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La nuit a beau être noire et les routes, puis les rues plutôt vides, je cesse très vite de compter les têtes qui se retournent sur notre passage.

Je suis obligée de rouler à petite vitesse, ni mon passager ni moi ne portons de casque et la place dudit passager – assis devant moi – comme sa position – vautré sur le réservoir, figure écrasée sur le guidon – sont plutôt inhabituelles. Ce n’est toutefois pas la curiosité des badauds que je crains mais celle d’éventuels policiers. À l’approche des fêtes de fin d’année, ils se multiplient sur les trottoirs à la vitesse des pères Noël et si l’un d’eux m’interpelle – un policier, pas un père Noël – ma carte d’Agent de l’Association ne me servira à rien.

La chance est avec moi, j’atteins la rue Muad’Dib avant d’être arrêtée par une patrouille et je rentre ma bécane dans le minuscule local que je loue pour pas grand-chose à Khaled, l’épicier du coin.

Puis j’entreprends de gravir les quatre étages qui me séparent de mon appart en traînant le garou derrière moi.

J’ai conscience que le manuel du parfait Agent, s’il existait – le manuel, pas l’Agent – déconseillerait l’accueil d’un garou chez soi mais c’est la seule idée qui m’est venue à l’esprit quand j’ai réfléchi à l’endroit où le conduire en attendant qu’il récupère.

S’il récupère.

Le trajet à moto ne l’a pas arrangé. Il est toujours atonique, muet, et tremble plus encore que lorsque je l’ai repêché, conséquence logique du vent de notre course nocturne sur ses vêtements trempés et…

Je sais. Je devrais être plus frigorifiée que lui. Ou du moins autant. J’ai pris un bain moi aussi, j’ai roulé de nuit moi aussi, à moto moi aussi.

Oui, mais.

J’ai toujours éprouvé des difficultés à percevoir la température. Beaucoup de difficultés.

Mieux que ça, la température et ses divers changements, même radicaux, ont très peu d’effets sur moi. Voire aucun. Cette particularité est à la fois un avantage – je ne me brûle pas en égouttant les pâtes, je ne m’enrhume jamais, je ne râle pas quand les copines ont vidé le ballon d’eau chaude avant que j’aie pris ma douche – et un inconvénient – je suis rarement habillée comme tout le monde, je laisse les fenêtres ouvertes et, d’une façon générale, je me fais plus souvent remarquer que nécessaire.

Bon, il n’empêche que quand j’atteins le quatrième étage, j’ai chaud. Chaleur interne, d’accord, mais chaleur malgré tout.

Je prends le temps d’essuyer la sueur sur mon front, je cale le garou contre mon épaule et j’entre.

Je partage mon appart avec deux nanas rencontrées sur un site de recherche de colocs.

Laure, pétillante fille du Sud, prépare un master communication, option séduction de l’ensemble des étudiants de la fac, plus de quelques profs pour faire bonne mesure. C’est une tornade sur jambes, débordante d’humour et de gentillesse. Charmante et adorable Laure.

Lucile, Norvégienne débarquée en France quelque temps après moi, décrocherait facilement un job de top-model tant elle est canon mais ne se soucie que de ses études d’ethnologie. Plus réservée que Laure, elle parle peu, lit beaucoup, se passionne pour les minorités parisiennes – ethniques ou sociales – et affirme n’éprouver aucun intérêt pour les garçons, ce qui a pour effet de nous stupéfier Laure et moi. Belle et douce Lucile.

Laure et Lucile.

Je ne les connais pas depuis longtemps, mais elles me sont déjà très chères. Avec elles, j’ai l’impression d’être normale. J’oublie mon enfance pas terrible, mon adolescence pas terrible non plus, mes particularités physiques et mon appartenance à l’Association, je deviens presque l’étudiante que je prétends être. Presque.

C’est à elles que je pense en traversant le salon avec mon fardeau. Aucun risque que Laure se réveille, elle est partie rejoindre ses parents en Provence pour les fêtes de Noël.

Lucile, en revanche, a le sommeil très léger et je préférerais…

Le genou du garou heurte la table basse et le vase qui s’y trouvait se casse la figure. Il explose avec fracas en touchant le sol. Génial. Question discrétion, tu as encore assuré, Ombe !

Par bonheur, la porte de la chambre de Lucile reste close. Il n’est pas si tard, finalement, à peine deux heures du mat. Lucile a eu la bonne idée de s’absenter, ce qui m’épargne la difficile tâche de lui expliquer ce que je trafique, dégoulinante d’eau sale, avec un mec inconscient et aussi trempé que moi sur les épaules.

Après une brève hésitation, je tire le garou jusqu’à la salle de bain. Les lèvres de mon invité sont bleues, il tremble toujours et si je ne le réchauffe pas, le froid réussira là où les coups de Trulež ont échoué. J’ouvre à fond le robinet d’eau chaude, je le déshabille, ce qui est loin d’être aisé vu son état de prostration, puis je le fais basculer dans la baignoire. Je le laisse tremper un moment, le savonne, notant au passage qu’il est sacrément bien fichu, l’extirpe de la baignoire, le sèche et le porte jusqu’à ma chambre, non sans me demander pourquoi j’agis ainsi.

Euh… je chercherai la réponse plus tard, d’accord ?

La respiration du garou s’est apaisée. Étendu sur mon lit, les yeux clos, il ne tremble plus et sa peau, si elle reste pâle, a perdu son inquiétante lividité. Le produit que lui a injecté le sbire de Trulež – un sérum de vérité ? – n’a pas réussi à le terrasser et je croise les doigts pour que ses jours ne soient plus en danger.

Je profite de cette pause dans mon marathon de sauvetage pour le détailler.

Il est vraiment charmant, traits virils mais doux, cheveux noirs et drus, épaules larges, ventre plat, jeune, pas plus de vingt-cinq ans, pile poil le genre de type qui me…

On se calme, Ombe ! C’est un garou, tu ne le connais pas, tu n’as même pas entendu le son de sa voix. Rien ne t’affirme qu’il ne s’agit pas d’un psychopathe, d’un demeuré ou, plus simplement, d’un type sans le moindre intérêt.

D’accord.

N’empêche qu’il est charmant.

Les drôles d’idées qui me passent par la tête ont au moins le mérite d’attirer mon attention sur la puanteur qui imprègne mes vêtements et mes cheveux et je file sous la douche en réfléchissant à un moyen d’avertir l’Association.

Je pourrais sortir dans les rues du quartier à la recherche d’une cabine téléphonique en état de marche mais cette quête risque fort d’être longue et vaine. J’éprouve, en outre, quelques réticences à abandonner le garou seul dans l’appart.

L’idée d’utiliser la magie m’effleure à nouveau. M’effleure juste, et pas longtemps. Les sortilèges de contact à distance sont autrement plus complexes que ceux permettant de forcer une serrure. Hors de portée en ce qui me concerne.

Je trouve une solution alors que j’enfile un jean et un tee-shirt.

Nous possédons une connexion Internet haut débit et si Laure et moi ne nous en servons que pour surfer sur le Net, Lucile l’utilise avec Skype pour parler à sa famille restée en Norvège. Skype, un logiciel qui permet d’appeler partout dans le monde ou presque.

Reste un petit problème. Autant Laure, Lucile et moi passons d’agréables soirées communes dans le salon, autant nous partageons sans problème cuisine et salle de bain, autant nos chambres sont un endroit perso où les autres ne pénètrent que si elles y sont conviées.

Je n’hésite pas longtemps. C’est un cas de force majeure. Je ne crois pas que Lucile m’en voudra si j’entre sans autorisation sur son territoire.

Sa chambre pourrait ressembler à la mienne, plafond rampant, rayonnages couverts de bouquins, sauf que, différences importantes, elle est rangée, aucun sac de frappe n’est suspendu à la poutre et il serait vain d’y chercher le moindre album de heavy metal, Lucile n’écoute que de l’opéra !

Bon, je ne suis pas là pour critiquer ma copine mais pour utiliser son ordinateur. Il est allumé, chance, et l’emploi de Skype est d’une simplicité enfantine.

Je compose le numéro d’urgence de l’Association. Alors que je suis censée tomber sur une boîte vocale, ce n’est pas une machine qui décroche à la deuxième sonnerie, c’est mademoiselle Rose en personne.

— Oui, Ombe. Que t’arrive-t-il ?

L’ordinateur de Lucile se serait transformé en barbe à papa géante que je n’aurais pas été plus surprise. Par les dents de Lucifer, comment mademoiselle Rose se débrouille-t-elle pour être toujours là quand je téléphone, y compris au milieu de la nuit ? Surtout, comment sait-elle que c’est moi qui appelle ?

Mademoiselle Rose est la secrétaire du bureau parisien et je suis persuadée, depuis la première fois que je l’ai vue, qu’elle n’est pas humaine. Pas totalement humaine. Cheveux gris attachés en chignon, lunettes cerclées de métal, tailleur gris impersonnel, elle fait tout son possible pour avoir l’apparence d’une austère secrétaire du siècle dernier mais je ne suis pas dupe. Cette femme, j’en suis certaine, mène une vie à rendre jaloux le plus intrépide des aventuriers. Quant à moi, elle m’inspire un étonnant mélange d’admiration et de frousse. Mélange d’autant plus étonnant que les gens que j’admire se comptent sur les doigts d’une main et ceux que je crains sur le pouce de l’autre.

— Je t’écoute, Ombe.

Mademoiselle Rose n’a pas besoin d’élever le ton pour obtenir ce qu’elle désire et même quelqu’un d’aussi réfractaire à l’autorité que moi ne ramène pas sa fraise devant elle.

En l’occurrence et puisqu’elle attend que je raconte, je raconte. L’entrepôt, les garous. Tout. Depuis le début.

Elle me laisse raconter sans m’interrompre avant de me poser une série de questions précises, d’une voix plus neutre que le Parlement suisse :

— As-tu entendu Trulež parler de drogue ou de vampires ? Non.

— Le garou que tu héberges est-il hors de danger ? Je crois.

— Trulež peut-il remonter jusqu’à toi ? Non.

— Quelqu’un t’a-t-il vue avec le garou ? Non.

— Y avait-il une odeur de soufre dans l’entrepôt ? Non.

Lorsque j’ai fini de répondre, mademoiselle Rose se racle discrètement la gorge.

— Bien. J’aurais préféré que Trulež et son clan n’apprennent pas que l’Association s’intéresse à leurs faits et gestes mais je suppose que tu n’avais pas d’autre moyen de sauver ta vie que montrer ta carte.

— Pas si je voulais éviter de les massacrer jusqu’au dernier…

Mademoiselle Rose ne feint même pas d’être amusée par ma boutade.

— Tu vas te débrouiller pour que le garou qui est chez toi reprenne connaissance très vite puis tu l’interrogeras de façon à en apprendre le plus possible sur les activités de Trulež. Il faudra ensuite qu’il quitte ton appartement. Nous t’attendons demain à la première heure pour un rapport complet.

— Mademoiselle Rose ?

— Oui, Ombe ?

— Comment voulez-vous que je l’aide à reprendre conscience ? Et comment savez-vous qu’il sera d’accord pour me parler de Trulež ?

— Trulež a tenté de le tuer. Cela devrait le rendre loquace.

— Et son inconscience ?

— Tu es en possession d’un nécessaire à magie, n’est-ce pas ?

— Oui mais…

— Alors sers-t’en.

Et elle raccroche.

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