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J’ai encore vu sous le soleil que la course n’est point aux agiles ni la guerre aux vaillants, ni le pain aux sages, ni la richesse aux intelligents, ni la faveur aux savants, car tout dépend pour eux du temps et des circonstances.

L’Ecclésiaste, 9:11


Dites-moi, je vous prie, pourquoi il n’existe pas une école philosophique de la plonge ? Les conditions y seraient idéales pour s’abandonner aux délices de la quête de l’inscrutable. Le travail occupe tout le corps tout en n’exigeant presque rien du cerveau. Je disposais de huit heures par jour pour tenter de découvrir les réponses à certaines questions.

Quelles questions ? Toutes, en fait. Cinq mois auparavant, j’étais un professionnel prospère et respecté au sein d’une des plus réputées des professions. Dans un monde que je comprenais parfaitement, du moins le croyais-je alors. Aujourd’hui, je n’étais plus sûr de rien et je n’avais plus rien.

Faux : j’avais Margrethe. C’était une richesse qui aurait suffi à tout homme, et je ne l’aurais pas échangée contre tous les trésors de Cathay[15]. Mais Margrethe elle-même représentait un contrat que je ne pouvais encore remplir. Aux yeux du Seigneur, je l’avais prise pour épouse… mais je ne subvenais pas à ses besoins.

Oui, j’avais trouvé du travail, mais elle pourvoyait seule à ses besoins. Lorsque M. Cowgirl m’avait embauché, je n’avais nullement été découragé par l’annonce d’un salaire « très bas » et « sans augmentation ». Douze dollars et cinquante cents par jour, c’était, pour moi, une somme rondelette. Après tout, il y avait pas mal d’hommes à Wichita (mon Wichita, dans un autre univers) qui élevaient leur famille avec douze dollars et demi par semaine.

Je n’avais pas pris conscience qu’avec vingt-deux dollars cinquante, ici, on ne pouvait même pas s’offrir un sandwich au thon dans le restaurant où je travaillais. Dans un restaurant bon marché, peut-être. J’aurais eu moins de mal à m’habituer à l’économie de ce monde étrange mais un peu connu de moi si la monnaie avait porté un nom moins familier, s’il s’était agi de shillings, par exemple, ou de soles, de sequins, de sesterces… N’importe quoi, mais pas des dollars. J’avais grandi avec la certitude qu’un dollar représentait une fraction appréciable de richesse. Je n’acceptais pas aisément l’idée qu’un salaire de cent dollars par jour vous plaçait au seuil de la pauvreté.

Vingt-cinq dollars de l’heure, cent par jour, cinq cents par semaine, vingt-six mille dollars par an. Le seuil de pauvreté ? Ecoutez-moi bien. Dans le monde où j’ai grandi, cela représente une fortune qui dépasse les rêves des plus avares.

S’habituer aux prix et aux salaires en dollars qui ne sont pas vraiment des dollars était l’exercice le plus simple de ce problème d’ubiquité posé par une économie aussi étrange. Le plus difficile était de savoir comment s’y prendre, comment surnager, comment gagner notre vie, pour moi et mon épouse, mais aussi pour notre enfant, si j’avais bien su deviner. Et ce, dans un monde où je n’avais pas de diplômes, pas de formation particulière, pas d’amis, pas de références, aucun dossier de quelque sorte que ce soit. Alec, mon ami, sincèrement et devant Dieu, à quoi es-tu bon ? A quoi, sinon à faire la vaisselle ?…

Rien qu’en réfléchissant à ce problème, j’étais capable de laver une hauteur de phare d’assiettes et de plats. Il fallait que je trouve une solution. Aujourd’hui, je lavais sans doute de bon cœur la vaisselle… mais il faudrait bientôt que je trouve une solution pour ma bien-aimée. Un salaire minimal ne nous suffirait pas.

Et ainsi, nous en arrivions à la question primordiale : Doux Seigneur Dieu Jéhovah, que signifient ces prodiges et ces signes que Tu as mis sur le chemin de Ton serviteur ?


Il vient toujours un temps où le plus fidèle des adorateurs doit se redresser et traiter avec le Seigneur en termes nets et pratiques. Seigneur, dis-moi ce que je dois croire ! Sont-ce là les merveilles et les signes trompeurs contre lesquels Tu nous as mis en garde, envoyés par l’antéchrist pour séduire les élus ?

Ou bien sont-ce les vrais signes des derniers jours ? Allons-nous entendre Ton Cri ?

Ou bien suis-je aussi fou que Nabuchodonosor, et ces manifestations sont-elles simplement les émanations de mon esprit dérangé ?

Si l’une de ces réponses est vraie, les deux autres, alors, sont fausses.

Comment puis-je choisir ? Seigneur Dieu des Armées, en quoi T’ai-je offensé ?


En regagnant la mission un soir, je vis une inscription sur un panneau qui pouvait être prise comme une réponse directe à mes prières : LES MILLIONS DE VIVANTS NE MOURRONT JAMAIS. Le panneau était porté par un homme. Un petit enfant l’accompagnait et distribuait des feuilles de papier autour de lui.

Je me forçai à ne pas en accepter une. J’avais lu cette inscription bien des fois durant toute ma vie, mais j’avais depuis longtemps réussi à éviter les Témoins de Jéhovah. Ils sont tellement obstinés, entêtés, qu’il est impossible de travailler avec eux, alors que notre Ligue Morale des Eglises est, par nécessité, une association œcuménique. Dans l’action politique aussi bien que dans la quête (tout en évitant, bien sûr, l’hérésie) il faut se garder des querelles sur les points les plus futiles de la doctrine. Les théologiens tatillons qui coupent les mots en quatre sont la mort de toute organisation efficiente. Comment travailler à un labeur pratique dans les vignes de Notre-Seigneur si cette secte affirme qu’elle est seule à connaître la Vérité, l’unique Vérité, rien que la Vérité, et que tous ceux qui sont en désaccord sont des hérétiques voués aux flammes de l’Enfer ?

Impossible. Nous ne les avions donc jamais acceptés au sein de la Ligue.

Pourtant… Ils avaient peut-être raison cette fois-ci.


Ce qui m’amène à la plus urgente de toutes les questions : comment ramener Margrethe dans la voie du Seigneur avant le Cri et la Trompette.

Mais « comment » dépend de « quand ». Les théologiens prémillénaristes sont en grave désaccord entre eux quant à la date de la Dernière Trompette.

Je me réfère à la méthode scientifique. A tout point critique il existe toujours une réponse certaine : consulter la Bible. Et c’est ce que j’ai fait. Je vivais dans une mission de l’Armée du Salut et je pouvais sans difficulté emprunter une bible. Je l’ai relue encore et encore… et j’ai compris pourquoi les prémillénaristes divergeaient tant à propos des dates.

La Bible est la parole littérale de Dieu : qu’il n’y ait aucun doute à ce propos. Mais jamais le Seigneur ne nous a promis que Sa parole serait facile à lire.

Sans cesse, Notre-Seigneur – et Son incarnation en tant que fils, Jésus de Nazareth – promet à ses disciples que leur génération (le premier siècle après le Christ) verra Son retour. Ailleurs, et bien des fois encore, Il promet qu’il reviendra après qu’un millier d’années seront passées… ou bien est-ce deux mille… ou encore une autre durée, après que l’Evangile aura été prêché à tous les hommes de tous les pays.

Quelle est la vérité ?

Elle est partout si vous savez bien la déchiffrer. Jésus est bel et bien revenu durant la génération de Ses douze disciples, c’est-à-dire la première Pâque, jour de Sa résurrection. Ce fut le Premier Avènement, absolument nécessaire car il prouvait qu’il était bien le Fils de Dieu et Dieu Lui-même. Il est revenu après mille ans et, dans Son infinie miséricorde, Il a voulu que Ses enfants se voient accorder une autre grâce, une nouvelle période d’épreuves, plutôt que de devenir des pécheurs voués aux abîmes ardents de l’Enfer. Car Sa Miséricorde est infinie.

Ces dates sont difficiles à déchiffrer, et on le conçoit bien, puisque jamais Son intention ne fut d’encourager les pécheurs à poursuivre sur le chemin du péché sous prétexte que le jour de l’expiation était reporté. Par contre, ce qui est précis, exact et indiscutable, répété encore et encore, c’est qu’il espère que chacun de Ses enfants vivra chaque jour, chaque heure, chaque battement de son cœur comme si ce devait être le dernier. Quel est alors le terme de cet âge ? Pour quand le Cri et la Trompette ? Le jour du jugement ? Maintenant ! Il n’y aura pas d’avertissement. Pas de répit pour la contrition du mourant. Il vous faut vivre en état de grâce permanent… ou alors, quand le moment surviendra, vous serez précipités dans le lac de feu pour y brûler et y souffrir l’éternité durant.

Ainsi se lit la parole de Dieu.

Et, pour moi, c’est la voix du jugement. Je ne bénéficiais d’aucune période de grâce pour tenter de ramener Margrethe dans le troupeau… puisque le Cri pouvait retentir ce jour même.

Que faire ? Que faire ?

Pour le mortel, lorsqu’un problème est insurmontable, il n’y a qu’une chose à faire : en parler au Seigneur par la prière.

Et c’est ce que j’ai fait, sans répit. Les prières reçoivent toujours une réponse. Mais, pour cela, il faut savoir la reconnaître… et il se peut que ce ne soit pas la réponse que vous attendiez.

Entre-temps, il convient de rendre à César ce qui appartient à César. Bien entendu, j’avais opté pour six jours de travail par semaine plutôt que cinq ($ 31 200 par an !) puisque j’avais besoin du moindre sequin. Margrethe et moi avions besoin de tout. Et particulièrement de chaussures. Celles que nous avions portées lorsque le désastre s’était abattu sur Mazatlan avaient été de bonne qualité, des chaussures de paysans. Mais il avait suffi de deux jours de fouille dans les décombres pour en venir à bout et elles étaient bonnes à jeter. Donc, il nous fallait d’autres chaussures, au moins deux paires chacun, l’une pour le travail et l’autre pour le dimanche.

Et nous avions évidemment besoin d’autres choses encore. J’ignore ce qu’il faut exactement à une femme mais c’est apparemment plus compliqué que pour un homme. Il fallut que j’oblige Margrethe à prendre de l’argent pour aller s’acheter ce dont elle avait besoin. Pour ma part, mes désirs n’allaient pas plus loin que des chaussures neuves et un pantalon de treillis. J’y ajoutai aussi un rasoir et je me fis couper les cheveux à l’école de coiffure, tout près de la mission. Ça ne coûtait que deux dollars si on était prêt, toutefois, à se livrer aux mains d’un jeune apprenti, ce que je fis. Margrethe examina le résultat et déclara avec gentillesse qu’elle pensait pouvoir faire aussi bien elle-même. Ce qui nous économisa deux dollars pour sa coupe. Ultérieurement, elle reprit les ciseaux et limita quelque peu les dégâts commis par le jeune apprenti sur ma pauvre tête… Dans l’avenir, je ne me risquai plus jamais chez un coiffeur.

Mais le fait d’économiser deux dollars ne nous épargna pas une perte bien plus importante. J’avais très honnêtement pensé, lorsque M. Cowgirl m’avait embauché, que je gagnerais cent dollars par jour de travail.

Mais ce ne fut pas ce qu’il me paya et sans la moindre duperie. Laissez-moi vous expliquer.

Je finis ma première journée de travail fatigué mais satisfait. Je veux dire que je n’avais jamais été aussi content depuis le jour du tremblement de terre, puisque le bonheur est relatif. Je m’arrêtai à la caisse. M. Cowgirl était là, occupé à ses comptes de la journée. Le grill venait de fermer. Il leva les yeux sur moi.

— Comment ça s’est passé, Alec ?

— Très bien, monsieur.

— Luke me dit que vous vous débrouillez bien.

Luke était un énorme Noir. Il était aussi chef cuisinier et c’était lui mon patron direct. En fait, il s’était contenté de me montrer où se trouvaient les choses et de s’assurer que je savais bien ce qu’on attendait de moi.

— Je suis heureux de l’entendre, ai-je dit poliment. Luke est un très bon cuisinier.

Pour mon estomac, ce lunch-breakfast qui était la prime unique de la journée était déjà de l’histoire ancienne. Luke m’avait expliqué que les employés pouvaient commander tous les plats du menu sauf les côtelettes et les steaks et qu’aujourd’hui je pouvais avoir droit à n’importe quel accompagnement si je choisissais le ragoût ou les boulettes de viande.

J’avais opté pour les boulettes parce que la cuisine sentait bon et qu’elle avait l’air propre. Les boulettes de viande vous en disent plus long sur un cuisinier que la façon dont il grille un steak. J’ai pris des légumes mais pas de ketchup.

Luke m’a donné une part généreuse de tarte aux cerises et il y a ajouté un jet de crème glacée à la vanille… ce à quoi je n’avais pas droit, puisque c’était ou l’un ou l’autre.

— Luke dit rarement du bien des Blancs, poursuivit mon patron, et jamais d’un Chicano. Tu dois donc faire l’affaire.

— Je l’espère.

Je commençais à être quelque peu agacé. Certes, nous sommes tous les enfants du Seigneur mais c’était bien la première fois dans mon existence que l’opinion d’un Noir sur mon travail avait quelque importance. Tout ce que je voulais, c’était recevoir ma paie et retourner très vite chez nous auprès de Margrethe, je veux dire à l’Armée du Salut.

M. Cowgirl croisa les mains et se tourna les pouces.

— Vous voulez être payé, n’est-ce pas ?

J’ai dominé mon irritation croissante.

— Oui, monsieur.

— Alec, pour les plongeurs, je préfère payer à la semaine.

J’ai été gagné par le désespoir et je suis certain qu’il a dû le lire sur mon visage.

— Ne vous méprenez pas. Vous êtes employé à l’heure et vous pouvez être payé après chaque journée si c’est ce que vous préférez.

— C’est ce que je préfère. J’ai besoin de cet argent.

— Laissez-moi finir. La raison pour laquelle je préfère payer les plongeurs à la semaine c’est que, trop souvent, dès que j’en embauche un et que je lui paie sa première journée, il va s’acheter un flacon de moscatel et je ne le revois plus pendant deux jours. Et lorsqu’il revient, il veut reprendre son boulot. Il m’engueule. Il dit qu’il va aller se plaindre au service du travail. Le plus drôle, c’est que je suis parfois bien obligé de le réengager, pour un jour, je veux dire, parce que le clochard que j’ai pris pour le remplacer a fait la même chose, lui aussi. Avec les Chicanos, il y a moins de risques que ça se passe comme ça parce qu’ils tiennent à faire très vite des économies pour pouvoir retourner au Mexique. Mais, le problème, c’est que je n’en ai jamais vu un qui soit capable de tenir l’arrière-cuisine comme le veut Luke… et j’ai bien plus besoin de Luke que d’un plongeur. Pour ce qui est des négros… Luke, en général, arrive toujours à me dire si oui ou non un bougnoule va pouvoir s’en tirer. Et les meilleurs sont meilleurs encore que les Blancs. Mais ils cherchent toujours à faire mieux… et si je ne leur donne pas de la promotion, s’ils ne sont pas nommés aide-cuisinier ou sommelier, ils ne tardent pas à aller voir ailleurs. Le problème est donc toujours posé. Si j’arrive à garder un plongeur correct pendant une semaine, c’est gagné pour moi. Deux semaines, c’est une victoire. Une fois, même, j’en ai gardé un pendant un mois. Mais ce n’est arrivé qu’une fois dans ma vie.

— Je vais travailler, travailler, pendant trois semaines. Maintenant, puis-je avoir mon salaire ?

— Ne me bousculez pas. Si vous acceptez d’être payé à la semaine, je vous donne un dollar de plus de l’heure. Ce qui vous en fera quarante de mieux à la fin de la semaine. Qu’est-ce que vous en dites ?

(Non, ça fait quarante-huit de plus par semaine, me dis-je. Presque trente-quatre mille dollars par an rien que pour faire la vaisselle. Fichtre !)

— Non, cela fait exactement quarante-huit dollars de plus par semaine. Pas quarante. Puisque j’ai opté pour les six jours par semaine. J’ai besoin de cet argent.

— D’accord. Alors, je vous paierai à la semaine.

— Un moment. Est-ce que nous pourrions commencer seulement demain ? J’ai besoin d’argent liquide aujourd’hui. Ma femme et moi, nous n’avons rien, mais vraiment rien. J’ai les vêtements que je porte là, c’est tout. Et c’est aussi le cas de ma femme. Moi je peux tenir avec quelques jours de plus. Mais pas ma femme.

Il haussa les épaules.

— Comme vous voulez. Mais vous n’aurez pas le dollar supplémentaire pour aujourd’hui. Et si vous êtes en retard de seulement une minute demain, je considérerai que vous avez laissé tomber le travail et je remettrai l’écriteau dans la vitrine.

— Monsieur Cowgirl, je ne suis pas un ivrogne.

— Nous verrons.

Il se replongea dans sa machine à calculer et fit quelque chose avec les touches. Je ne peux pas dire quoi car je n’ai jamais compris à quoi ça servait. C’était une machine arithmétique, d’accord, mais elle n’avait rien à voir avec un numérateur Babbage. Elle avait des touches assez semblables à celles d’une machine à écrire mais aussi une sorte de fenêtre sur le dessus, dans laquelle apparaissaient comme par magie des lettres et des chiffres.

M. Cowgirl tendit la main, la machine bourdonna et tinta, et il me tendit une carte.

— Nous y voilà.

Je pris la carte, la regardai et, une fois encore, je fus gagné par le désespoir.

C’était un carton d’environ dix centimètres sur vingt, avec plein de petits trous, et une inscription qui disait qu’il s’agissait d’un effet à vue sur la Nogales Commercial and Savings Bank par lequel le Ron’s Grill engageait à payer à Alec L. Graham la somme de… Non, pas de cent dollars.

Exactement cinquante et un dollars et vingt-sept cents.

— Quelque chose ne va pas ? me demanda Cowgirl.

— Euh… j’avais compté sur vingt-cinq par jour.

— Et c’est bien ce que je vous règle. Huit jours au salaire minimum. Vous faites les déductions vous-même. Ce n’est pas moi qui fais les calculs. Ceci est une IBM 1990 avec un logiciel IBM Paymaster Plus… Et IBM est prêt à payer mille dollars au premier employé qui prouvera que ce modèle et ce logiciel ont raté un chèque de salaire. Regardez un peu ça. Le salaire brut : cent dollars. O.K. ? Et toutes les déductions. Vous les additionnez et vous faites ensuite la soustraction. Vérifiez votre chèque. Si vous avez quelque chose à dire, c’est à IBM qu’il faut vous adresser, pas à moi. Et ce n’est pas moi qui ai voté ces lois. Je les aime encore moins que vous. Est-ce que vous savez que presque tous les plongeurs qui se présentent ici voudraient que je les paie de la main à la main en oubliant les retenues ? Et vous savez quelle est l’amende prévue si je suis pris une seule fois à ce petit jeu ? Et ce qui se passerait si je recommençais ? Non, ne me regardez pas comme ça. Allez vous plaindre au gouvernement.

— Je ne comprends pas. Tout cela est tellement nouveau pour moi. Est-ce que vous pouvez me dire ce que signifient ces déductions ? Celle-ci par exemple : Admin.

— C’est pour « taxe administrative », mais ne me demandez pas pourquoi il faut que vous la payiez. C’est moi qui dois tenir les registres et je ne suis même pas payé pour ça.

J’essayai de trouver l’explication des autres déductions dans les indications portées en caractères minuscules. Séc. Soc. se révéla être « Sécurité Sociale ». La jeune dame, ce matin même, m’avait tout expliqué à ce propos. Mais je lui avais dit sur le moment que c’était certes une excellente idée, mais je devrais attendre quelque temps avant de souscrire car je ne pouvais pas me le permettre pour le moment. Méd., Hôp, et Dent. se traduisaient assez simplement mais je ne pouvais pas non plus me les offrir pour le moment. Mais que signifiait donc PL217 ? Les explications en petits caractères ne faisaient référence qu’à une date et une page des Pub. Adm. Et que penser de Dép. Educ. et UNESCO ?

Et que diable était ce Contr. Dir. ?

— Je ne comprends toujours pas. Je ne connais rien à tout ça. C’est trop nouveau pour moi.

— Alec, vous n’êtes certainement pas le premier à ne rien y comprendre. Mais pourquoi répétez-vous que c’est nouveau pour vous ? Cela existait bien avant votre naissance. Et même avant votre père et votre grand-père, je le crains.

— Excusez-moi. Mais Contr. Dir., qu’est-ce que ça veut dire ?

Il me regarda avec de grands yeux.

— Dites, vous êtes sûr de ne pas avoir besoin d’une analyse ?

— Une analyse de quoi ?

Il soupira :

— Je vais finir par croire que c’est moi qui en ai besoin. Ecoutez, Alec. Prenez ça. Allez discuter de toutes ces déductions avec le gouvernement, pas avec moi. Vous avez l’air sincère, et vous avez peut-être reçu un coup sur la tête pendant le tremblement de terre de Mazatlan. Moi, je veux rentrer chez moi et prendre un petit tranquillisant. Prenez ça, voulez-vous.

— Bien. Mais je ne connais personne qui peut encaisser ça pour moi.

— Pas de problème. Vous me l’endossez et je vous donne la somme en liquide. Mais gardez le talon, parce que l’inspection des impôts vous demandera vos déductions de salaire pour vous rembourser si vous avez trop versé.

Ça non plus, je ne le comprenais pas, mais je gardai quand même le talon comme il me le demandait.

En dépit du choc que j’avais éprouvé en apprenant qu’une moitié ou presque de mon salaire s’était évaporée avant même que je l’aie touchée, la vie de chaque jour s’était améliorée. Entre Margrethe et moi, il nous restait quatre cents dollars par mois que nous pouvions convertir en vêtements et autres nécessités. Théoriquement, son salaire était le même que celui de la cuisinière qu’elle remplaçait, c’est-à-dire vingt-deux dollars de l’heure pour vingt-quatre heures par semaine, ce qui faisait cinq cent vingt-huit dollars.

En fait, elle avait eu droit aux mêmes déductions que moi, ce qui réduisait sa paie à moins de deux cent quatre-vingt-dix dollars pour la semaine. Théoriquement, encore une fois. On avait déduit cinquante-quatre dollars pour le logement. C’était plutôt correct, me dis-je après réflexion, et quand j’eus connaissance des loyers. Plus que correct, en vérité. Il y avait aussi cent cinq dollars pour les repas de la semaine. Tout d’abord, le frère McCaw nous avait inscrits pour cent quarante dollars par semaine pour les repas. Il nous avait ouvert ses livres afin de nous prouver que Mme Owens, la cuisinière en titre, avait toujours payé dix dollars par jour pour ses repas… Donc, à deux, nous arrivions à cent quarante dollars.

Je reconnus que c’était juste (j’avais consulté les prix des menus au Ron’s Grill) mais seulement en théorie. Mais mon repas le plus solide, je le prenais à mon travail, et nous établîmes un compromis sur la base de dix par jour pour Marga, la moitié pour moi.

C’est ainsi que Margrethe, à partir d’un salaire brut de cinq cent vingt-huit dollars, finissait par toucher cent trente et un dollars net.

A condition de pouvoir les toucher. Comme la plupart des Eglises, l’Armée du Salut vivait au jour le jour, et quelquefois c’était la nuit.

Malgré tout, nous arrivions à nous en tirer et la situation s’améliorait de jour en jour. A la fin de cette première semaine, nous avions acheté des nouvelles chaussures pour Margrethe. Elles étaient de première qualité, très élégantes, et nous les avions trouvées en solde chez J.C. Penney à deux cent soixante-dix-neuf dollars quatre-vingt-dix alors que leur prix de départ était de trois cent cinquante dollars.

Bien sûr, elle avait protesté parce que je n’avais même pas encore acheté de nouvelles chaussures pour moi. Je lui fis alors remarquer que j’aurais encore plus de cent dollars de disponibles la semaine prochaine que je pourrais consacrer à l’achat desdites chaussures, et si elle voulait bien me mettre la somme de côté pour que je ne sois pas tenté… Elle accepta solennellement.

Le lundi suivant, donc, nous avons réussi à me trouver des chaussures encore moins chères : des surplus de l’armée, très confortables et solides, qui valaient mieux que tout ce que j’aurais pu trouver dans un magasin de chaussures. (J’avais décidé de ne plus me préoccuper de chaussures habillées jusqu’à ce que j’aie résolu tous les autres problèmes. Rien de tel, d’ailleurs, que de se retrouver pieds nus pour comprendre les réelles valeurs du monde.) Ensuite, nous sommes allés rôder dans les soldes de vêtements et nous avons acheté une robe et une tenue de bain pour Marga, plus un pantalon pour moi.

Margrethe manifesta le désir de me voir acheter d’autres vêtements. Après tout, il nous restait presque soixante dollars. Mais j’ai protesté.

— Pourquoi, Alec ? Tu as autant que moi besoin de t’habiller… Et pourtant, nous avons presque tout dépensé pour moi. Ça n’est pas juste.

— Nous avons dépensé pour le strict nécessaire. La semaine prochaine, si Mme Owens revient, tu n’auras plus de travail et il faudra que nous déménagions. Du moins, je pense qu’il le faudra. Alors, gardons nos économies pour le ticket de bus.

— Mais nous irons où, chéri ?

— Au Kansas. Ce monde nous est étranger, à toi comme à moi. Pourtant, il nous est aussi familier : il a la même langue, la même philosophie, la même géographie et la même histoire, du moins en partie. Je ne suis qu’un plongeur, et je ne gagne pas assez pour subvenir à tes besoins. Mais j’ai la certitude que le Kansas – je veux dire le Kansas de ce monde-ci – sera tellement semblable à celui où je suis né que je serai mieux à même de me tirer d’affaire.

— J’irai où tu iras, mon bien-aimé.

La mission se trouvait à presque deux kilomètres du Ron’s Grill. Plutôt que d’essayer de rentrer à la « maison » pendant la pause de six à huit, je passais généralement mon temps libre, après avoir mangé, à la bibliothèque du centre ville, pour essayer d’y glaner le maximum d’informations. Avec les journaux que les clients abandonnaient quelquefois au restaurant, c’était ma principale source de rééducation.

Dans ce monde-ci, M. William Jennings Bryan avait effectivement été président et son influence bénéfique nous avait tenus à l’écart de la Grande Guerre européenne. Il avait ensuite proposé ses offices pour une paix négociée. Le traité de Philadelphie avait plus ou moins redonné à l’Europe son apparence d’avant 1913.

Après Bryan, aucun des présidents ne m’était connu. Ils n’appartenaient pas plus à mon monde qu’à celui de Margrethe. Mais là où je fus vraiment stupéfait, c’est en découvrant le nom du président en exercice : Sa Très Chrétienne Majesté, John Edward II, Président héréditaire des Etats-Unis et du Canada, duc de Hyannisport, comte de Québec, défenseur de la foi, protecteur des humbles, maréchal en chef du Corps de la Paix.

Je regardai longuement la photo qui le représentait en train de poser une première pierre, quelque part dans l’Alberta. Il était de haute taille, les épaules larges, très bel homme, et portait un uniforme de parade avec un nombre de médailles suffisant pour le protéger de la pneumonie. En examinant son visage, je me suis posé une question :

« Est-ce que tu oserais acheter une voiture d’occasion à ce type ? »

Mais, plus j’y réfléchissais, plus cela me paraissait logique. Les Américains, durant les deux siècles et quart où ils avaient été une nation séparée, avaient eu la nostalgie de la royauté dont ils s’étaient débarrassés. A la moindre occasion, ils versaient des larmes de tendresse sur les rois européens. Les citoyens les plus fortunés n’avaient qu’une pensée : faire épouser leurs filles par des mâles de sang royal, et même par des princes de Georgie – un « prince », en Georgie, étant le fermier qui a le plus gros tas de fumier du canton.

Je ne voyais pas où ils avaient pu aller dénicher ce roi d’opérette. Peut-être à l’Estoril, ou bien dans les Balkans. Comme me le faisait remarquer un de mes professeurs d’histoire, il y a toujours des aristocrates sans emploi, de la royauté au chômage. Quand un homme est dans cette situation, il ne se montre pas trop regardant, comme je le savais trop bien moi-même. Poser des pierres, ce n’est sans doute pas plus fatigant que de faire la vaisselle. Mais les horaires sont plus longs, je crois. Je n’ai jamais été roi. Et je ne crois pas que j’accepterais un poste dans ce genre de travail : les inconvénients sont évidents, et je ne veux pas parler seulement des horaires…

D’un autre côté…

Il est plutôt dur d’avoir à refuser une couronne qu’on ne vous offrira jamais plus. J’ai interrogé ma conscience pour finir par conclure que je réussirais probablement à me convaincre moi-même que c’était là un sacrifice que je faisais pour mes semblables. Et puis je prierais jusqu’à acquérir la conviction que le Seigneur voulait que j’accepte ce fardeau.

Très sincèrement, je ne suis pas cynique. Je sais à quel point les hommes sont faibles lorsqu’ils tentent de se persuader que c’est le Seigneur qui a voulu qu’ils fassent ce qu’ils ont toujours souhaité faire. Et, dans ce domaine, je ne suis pas meilleur que mes frères.

Mais ce qui me turlupinait vraiment, c’était de savoir que le Canada ne faisait qu’un avec nous. La plupart des Américains ne comprennent pas pourquoi les Canadiens ne nous aiment pas (c’est mon cas), mais c’est pourtant la triste réalité. On reste confondu à la pensée que jamais les Canadiens ne voteraient pour une éventuelle unification.

Je me rendis au bureau central de la bibliothèque et demandai à consulter une histoire générale récente des Etats-Unis. Je venais à peine de m’y plonger lorsque, portant mon regard sur l’horloge murale, je remarquai qu’il était déjà presque quatre heures… Il allait donc falloir que je m’active si je voulais être de retour à temps dans mon arrière-cuisine. Je ne pouvais pas emporter de volumes car je n’étais pas en mesure de déposer la caution exigible des non-résidents.

Tout d’abord, les modifications politiques étaient moins importantes que les changements au niveau technique et culturel. Je pris conscience, très vite, que ce monde était physiquement et technologiquement plus avancé que le mien. En vérité, je l’avais compris dès que j’avais découvert pour la première fois cet appareil de « télévision ».

Je n’ai jamais vraiment compris comment ça se passe. J’ai tenté d’en apprendre un peu sur le sujet à la bibliothèque et je suis tombé très vite sur la rubrique « électronique ». (Notez bien : Non pas « électricité » mais « électronique ».) J’ai donc tenté d’en connaître un peu plus sur l’électronique et je me suis heurté à des mathématiques totalement incompréhensibles. Jamais, depuis l’époque où j’avais décidé de capituler devant la thermodynamique pour embrasser la foi, je n’avais rencontré des équations aussi absconses, hermétiques et confondantes. Je ne crois pas que même à l’école de technologie j’aie jamais affronté un tel galimatias : du moins pas durant mes études.

Mais la supériorité technologique de ce monde était visible dans bien d’autres domaines que la télévision. Les « feux de circulation », par exemple. Vous avez probablement vu ces villes tellement engorgées par le trafic qu’il y est quasiment impossible de franchir une artère sans l’intervention de plusieurs agents de police. Et vous avez sans doute été parfois irrité lorsque l’un desdits agents a cru bon de stopper la file dans laquelle vous vous trouviez pour laisser passer une personnalité politique ou je ne sais qui…

Alors, pouvez-vous imaginer ce qui se passe lorsqu’un trafic particulièrement intense est contrôlé sans l’intervention du moindre officier de police ? Uniquement par des feux colorés impersonnels ?

Croyez-moi : c’était exactement comme ça que ça se passait à Nogales.

Voici comment :

A chaque carrefour important, vous disposez un minimum de douze feux, en quatre groupes de trois, chacun d’eux faisant face à un point cardinal et muni d’un cache afin qu’il ne soit visible que d’une seule direction. Dans chaque groupe, vous avez un feu rouge, un feu vert, et un feu orange. Ces feux fonctionnent grâce à l’électricité et sont suffisamment brillants pour être vus, même sous le soleil, à plus d’un kilomètre de distance. Mais il ne s’agit pas de lampes à arc. Ce ne sont que des ampoules Edison très puissantes – ce qui est important car ces feux doivent être allumés et éteints à tout instant, et sont censés fonctionner ainsi durant des heures, en fait vingt-quatre heures par jour, des jours durant.

Ces feux sont placés en hauteur, sur des poteaux télégraphiques, ou bien suspendus au-dessus des carrefours afin que tous les conducteurs ou les cyclistes puissent les apercevoir d’aussi loin que possible. Quand les feux verts s’illuminent, disons au nord et au sud, ce sont les feux rouges qui s’allument par contre à l’est et à l’ouest. Et alors, le trafic peut s’écouler du nord au sud et réciproquement, tandis que tous les véhicules venant de l’est ou de l’ouest doivent demeurer sur place et attendre. Exactement comme si un officier de police se trouvait là et qu’il ait sifflé en levant les bras pour indiquer aux véhicules allant au nord ou au sud de passer et à ceux venant de l’ouest ou de l’est de s’arrêter.

Est-ce que c’est bien clair ? Les feux colorés remplacent les signaux de l’officier de police.

Les feux orange sont l’équivalent du sifflet : ils préviennent d’un imminent changement de la situation.

Mais où est l’avantage ? Puisqu’il faut bien quelqu’un, fort probablement un policier, pour changer les feux ? La réponse est simple : les feux changent automatiquement à distance (à des kilomètres de distance, en fait !) car ils sont commandés par un tableau de contrôle central.

Ce système comporte encore bien d’autres merveilles ingénieuses : par exemple des dispositifs de comptage électrique qui décident du temps pendant lequel tel ou tel feu doit s’allumer pour régler au mieux la circulation, des feux spéciaux qui contrôlent les virages à gauche ou qui facilitent le passage des piétons… Mais le prodige absolu c’est que les gens obéissent !

Réfléchissez. Sans qu’il y ait le moindre policier à proximité, les gens obéissent à ces feux mécaniques, à ces appareils aveugles et muets comme s’il s’agissait de vrais policiers !

Les gens de ce monde sont-ils dociles comme des moutons au point d’être si aisément contrôlés ? Non. Je m’étais posé la question et je trouvai en réponse certaines statistiques à la bibliothèque. Dans ce monde, le taux de criminalité est notablement plus élevé que dans celui où je suis né. A cause de ces feux bizarres ? Non, je ne le crois pas. Je crois plutôt que les gens, ici, quoiqu’ils soient enclins à la violence entre eux, acceptent d’obéir aveuglément à ces feux comme une chose logique. Peut-être…

En tout cas, c’est passablement étrange.

Une autre différence évidente sur le plan technologique : le trafic aérien. Oh, rien à voir avec les aéronefs dirigeables, silencieux, propres et sûrs de mon monde natal… Non, non ! Les engins, ici, ressemblent plus aux aeroplanos du monde mexicain où Margrethe et moi avons rempli nos contrats à la sueur de notre front, avant le grand séisme de Mazatlan. Mais ils sont plus gros, plus rapides, plus bruyants, et ils volent tellement plus haut que les aeroplanos que nous avons connus qu’ils n’ont presque rien à voir avec eux. En fait, ils sont sans doute complètement différents, puisqu’on les appelle ici des jets. Etes-vous capable d’imaginer un appareil qui peut voler à plus de quinze kilomètres au-dessus du sol ? Et d’imaginer une sorte d’énorme voiture qui se déplace plus vite que le son ? Et un sifflement tellement aigu qu’il vous en fait mal aux dents ?

Ici, on appelle ça « le progrès ». Je regrette tant le confort et l’harmonie du LTA Comte Von Zeppelin. Car, ici, vous n’êtes jamais vraiment à l’abri de ces monstres. Plusieurs fois par jour, ces choses passent en hurlant au-dessus de la mission, très bas, au moment où elles s’approchent du terrain où elles se posent, au nord de la ville. Ce bruit épouvantable me perturbe et rend Margrethe très nerveuse.

Pourtant, la plupart de ces améliorations apportées par la technologie constituent réellement un progrès : la plomberie s’est améliorée, l’éclairage aussi, tant à l’extérieur que dans les demeures, les routes sont meilleures aussi, de même que la construction, et il existe de multiples sortes de machinerie pour rendre le labeur humain moins onéreux et plus productif. Je n’ai jamais été un de ces malades qui prônent le retour à la nature et qui méprisent toute recherche technique. La plupart de ceux qui ont cette attitude mourraient de faim très rapidement si l’infrastructure technologique disparaissait.

Nous étions à Nogales depuis moins de trois semaines quand je fus à même de réaliser un plan dont j’avais rêvé depuis près de cinq mois… et que j’avais activement peaufiné depuis notre arrivée à Nogales (mais que j’avais dû retarder jusqu’à ce que je sois en mesure de le réaliser). Je choisis un lundi, puisque c’était mon jour de congé. Je dis à Margrethe de choisir ses plus beaux vêtements, puisque aujourd’hui j’invitais ma bien-aimée. Et moi aussi je mis mon plus beau costume, des chaussures neuves et une chemise impeccable. Je pris un bain, me rasai et me manucurai soigneusement.

C’était une journée splendide. Le ciel était clair et la température clémente. L’un et l’autre, nous étions d’excellente humeur. Tout d’abord, Mme Owens avait écrit à frère McCaw pour lui dire qu’elle restait en congé une semaine encore s’il pouvait se passer d’elle et, ensuite, nous disposions de suffisamment d’argent pour acheter nos tickets de bus à destination de Wichita, Kansas. Juste assez, je dois dire, mais la lettre de Mme Owens nous permettait d’espérer grappiller quatre cents dollars de mieux pour nous nourrir pendant le voyage tout en n’arrivant pas complètement fauchés.

J’ai emmené Margrethe en un lieu que j’avais repéré le jour où j’avais parcouru les rues en quête d’une place de plongeur, un endroit très mignon, loin des quartiers mal famés : un salon de thé à l’ancienne.

Nous nous sommes arrêtés devant.

— Tu vois, ma belle ? Te souviens-tu de cette conversation que nous avons eue tandis que nous flottions sur le vaste océan à bord de notre matelas ? Quand nous n’espérions plus avoir longtemps à vivre ? En fait, moi, je ne l’espérais pas…

— Mon amour, comment pourrais-je avoir oublié ?

— Je t’ai demandé ce que tu désirais le plus au monde à ce moment. Tu te souviens de ce que tu m’as répondu ?

— Bien sûr ! Je t’ai dit : un sorbet au chocolat chaud.

— Exact ! Aujourd’hui, chérie, c’est ton désanniversaire. Et tu vas avoir droit à ce sorbet.

— Oh, Alec !

— On ne proteste pas ! Je ne supporte pas les femmes qui pleurent. A moins que tu ne veuilles un chocolat malté. Ou un chocolat en poudre. Ce sera selon ton désir. Mais je me suis assuré qu’on servait bien des sorbets au chocolat chaud ici avant de t’y amener.

— Mais ce n’est pas dans nos moyens, Alec. Il y a le voyage.

— Mais si, c’est dans nos moyens. Un sorbet au chocolat chaud coûte cinq dollars. Et j’ai bien l’intention de me montrer généreux avec la serveuse et de lui donner un dollar de pourboire. On ne vit pas que de pain. Allez, viens !

La serveuse était charmante, mais pas autant que ma compagne. Elle nous escorta jusqu’à notre table. Je fis asseoir Margrethe le dos à la rue, en écartant sa chaise, puis je m’assis à mon tour.

— Mon nom est Tammy, dit la serveuse en nous présentant la carte. Qu’est-ce qui vous dirait par cette belle journée ?

— Nous n’avons pas besoin de la carte, ai-je dit. Nous voulons deux sorbets au chocolat chaud, s’il vous plaît.

Tammy a pris un air pensif.

— Bien. Alors, si ça ne vous fait rien d’attendre quelques minutes… Il va falloir préparer le chocolat chaud.

— Quelques minutes ? Quelle importance ? Il nous est arrivé d’attendre plus longtemps.

La fille a souri avant de s’éloigner. J’ai regardé Marga.

— Nous avons attendu tellement plus longtemps, non ?…

— Alec, tu es un sentimental et c’est pour ça que je t’aime. En partie.

— Je suis un gros gourmand sentimental et, pour l’instant, j’ai envie à en mourir d’un sorbet au chocolat chaud. Mais je voulais te montrer cet endroit pour une autre raison aussi. Marga, est-ce que ça te plairait de diriger ce genre d’établissement ? Je veux dire : ensemble. Tu serais la patronne et moi… je ne sais pas, je laverais la vaisselle, je serais maître d’hôtel, commis, n’importe quoi…

Elle a eu l’air songeur.

— Tu es sérieux ?

— Bien entendu. Evidemment, nous ne pouvons pas nous lancer dans le commerce dès maintenant : il faudra d’abord que nous économisions. Mais pas beaucoup, si j’ai bien calculé. Ce sera tout petit, mais mignon, clair et chaleureux, quand j’aurai refait les peintures. Une fontaine à soda, et un menu très limité. Hot-dogs, hamburgers, sandwichs et canapés danois. Rien d’autre. Des potages, peut-être. Mais en boîte, ça posera moins de problèmes, et pour l’inventaire non plus.

Margrethe eut l’air offensée.

— Pas de soupes en boîte. Je peux faire de vraies soupes… bien meilleures et moins chères que celles en conserve.

— Alors, je m’en remets à votre jugement professionnel, m’dame. Au Kansas, il existe une bonne demi-douzaine de petites villes où il y a un collège et n’importe laquelle accueillerait avec plaisir un endroit comme celui-ci. Nous pourrions peut-être choisir un commerce déjà existant, avec un pappy et une mammy. On travaillerait pour eux pendant un an avant de racheter le fonds. On l’appellerait Au Sorbet Chocolat. Ou bien Marga Sandwiches.

Le Sorbet au Chocolat, je préfère. Alec, tu crois vraiment que nous pourrions y arriver ?

Je me suis penché vers elle et je lui ai pris la main.

— Je suis certain que nous pouvons le faire, chérie. Et sans nous tuer au travail, de plus. (J’ai tourné la tête.) Ce feu de circulation me regarde droit dans l’œil.

— Je sais. Je le vois régulièrement passer au rouge ou au vert dans ton œil. Tu veux que nous changions de place ? Moi, ça ne me fait rien.

— Mais moi non plus. C’est seulement que ça me fait un effet quasi hypnotique. (J’ai baissé un instant les yeux sur la table, puis j’ai voulu regarder à nouveau le feu de circulation.) Eh ! Il n’est plus là.

Margrethe s’est tordu le cou pour voir.

— Où ça ? Je ne vois rien…

— Mais… cette satanée chose a disparu. On dirait bien.

Une voix mâle s’est élevée près de moi.

— Et pour vous deux, qu’est-ce que ce sera ? Vin ou bière. Nous n’avons pas la licence pour les alcools.

J’ai tourné la tête. Un serveur attendait.

— Mais où est Tammy ?

— Tammy ? Qui est Tammy ?

J’ai inspiré profondément et tenté de calmer mon cœur qui s’emballait.

— Excusez-moi, vieux. Nous n’aurions pas dû entrer. Je viens de m’apercevoir que j’ai oublié mon portefeuille à la maison. (Je me suis levé.) Viens, chérie.

Margrethe, les yeux écarquillés, est sortie avec moi sans un mot. En sortant, j’ai regardé autour de nous et remarqué quelques changements. Je suppose que l’endroit d’où nous venions de sortir était correct, du moins pour un bar à bière. Mais il n’avait rien à voir avec notre salon de thé.

Et ce monde n’était pas le nôtre.

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