17

Mais, si je vais à l’orient, il n’y est pas ;

Si je vais à l’occident, je ne le trouve pas ;

Est-il occupé au nord, je ne puis le voir ;

Se cache-t-il au midi, je ne puis le découvrir.

Job, 23:8-10


— Qu’est-ce que tu as fait du savon ? a demandé Margrethe.

J’ai inspiré à fond, lentement.

— T’ai-je bien compris ? Tu me demandes ce que j’ai fait du savon ?

— Qu’est-ce que tu aurais voulu que je dise ?

— Mais… je ne sais pas. Pas ça, en tout cas. Un miracle se produit… et tu me demandes du savon.

— Alec, un miracle qui se répète sans cesse n’est plus un miracle, c’est une calamité. Trop c’est trop. J’ai envie de hurler ou de fondre en larmes. Alors, je préfère te demander ce que tu as fait du savon.

J’étais moi-même au bord de l’hystérie quand les paroles de Margrethe m’ont fait l’effet d’une douche glacée. Margrethe ? Elle qui ne bronchait jamais dans l’adversité, qui prenait avec désinvolture les icebergs comme les tremblements de terre… ne voilà-t-il pas qu’elle voulait hurler ?

— Je suis navré, ma chérie. J’avais le savon dans la main pendant que tu me rasais. Et je ne l’avais plus quand je me suis rincé. Je suppose que je l’avais posé sur la berge. Je ne m’en souviens pas exactement. Est-ce que cela a tellement d’importance ?

— Pas vraiment, je suppose. Mais ce petit bout de Camay représenterait la moitié de nos biens actuels, l’autre étant ton rasoir. Je ne le vois nulle part sur la berge, en tout cas.

— Alors il a disparu. Marga, il y a des tas de choses à faire avant que nous ayons à nouveau besoin de nous laver. Il nous faut trouver un abri, et de quoi manger et nous vêtir. (J’ai escaladé la berge.) Des chaussures. Nous n’avons même plus de chaussures ! Qu’allons-nous faire dans l’immédiat ? Je suis effondré. Je crois que si j’étais devant le mur des lamentations, je me laisserais aller.

— Du calme, chéri, du calme.

— Et si je me contente de gémir un peu, ça ira ?

Elle est venue vers moi, m’a pris entre ses bras et m’a embrassé tendrement.

— Gémis autant que tu le voudras, chéri, gémis pour nous deux. Ensuite, on décidera de ce qu’il faut faire.

Impossible de rester dans cet état d’abattement alors que j’étais entre les bras de Margrethe.

— Tu as des idées ? Moi, je pense seulement qu’on pourrait retourner jusqu’à l’autoroute et refaire du stop… Mais ça ne me dit pas grand-chose étant donné notre tenue. Nous n’avons même pas une feuille de vigne à nous mettre. Tu vois des vignobles dans le coin ?

— Des vignobles au Texas ?

— Au Texas, on trouve tout. Bon, qu’est-ce qu’on fait ?

— On retourne sur l’autoroute et on se met à marcher.

— Pieds nus ? Pourquoi ne pas rester sur place en levant le pouce ? On n’ira pas bien loin sans chaussures. J’ai les pieds particulièrement fragiles.

— Mais tu verras, ta peau va durcir. Alec, il faut absolument bouger. Ne serait-ce que pour garder le moral, mon amour. Si nous nous laissons aller, nous mourrons. Je le sais.

Dix minutes après, nous suivions l’autoroute, très lentement, en nous dirigeant vers l’est. Mais cette autoroute n’avait rien à voir avec celle que nous avions quittée peu de temps auparavant. D’abord, il y avait quatre voies de circulation au lieu de deux et les accotements étaient solidement renforcés par des pavés. La clôture, qui avait été auparavant constituée de trois rangées de fil de fer barbelé, était à présent composée de maillons d’acier, et elle était plus haute que moi. S’il n’y avait pas eu le ruisseau, nous aurions eu toutes les peines du monde à atteindre l’autoroute. Mais, en nous laissant couler et en retenant notre souffle, nous sommes parvenus à nous glisser sous la clôture. Et c’est comme ça que nous nous sommes retrouvés dégoulinants, et cette fois sans chemise-serviette. Mais l’air, lui, était toujours aussi chaud et sec.

Sur cette autoroute, il était évident que la circulation était nettement plus importante que sur celle que nous avions quittée. Des camions et des voitures particulières, apparemment. Mais tous ces véhicules circulaient à une allure folle. A combien de kilomètres à l’heure, je n’aurais su le dire, en tout cas au moins deux fois plus vite que tous les véhicules terrestres que j’avais pu jusqu’alors rencontrer au hasard des mondes. J’estimais même qu’ils allaient aussi vite que les dirigeables transocéaniques.

Les plus gros véhicules devaient être des semi-remorques de déménagement mais ils ressemblaient plus à des fourgons de chemin de fer qu’à des camions. Et ils étaient même plus longs encore. Pourtant, en les examinant plus attentivement, je me suis aperçu que chacun d’eux était composé d’au moins trois compartiments articulés. En fait, c’est en comptant les roues que j’étais parvenu à ce résultat. Seize roues par véhicule ? Plus six sur l’espèce de locomotrice qui se trouvait à l’avant, ce qui nous donnait un total de cinquante-quatre roues. Comment était-ce possible ?

Ces monstres se déplaçaient sans bruit, si ce n’est celui du souffle du vent et du sifflement des pneus sur la chaussée. Mon professeur de dynamique aurait applaudi.

Sur la voie la plus proche de nous, les véhicules étaient plus petits et j’ai supposé qu’il s’agissait de voitures particulières. Pourtant, je ne parvenais à distinguer personne à l’intérieur. Là où il aurait dû y avoir des vitres, je ne voyais que des miroirs et de l’acier poli. Les véhicules étaient longs et bas, profilés comme des aéronefs.

Je m’aperçus alors seulement qu’il n’y avait pas qu’une seule autoroute mais deux. Sur la voie la plus proche de nous, tous les véhicules roulaient vers l’est. Et sur l’autre, à une centaine de mètres au moins, le flot s’écoulait apparemment vers l’ouest. Plus loin encore, et je ne l’entrevoyais que par intermittence, il y avait une clôture qui délimitait la bordure nord de la bande de roulement la plus large que j’aie jamais vue.

Tant bien que mal, nous nous sommes mis à progresser sur l’épaulement. Nos chances d’être pris en stop me semblaient infimes. Si jamais qui que ce soit réussissait à nous apercevoir au passage (ce qui paraissait improbable), comment pourrait-il s’arrêter pour nous prendre ? Néanmoins, bravement, je continuais de lever le pouce au passage de chaque véhicule.

Je gardais mes craintes pour moi-même. Nous avons attendu un temps désespérément long, et puis une voiture qui venait juste de nous dépasser a quitté la file brusquement pour s’arrêter contre l’accotement, à près de quatre cents mètres de nous, puis a fait marche arrière à une vitesse qui eût été largement excessive, même en marche avant. Nous avons précipitamment battu en retraite. La voiture a stoppé à notre hauteur. Une partie de la carrosserie à l’aspect de miroir, d’un mètre de côté environ, s’est relevée comme une trappe, découvrant le compartiment passager. L’homme qui était aux commandes a passé la tête à l’extérieur avec un large sourire.

— Incroyable !

J’ai essayé tant bien que mal de répondre à son sourire.

— Je n’y crois pas moi-même. Mais nous existons pourtant. Est-ce que vous pouvez nous prendre ?

Il a reluqué Margrethe de haut en bas.

— Oui, ça se pourrait… Qu’est-ce que vous êtes mignonne ! Que vous est-il arrivé ?

— Nous nous sommes perdus, monsieur ! a répondu Margrethe.

— Ça, on le dirait. Mais comment avez-vous tait pour perdre également vos vêtements ? Vous avez été kidnappés ? Ou quoi ?… Allez, ne vous en faites pas, ça peut attendre. Moi, c’est Jerry Farnsworth.

— Je suis Alec, et voici Margrethe Graham, ai-je dit.

— Heureux de vous connaître. Ma foi, vous n’avez pas l’air armés – à part ce truc que vous tenez dans la main, madame Graham… Qu’est-ce que c’est ?

Margrethe lui a montré le rasoir. Il l’a pris, l’a examiné une seconde, puis le lui a rendu.

— Mais oui, bon sang, c’est bien un rasoir… J’en n’ai pas vu un comme ça depuis que j’étais trop petit pour me raser. En tout cas, je ne crois pas que je risque d’être détourné si vous vous servez d’un truc comme ça… Alec, installez-vous à l’arrière. Votre sœur monte à côté de moi.

Un autre segment de la coquille du véhicule bascula vers le haut.

— Merci, répondis-je, avec une pensée amère à l’égard des mendiants et des nantis. Marga n’est pas ma sœur mais ma femme.

— Ah, vous en avez de la chance, Alec ! Vous n’avez rien contre le fait qu’elle soit à côté de moi, non ?

— Non, bien sûr que non !

— Mon vieux, je suis sûr que ce genre de réponse ferait craquer un tensiomètre. Ma jolie, je pense qu’il serait plus sûr que vous vous installiez à côté de votre cher époux.

— Monsieur, vous m’avez invitée à prendre place à côté de vous et mon époux a exprimé son approbation.

Ayant dit, Margrethe se glissa sur le siège du passager. J’ouvris la bouche pour la refermer aussitôt, car je n’avais vraiment rien à dire. Je me suis donc docilement installé à l’arrière et j’ai découvert que l’intérieur était plus spacieux qu’on ne pouvait le penser en voyant la voiture. Le siège était bien dessiné, moelleux, confortable. Les portières se refermèrent. Les « miroirs » que j’avais vus de l’extérieur étaient bel et bien des vitres.

— Je vais replonger dans le flot, annonça notre hôte, alors laissez vos ceintures de sécurité en place. Ce truc saute quelquefois comme un taureau de rodéo. Non : attendez une seconde. Vous allez où, tous les deux ?

Il regardait Margrethe.

— Au Kansas, monsieur Farnsworth.

— Appelez-moi Jerry, ma jolie. Comme ça ?

— Nous n’avons plus de vêtements, monsieur. Nous les avons perdus.

Je suis intervenu.

— Monsieur Farnsworth, je veux dire Jerry, nous sommes dans la détresse la plus absolue. Nous avons vraiment tout perdu. Oui, certes, nous comptons nous rendre au Kansas, mais d’abord il faut que nous trouvions des vêtements, n’importe où. Peut-être à la Croix-Rouge… Que sais-je… Et puis, il faut aussi que nous ayons un job pour gagner un peu d’argent. Ensuite, seulement, nous pourrons aller au Kansas.

— Je vois. Du moins je crois. En partie, en tout cas. Mais comment comptez-vous vous rendre au Kansas ?

— J’avais dans l’idée de filer droit sur Oklahoma City, et ensuite vers le nord. Sans jamais quitter les autoroutes. Puisque nous faisons du stop.

— Alec, vous êtes vraiment paumé à tous points de vue. Vous voyez cette clôture ? Vous savez quel est le montant de l’amende pour un piéton pris à l’intérieur de l’enceinte ?

— Non, je l’ignore.

— L’ignorance est un vrai bonheur. Il vaudrait mieux vous en tenir aux petites routes sur lesquelles l’auto-stop est autorisé, ou du moins toléré. Si vous voulez aller sur Oke City, je peux vous conduire un bout de chemin. Allez. Accrochez-vous.

Il fit quelque chose avec les commandes qui se trouvaient devant lui. Il ne posa même pas les mains sur le volant, vu qu’il n’y avait pas de volant, mais seulement deux poignées.

La voiture s’est mise à vibrer doucement, puis a fait une espèce de bond de côté. J’ai eu l’impression que j’étais tombé dans de la pommade et l’électricité statique me picotait tout le corps. La voiture était ballottée comme un petit bateau par grosse mer, mais cette « pommade » m’empêchait de me cogner un peu partout. Soudain, tout s’est calmé et seule la vibration a persisté. Le paysage défilait en un éclair flou.

— Maintenant, a dit M. Farnsworth, racontez-moi.

— Margrethe ?

— Bien sûr, ma belle. Il faut me dire.

— Jerry… Nous venons d’un autre monde.

— Oh, non ! (Il a grommelé.) Pas encore une histoire de soucoupe volante ! Ça fait quatre cette semaine ! Et c’est ça votre explication ?

— Non, non. Je n’ai même jamais vu de soucoupe volante. Nous venons de la Terre… mais d’une Terre différente. Nous faisions de l’auto-stop sur l’autoroute 66 et nous voulions atteindre le Kansas…

— Une minute. Vous avez dit : 66 ?

— Oui, évidemment.

— C’était l’ancienne appellation de cette route avant qu’on la reconstruise. Mais elle est devenue l’interfédérale 40 depuis… quarante, peut-être cinquante ans. Eh ! Alors vous êtes des voyageurs du temps ! C’est ça, hein ?

— Nous sommes en quelle année ? ai-je demandé.

— 1994.

— Mais c’est la même année. Mercredi 18 mai 1994. C’était encore vrai ce matin, du moins. Avant le changement.

— Mais c’est encore vrai. Ecoutez, cessons de tourner autour du pot. Commençons par le commencement, quel qu’il soit, et dites-moi comment vous vous êtes retrouvés derrière cette clôture, complètement nus.

Alors, j’ai commencé notre histoire.

— Cette fosse ardente, a-t-il dit tout à coup, ces braises… Vous n’avez pas été brûlé ?

— Juste une petite cloque, c’est tout.

— Une petite cloque. Je parie que vous vous en tireriez bien en enfer.

— Ecoutez, Jerry, ils marchent vraiment sur des charbons ardents.

— Je sais. J’ai déjà vu ça. En Nouvelle-Guinée. Je n’ai jamais eu le culot d’essayer. Mais cet iceberg… Il y a quelque chose qui me chiffonne. Comment un iceberg peut-il percuter un navire par le bord ? Un iceberg, c’est toujours une masse flottante inerte. Si un bateau entre en collision avec, c’est par l’avant, la proue. O.K. ?

— Margrethe ?

— Je ne sais pas, Alec. Ce que dit Jerry me semble exact. Mais pourtant, c’est arrivé comme ça.

— Jerry, moi non plus je ne sais pas. Nous étions dans une cabine à l’avant. Peut-être que tout l’avant a été emporté dans la collision. Mais si Margrethe ne peut rien dire avec certitude, je le peux encore moins vu que j’ai reçu un coup sur la tête et que je me suis éteint pour un bon moment, comme une ampoule. C’est Marga qui m’a maintenu en surface, je vous l’ai dit.

Farnsworth m’a regardé d’un air songeur. Il avait fait pivoter son siège de façon à nous avoir en face de lui pendant que je parlais. Il avait également montré à Margrethe comment débloquer son siège afin qu’il pivote également et nous formions à présent un petit cercle intime. Nos genoux se touchaient presque, la voiture roulait toujours aussi vite, et Jerry tournait le dos à l’avant.

— Alec, qu’est devenu ce Hergensheimer ?

— Je ne me suis peut-être pas expliqué assez clairement. Remarquez que, même pour moi, ce n’est pas très clair. Non, c’est Graham qui a disparu. Hergensheimer, c’est moi. Quand j’ai eu traversé ce feu, je me suis retrouvé dans un monde différent, chez Graham, comme je l’ai dit. Tout le monde m’appelait Graham et semblait croire que j’étais bel et bien Graham… et Graham avait disparu. Je pense que vous seriez en droit de dire que j’ai choisi la solution la plus facile pour m’en sortir… mais j’étais à des milliers de kilomètres de chez moi, sans argent, sans un billet de passage, et jamais personne n’avait entendu parler d’Alexander Hergensheimer. (J’ai haussé les épaules et levé les mains d’un geste vain.) J’ai péché. J’ai pris ses vêtements. J’ai mangé à sa table. J’ai répondu à son nom.

— Il y a un truc que je n’arrive pas à avaler. Peut-être que vous ressemblez suffisamment à Graham pour tromper tout le monde… mais votre femme, elle, elle saurait bien faire la différence. Margie ?

Margrethe m’a regardé droit dans les yeux, avec amour et tristesse, et elle a répondu très calmement :

— Jerry, mon mari est perturbé. C’est un cas étrange d’amnésie. Il est vraiment Alec Graham. Alexander Hergensheimer n’existe pas. Il n’a jamais existé.

Je suis demeuré sans voix. Vrai, Margrethe et moi, nous n’avions pas discuté de ce sujet depuis de nombreuses semaines. Vrai, elle n’avait jamais véritablement admis que je n’étais pas Alec Graham. J’apprenais (encore une fois) qu’il était impossible d’avoir raison avec Margrethe. Chaque fois que je l’avais cru, il s’était simplement avéré qu’elle s’était contentée de se taire.

— Peut-être que ce coup sur la tête, Alec ?… m’a dit Jerry.

— Ecoutez, ce n’était rien ; je suis resté sans connaissance quelques minutes, rien de plus. Et je n’ai pas le moindre trou de mémoire. De toute façon, cela s’est passé deux semaines après ma traversée du feu. Jerry, ma femme est merveilleuse… mais je suis complètement en désaccord avec elle sur ce point. Elle veut que je sois Alec Graham parce qu’elle est tombée amoureuse de Graham avant de me rencontrer. Elle croit ce qu’elle croit parce qu’elle en a besoin. Mais, bien entendu, je sais qui je suis, moi : Hergensheimer. J’admets que l’amnésie peut avoir des effets bizarres… mais il y a un indice que je n’aurais pu inventer et qui prouve de manière indubitable que je suis moi, Alexander Hergensheimer, et non pas Alec Graham. (J’ai donné une claque sur mon estomac, là où j’avais eu une petite brioche.) Voilà la preuve. J’ai porté les vêtements de Graham, je vous l’ai dit. Mais ils ne m’allaient pas très bien. Au moment où j’ai fait le pari de traverser le feu, j’étais assez rondouillard, je pesais trop lourd et j’avais pas mal de lard en trop ici. (Je tapotai encore une fois mon estomac.) Les vêtements de Graham étaient trop ajustés pour moi. J’avais du mal à respirer et je devais même retenir mon souffle chaque fois que je devais boucler ma ceinture. Et ça, ça ne peut pas se faire comme ça, en un clin d’œil, rien qu’en traversant une fosse ardente. Deux semaines de cuisine trop riche à bord d’un navire de croisière m’avaient donné ce petit ventre… et cela prouve bien que je ne suis pas Alec Graham.

Non seulement Margrethe restait silencieuse, mais son expression était impénétrable. Farnsworth a insisté :

— Margie ?

— Alec, tu avais les mêmes ennuis très exactement avant de traverser le feu. Pour la même raison. Une cuisine trop riche. (Elle a eu un sourire.) Je suis désolée de te contredire, mon amour… mais je suis tellement heureuse que tu sois vraiment toi.

— Alec, a dit Jerry, je connais pas mal d’hommes qui seraient prêts à traverser le feu pour qu’une femme les regarde comme ça. Rien qu’une fois. Quand vous arriverez au Kansas, vous feriez bien d’aller voir les Menningers : ils pourront débrouiller cette histoire d’amnésie. Personne ne peut tromper une femme s’il s’agit de son mari. Quand elle a vécu avec lui, dormi avec lui, quand elle a écouté cent fois ses plaisanteries et qu’elle lui a même donné des lavements, une substitution est vraiment impossible, quelle que soit la ressemblance. Même un jumeau n’y arriverait pas. Il y a tellement de petites choses qu’une femme connaît et que les autres ignorent.

— Marga, ai-je dit, c’est à toi de parler.

— Jerry, a dit Marga, mon époux veut dire que c’est à moi de réfuter cela… en partie. A ce moment-là, je ne connaissais pas Alec aussi bien qu’une femme peut connaître son mari. Car je n’étais pas sa femme. J’étais sa maîtresse, et seulement depuis quelques jours. (Elle a souri.) Mais, dans le fond, vous avez raison : je le reconnais parfaitement.

Farnsworth a froncé les sourcils.

— Bon, je suis à nouveau complètement embrouillé. Nous parlons d’un seul homme ou de deux. Cet Alexander Hergensheimer… Alec, parlez-moi donc de lui.

— Jerry, je suis un prédicateur protestant. J’ai été ordonné dans l’ordre des frères de l’église chrétienne apocalyptique de la vérité unique – les frères de l’Apocalypse, comme on nous appelle. Je suis né dans la ferme de mon grand-père, près de Wichita, le 22 mai…

— Eh, mais c’est votre anniversaire cette semaine ! s’est exclamé Jerry. (Et Marga a eu l’air sur le qui-vive.)

— Oui. J’ai été trop occupé pour y penser, mais c’est exact. Je suis né en 1960. Mes parents et mes grands-parents sont morts, mais mon frère aîné travaille encore à la ferme…

— Alors c’est pour ça que vous voulez retourner au Kansas ? Pour retrouver votre frère ?

— Non. Cette ferme est dans un autre monde, celui où j’ai grandi.

— Alors, pourquoi retourner au Kansas ?

J’ai mis quelques secondes avant de répondre.

— Jerry, je n’ai pas de réponse logique. C’est peut-être l’instinct du pays natal. Comme les chevaux qui retournent dans leur écurie en flammes. Je ne sais pas, Jerry. Mais il faut que je retourne là-bas, que je retrouve mes racines.

— Ça, c’est une raison que je peux comprendre. Allez là-bas.

Ensuite, je lui ai raconté mes études, sans rien cacher du fait que j’avais échoué en tant qu’ingénieur. Le séminaire, mon ordination, puis mon association avec la Ligue de Morale des Eglises. Mais je n’ai pas fait mention d’Abigail ni du fait que je n’avais pas brillamment réussi en tant que prêtre vu qu’Abigail n’aimait pas les gens et que mes paroissiens le lui rendaient bien. Impossible de faire tenir tous ces petits détails dans une biographie liminaire – mais je dois à la vérité de dire que je ne pouvais faire mention d’Abigail sans jeter le doute sur la légitimité du statut de Margrethe… ce qui était totalement impossible à envisager.

— … Voilà, c’est à peu près tout. Si nous étions dans mon monde natal, vous pourriez téléphoner au quartier général de la L.M.E. à Kansas City, Kansas, et vérifier mon identité. L’année avait été très bonne pour nous et j’étais en congé. J’avais pris place à bord d’un dirigeable, l’Amiral Moffett, des North American Airlines, de l’aéroport de Kansas City jusqu’à San Francisco, puis à Hilo et Tahiti, où j’ai rejoint le Konge Knut, le M.V. Konge Knut. Ce qui nous ramène à aujourd’hui, puisque je vous ai raconté la suite.

— Vous savez que vous parlez comme un Juif ? Vous avez reçu le baptême ?

— Certainement ! Bien sûr, je crains de ne pas être en état de grâce présentement… mais je m’y emploie. Mon frère, nous vivons les Derniers Jours. Les choses pressent. Et vous ?

— Nous en reparlerons plus tard. Dites-moi : quelle est donc la deuxième loi de thermodynamique ?

J’ai fait une grimace.

— L’entropie s’accentue. C’est la question sur laquelle je me suis cassé les dents.

— A présent, parlez-moi d’Alec Graham.

— Je ne peux pas en dire grand-chose. Son passeport dit qu’il est né au Texas. L’adresse qu’il donne correspond à un cabinet d’avoués à Dallas. Pour le reste, vous feriez mieux d’interroger Margrethe : elle l’a connu. Pas moi. (Je n’avais pas fait état de ce million de dollars tellement embarrassant. Je ne pouvais en expliquer l’origine et mieux valait donc n’en point parler… Quant à Marga, elle n’avait que ma parole : jamais elle n’avait eu la somme sous les yeux.)

— Margie ? Est-ce que vous pouvez combler nos lacunes à propos d’Alec Graham ?

Elle attendit quelques secondes avant de répondre.

— Je crains de ne pas avoir grand-chose à ajouter en dehors de ce que mon époux vous a dit.

— Hé ! Vous me laissez tomber comme ça ? Votre mari m’a donné une description détaillée du Docteur Jekyll. Est-ce que vous pouvez me parler de Mister Hyde ? Jusqu’à présent, il n’existe pas. Ce n’est qu’une boîte postale au Texas, rien de plus.

— Monsieur Farnsworth, je suis certaine que vous n’avez jamais été stewardess à bord d’un…

— Non, c’est vrai. Mais j’ai été steward de cabine à bord d’un cargo. Néanmoins je n’ai fait que deux voyages. J’étais encore un gamin.

— Vous devez comprendre. Une stewardess connaît pas mal de choses à propos de ses passagers. Combien de fois par jour ils se baignent. Combien de fois ils se changent. Elle connaît leur odeur personnelle, et vous savez sans doute que tout le monde a une odeur, agréable ou non. Elle sait aussi quelles sont leurs lectures, ou même s’ils ne lisent pas. Mais, avant tout, elle sait s’ils sont aimables, gentils, honnêtes, généreux, sincères. Une stewardess est au fait de tout ce qu’il convient de connaître pour porter un jugement sur une personne. Pourtant, il se peut qu’elle ignore le métier d’un de ses passagers, la ville où il est né, ses études, en bref tous les détails qu’un ami véritable peut connaître. Avant ce fameux jour de la marche sur le feu, j’étais la stewardess d’Alec Graham depuis quatre semaines. Durant les deux dernières semaines, j’ai été sa maîtresse et j’étais totalement amoureuse de lui. Après qu’il eut traversé la fosse ardente, il nous a fallu bien des jours pour que nos rapports redeviennent ce qu’ils avaient été : heureux. Mais je l’ai retrouvé et j’ai recouvré le bonheur en même temps. Depuis quatre mois, je suis son épouse – bien sûr, nous n’avons connu que des épreuves, mais ç’a été le moment le plus heureux de toute mon existence. Je le pense encore en ce moment même et je crois qu’il en sera toujours ainsi. Voilà tout ce que je sais de mon époux, Alec Graham.

Elle m’a souri et il y avait des larmes qui brillaient dans ses yeux. Et je suis certain qu’il y en avait aussi dans les miens.

Jerry a soupiré et secoué la tête.

— Il faudrait donc en appeler au jugement de Salomon. Et je ne suis pas Salomon. Je crois vos deux histoires, à l’un et à l’autre, mais l’une d’elles est fausse. Peu importe. Ma femme et moi, nous pratiquons l’hospitalité musulmane, c’est quelque chose que j’ai appris pendant la dernière guerre. Est-ce que vous accepterez que nous vous hébergions pendant une nuit ou deux ? Je pense que vous feriez bien de dire oui.

Marga m’a jeté un bref coup d’œil avant de répondre oui.

— Bien. Voyons si le patron est à la maison.

Il a fait pivoter son siège, touché une commande et, quelques instants après, une lampe s’est allumée, un beep ! a résonné et il s’est mis à parler, l’air soudain rasséréné :

— Ma duchesse, ici ton époux favori !

— Oh, Ronny, je t’ai tellement attendu ! C’était si long !

— Albert ? Tony ? George ? Andy ? Jim ? Ecoute, j’ai de la compagnie avec moi.

— Oui, Jerry.

— Pour le dîner, pour la nuit, et peut-être plus.

— Oui, mon amour. Combien, de quels sexes ? Et quand serez-vous là ?

— Attends que je demande ça à Hubert. (Jerry a touché d’autres commandes.) Hubert dit vingt-sept minutes. Et nous avons deux invités. Celle qui est à côté de moi a environ vingt-trois ans, elle est blonde, avec des cheveux longs et ondulés, des yeux bleu sombre, elle mesure à peu près un mètre soixante-dix, quatre-vingt-deux de tour de hanches… Je n’ai pas d’autres mensurations, mais elle correspond à peu près à notre fille. Quant à son sexe, crois-moi, impossible de se tromper, vu qu’elle ne porte qu’un tout petit cache-sexe.

— Bien compris, mon chéri. Je vais lui arracher les yeux. Après lui avoir offert un bon dîner, bien sûr.

— Parfait. Mais elle ne constitue nullement une menace puisque son mari est avec elle et la surveille de près. Mais est-ce que je t’ai dit qu’il est aussi nu qu’elle ?

— Non. Mais c’est intéressant.

— Tu veux ses mensurations de base ? Je veux dire : au repos ou en activité ?

— Mon amour, tu n’es qu’un vieux dégoûtant. Je suis heureuse de te le dire. Et cesse de mettre tes invités dans l’embarras.

— Duchesse, ma chère, il y a un peu de folie dans la méthode que j’emploie. Ils sont nus parce qu’ils n’ont pas le moindre vêtement sur eux. Néanmoins, je les soupçonne d’être facilement gênés. J’aimerais donc que tu viennes à notre rencontre à la porte avec quelques vêtements. Tu as ses mesures mais… Margrethe, voulez-vous me donner votre pied ? (Rapidement, Marga leva un pied, sans le moindre commentaire. Il le palpa.) Je pense qu’une paire de tes propres sandales fera l’affaire, duchesse. Pour lui, des zapatos. Ou les miennes.

— Tu as ses autres mensurations ? Et ne t’avise pas de recommencer tes plaisanteries.

— Oh, il a à peu près ma taille et ma largeur d’épaules, mais je dois bien peser dix kilos de plus que lui, au bas mot. Essaie donc de trouver quelque chose dans ma garde-robe de la période maigre. Et si les petits barbares abominables de Sybil rôdent dans les parages, mets le paquet pour les éloigner. Ces gens-là sont courtois et doux et on leur présentera les monstres quand ils auront eu une chance de s’habiller.

— Bien reçu, net et clair. Mais tu ne crois pas que le moment est venu de me les présenter ?

Mea Culpa. Mon amour, j’ai ici Margrethe Graham, épouse d’Alec Graham.

— Bonjour, Margrethe ! Bienvenue à la maison.

— Merci, madame Farnsworth.

— Oh, appelez-moi Katherine. Ou Kate, c’est mieux.

— Katherine… Je ne peux pas vous dire à quel point nous apprécions ce que vous faites pour nous… Nous étions tellement dans le malheur ! (Ma douce s’est mise à pleurer tout à coup. Puis elle s’est arrêtée brusquement et a ajouté :) Et voici mon mari, Alec Graham.

— Je suis très heureux de vous connaître, madame Farnsworth, ai-je dit. Et je vous remercie de tout cœur.

— Alec, il faut que vous consoliez votre femme. Je veux vous accueillir en bonne forme tous les deux.

— Hubert m’annonce vingt-deux minutes avant l’arrivée, a dit Jerry.

Hasta la vista. Rapport terminé. Maintenant, j’ai du travail.

— Terminé. (Jerry fit de nouveau pivoter son siège.) Je suis certain que Kate va vous trouver quelque chose de mignon à porter, Margie… Dites, vous avez froid ? Je parle tellement que j’en oublie mon devoir. La température de cette caisse est suffisante quand on est habillé, mais Hubert peut la moduler à volonté, bien entendu.

— Jerry, je suis une Viking et je n’attrape jamais le moindre rhume. En fait, la plupart des chambres sont de vraies serres pour moi.

— Et Alec ?…

— Moi, ça va, ai-je répondu, mais je mentais un petit peu.

— Je crois… commençait Jerry.

Alors les cieux se sont ouverts et la lumière la plus éblouissante qu’on puisse imaginer est apparue à nos yeux. Plus vive que le jour. Et le chagrin m’a submergé, car j’ai su en cet instant que je n’avais pas réussi à ramener ma bien-aimée en état de grâce.

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