villes de chacun des Etats. (Tomkins contre les Allied News Distributors.)
e) Un progrès marquant dans notre mouvement pour que le tabac soit considéré comme une drogue interdite grâce au stratagème tactique consistant à séparer le tabac à priser et le chewing-gum du problème en instaurant une définition des « substances destinées à être brûlées et inhalées ».
f) Progrès aussi à notre meeting annuel et national de prière sur plusieurs sujets qui m’intéressaient tout particulièrement. Comment, par exemple, mettre fin au statut de dégrèvement d’impôt dont bénéficiaient toutes les écoles privées non affiliées à une secte chrétienne ? Aucune politique n’avait encore été définie à ce propos car cela posait le problème épineux des écoles catholiques romaines. Devions-nous les couvrir de notre aile ? Ou le moment était-il venu de frapper ? Pour ceux d’entre nous qui se trouvaient sur la ligne de feu, il avait toujours été particulièrement ardu de décider si les catholiques étaient nos ennemis ou nos alliés.
Quant au problème juif, il était à peine moins difficile. Une solution humaine était-elle possible ? Sinon, que faire ? Devions-nous cueillir l’ortie à pleine main ? Nous ne débattions de telles questions qu’à huis clos.
Une autre question me tenait particulièrement à cœur : la neutralisation de tous les astronomes. L’homme du commun ne réalise pas les méfaits dont les astronomes sont responsables. J’en avais pour la première fois pris conscience à l’école d’ingénieurs. Dans le cadre de l’élargissement des programmes d’étude, je m’étais inscrit au cours d’astronomie descriptive. Il suffit de donner un gros télescope à un astronome, de le laisser libre, sans contrôle, et il ne tardera pas à revenir avec des demi-hypothèses sulfureuses dénigrant les vérités anciennes de la Genèse.
Il n’existe qu’une façon d’agir contre de telles absurdités : casser du livre ! Frapper au niveau de la culture ! Redéfinir ce qui est « éducatif » afin d’exclure ces énormes éléphants blancs que sont les observatoires astronomiques. Faire de l’observatoire naval le seul dispensé d’impôt, réduire son personnel et limiter ses activités aux seules observations en rapport direct avec la navigation. (Les théories les plus subversives et blasphématoires sont venues du personnel civil permanent qui n’a pas suffisamment de travail pour l’absorber.)
Les prétendus « scientistes » ne valent généralement rien de bon et les astronomes sont la pire espèce.
Il existe un autre problème qui resurgit régulièrement à chacune de nos rencontres annuelles de prière, et pour lequel je ne veux dépenser ni temps ni argent, c’est celui du « vote des femmes ». Ces femelles hystériques qui se sont donné le nom de « suffragettes » ne sont pas une menace. Elles n’ont aucune chance de gagner, elles sont seulement contentes de se donner de l’importance en attirant l’attention sur elles. Il est vraiment inutile de les clouer au pilori ou de les envoyer en prison. Il ne faut surtout pas en faire des martyres. Mieux vaut les ignorer.
Il y avait ainsi divers sujets que je rejetais régulièrement de l’agenda, même s’ils étaient intéressants et dignes d’attention. Je ne voulais pas qu’ils soient abordés durant les sessions que je présidais et je préférais les conserver sur ma liste A voir l’année prochaine. Par exemple :
Des écoles séparées pour les garçons et les filles.
La restauration de la peine de mort pour la sorcellerie et le satanisme.
La solution Alaska pour le problème noir.
Le contrôle fédéral de la prostitution.
Et les homosexuels… Quelle était la réponse ? Le châtiment ? La chirurgie ?… Ou quoi d’autre ?…
Les bonnes causes ne manquent pas qui sont autant de gardiennes de l’ordre moral public : ce qui importe, c’est de savoir les choisir pour la plus grande gloire de Dieu.
Mais il se pouvait bien que je n’arrive jamais au terme de toutes ces questions, si fascinantes soient-elles. Un vulgaire plongeur qui en est à peine à apprendre la langue locale (sans la moindre grammaire, j’en étais certain !) ne dispose pas du moindre potentiel de force politique. Par conséquent, plutôt que de me laisser absorber par ces problèmes, je me concentrais sur l’immédiat : l’hérésie de Margrethe et, moins important mais plus urgent, nous libérer de notre condition de peones et prendre le chemin du nord.
Nous étions au service de Don Jaime depuis plus de cent jours quand je lui ai demandé s’il pouvait m’aider à calculer la date exacte à laquelle nous serions libérés de notre contrat. Ce qui était une manière polie de dire : Mon cher patron, le jour venu, comptez sur nous : le jour venu, nous allons détaler comme des lapins. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute.
Je m’étais fondé sur une durée de travail obligatoire de cent vingt et un jours… et je faillis en perdre mon (maigre) espagnol lorsque Don Jaime m’annonça qu’il avait calculé cent cinquante-huit jours.
J’avais prévu que nous serions libres la semaine prochaine et voilà qu’il me donnait six semaines de plus !
J’ai protesté, bien entendu, en arguant de notre dette telle qu’elle avait été fixée par le tribunal, divisée par l’enchère sur notre emploi (c’est-à-dire soixante pesos pour Margrethe, la moitié pour moi, plus le gîte et le couvert…), ce qui nous amenait à cent vingt et un jours de travail… et nous en étions à cent quinze.
Non, me dit-il, certainement pas, mais bien plutôt quatre-vingt-dix-neuf. Il me tendit un calendrier et m’invita à faire le compte moi-même. C’est alors que je découvris que nos mardis que nous aimions tant n’avaient en rien réduit notre temps de travail. C’était du moins ce que prétendait notre cher patron.
— De plus, Alexandre, a-t-il continué, tu as oublié d’intégrer l’intérêt des impayés. Et tu n’as pas ajouté le facteur d’inflation. Ni les taxes, et encore moins votre contribution à Notre-Dame des Douleurs. Si tu tombes malade, c’est moi qui devrais t’aider, c’est ça ?
(Ma foi oui, après tout. Je n’y avais jamais vraiment réfléchi, mais un patrón devait certainement cela à ses peones.)
— Don Jaime, le jour où vous vous êtes porté garant de notre dette, le clerc m’a expliqué notre contrat. Et il m’a dit que notre durée de travail serait de cent vingt et un jours. C’est exactement ce qu’il m’a dit !
— Alors, allez vous plaindre à lui, m’a dit Don Jaime avant de me tourner le dos.
Cela m’a singulièrement refroidi. Don Jaime semblait tout à fait décidé à en référer aux autorités, tout comme il l’avait été pour les pourboires de Margrethe. A mon sens, il avait suffisamment affronté ces problèmes de dette pour en connaître par cœur le fonctionnement et il ne craignait pas que le juge ou son clerc s’en prenne à lui.
Jusqu’à cette nuit-là, jamais je n’avais réussi à en parler en privé avec Margrethe.
— Marga, comment ai-je pu commettre pareille erreur ? Je pensais que ce clerc avait mis tout cela au clair avant de nous faire contresigner la reconnaissance de dettes. Il a bien précisé cent vingt et un jours, n’est-ce pas ?
Elle ne me répondit pas tout de suite. J’insistai :
— N’est-ce pas ce que tu m’as dit toi-même ?
— Alec, en dépit du fait que je pense désormais couramment en anglais – ou, plus récemment, en espagnol –, lorsque je dois faire de l’arithmétique, j’ai recours au danois. En danois, soixante se dit très – et c’est aussi le mot espagnol pour trois. Tu vois à quel point on peut se tromper facilement ? Je ne sais plus si je t’ai dit Ciento y veintiuno ou Ciento y sessentiuno, parce que je ne me rappelle les chiffres qu’en danois, et non en anglais ou en espagnol. Je pensais que tu avais fait la division toi-même.
— Oh, mais je l’ai faite. Je suis bien certain que le clerc n’a pas dit « cent vingt et un ». En fait, il n’a pas prononcé un mot d’anglais dont je me souvienne. Et, à ce moment-là, je ne connaissais pas un mot d’espagnol. C’est le Señor Muñoz qui t’a tout expliqué et tu m’as traduit. Plus tard, j’ai vérifié par l’arithmétique et cela confirmait ce qu’il avait dit. Ou ce que toi tu m’avais dit. Oh, et puis, je ne sais plus !
— Alors, pourquoi ne pas oublier tout ça jusqu’à ce que nous puissions poser la question au Señor Muñoz ?
— Marga, est-ce que l’idée de devoir rester encore cinq semaines de plus dans ce trou te dérange ?
— Oui, mais pas vraiment, Alec. J’ai toujours été obligée de travailler, tu sais. Sur le bateau, c’était plus dur qu’enseigner à l’école, mais cela me permettait de voyager et de visiter des endroits étrangers. Etre serveuse ici c’est un peu plus dur que de faire le ménage des cabines du Konge Knut, mais tu es auprès de moi et c’est cela avant tout qui me permet de tenir. Je voudrais retourner avec toi dans ton pays… mais ce n’est pas le mien, et je ne suis pas aussi impatiente que toi de partir. Pour moi, vois-tu, désormais, mon pays c’est là où tu te trouves.
— Chérie, tu es tellement civile, logique et raisonnable que, parfois, je me retrouve vraiment le dos au mur.
— Alec, je n’en avais pas l’intention. Tout ce que je veux, c’est cesser de m’en préoccuper jusqu’à ce que nous puissions rencontrer le Señor Muñoz. Pour l’instant, je n’ai qu’un désir : te masser le dos pour te détendre.
— Madame, vous m’avez convaincu ! Mais seulement si j’ai le privilège de masser vos pauvres pieds fatigués en premier.
Nous avons eu satisfaction l’un et l’autre. Ah ! Le paradis après le désert !
Les mendiants peuvent se montrer plutôt exigeants. Le lendemain matin je me levai de bonne heure pour aller rendre visite au garçon de courses du clerc. Il me dit que je ne pourrais pas voir le clerc avant que la session du tribunal ne soit levée, aussi décidai-je d’un rendez-vous pour la même heure, mais le mardi. Ou plutôt d’un demi rendez-vous, car le Señor Muñoz ne serait pas appelé à se présenter. (Mais il serait là, Deus volent.)
Donc, comme d’habitude, ce mardi-là, nous sommes partis pour notre pique-nique, puisque nous ne devions pas rencontrer le Señor Muñoz avant quatre heures de l’après-midi. Mais nous étions plutôt habillés pour un déjeuner du dimanche que pour un pique-nique du mardi. J’entends par là que nous avions pris un bain le matin, que je m’étais rasé, que j’avais mis mes plus beaux vêtements et des chaussures. Les vêtements m’avaient été certes prêtés par Don Jaime, mais ils étaient propres et nets, et préférables au pantalon fatigué de garde-côte que je portais toute la journée dans l’arrière-cuisine. Margrethe, quant à elle, avait la robe flamboyante dont elle avait hérité à son arrivée à Mazatlan.
Nous avions pris grand soin l’un et l’autre à éviter la sueur et la poussière, mais je n’aurais su dire pour quelle raison. Je pense que nous considérions que nous nous devions de faire bonne figure pour comparaître devant la cour.
Comme à l’accoutumée, nous avons marché jusqu’à la fontaine pour rendre visite à notre ami Pepe avant de rebrousser chemin pour escalader la colline. Il nous a accueillis comme de vieux copains intimes et nous avons échangé ces propos affables qui conviennent si bien à l’espagnol et que l’on ne rencontre jamais en anglais. Cette visite hebdomadaire que nous rendions à Pepe était devenue une part importante de notre vie sociale. Nous en connaissions bien plus sur lui à présent – par Amanda et non par lui – et je le respectais plus encore qu’auparavant.
Pepe n’était pas né infirme (contrairement à ce que j’avais pensé tout d’abord). Il avait autrefois été conducteur de camion. Il faisait l’itinéraire des montagnes, vers Durango et au-delà. Et puis il avait eu un accident et il s’était retrouvé cloué sous son camion pendant deux jours à attendre les secours. Lorsqu’on avait admis à Notre-Dame des Douleurs, il était donné pour mort.
Mais Pepe était plus résistant qu’il n’y paraissait. Quatre mois plus tard il sortait de l’hôpital. Quelqu’un avait fait la quête pour lui acheter sa chaise roulante, il avait reçu sa licence de mendiant et il s’était installé près de la fontaine. Il était devenu l’ami des passants, l’ami des Don, arborant un éternel sourire malgré l’atroce destin qui l’avait frappé.
Nous avons conversé un moment à propos de nos santés respectives, de la vie de tous les jours, de nos amis communs, et puis, à l’instant de nous séparer, jugeant qu’il s’était écoulé un intervalle de temps décent, j’ai tendu à Pepe un billet d’un peso.
Il me l’a rendu aussitôt.
— C’est vingt-cinq centavos, mon ami. Vous n’avez pas la monnaie ? Voulez-vous que j’en fasse ?
— Pepe, tu es notre ami, et nous voulions que tu gardes ce cadeau bien ordinaire.
— Non, non, non. Je suis prêt à prendre les dents des touristes, et même le reste si je peux, mais pour toi, mon ami, ça reste vingt-cinq centavos.
Je n’ai pas discuté. Au Mexique, ou bien un homme a sa dignité ou bien il est mort.
El Cerro de la Neveria est haut de cent mètres. Nous avons escaladé la pente très lentement. Je traînais un peu derrière car je ne voulais pas que Margrethe se fatigue. D’après certains signes, j’étais presque sûr qu’elle était enceinte. Mais elle n’avait pas jugé bon de m’en toucher mot et, bien entendu, je n’osais pas soulever la question.
Nous avons retrouvé notre endroit préféré. Nous profitions là de l’ombre d’un petit arbre mais aussi d’une vue absolument panoramique, sur trois cent soixante degrés. Vers le nord-ouest, sur le golfe de Californie, à l’ouest sur le Pacifique, avec à l’horizon des nuages, peut-être, qui couronnaient un pic à la pointe de la Baja, à trois cent cinquante kilomètres de là. Au sud-ouest, la vue portait sur notre péninsule vers la Cerro Vigia (la Colline Bellevue), avec la magnifique Playa de las Olas Altas en avant-plan. Au-delà, c’était Cerro Creston sur laquelle se dressait le phare géant, le Faro, qui commandait la pointe de la péninsule, au sud, de l’autre côté de la ville, tout près du terrain des Gardes-Côtes. A l’est et au nord, des montagnes se dressaient, nous dissimulant Durango, à moins de trois cents kilomètres. Mais aujourd’hui, l’air était limpide et nous avions l’impression que nous aurions touché les pics en tendant la main.
Au bas de la colline, Mazatlan ressemblait à une ville-jouet. Même la basilique n’était plus qu’une maquette d’architecte vue à cette distance. Pour la énième fois, je me suis demandé comment les catholiques, avec leurs congrégations vouées (généralement) à la pauvreté, étaient capables de construire d’aussi belles églises alors que les protestants avaient tant de mal à lever l’hypothèque de constructions bien plus modestes.
— Alec, regarde ! s’est exclamée Margrethe. Anibal et Roberto ont reçu leur nouvel aeroplano !
Elle pointait le doigt vers le sud.
Mais oui, c’était bien vrai : il y avait maintenant deux aeroplanos à l’embarcadère des Gardes-Côtes. L’un était la monstrueuse libellule qui nous avait repêchés, et l’autre, le nouveau, était tout différent. J’ai pensé tout d’abord qu’il avait dû rater un atterrissage car aucun flotteur n’était visible sur l’ensemble de la structure.
J’ai réalisé alors que ce nouvel appareil était littéralement un bateau volant. Le corps même de l’aeroplano était un flotteur, ou un bateau, en tout cas une structure étanche. Et les moteurs à hélices avaient été montés sur les ailes.
Je n’étais pas certain d’approuver ces modifications radicales. Les aménagements modestes et sûrs de l’appareil à bord duquel nous avions volé étaient nettement plus à mon goût.
— Alec, nous irons les voir mardi prochain.
— D’accord.
— Tu crois qu’Anibal nous invitera à faire un tour dans son nouvel aeroplano ?
— Pas si le commandant risque de l’apprendre.
J’ai préféré ne pas lui dire que la modernité tapageuse de l’appareil ne m’incitait guère à la confiance, tant elle était pleine d’audace. J’ai ajouté :
— Mais nous irons leur dire bonjour et nous demanderons à le voir. Ça fera plaisir au lieutenant Anibal. Et à Roberto aussi. Viens, allons manger.
— Petit goinfre !
Elle a déployé une servilleta sur laquelle elle a commencé à disposer ce qu’elle avait apporté dans son panier. Chaque mardi était l’occasion, pour Margrethe, de faire alterner une excellente cuisine mexicaine avec ses recettes danoises ou internationales. Ce jour-là, elle avait décidé de confectionner ces petits canapés tant appréciés des Danois – et de tous ceux qui ont eu la chance de les découvrir. Amanda permettait à Margrethe d’utiliser librement la cuisine et la Señora Valera ne s’y était pas opposée ; elle ne venait d’ailleurs jamais dans la cuisine, maintenant, une sorte de trêve armée ayant été décidée bien avant notre venue. Amanda était une femme de caractère.
La crevette savoureuse qui avait fait la renommée de Mazatlan était omniprésente, mais ce n’était qu’une sorte de hors-d’œuvre car je me souviens qu’il y avait aussi du jambon, de la dinde, du bacon frit et de la mayonnaise, trois sortes de fromages et différents pickles, des poivrons, un poisson que je ne reconnus pas, de fines tranches de rosbif, des tomates, trois sortes de salade verte et ce que je jugeai être de l’aubergine frite. Mais Dieu merci, il n’est pas nécessaire de connaître les mets pour les apprécier. Margrethe les déposait tour à tour devant moi et je ne cherchais pas toujours à les identifier avant de les déguster avec plaisir. Une heure plus tard, j’avais du mal à étouffer mes rots.
— Margrethe, est-ce que je t’ai déjà dit que je t’aime, aujourd’hui ?
— Oui, mais pas souvent ces derniers temps.
— Eh bien, c’est fait. Et non seulement tu es adorable, agréable à regarder et très bien faite, mais tu sais merveilleusement cuisiner.
— Merci mille fois, mon bon monsieur.
— Est-ce que tu désires que l’on t’admire également pour tes performances intellectuelles ?
— Non, ce n’est pas nécessaire. Vraiment pas.
— Comme tu voudras. Mais si tu changes d’idée, fais-le-moi savoir. Allez, viens, ne t’occupe pas des restes. Je nettoierai tout ça plus tard. Allonge-toi plutôt près de moi et explique-moi pourquoi tu veux que nous vivions ensemble. Je suis sûr que ce n’est pas à cause de mes talents de cuisinier. Alors tu penses que je suis le meilleur plongeur de toute la côte ouest du Mexique ?
— Oui, c’est ça.
Elle a continué à débarrasser la nappe des reliefs de notre repas et, bientôt, tout a été rangé en ordre dans le panier, prêt à être restitué à Amanda.
Alors seulement elle est venue s’étendre auprès de moi, elle a glissé un bras sous mon cou, et elle m’a demandé soudain en levant la tête :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Qu’est-ce que quoi ?
C’est alors que j’ai entendu. Un grondement lointain qui devenait plus fort, comme si un train de marchandises abordait une courbe. Mais la ligne de chemin de fer la plus proche, qui allait du nord au sud, entre Chihuahua et Guadalajara, était loin, de l’autre côté de la péninsule de Mazatlan.
Le bruit se faisait de plus en plus fort. Et le sol se mit à trembler.
Margrethe se redressa.
— Alec, j’ai peur !
— Mais il ne faut pas, chérie. Je suis là.
Je l’ai attirée contre moi et je l’ai serrée entre mes bras. Pendant ce temps, le sol s’était mis à tressauter sous nous et le grondement était devenu assourdissant.
Si jamais vous avez été pris dans un tremblement de terre, même mineur, vous savez sans doute que nous nous sentions moins en danger que je ne le dis. Mais si cela ne vous est jamais arrivé, vous ne me croirez pas. Et plus j’essaierai de vous le décrire avec précision, moins vous me croirez.
Le pire, dans un tremblement de terre, c’est que vous ne pouvez vous raccrocher à rien de solide… mais le plus étonnant c’est le bruit, un vacarme infernal fait de toutes sortes d’autres vacarmes : les craquements de la roche broyée sous vos pieds, les sons déchirants des murs des immeubles qui se fissurent et s’effondrent, les cris des gens, les clameurs des blessés, de ceux qui sont perdus, désespérés, les hurlements et les plaintes des animaux pris dans un désastre qui dépasse leur entendement.
Et rien ne semble devoir prendre fin.
Cela dura pendant un temps infini. Et puis, l’onde principale du séisme nous atteignit et la ville s’écroula.
Incroyablement, le bruit devint deux fois plus fort. Je parvins à me dresser sur un coude et je regardai. Le dôme de la basilique éclata comme une bulle de savon.
— Oh, Marga ! Regarde ! Non, c’est affreux…
Elle s’assit à demi, sans rien dire, le visage de marbre. Je mis mon bras autour de ses épaules et je contemplai la péninsule, par-delà la Cerro Vigia et le phare.
Le phare s’inclinait.
Sous mes yeux, il se cassa en deux à mi-hauteur puis, lentement, solennellement, il s’abattit sur le sol.
Aux limites de la ville, j’entrevis les aeroplanos des Gardes-Côtes. Ils se balançaient frénétiquement. Le plus récent bascula sur une aile et fut happé par les vagues. Puis je ne les vis plus : un nuage venait de s’élever de la ville, un nuage de poussière fait de milliers et de milliers de tonnes de maçonnerie effondrée.
Je cherchai le restaurant et le trouvai très vite : EL RESTAURANTE PANCHO VILLA. A l’instant même où je le découvris, le mur sur lequel était fixée l’enseigne se fendilla et croula dans la rue. La poussière me masqua bientôt la vue.
— Margrethe ! Il n’est plus là ! El Pancho Villa !
Je pointai le doigt.
— Mais je ne vois rien.
— Il n’est plus là, je te dis. Détruit. Oh, loué soit le Seigneur ! Amanda et les filles n’étaient pas là aujourd’hui !
— Oui, Alec. Est-ce que ça ne va pas s’arrêter ?
Soudain, cela s’arrêta. Encore plus brutalement que cela avait commencé. Miraculeusement, la poussière avait disparu. Plus de vacarme, plus de hurlements et de cris, plus de plaintes d’animaux.
Le phare était là où il avait été auparavant.
Je regardai sur la gauche, là où s’étaient trouvés les aeroplanos. Rien. Je ne voyais même plus les piles auxquelles ils avaient été amarrés. Mon regard revint sur la ville. Elle était intacte, sereine. La basilique était là, magnifique. Je cherchai alors le restaurant.
Impossible de le trouver. A l’endroit précis où il avait été, il y avait bien un immeuble, mais la forme ne correspondait pas et les fenêtres étaient différentes.
— Marg… Qu’est devenu le restaurant ?
— Je ne sais pas. Alec, que se passe-t-il ?
— Ils ont recommencé, dis-je sur un ton amer. Les changeurs de mondes. Le tremblement de terre est terminé mais ce n’est pas la ville que nous avons connue. Elle lui ressemble mais ce n’est pas la même.
Je n’avais qu’à demi raison. Avant même que nous nous soyons décidés à redescendre la colline, le grondement était revenu. Et le vacillement du sol… Puis le bruit, les secousses violentes… et cette nouvelle ville fut détruite à son tour. Et, une fois encore, je vis le phare se craqueler et tomber en poussière. Et l’église aussi. Et d’autres nuages de poussière montèrent au-dessus des cris, des appels et des plaintes.
C’est alors que j’ai serré le poing et que je l’ai brandi vers le ciel en criant :
— Bon Dieu ! Arrêtez ! Deux fois, c’est trop !
Je n’ai pas été foudroyé.