18

— Allô, Jasper ? C’est… c’est Ombe.

Si quelqu’un, un jour, m’avait dit que, plongée dans une détresse noire, je me tournerais vers Jasper pour quémander son soutien, j’aurais sans doute pilé l’impertinent en menus morceaux ou, plus probablement, j’aurais éclaté de rire.

Jasper ?

Pourquoi pas Mickey ou le grand Schtroumpf ?

Je n’ai pourtant pas hésité une seconde. Je n’ai pas tenté de joindre Laure qui, je le sais, m’aurait prêté une oreille attentive.

Non.

Jasper.

Directement.

Insondable mystère de l’âme féminine.

Je l’ai appelé à partir de l’ordinateur de Lucile – je ne serai jamais autant entrée dans sa chambre que ces derniers jours – puisque mon portable est brisé – merci Erglug – et que je n’ai pas eu le temps de le remplacer.

Je l’ai appelé sans avoir à rechercher son numéro, découvrant par la même occasion que je le connaissais par cœur. Je l’ai appelé sans douter un instant qu’il me répondrait.

Et il me répond.

Ombe ? Mais… je… tu

Malgré la tristesse marécageuse dans laquelle je m’enlise, je ne peux retenir un sourire. J’ai déjà entendu parler Jasper quand il ignorait ma présence. Il est brillant. Surtout quand la discussion porte sur la magie. Il perd en revanche ses moyens quand il s’adresse à une fille. Il rougit, bafouille, s’emmêle les jambes et les pinceaux, accumule bourdes et impairs. Un véritable désastre.

Et quand je suis cette fille, c’est pire.

Il réussit toutefois l’exploit de se reprendre. Au moment exact où l’envie de sourire disparaît au fond de mon marécage personnel.

Je… je suis content que tu m’appelles. Je pensais justement à toi et… et… Tu… tu as besoin de… quelque chose ?

Le sourire réapparaît. Fugitivement. C’est vrai que je ne l’appelle qu’en cas de besoin. Quand je me retrouve coincée dans des situations épineuses dont seules ses étonnantes connaissances peuvent me tirer.

Et quand j’ai le cœur brisé.

— Non, je n’ai besoin de rien de particulier.

Un sortilège, une liste d’ingrédients ? Ou un truc infaillible pour liquider un Élémentaire ?

Je suis certaine que, s’il parvenait à maîtriser sa timidité et ses hormones, il aurait un sens de l’humour irrésistible, le gentil Jasper.

— Je ne suis pas en mission en ce moment. Je pensais qu’on pourrait peut-être boire un coup ensemble. Enfin, si tu en as envie.

Long silence.

Bruit discret de déglutition.

Je… Maintenant ? Je… Aujourd’hui ? Je veux dire, le soir de Noël ?

Merde !

Noël.

Je l’avais oublié celui-là.

— Euh… désolée, Jasper. Je suis un peu en vrac en ce moment et je n’ai pas fait attention. On se rappellera plus tard, d’accord ?

Je m’apprête à raccrocher, le cri de Jasper interrompt mon geste.

Attends !

La suite arrive si vite et dans un tel désordre que, pendant quelques secondes, je suis persuadée que l’ordinateur de Lucile, victime d’un virus, est en train d’agoniser.

Attends, Ombe, ce n’est pas ce que… Je me fiche de Noël. Je veux dire, ce n’est pas important. Pas plus qu’un autre soir.

Un silence haletant, suivi d’un silence silencieux, suivi d’un silence prise d’élan puis :

Ombe ?

— Oui ?

Ta proposition… C’est sérieux ?

— Ouais. Sauf si l’idée de boire un coup avec moi te fait perdre la boule. Je n’ai aucune envie de discuter avec un type qui aurait pété un câble à cause d’une surtension émotionnelle.

J’hésite un instant avant de continuer puis je me lance. Je ne vais quand même pas prendre des gants avec Jasper !

— Et sauf si cette idée te donne… des idées justement. Je te propose un coup à boire, Jasper, pas une partie de jambes en l’air. On est d’accord, n’est-ce pas ?

Évidemment, c’est ce que j’avais compris, s’offusque-t-il avec une pointe de mauvaise foi. Tu veux qu’on se retrouve où, et quand ?

— Chez toi si tu y es, et le temps d’arriver si ça te va.

Ça me va.

— Tu habites où ?

Avenue Mauméjean… bes en l’air !

— Quoi ?

Oublie, déclare-t-il un sourire dans la voix, c’est un de mes jeux de mots pourris.

Il m’explique où se trouve l’avenue Mauméjean et me donne les codes nécessaires pour entrer chez lui. J’attrape mon casque et je quitte l’appart. Je suis en train d’ouvrir la porte du local où je gare ma moto lorsque Khaled abandonne son épicerie et traverse la rue pour s’approcher de moi.

— Alors, il était bon ce tajine ?

— Une merveille !

Aucune envie de lui raconter que le tajine en question se trouve au fond de ma poubelle. Encore moins de lui expliquer les raisons de ce qu’il considérerait à coup sûr comme un sacrilège impardonnable.

— Je te l’avais dit. Tu veux la recette du couscous royal ? Ma mère est la reine du couscous royal.

— Une autre fois, volontiers. Là, je dois y aller.

— D’accord.

Un signe de la main, il se détourne puis se retourne.

— Y a des drôles de gens qui ont demandé après toi ce matin, à l’épicerie.

— Des drôles de gens ?

— Oui. Deux garçons et une fille. Habillés en noir, avec des yeux de shaytan et des gestes un peu trop rapides.

— Des gestes trop rapides ? C’est une description étrange.

Haussement d’épaules en guise de réponse. Je n’insiste pas.

— Qu’est-ce qu’ils voulaient ?

— Savoir où tu habitais. Ils m’ont montré un magazine avec une photo de toi…

Le regard de Khaled se met à briller.

— Je ne savais pas que tu étais top model.

— C’est parce que je ne le suis pas. Qu’est-ce que tu leur as répondu ?

— Que je ne t’avais jamais vue. Leurs têtes ne me revenaient pas. J’ai eu raison ?

— Ouais.

— Alors je suis rassuré. Tu passes quand tu veux pour le couscous royal, d’accord ?

— D’accord, Khaled.

Quelques minutes plus tard, je m’engage sur les quais de Seine.

Je pense à ce que m’a appris mon copain épicier. Le type au Taser, les « shaytans » aux gestes trop rapides de Khaled, Lucile, ils sont nombreux à me tourner autour sans que je sache ce qui les motive. Faudrait voir à ne pas exagérer sinon je ne réponds de rien.

J’expire longuement. Accélère.

Ma Z1000 répond à la perfection, son moteur feule avec une docilité qui ne demande qu’à se transformer en explosion, sa puissance calquée sur mes désirs tandis que mon cœur bat au rythme de ses quatre cylindres.

Heureuse, malheureuse, une question de mécanique ?

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