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Ainsi Jacob servit sept années pour Rachel : et elles furent à ses yeux comme quelques jours, parce qu’il l’aimait.

Genèse, 29:20


Parfois, lorsque je faisais la vaisselle, je m’amusais à calculer la hauteur totale de la pile d’assiettes que j’avais lavées depuis que nous étions au service de notre patron, Don Jaime. Les assiettes ordinaires que l’on utilise au restaurant de Pancho Villa représentent à peu près trente centimètres pour trente assiettes. Je décidai qu’arbitrairement une tasse plus une soucoupe, ou bien encore deux verres, comptaient pour une assiette, vu que ces ustensiles ont tendance à mal s’emboîter. Et ainsi de suite.

Le phare de Mazatlan mesure cent cinquante-sept mètres de haut, soit douze mètres seulement de moins que le monument de Washington. Je me souviens très bien du jour où j’égalai la hauteur du phare en vaisselle : ma première « pile du phare ». Au début de la semaine, j’avais dit à Margrethe que je ne tarderais pas à atteindre mon but, sans doute entre jeudi et vendredi matin.

Cela se passa très exactement le jeudi dans la soirée. Je quittai la plonge et, entre la cuisine et la salle à manger, je parvins à attirer le regard de Margrethe. Je levai les mains et les croisai à la manière d’un boxeur vainqueur.

Margrethe s’interrompit net – elle était occupée à prendre la commande d’un grand repas de famille – et elle applaudit. Ce qui l’obligea à expliquer aux clients ce qui se passait. Le résultat fut qu’elle vint me voir dans l’arrière-cuisine quelques minutes après pour me remettre un billet de dix pesos, le pourboire généreux du père de famille. Je lui dis de le remercier pour moi et de lui annoncer que je venais juste d’entamer ma deuxième « pile du phare », que je me permettrais de lui dédier, à lui et à toute sa famille. Par voie de conséquence, la Señora Valera dépêcha son époux, Don Jaime, afin de s’enquérir de la raison pour laquelle Margrethe perdait son temps et se livrait à toute une comédie au lieu de se consacrer à sa tâche… Ce qui amena finalement Don Jaime à me demander le montant du pourboire des clients, pourboire qu’il doubla.

Quant à la Señora Valera, elle n’avait pas de raison de se plaindre : non seulement Margrethe était sa meilleure serveuse, mais elle était la seule à être bilingue. Le jour même où nous étions entrés au service du Señor et de la Señora, un peintre en lettres avait peint en gros caractères : ICI ON PARLE ANGLAIS. Non seulement Margrethe était à la disposition de tous les clients qui parlaient anglais mais elle était chargée également de rédiger les menus en anglais. (Et les prix des menus en anglais avaient la particularité d’être quarante pour cent plus élevés que ceux des menus espagnols.)

Don Jaime n’était pas un mauvais patron. Il était aimable, jovial et généralement très accommodant avec ses employés. Après un mois passé à son service, il me confia qu’il n’aurait certainement pas payé ma dette si le juge n’avait pas exigé que mon contrat soit indissociable de celui de Margrethe, ayant argué de notre qualité de couple marié. (Autrement, j’aurais fini dans les champs et je n’aurais pu revoir Margrethe qu’en de rares occasions : Don Ambrosio me l’avait dit : le juge Don Clemente était très humain.)

Je dis à Don Jaime que je me réjouissais d’avoir été compris dans le lot mais qu’il avait donné la preuve de la sagesse de son jugement en engageant Margrethe.

Oui, admit-il, j’avais raison. Il avait participé aux enchères du marché du travail tous les mercredis depuis plusieurs semaines en quête d’une fille bilingue qui pourrait servir au restaurant, et il avait bien été obligé de me prendre avec Margrethe. Mais il désirait ajouter qu’il n’avait pas le moindre regret car jamais son arrière-cuisine n’avait été aussi propre, les assiettes aussi nettes et l’argenterie aussi éclatante.

Je lui assurai que c’était un plaisir pour moi que de rehausser le prestige et l’honneur du Restaurante Pancho Villa et de son patrón, Don Jaime.

En fait, il aurait été difficile de ne pas améliorer l’état de la cuisine. Lorsque j’étais arrivé, ma première pensée avait été que le sol était fait de terre battue. C’était ce que l’on pouvait croire en le regardant : on aurait presque pu y planter des tomates ! Mais, sous la couche de saleté, à environ deux centimètres d’épaisseur, il y avait du ciment. Je m’étais mis à laver tout ça et à l’entretenir régulièrement : il faut dire que j’étais toujours pieds nus. Ensuite, j’avais demandé de la poudre anti-cafards.

Tous les matins je tuais des cafards et je nettoyais consciencieusement le sol. Et tous les soirs, avant de me retirer, je répandais encore un peu de poudre. Il est impossible (d’après moi) de venir à bout des cafards, mais on peut lutter et parvenir à les repousser et à maintenir un statu quo.

Quant à la qualité de ma vaisselle, il n’aurait pu en être autrement : ma mère souffrait d’une véritable phobie de la saleté et, comme je m’étais retrouvé dans une famille nombreuse, j’avais lavé ou essuyé des assiettes de sept à treize ans sous l’œil maternel vigilant. (Ensuite, j’avais obtenu mon diplôme de vendeur de journaux, ce qui ne m’avait plus guère laissé de temps pour la vaisselle.)

Mais n’allez pas croire que, si j’excellais à la vaisselle, je l’adorais pour autant. En fait, l’enfant que j’avais été détestait ça autant que l’homme que j’étais devenu.

Alors, pourquoi continuer ? Pourquoi ne pas m’enfuir ?

N’est-ce pas évident à vos yeux ? En faisant la vaisselle, je restais auprès de Margrethe. La fuite était sans nul doute très possible pour certains débiteurs – je ne pense pas que l’on faisait beaucoup d’efforts pour rattraper ceux qui disparaissaient par une nuit noire – mais c’était une entreprise plus difficile pour un couple marié dont la femme était d’un blond particulièrement frappant dans un pays où, de toute façon, n’importe quelle blonde était voyante, et dont le mari ne parlait pas un mot d’espagnol.

Certes, nous travaillions durement : douze heures par jour, de onze heures le matin à onze heures le soir, sauf le mardi, et deux heures de repos pour la siesta ainsi qu’une demi-heure pour chaque repas. Mais cela nous laissait les douze heures qui restaient, et notre mardi complet.

Même aux chutes du Niagara, nous n’aurions pu vivre une lune de miel aussi agréable. Nous disposions d’une petite pièce dans les combles, à l’arrière au restaurant. Il y faisait chaud mais nous n’y étions pas pendant la journée, et à onze heures du soir, il y faisait toujours bon, quelle qu’ait été la température durant la journée. A Mazatlan, la plupart des habitants de notre classe sociale (la plus infortunée !) n’avaient pas de salle d’eau. Mais nous travaillions et nous vivions dans un restaurant et nous pouvions partager des toilettes à chasse d’eau avec les autres employés pendant les heures de travail. Pendant les douze autres heures, elles étaient à notre seul usage. (Il y avait aussi des tinettes à broyeur au fond, que j’utilisais parfois pendant le travail, mais je crois que Margrethe s’en est toujours abstenue.)

Nous avions la jouissance d’une douche au rez-de-chaussée, juste à côté des toilettes des employés, et l’établissement, vaisselle oblige, disposait d’un énorme chauffe-eau. La Señora Valera était constamment sur notre dos pour nous reprocher d’utiliser trop d’eau chaude (« Le gaz coûte cher ! »), nous l’écoutions patiemment sans rien dire et nous continuions de prendre nos douches bien chaudes.

Le contrat que notre patron avait passé avec l’Etat l’obligeait à nous fournir le gîte et le couvert (et à nous vêtir, selon la loi, ce que je n’appris que bien trop tard).

C’est pourquoi nous mangions et dormions au restaurant. Pour la nourriture, elle n’avait rien de gastronomique, mais elle était bonne.

Mieux vaut vivre d’amour et d’eau fraîche… Nous étions l’un près de l’autre et cela nous suffisait.

Margrethe recevait régulièrement des pourboires, tout particulièrement des gringos, et elle faisait de petites économies. Nous dépensions le moins possible. Elle nous avait acheté des chaussures et constituait un petit pécule pour le jour où nous ne serions plus des peones et pourrions enfin aller vers le nord. Je ne me faisais pas d’illusions : la nation qui se situait au nord du Mexique n’était pas vraiment celle où j’étais né mais son équivalent dans ce monde-ci. Mais on y parlait l’anglais et j’avais la certitude que cette société devait être plus proche de ce que nous connaissions.

Les pourboires de Margrethe, dès la première semaine, amenèrent des frictions avec la Señora Valera. Si Don Jaime était légalement notre patrón, c’était elle la propriétaire du restaurant : c’est du moins ce que nous avait appris Amanda la cuisinière. Jaime Valera avait autrefois été serveur ici même et il avait épousé la fille du propriétaire. Ce qui avait fait de lui le maître d’hôtel[11] attitré. A la mort de son beau-père, il était devenu le propriétaire du restaurant, tout au moins aux yeux du public. Mais c’était sa femme qui tenait les cordons de la bourse et qui trônait derrière la caisse enregistreuse.

(Peut-être serait-il utile que j’ajoute qu’il était pour nous Don Jaime parce qu’il était notre patrón, mais pas aux yeux du public. Le Don honorifique ne se traduit pas en anglais. Etre propriétaire d’un restaurant ne faisait pas de lui un Don comme, par exemple, la fonction de juge.)

La première fois que la Señora surprit Margrethe recevant un pourboire, elle lui demanda de le lui restituer : à la fin de chaque semaine, elle lui donnerait un pourcentage.

Margrethe me rejoignit précipitamment dans l’arrière-cuisine.

— Alec, que dois-je faire ? Sur le Konge Knut, les pourboires représentaient mon principal salaire et personne ne m’a jamais demandé de les partager. Est-ce qu’elle peut vraiment exiger cela ?

Je lui dis de ne pas restituer ses pourboires à la Señora et de lui dire plutôt que je voulais en discuter avec elle le soir même.

C’est là un des avantages de la condition de peón : on ne risque pas de se faire virer pour un désaccord avec le patron. Bien sûr, les Valera auraient pu nous jeter dehors… mais ils auraient du même coup perdu les dix mille pesos qu’ils avaient investis.

A la fin de la journée, je savais exactement quoi dire et comment le dire : en réalité, c’est Margrethe qui le dirait puisque j’estimais qu’il me faudrait encore un mois avant que j’assimile suffisamment l’espagnol pour un minimum de conversation.

— Monsieur, madame, nous ne comprenons pas ce règlement qui interdit les cadeaux. Nous désirons consulter le juge afin de lui demander ce que stipule le contrat.

Comme je m’y étais attendu, ils n’avaient pas la moindre envie de voir le juge se mêler de ça. Légalement, Margrethe était à leur service mais ils n’avaient aucun droit sur l’argent qui pouvait lui être donné par un tiers.

Mais ce n’était pas fini. La Señora était tellement furieuse de s’être fait rembarrer par une simple serveuse qu’elle fit immédiatement apposer un écriteau : NO PROPINAS – POURBOIRE INTERDIT. La même notice figura sur le menu.

Les peones ne peuvent pas se mettre en grève. Mais il y avait cinq autres serveuses, dont deux des filles d’Amanda. Le jour même où la Señora Valera interdit les pourboires, elle se retrouva avec une seule et unique serveuse (Margrethe) et personne aux cuisines. Elle décida d’abandonner le combat. Mais je suis convaincu qu’elle ne nous a jamais pardonné.

Don Jaime nous traitait comme des employés alors que sa femme nous considérait comme des esclaves. En dépit du bon vieux cliché sur l’« esclavage rémunéré », il existe un monde de différences. L’un et l’autre nous faisions tout notre possible pour être des employés dévoués tout en épongeant notre dette, mais nous refusions absolument d’être des esclaves, et il était inévitable que nous finissions par nous accrocher avec la Señora Valera.

Peu après notre dispute à propos des pourboires, Margrethe acquit la conviction que la Señora fouillait notre chambre. Si c’était vrai, il nous était difficile de l’en empêcher. Il n’y avait pas de verrou et elle pouvait s’introduire dans les lieux en toute liberté pendant les heures de travail.

Je suggérai de poser quelques pièges mais Margrethe s’y opposa. Elle se contenta simplement de garder son argent sur elle. Mais cela ne faisait que confirmer ce que nous avions pensé de notre « patronne », et Margrethe admit qu’il était désormais nécessaire de l’empêcher de nous voler nos économies.

Mais nous ne laissâmes pas la Señora Valera troubler notre bonheur. Pas plus que notre statut douteux de « couple » ne vint troubler notre lune de miel plutôt irrégulière. Oh, si cela n’avait tenu qu’à moi, j’aurais très bien pu la gâcher avec ma satanée tendance à analyser des problèmes alors que j’ignore tout de l’analyse. Mais Margrethe est plus pragmatique que moi et elle m’interdit purement et simplement ce genre d’exercice. Je fis une tentative pour rationaliser nos rapports en lui faisant remarquer que la polygamie n’était nullement prohibée par les Saintes Ecritures mais uniquement par la coutume et les lois modernes. Elle réduisit mes arguments en miettes avec violence : elle ne tenait pas à savoir combien d’épouses ou de concubines avait eu le roi Salomon et elle ne le considérait pas comme un modèle de moralité, lui ou n’importe quel autre personnage de l’Ancien Testament. Et si je ne voulais pas vivre avec elle, je n’avais qu’à le dire ! Et vite !

Bien sûr, je me suis tu. Il est des problèmes qu’il vaut mieux laisser de côté, sans se battre à coups de mots. Cette tendance moderne à « discuter » est aussi souvent une erreur qu’une solution.

Mais elle refusait avec un tel mépris que la Bible fît autorité en matière de bigamie que je décidai de revenir plus tard sur le sujet. Non pas sur la polygamie, car je ne voulais plus aborder cette question épineuse, mais sur les Saintes Ecritures en général. Je lui expliquai qu’au sein de l’Eglise dans laquelle j’avais été élevé, on croyait en une stricte interprétation de la Bible : « Une Bible intégrale et non pleine de trous. » Ecriture était le mot littéral pour Dieu. Je lui dis aussi que je savais que les autres églises invoquaient l’esprit plutôt que la lettre, que certaines étaient tellement libérales qu’elles se préoccupaient peu de la Bible. Pourtant, toutes se considéraient comme chrétiennes.

— Margrethe, mon amour, en tant que secrétaire adjoint de la Ligue de Morale des Eglises, j’ai été en contact permanent avec les membres de toutes les sectes protestantes du pays et en liaison avec de nombreux membres du clergé de l’Eglise catholique et romaine et, sur bien des sujets, nous avons constitué un front uni. J’ai ainsi appris que ma propre Eglise n’avait pas le monopole de la vertu. Tout homme peut se trouver perdu dans les articles fondamentaux d’une religion en restant pourtant un citoyen honorable et un chrétien fervent. (Je ris en me rappelant soudain quelque chose et repris :) Ou, pour inverser la proposition, l’un de mes amis catholiques, le père Mahaffey, m’a dit une fois que même moi je pourrais accéder au paradis car le Seigneur, dans son infinie sagesse, accorde l’indulgence à l’ignorance obstinée des protestants.

Cette conversation avait lieu un mardi, notre jour de congé, unique jour de fermeture du restaurant. Nous étions au sommet d’el Cerro de la Neveria – Icebox Hill, la colline de la Glacière, mais le nom sonne mieux en espagnol. Nous finissions notre pique-nique de midi. La colline se trouvait en pleine ville, tout près du café Pancho Villa, mais c’était cependant une oasis bucolique. Les citoyens de Mazatlan imitaient l’usage espagnol et transformaient les collines en parcs plutôt que de les construire. Heureux pays…

— Chérie, je n’essaierai jamais de faire du prosélytisme religieux avec toi. Mais je veux en apprendre sur toi autant que possible. Je me suis aperçu que je ne connais pas grand-chose des Eglises du Danemark. Elles sont pour la plupart luthériennes, je pense… Mais le Danemark a-t-il sa propre Eglise d’Etat, comme certains autres pays d’Europe ? De toute façon, quelle qu’elle soit, interprétationniste ou libérale – en n’oubliant pas ce que dit le Père Mahaffey avec qui je suis d’accord – je ne crois pas que mon Eglise soit la seule qui permette d’accéder au Ciel. Mais toi, qu’en penses-tu ?

J’étais couché dans l’herbe, bras et jambes étendus. Margrethe était assise à côté de moi, les genoux ramenés sous son menton, les mains croisées, et elle regardait la mer, à l’horizon de l’ouest. Ce qui faisait que son visage se détournait de moi. Elle n’avait pas répondu à ma question et je lui dis doucement :

— Ma chérie, tu m’as entendu ?

— Je t’ai entendu.

Une fois encore, j’attendis, puis j’ajoutai :

— Si je me suis montré indiscret à propos d’un sujet qui ne me regarde pas, excuse-moi et oublions que je t’ai posé cette question.

— Non. Je savais que j’aurais à y répondre un jour. Alec, je ne suis pas chrétienne. (Elle lâcha ses genoux, se retourna et me regarda droit dans les yeux.) Nous pouvons divorcer aussi simplement que nous nous sommes mariés. Il suffit de le dire. Je ne m’y opposerai pas. Et je m’en irai tranquillement. Mais, Alec, quand tu m’as dit que tu m’aimais, et puis, plus tard, que nous étions mariés au regard de Dieu, tu ne m’as même pas demandé ma religion.

— Margrethe…

— Oui, Alec ?

— Je veux que tu ravales ces paroles. Et ensuite, que tu me demandes pardon.

— Mais je ne peux pas te demander pardon de ne pas t’avoir dit cela. A n’importe quel moment, je t’aurais répondu avec sincérité mais tu ne me l’as jamais demandé.

— Je ne veux pas que tu parles de divorce. Tu dois me demander pardon pour avoir osé penser que je voudrais divorcer, quelles que soient les circonstances. Et si tu continues à te montrer aussi méchante, je te battrai. En tout cas, jamais je ne t’abandonnerai. Riche ou pauvre, malade ou bien portant, aujourd’hui et pour toujours, je t’aime. Tu entends, ma fille, je t’aime ! Mets-toi bien cela en tête.

Et, tout à coup, elle fut dans mes bras. C’était seulement la deuxième fois que je la voyais pleurer et je fis la seule chose à faire : je l’embrassai, encore et encore.

Soudain, j’entendis un appel joyeux derrière nous et je me retournai. Nous avions tout le haut de la colline pour nous car la plupart des gens étaient au travail. Mais je m’aperçus que nous avions un public : deux galopins des rues étaient là, si jeunes qu’on n’aurait su dire si c’étaient des garçons ou des filles. Voyant que je les regardais, l’un d’eux cria à nouveau puis fit une imitation bruyante de baiser.

— Fichez le camp ! m’écriai-je. Disparaissez ! Vaya con Dios ! C’est ce qu’il faut dire, Marga ?

Elle s’adressa à eux à son tour et ils déguerpirent en gloussant. Cette interruption avait été la bienvenue. J’avais dit ce que je devais dire à Margrethe, car je devais la rassurer après sa stupide bravade. Pourtant, j’étais rudement secoué.

Je fus sur le point de parler, puis décidai que j’en avais assez dit pour aujourd’hui. Mais Margrethe se cantonna dans un silence qui devint vite pénible. Et je jugeai que les choses ne pouvaient en rester là, ainsi déséquilibrées.

— Mais quelle est ta foi, ma chérie ? Le judaïsme ? Je viens de me souvenir qu’il y a des Juifs au Danemark. Tous les Danois ne sont pas luthériens.

— Il y a des Juifs, oui. Mais un sur mille, pas plus. Non, Alec… Euh… Il y a des dieux plus anciens.

— Plus anciens que Jéhovah ? Impossible.

Margrethe ne répondit pas. C’était un trait typique de sa personnalité. Quand elle n’était pas d’accord, elle ne disait rien. Elle semblait peu se préoccuper d’avoir raison dans une discussion. Et, en cela, elle différait de quatre-vingt-dix-neuf pour cent des humains… la plupart étant prêts apparemment à endurer n’importe quel désastre plutôt que d’avoir tort.

Je dus donc défendre les deux arguments pour que la discussion ne sombre pas.

— Je retire ça. Je n’aurais pas dû dire « impossible ». Je faisais allusion à la chronologie définie par l’évêque Ussher. Si l’on en croit sa datation, en octobre prochain, le monde aura cinq mille neuf cent quatre-vingt-dix-huit ans. Bien sûr, cette datation ne correspond pas aux Ecritures Saintes. Haies, quant à lui, donne un chiffre différent pour la création, sept mille quatre cent cinq, je crois, mais je m’y retrouve mieux lorsque j’écris les chiffres. D’autres érudits donnent des dates encore différentes. Mais ils sont tous d’accord pour dire que l’unique événement, la création, s’est produit quatre ou cinq mille ans avant le Christ. C’est alors que Jéhovah a créé le monde et, ce faisant, il a également créé le temps. Le temps ne peut exister seul. Corollairement, rien, ni être ni dieu, ne peut être plus ancien que Jéhovah puisqu’il a créé le temps. Tu comprends ?

— J’aurais mieux fait de me taire.

— Chérie ! J’essaie simplement d’avoir avec toi une discussion intellectuelle. Je n’ai jamais voulu te blesser et jamais je ne le ferai. J’ai dit que c’était la théorie orthodoxe quant à l’âge du monde. Il est évident que tu te réfères à une autre. Peux-tu me l’expliquer ? Et éviter de t’en prendre à ce pauvre Alex chaque fois qu’il ouvre la bouche ? J’ai reçu une éducation de prêtre au sein d’une Eglise qui privilégie le prêche. Discuter, pour moi, est aussi naturel que nager pour un poisson. Mais, à présent, c’est à toi de prêcher et à moi de t’écouter. Parle-moi de ces dieux plus anciens.

— Tu les connais. Ce sont les plus anciens et les plus grands et nous les célébrons demain, au milieu de chaque semaine.

— Nous sommes aujourd’hui mardi et demain… Mercredi ! Mercure ! Wednesday ! Le jour de Wotan ! C’est lequel ton dieu ?

— Odin. Wotan est une déformation germanique de l’ancien norvégien. Le père Odin et ses deux frères ont créé le monde. Au début, il n’y avait rien, que le vide. Ensuite, le reste ressemble beaucoup à la Genèse, il y a même Adam et Eve : Ask et Embla.

— Mais, Margrethe, c’est peut-être la Genèse…

— Que veux-tu dire, Alec ?

— La Bible, c’est la parole de Dieu, et en particulier la traduction connue sous le nom de « version du roi James », parce que chaque mot a été soutenu par la prière et corroboré par les recherches des plus grands érudits de ce monde – toute divergence d’opinion ayant été transmise au Seigneur directement par la prière. La Bible du roi James est donc la parole de Dieu. Mais il n’est écrit nulle part qu’elle constitue l’unique parole de Dieu. Les écrits sacrés de n’importe quelle autre race, dans un autre temps, un autre langage peuvent également constituer l’histoire inspirée… si elle est compatible avec la Bible. Et c’est bien ce que tu m’as décrit, n’est-ce pas ?

— Ah, Alec, ce n’est vrai que pour la création ainsi qu’Adam et Eve. Mais la chronologie ne correspond pas du tout. Tu m’as dit que le monde aurait été créé il y a six mille années ?

— Environ. Pour Haies, il y a un peu plus longtemps. La Bible ne donne aucune date. La datation est une invention moderne.

— Même cette date plus lointaine – celle de Haies ? – est bien trop rapprochée, Alec. Cent mille ans, c’est plus probable.

Je m’apprêtais à protester – il y a vraiment des choses qu’on ne peut pas avaler – puis je me souvins à temps que je m’étais promis de ne rien dire qui pût inciter Margrethe à se taire.

— Continue, chérie. Est-ce que vos écrits religieux racontent ce qui est advenu durant tous ces millénaires ?

— Presque tout s’est passé avant que l’écriture soit inventée. Une part a été préservée dans les poèmes épiques que chantent les Skaldes. Mais même cela ne s’est pas produit avant que les hommes n’apprennent à vivre en tribus et qu’Odin leur enseigne le chant. Ce sont des géants de glace qui ont dominé le monde durant la plus longue période. Les hommes n’étaient alors que des animaux sauvages que l’on chassait pour le plaisir. Mais la différence essentielle réside dans la chronologie, Alec. La Bible va de la création au jugement dernier, puis c’est le millénium – le royaume sur terre – le grand jour de colère et la fin du monde. Ensuite, c’est le royaume divin et l’éternité. Le temps s’est arrêté. C’est bien cela ?

— Eh bien, oui. Un eschatologue professionnel jugerait cela par trop simplifié mais tu décris très correctement les grands traits. Les détails se trouvent dans l’Apocalypse selon Saint Jean, devrais-je ajouter. De nombreux prophètes ont témoigné des derniers événements mais Saint Jean est le seul à rapporter l’histoire complète… car c’est le Christ lui-même qui lui a donné la vision pour empêcher les faux prophètes d’abuser les élus. La création, la chute, les longs siècles de lutte et d’épreuves, puis la bataille finale, suivie par le jugement et le royaume. Et ta foi, mon amour, que dit-elle ?

— La bataille finale, nous l’appelons Ragnarok plutôt qu’Armageddon…

— La terminologie compte peu.

— Je t’en prie, chéri. Le nom compte certes peu mais ce qui advient est important. Dans votre jour du jugement dernier, les boucs sont séparés des agneaux. Ceux qui sont épargnés connaissent la joie éternelle et les damnés le châtiment éternel. Exact ?

— Exact. Mais je te ferai remarquer par souci de précision scientifique que certains esprits faisant autorité affirment que, si la joie est éternelle, Dieu a tant d’amour pour le monde que même les damnés seront à la fin sauvés et que nulle âme n’est par-delà la rédemption. D’autres théologiens considèrent qu’il s’agit là d’une hérésie mais cette idée me séduit. L’existence d’une damnation éternelle ne m’a jamais plu. Je suis un sentimental, ma chérie.

— Je le sais, Alec, et c’est aussi pour ça que je t’aime. Et notre vieille religion devrait te séduire… puisqu’il n’y est pas question de damnation éternelle.

— Vraiment ?

— Non. A Ragnarok, le monde tel que nous le connaissons sera détruit. Mais ce ne sera pas vraiment la fin. Après très longtemps, le temps de la guérison, un nouvel univers sera créé, un univers meilleur, plus propre, moins soumis aux maux du monde. Et lui aussi durera durant d’innombrables millénaires… jusqu’à ce qu’une fois encore les forces du froid et du mal s’unissent contre le bien et la lumière… et une fois encore il y aura une période de répit, suivie par une nouvelle création et une autre chance pour les hommes. Rien n’est jamais achevé, rien n’est jamais parfait. Sans cesse, la race des hommes connaît une nouvelle chance de faire mieux, sans cesse, sans fin.

— Et tu crois cela, Margrethe ?

— Pour moi, c’est plus facile à croire que l’orgueil des élus et la condition désespérée des damnés de la foi chrétienne. On dit que Jéhovah est tout-puissant. Si cela est vrai, alors les pauvres âmes damnées qui sont en enfer s’y trouvent parce que Jéhovah a tout prévu pour cela, jusque dans le moindre détail. N’est-ce pas vrai ?

J’hésitai. La réconciliation logique de l’omnipotence, de l’omniscience et de l’omnibénévolence constitue le problème le plus épineux qui soit en théologie, et les jésuites eux-mêmes s’y sont cassés les dents.

— Margrethe, certains des mystères du Tout-Puissant ne s’expliquent pas aisément. Nous autres mortels, nous devons accepter l’idée de la bienveillance de Notre Père à notre égard, que nous comprenions toujours ou non Son œuvre.

— Est-ce qu’un bébé doit comprendre la bienveillance de Dieu quand on lui fracasse la tête sur un rocher ? Est-ce qu’il va tout droit en enfer afin de louer le Seigneur pour son infinie sagesse et sa bonté ?

— Margrethe ! De quoi parles-tu ?

— Je parle de ces passages de l’Ancien Testament où Jéhovah donne des ordres précis afin que l’on tue des bébés, et même parfois qu’on les tue en leur fracassant la tête sur les rochers. Tu n’as qu’à lire le psaume qui commence par : Au bord des fleuves de Babylone[12]… Et ce que dit Jéhovah dans Osée :… Ephraim devra mener ses fils à l’égorgeur… Même s’il leur naît des enfants, je ferai mourir les délices de leur sein[13]. Et il y a aussi Elisée et les ours. Alec, crois-tu du fond du cœur que ton Dieu ait voulu que des ours taillent en pièces des petits enfants simplement parce qu’ils s’étaient moqués du crâne chauve d’un vieil homme ?

Elle attendit.

Et j’attendis moi aussi.

Après un temps, elle reprit :

— Cette histoire de l’ours et des quarante-deux enfants est-elle l’expression littérale de la parole de Dieu ?

— Mais certainement ! C’est la parole de Dieu ! Mais je ne prétends pas la comprendre complètement. Margrethe, si tu veux une explication détaillée de tout ce qu’a fait le Seigneur, adresse-lui une prière pour qu’il t’éclaire. Mais ne m’accable pas.

— Je n’avais pas l’intention de t’accabler, Alec. J’en suis désolée.

— C’est inutile. Je n’ai jamais compris cette histoire d’ours, mais ne la laisse pas ébranler ma foi. C’est peut-être une parabole. Ecoute, chérie, est-ce que l’histoire de ton père Odin n’est pas assez sanglante elle aussi, non ?

— Ça n’a pas la même envergure. Jehovah a détruit cité après cité, chaque homme, chaque femme et enfant, et jusqu’aux plus petits. Odin ne tuait que des adversaires à sa taille et au combat. Et, la différence la plus importante, c’est que le père Odin n’est pas tout-puissant et qu’il ne prétend pas être tout de sagesse.

(Une théologie qui évite le problème le plus épineux. Mais comment L’appeler « Dieu » s’il n’est pas omnipotent ?)

Margrethe poursuivit :

— Alec, mon unique amour, je ne veux pas attaquer ta foi. Je ne l’ai jamais voulu et je n’en éprouverais aucun plaisir. Et j’espère que rien de semblable ne se reproduira. Mais tu m’as demandé de but en blanc si oui ou non j’acceptais l’autorité des « Ecritures Saintes », c’est-à-dire ta Bible. Et je dois te répondre de même : non. Pour moi, le Jéhovah ou le Yahvé de l’Ancien Testament est un affreux sadique, assoiffé de sang et de génocide. Je n’arrive pas à comprendre comment on a pu l’identifier au doux Christ du Nouveau Testament. Même par une Trinité mystique.

J’allais répondre, mais elle continua :

— Mon cher cœur, avant que nous quittions ce sujet, je dois te dire une chose à laquelle j’ai pensé. Ta religion offre-t-elle une explication pour la chose étrange qui nous est arrivée ? Une fois à moi, deux fois à toi : ce monde transformé ?

(Sans cesse, cela m’avait hanté l’esprit, à moi aussi !)

— Non, je dois l’avouer. J’aimerais avoir une Bible sous la main pour y chercher une explication. Mais j’ai eu beau fouiller dans mon esprit, je n’ai rien trouvé qui aurait pu me préparer à tout ça. (Je soupirai.) C’est triste, mais… (je lui souris) la Providence t’a placée sur mon chemin. Il n’est nulle terre qui me soit étrangère si Margrethe s’y trouve.

— Mon très cher Alec, je ne t’ai posé cette question que parce que l’ancienne religion, elle, propose une explication.

— Comment ?

— Oh, elle n’est pas réjouissante. Au commencement de ce cycle, Loki a été terrassé. Connais-tu Loki ?

— Un peu. Il est malveillant.

— « Malveillant », le terme est bien faible. Il est le mal. Durant des milliers d’années, il est resté prisonnier, enchaîné à un rocher. Alec, la fin de chacun des cycles de l’homme commence de la même façon. Loki parvient à se défaire de ses liens… et le chaos s’ensuit.

Elle me regarda avec une infinie tristesse.

— Alec, je suis désolée… mais je crois que Loki est en liberté. Tous les signes le montrent. A présent, n’importe quoi peut arriver. Nous entrons dans le crépuscule des Dieux. Ragnarok approche. Notre monde s’achève.

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