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Après une traversée de Paris, euh… assez rapide et quatre étages grimpés au pas de course, je balance sac et casque sur le canapé du salon et me précipite dans ma chambre.
Načelnik dort toujours mais, cette fois, il est hors de question que je lui fiche la paix. Je suis un Agent de l’Association, je suis chargée d’une mission et j’ai l’intention de la conduire à bien.
Quoi qu’il m’en coûte.
Le temps d’ôter mes vêtements – une enquête peut être menée de façon agréable tout en restant efficace – et je me glisse sous la couette à ses côtés.
Il ouvre les yeux à mon premier baiser, me susurre un « Bonjour, ange » qui me fait fondre et referme ses bras sur moi.
Waouh !
Il est quatre heures de l’après-midi lorsque la réalité toque à la porte de ma conscience.
Je me dégage de l’enchevêtrement de bras et de jambes – nous ne sommes pourtant que deux – qui me retient captive et plante mes yeux dans ceux de Načelnik.
— J’ai faim !
Une heure et un plat de pâtes plus tard, alors que je m’apprête à aborder le sujet des garous et de la drogue, Načelnik me devance en posant la première question :
— Je sais qu’un ange n’a de comptes à rendre à personne mais par quel prodigieux hasard t’es-tu trouvée hier soir au bon moment et au bon endroit pour me sauver la vie ?
Je n’hésite pas longtemps avant de répondre. L’Association n’a pas pour habitude de dissimuler son existence aux Anormaux, au contraire. Son travail de gestion s’appuie sur une confiance réciproque, même si la gestion en question est parfois houleuse. Je n’ai, en outre, aucune envie de débuter ma relation avec Načelnik par un mensonge.
— J’appartiens à l’Association et je me trouvais dans cet entrepôt pour une enquête. J’étais là quand Trulež t’a fait jeter à l’eau. Alors je suis intervenue.
Les yeux bleus océan de Načelnik s’assombrissent.
— Tu sais donc que je suis…
— Un garou ? Oui. Je sais également que tu détiens des informations que désire Trulež, que tu as refusé de les lui donner et que c’est pour cette raison qu’il a choisi de t’éliminer.
La tension de Načelnik s’estompe. Comme si, soulagé que je connaisse sa véritable nature, il goûtait de façon plus profonde le plaisir de se trouver face à moi. Il sourit, ce qui a pour effet immédiat de m’injecter une dose d’adrénaline amoureuse dans les veines.
— Je suis un garou et tu n’as pas peur ?
— Non. Et toi ?
— Et moi quoi ?
— Tu n’as pas peur ?
— Peur ? De toi ?
— Ben… oui.
Il éclate de rire.
— Non, je n’ai pas peur. Je n’ai pas peur de grand-chose, tu sais.
— Alors on est deux.
— Oui. On est deux.
Émotion palpitante autour d’un silence en forme de déclaration. Qui a un jour prétendu que les coups de foudre n’existent que dans les films ? Mon interrogatoire, je le sens, est près de changer de forme lorsque Načelnik reprend la parole :
— Trulež est un garou avide de pouvoir et dépourvu d’honneur.
— C’est le chef de ton clan ?
— Oui. À la grande honte de tous les miens. Il a pourtant obtenu ce rang en combattant mais pas une seule fois depuis il ne s’en est montré digne. Ces derniers temps, il s’est même compromis avec des vampires.
— Trafic de drogue ?
— Comment le sais-tu ?
— C’est à ce sujet que j’enquêtais quand je suis tombée sur Trulež, sa bande et, par effet de ricochet, sur toi.
— Je ne t’ai sans doute pas assez remerciée de m’avoir sauvé la vie. La dernière chose dont je me souviens, c’est de cette maudite aiguille s’enfonçant dans ma veine et de la voix de Trulež exigeant que je lui donne le nom de mes complices.
— Tes complices ?
— Oui. Sachant que Trulež frayait avec des vampires, qui plus est pour fabriquer une drogue qui, à terme, causerait notre perte à tous, j’ai contacté des amis et nous avons décidé de le renverser. Sauf qu’il a eu vent de ce projet et a préféré ne pas courir le risque d’un affrontement rituel.
— En éliminant les opposants.
— C’est ça. M’éliminer lui aurait suffi puisque j’étais celui qui avait été choisi pour le combattre mais il voulait savoir qui était de mon côté afin de faire le ménage à plus grande échelle.
— Et la drogue ?
— Je n’en sais guère plus si ce n’est qu’un groupe de vampires mené par un certain Séverin s’est mis en tête de vendre une drogue désinhibante aux Anormaux. Tellement désinhibante qu’une fois sous son influence, ils n’ont plus aucune conscience de leur situation et se livrent à tous les excès. À court terme, notre existence risque d’être révélée, ce qui marquera notre fin. Pour puissants que nous soyons, les humains sont trop nombreux pour que nous ayons une chance raisonnable de survivre hors de la clandestinité.
— Quel rôle joue ton clan dans ce trafic de drogue ?
— Cette drogue est fabriquée par des magiciens travaillant sous le contrôle de Séverin et de sa bande. Les garous sont chargés de la protection des installations et de la distribution. Chiens de garde et dealers. Quelle déchéance !
Il a serré les poings, cessant d’être séduisant pour devenir presque effrayant de colère contenue. Chez les garous, le pouvoir appartient au plus fort, charge à celui qui l’a conquis de s’en montrer digne. Les combats entre prétendants, je l’ai lu, sont violents, parfois mortels, mais un chef, un Alpha, ne peut en aucun cas se défiler s’il est provoqué.
— Tu comptes toujours défier Trulež ?
Je connais la réponse que va m’offrir Načelnik. Je la lis dans ses yeux, dans la crispation de ses mâchoires, dans l’envie de vengeance qui pulse en lui.
— C’est, hélas, impossible.
Tout faux, Ombe.
— Pourquoi ? Tu as peur de perdre ?
Glups. J’essaie de ravaler mes mots mais il est trop tard.
Les lèvres de Načelnik se retroussent sur des dents – des crocs ? – modèle « je te mords, tu meurs » tandis qu’un grondement sourd monte de sa poitrine. Chance pour moi, il parvient à se contrôler.
— Je n’ai pas peur de ce chacal !
Il a martelé chaque syllabe.
Inutile d’avoir fait des études supérieures pour comprendre que chacal, dans la bouche d’un garou, est la pire des insultes.
— C’est quoi alors le problème ?
— Les problèmes.
— D’accord. C’est quoi les problèmes ?
Načelnik prend une profonde inspiration et ses dents retrouvent des dimensions raisonnables. Il me fixe de son regard intense.
— Le premier problème, le plus important, c’est que Trulež a un second, Lakej. Du coup, nos lois m’obligent à avoir, moi aussi, un second qui affrontera Lakej avant que je puisse massacrer Trulež.
— C’est un problème, ça ?
— Oui. Lakej est un monstre, un tueur, même selon les normes des garous. Aucun de mes amis n’est de taille à l’affronter. Moi seul en suis capable et je n’en ai pas le droit, pas si je veux m’occuper de Trulež.
— Je vois. Et le second problème ?
— Un prétendant au titre de chef doit prouver qu’il contribuera au bien-être matériel du clan en acquittant un droit au combat.
— Un droit au combat ?
— De l’argent qui servira à aider les familles de garous dans le besoin. Une somme importante.
— Combien ?
— Chaque prétendant l’évalue à sa guise mais, en dessous de cinquante mille euros, il perd toute crédibilité et a de fortes chances d’être réduit en charpie par son clan avant même d’avoir combattu.
Je m’autorise un sourire.
— J’adore la délicatesse des us et coutumes garous…
Puis je me penche vers Načelnik et plante mes yeux dans les siens.
— Et si je trouvais une solution à tes deux problèmes ?