17
Il est six heures du matin quand je pousse la porte de mon appart.
Je titube, incapable de savoir si c’est à cause de la fatigue, du chagrin ou de l’alcool. Cet alcool que j’ai ingurgité tout au long de la nuit, d’abord pour tenter d’oublier, ensuite, justement, parce que j’ai oublié. Oublié de ne pas boire, oublié où j’allais, ce que je faisais, oublié, même, qui j’étais.
Quelques fragments de souvenirs déchiquetés flottent à la surface de ma conscience vacillante sans que je sois capable de leur offrir le moindre sens. Un bar enfumé de la musique qui braille, des types lourds, une bagarre, un coup reçu, beaucoup de coups distribués, un autre bar, d’autres blaireaux, de la musique toujours, des cris de la bière, une course en bécane…
Je m’effondre sur mon lit et sur le dos, les bras écartés les yeux grands ouverts.
Non.
Fermés.
Je n’ai aucune envie de mourir. Aucune. Mais, bon sang, ce que j’aimerais être morte.
Sommeil épais, écrasant, pareil à un gouffre. Dépourvu de rêves.
Sommeil dont j’émerge enfin vers quatre heures de l’après-midi, allongée sur mon lit et sur le dos, les bras écartés.
Je n’ai pas la bouche pâteuse, pas mal à la tête ou au ventre, pas les mains qui tremblent ou le dos qui frissonne. Je suis opérationnelle. Parfaitement opérationnelle. Être incassable signifie aussi récupérer en quelques heures d’une cuite si monumentale qu’elle aurait assommé un rugbyman pendant une semaine.
Dommage.
Je serais volontiers restée inconsciente une semaine.
Je me lève, prends une douche, plus par habitude que par envie, erre un moment dans l’appart, m’assieds par terre, dos au mur, les genoux remontés contre la poitrine.
Recroquevillée.
Dehors et dedans.
Est-ce normal de sentir le goût de ses lèvres sur les miennes alors qu’il ne m’embrassera plus ?
Est-ce normal de sentir mon ventre hurler au simple souvenir du contact de sa peau ?
Est-ce normal de ne rien ressentir d’autre que le vide, le manque, l’absence ?
Est-ce normal de guetter les bruits, d’espérer celui de la porte qui s’ouvre alors qu’elle ne s’ouvrira pas ?
— Tu ne le connais que depuis trois jours, murmure en moi une escarbille de raison qui cherche à s’enflammer.
Une vague de douloureuse lucidité déferle avant que l’escarbille ait réussi son projet, l’emporte, la noie, la transforme en scorie.
Qui est en droit de m’interdire d’aimer au bout de trois jours ?
Qui a décrété que l’intensité du bonheur était proportionnelle au temps passé à la savourer ?
Je voudrais continuer à me recroqueviller, devenir une coquille de diamant autour d’une douleur si violente qu’elle m’émiette.
Je voudrais disparaître.
Je voudrais…
Par le sursaut d’une volonté que j’ignorais posséder, je me lève.
Tu es vivante, Ombe, blessée, meurtrie, amputée mais vivante !
Tu es vivante, quelle que soit la douleur qui te taraude, tu vas continuer à vivre.
Et d’abord tu vas bouger.
Le premier pas s’avère le plus difficile à effectuer, les autres suivent, dociles à défaut d’être énergiques. Ils me conduisent jusqu’à la chaîne hi-fi.
Quand, libérée par les quatre enceintes réglées à fond, l’intro de Bouncing off the Walls sabre la pièce à grands coups de guitare rageurs, je sens un frémissement dans le coin au fond à gauche de mon âme.
Tu es vivante, Ombe.
Vivante et incassable.
J’attrape le plat contenant le tajine froid, appuie sur la pédale de la poubelle, commence à le vider… m’interromps.
Mon blouson de cuir est là. J’ai hésité avant de le jeter, hier. Je l’aimais bien et nous avions vécu de chouettes moments ensemble, toutefois les dégâts occasionnés par les griffes de Lakej étaient trop importants.
Irréparables.
Je repose le tajine sur la cuisinière et je sors mon blouson de la poubelle. Non que j’aie l’intention de me lancer dans des travaux de raccommodage qui dépassent largement mes compétences mais parce que je viens de me souvenir de la clef. La clef USB qui se trouve dans une de ses poches. La clef sur laquelle j’ai copié le dossier récupéré dans l’ordi de Lucile.
Je n’en oublie pas que je suis malheureuse à en crever même si l’adrénaline qui se glisse dans mes veines lorsque je mets la main sur la clef me convainc un peu plus que je ne suis pas morte.
Deux minutes plus tard, je suis installée devant mon propre ordi, une bête puissante achetée en même temps que ma bécane avec l’argent des photos.
Puissante et bourrée de logiciels, certains destinés au grand public, d’autres beaucoup moins, d’autres enfin carrément confidentiels, récupérés sur les sites mal famés où j’aime traîner. C’est un de ces logiciels que je lance lorsque le dossier « Ombe » refuse de s’ouvrir de façon classique.
Règle de base de l’informatique : ce qui a été fait numériquement peut être défait numériquement. Il en découle qu’aucune protection n’est inviolable et que la valeur d’un verrou se mesure au temps nécessaire pour le déverrouiller.
Celui mis en place par Lucile est solide, professionnel. Il résiste quatre minutes et une poignée de secondes avant de céder et de me laisser accéder au contenu du dossier.
Il comporte douze fichiers, douze articles de journaux numérisés ou récoltés sur Internet. Des journaux canadiens.
Je reconnais le premier pour l’avoir consulté à de nombreuses reprises durant mon enfance. Découpé à mon intention par une assistante sociale plus maternelle que les autres, il a longtemps fait partie des maigres possessions que j’emportais avec moi de famille d’accueil en famille d’accueil.
Il relate l’incroyable découverte d’un bébé âgé de moins d’une semaine abandonné dans la neige par des inconnus que le journaliste n’hésite pas à traiter de monstres sans cœur à l’esprit dérangé.
Une photo illustre l’article. Prise quelques heures après que le bébé a été sauvé, elle le montre couché dans un berceau, ses grands yeux bleus semblant sonder le monde à la recherche d’un détail essentiel que lui seul sait manquant.
Cette photo m’est familière. C’est la seule que je possède de moi bébé.
Je l’ai regardée des milliers de fois, cherchant à percer la douloureuse énigme de mon arrivée sur terre, me posant en boucle la question qui a martelé mon enfance : est-ce que ce sont mes parents qui se sont débarrassés de moi de cette abominable façon ou ai-je été enlevée puis abandonnée dans la neige par un fou ?
Je n’ai jamais obtenu de réponse.
Je connais également les dix articles que j’ouvre ensuite. Je suis allée les chercher sur Internet dès que j’ai su me servir d’un ordinateur et je pourrais presque les réciter par cœur tant ils me sont familiers. Ils relatent peu ou prou la même chose : le bébé sauvé par miracle, la recherche de ses parents, les hypothèses des enquêteurs, leurs déductions, leurs pistes et, pour finir, leur impuissance.
Toute à ma lecture, je n’ai pas pris le temps de m’interroger sur les raisons qui ont poussé Lucile à collecter ces informations. Je ne me souviens pas de lui avoir parlé du mystère de ma naissance, ni d’avoir évoqué une seule fois mon enfance. Est-ce qu’elle…
Le dernier article est différent.
Publié une année plus tard, il n’évoque pas mon incompréhensible apparition mais rapporte une inexplicable disparition. Celle d’une jeune femme, Marie Rivière, qui s’est volatilisée alors qu’elle gagnait la pharmacie où elle travaillait à Montréal. Les dernières personnes à l’avoir vue la décrivent marchant d’un pas alerte, le sourire aux lèvres, dans un quartier calme et sans histoire.
L’article, court et dépourvu d’âme, rapproche cette disparition de celles des dizaines de personnes qui, chaque année et pour des raisons inconnues, quittent leur domicile et ne reviennent jamais. Selon le journaliste, la police privilégie d’ailleurs la piste de la fugue quoique le terme soit incorrect puisque Marie était majeure et sans enfants.
Qu’est-ce que ce fichier fiche au milieu de ceux qui me concernent ?
Je rumine la question un moment avant de réaliser que ce n’est pas celle que je devrais me poser.
Pourquoi Lucile a-t-elle rassemblé ces informations à mon sujet ?
Cinq minutes d’intense réflexion n’aboutissent à rien et, mettant de côté la tacite discrétion qui régit notre colocation, je décide de retourner à la source.
Lucile, habituellement casanière, n’est toujours pas rentrée ce qui, en soi, est déjà un mystère mais m’arrange puisque je me vois mal lui demander l’autorisation de fouiller son ordinateur.
La première chose que je remarque lorsque l’écran s’allume, c’est que le dossier qui portait mon nom et que j’ai copié sur ma clef a disparu. Lucile est donc repassée à l’appart la nuit dernière.
J’ouvre la partie de son disque dur où elle classe ses documents personnels pour n’y trouver que des cours de sociologie et une lettre adressée à un opérateur téléphonique. Celle où elle range ses morceaux de musique favoris ne contient rien d’intéressant et celle qui est censée accueillir des images est vide.
Une brève inspiration et je plonge dans les profondeurs numériques de la machine. Je lance une série de sondes en variant leurs critères, noms, contenus, dernière date d’ouverture, fouine dans la corbeille, les fichiers temporaires, les traces laissées par ses balades sur Internet… Rien.
Je réprime un juron. Certes, dénicher une information dissimulée sur un ordinateur est souvent très long mais un drôle de pressentiment me souffle que, même en y passant une semaine, je ne trouverais rien.
Je me résigne à abandonner mes recherches. Je n’ai plus qu’une solution si je veux connaître les raisons qui ont poussé Lucile à collecter ces informations sur moi : lui poser la question lorsque je la verrai.
De retour dans ma chambre, j’allume mon propre ordinateur et lance une première recherche sur la toile en accolant les mots Marie et Rivière. Le nombre de réponses que j’obtiens dépasse les limites du raisonnable.
À Marie et Rivière, j’ajoute enlèvement puis Montréal et pharmacie. Toujours trop vague pour être exploitable. Lorsque je précise la date stipulée dans l’article que je viens de lire, le programme m’annonce en revanche qu’il n’a aucun résultat à m’offrir.
Cette fois, je ne retiens pas le juron qui me monte aux lèvres.
— Par les oreilles de Lucifer !
Je repousse ma chaise et me lève.
Je me fiche de cette Marie Rivière, je me fiche de Lucile et de savoir pourquoi elle fouille dans mon passé, je me fiche de tout.
Je me fiche de tout.
De tout !
La vague de douleur, de tristesse et de rage qui déferle sur moi me fait suffoquer.
Je me précipite à la fenêtre, l’ouvre en grand, me penche à l’extérieur sans que cela change quoi que ce soit à mon état. Je suffoque toujours.
Un verre d’eau glacée n’a pas plus d’effet.
Je n’ai pas besoin de respirer.
Je n’ai pas besoin de boire.
J’ai besoin de…
… parler.