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Ce n’est pas moi qui ai crié mais Trulež et sa voix obtient l’effet que n’ont eu ni ma carte d’Agent ni mes coups.

Les deux garous se figent.

Leur chef s’avance, les renvoie d’un geste du menton, se plante devant moi, bras croisés sur sa vaste poitrine.

Sale gueule mais impressionnant. Et encore, impressionnant est un mot un peu léger pour décrire l’aura qui se dégage de lui.

Je réalise avec une douloureuse acuité que je n’ai que dix-huit ans, une connaissance purement livresque des Anormaux et des capacités physiques qui, pour étonnantes qu’elles soient, ont des failles et des limites. Beaucoup de failles et d’inquiétantes limites.

Par tous les diables, comment me suis-je fourrée dans ce pétrin ?

— Pourquoi l’Association nous espionne-t-elle ?

La voix rocailleuse de Trulež possède l’amabilité du verre pilé. Alors que le mot survie prend soudain un relief douloureux dans mon esprit, un autre surgit du tréfonds de ma conscience pour l’épauler : diplomatie.

— Je ne t’espionne pas, face de caniche, j’ai vu de la lumière et je suis entrée.

Promis, si je survis, je prends rendez-vous avec un psy.

Trulež a sursauté. Ses énormes poings se ferment et tandis qu’un grondement sourd monte de sa gorge, il retrousse les lèvres, mettant à nu des crocs acérés qui n’ont rien d’humain.

J’ai lu que les garous les plus puissants maîtrisaient leur métamorphose jusqu’à être capables de la limiter à une partie de leur corps. Apparemment Trulež est puissant.

Un mot un peu léger pour le décrire.

— Donne-moi une raison, une seule, de ne pas t’étrangler avec tes entrailles ! crache-t-il.

— L’intelligence.

— Quoi ?

Je me permets un sourire.

Au point où j’en suis…

— J’ignore ce que tu trafiques ici avec tes petits copains, tu ignores pourquoi je me suis pointée. Nous savons en revanche tous les deux que si tu me tues, tu te retrouveras avec l’Association sur le dos. L’intelligence te souffle d’accepter la partie nulle.

Mon argumentation ne tient pas la route. Je n’ai jamais lu ni entendu dire que l’Association vengeait ses Agents tombés au front mais Trulež le croit peut-être. Du moins je l’espère.

Je me compose l’attitude de la fille qui ne craint rien et j’attends. Trulež, lui, pointe le visage vers moi et renifle deux fois.

— Tu pues la frousse, me jette-t-il, cela suffirait pour que je te liquide sauf que tu sens aussi autre chose. Une odeur infecte que je n’ai rencontrée qu’une fois et que je n’aime pas. Que je n’aime pas mais que je respecte. Profite de la chance que t’offre cette odeur-là. Si ta route croise à nouveau la mienne, je me montrerai moins clément.

Il jette un rapide coup d’œil au bassin et, sans doute rassuré que le corps ne soit pas remonté à la surface, il lance un ordre :

— On se casse !

Sur un dernier regard, brûlant de haine, Trulež tourne les talons et se dirige vers la porte de l’entrepôt. Ses compagnons lui emboîtent le pas et je me retrouve seule.

Je m’oblige à compter jusqu’à dix sans bouger puis, lorsque je suis persuadée qu’ils ne feront pas demi-tour, je me précipite vers le bassin. Les garous ont laissé les lampes allumées pourtant l’eau est trop sombre pour que je distingue le fond. J’opère un rapide calcul.

Deux minutes.

Voilà à peu près deux minutes que le type est là-dessous. Largement le temps de s’être noyé, sans compter qu’il était peut-être déjà mort quand il est passé à la flotte.

Merde.

Je retire mes bottes, balance mon blouson par terre et saute.

J’ai eu raison de ne pas plonger, il y a moins d’un mètre d’eau. Une eau grasse et puante pareille à de la pisse d’alien.

Avec un frisson de dégoût, je tâte le fond du pied. Je trouve très vite celui que je cherche mais il est trop lourd pour que j’aie une chance de le remonter à la force des orteils.

Je serre les dents, m’accroupis dans le cloaque, réprime une nausée quand l’eau se referme au-dessus de ma tête, empoigne le type par les cheveux et le ramène à l’air libre.

Il est froid, immobile et ne respire plus. Il ne sera cependant pas dit que je n’aurai pas tout tenté. Je contracte mes muscles – bon sang ce qu’il est lourd – et réussis à le sortir du bassin.

J’ai suivi des cours de secourisme et si à aucun moment de ma vie je n’ai envisagé une carrière médicale, je sais comment procéder face à un noyé. Sans chercher à vider ses poumons remplis d’eau, je lui pince le nez et entreprends un énergique bouche à bouche.

Je me bats contre l’inéluctable pendant dix minutes sans que s’amorce le moindre changement. Alors que je m’apprête à renoncer, le type est pris d’un violent hoquet. À peine le temps de le basculer sur le côté, il vomit une incroyable quantité de liquide… avant de s’asseoir brusquement. Je savais que les garous – ce type est un garou – étaient solides, jamais je n’aurais pensé qu’ils le soient à ce point.

Bon, il n’est pas tiré d’affaire pour autant. Il a le regard vitreux, le teint livide et tremble comme une feuille.

— Hé… Ça va ?

Pas de réponse.

J’étouffe un juron. Mon petit doigt me souffle que Trulež et ses copains sont du genre à revenir pour vérifier qu’il est bien mort. Et ce coup-là, j’ai de grandes chances de me retrouver avec lui au fond du bassin. En plusieurs morceaux.

À situation d’urgence, solution d’urgence.

L’Association met au service de ses Agents un numéro de téléphone à n’employer que lorsque les conditions l’exigent. Mademoiselle Rose s’est montrée explicite à ce sujet et je ne l’ai jamais utilisé.

Jusqu’à aujourd’hui.

J’attrape mon blouson sans quitter des yeux le garou à moitié inconscient et je me mets à fouiller dans la poche intérieure.

— Par les cornes de Lucifer !

Lorsque Erglug m’a sauté dessus, j’avais mon téléphone à la main puisque j’étais en ligne avec Jasper mais comme aucun appareil ne résiste à la charge d’un troll, il se trouve sans doute, à l’heure actuelle, réduit en poussière quelque part.

Cela ne m’arrange pas et pas seulement parce que je tenais à ce téléphone.

Le temps presse. Si je n’étais pas aussi nulle en magie, je pourrais contacter le bureau grâce à un sortilège, jeter un charme qui…

Concentre-toi, Ombe. Ne te disperse pas avec des « si ». Utilise tes atouts.

Je me penche sur le garou toujours assis.

— Tu peux marcher ?

Il ne me regarde même pas.

Je l’empoigne sous les bras et l’oblige à se lever. Miracle. Il titube, si je le lâche il tombe mais il tient droit sans que j’aie à le porter.

En quittant l’entrepôt, les garous ont eu l’amabilité de laisser la porte ouverte. À pas lents, je guide mon ex-noyé vers la sortie. Il nous faut presque dix minutes pour atteindre ma moto.

Le plus dur est de la lui faire enfourcher mais, là aussi, mon entêtement porte ses fruits. Je le bascule d’un mouvement de hanche – il pèse plus de cent kilos, c’est sûr… Ça y est. Il s’affale sur le réservoir, commence à glisser, je saute en selle derrière lui et le coince entre mes bras.

Je parviens à introduire ma clef dans son logement, la tourne, appuie sur le démarreur.

Le moteur de ma Kawa me salue d’un doux feulement.

Un frisson de satisfaction me parcourt le dos. Le plus dur est fait. La suite ne sera pas facile mais une fois au guidon de ma bécane plus rien ne peut m’arrêter.

J’enclenche la première et, avec un soupir d’aise, je prends la route.

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