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Bien que la force d’Erglug soit ahurissante, ce n’est pas son geste qui me sidère mais la tirade qui l’a accompagné. S’il se remet à parler, c’est qu’il va mieux. Se pourrait-il que la folie meurtrière qui l’animait l’a quitté ?
Prête à réagir s’il décide de reprendre les hostilités, j’interromps ma démolition trollesque.
Erglug en profite pour se frotter le crâne avec circonspection. Puis il tourne les yeux vers moi.
— Barbara Dening est l’auteur de cette remarquable citation, déclare-t-il. Léon Tolstoï, lui, pensait que la vérité doit s’imposer sans violence. Doit-on en déduire que la vérité réside dans le refus de la violence et si oui, quid de l’énergie évoquée par Barbara Dening ? Qu’en pensez-vous, demoiselle ?
Je laisse échapper un discret soupir de soulagement. Aussi pénible que dans mon souvenir mais à nouveau inoffensif.
— Erglug ?
— Oui ?
— Pourquoi as-tu essayé de me tuer ?
Un air désolé et presque comique – presque – se peint sur son visage.
— Je n’ai pas voulu vous tuer.
— Ah bon ? Tu as drôlement bien fait semblant dans ce cas !
— Je ne prétends pas avoir fait semblant de vous tuer, je prétends ne pas avoir voulu vous tuer. La différence est d’importance.
Il fronce les deux balais-brosses qui lui servent de sourcils avant de poursuivre :
— Vous êtes d’ailleurs en partie responsable de ce qui vient d’arriver.
Je lui jette un coup d’œil inquiet. Il semble parfaitement remis de sa rencontre avec le marteau pneumatique et s’il lui prenait l’envie de me sauter dessus, m’en débarrasser ne serait pas chose facile. Mais ses pulsions belliqueuses semblent l’avoir quitté et comme il est assis, je conserve l’avantage.
— Tu m’expliques ?
J’ai failli me montrer plus virulente. Heureusement, un vieux dicton découvert dans un grimoire roumain m’est revenu à l’esprit à temps : « Qui veut vivre âgé ménage le troll rencontré. »
— Vous avez cru occire Siyah, pourtant il a survécu.
— Quoi ?
Siyah est le magicien auquel j’ai été confrontée lors de ma première mission. Pour des raisons non encore élucidées, il cherchait à éliminer la Créature d’un lac perdu en forêt à une centaine de kilomètres de Paris. Un sortilège complexe lui avait permis de soumettre Erglug à sa volonté, le transformant en arme de destruction massive. Lorsque l’arme en question s’est attaquée à moi, j’ai sauvé ma peau en tuant Siyah. En croyant le tuer, apparemment.
— Siyah n’a rien d’un magicien de pacotille et, malgré le respect que j’éprouve pour vos talents guerriers, demoiselle, il faut davantage qu’un coup de pied, aussi violent soit-il, pour l’abattre.
— Il a donc récupéré et a renouvelé le sort de soumission…
— Le sort de soumission dont j’étais victime n’était pas vraiment rompu puisque Siyah n’était pas vraiment mort. Pour mon plus grand chagrin, je n’ai pas pu résister lorsqu’il a retendu les fils magiques qui me lient à sa volonté.
— Qui te lient ?
Coup d’œil sur la porte. Si Erglug fait mine de se lever je peux l’atteindre avant lui, c’est une certitude. Aurais-je en revanche le temps de démarrer ma moto avant qu’il me rattrape ? C’est une autre question.
Erglug secoue sa grosse tête.
— Qui me liaient. Quand Siyah a frôlé la mort, les fils se sont abîmés. Le traitement que vous m’avez infligé quoique fort désagréable…
— Tu l’as cherché !
— Je ne le nie pas. Ce traitement, donc, a fini de me libérer. Du moins je le crois.
— Tu le crois ? Seulement ?
— La Rochefoucauld a écrit fort justement que ce que nous prenons pour notre guérison n’est le plus souvent qu’un relâche ou un changement de mal.
— Ce qui signifie ?
— Que je n’éprouve plus la moindre envie de vous écraser et que je me sens honteux d’avoir un jour éprouvé cette envie. J’arracherais en revanche volontiers la tête de Siyah pour l’offrir à ma belle – nous, les trolls, détestons être victimes d’un sortilège de soumission – mais…
— Mais ?
— Je détesterais encore plus retomber en son pouvoir, ce qui m’incite à la prudence. Cela dit, Francis Bacon, dans ses Essais de politique et de morale, a affirmé que la vengeance était une justice sauvage. Or qu’y a-t-il de plus sauvage qu’un troll ?
Je réprime avec peine un soupir agacé.
— Et à part ça, quelles sont tes intentions ?
Il se lève et fait craquer les muscles monstrueux de ses épaules.
Je recule d’un pas.
— Réfléchir à la façon la plus prudente et la plus sauvage de me venger, déclare-t-il.
Puis il s’incline dans un salut qu’il veut courtois et qui n’est qu’effrayant.
— Je vous prie une fois encore d’excuser mon comportement et je vous réitère mes remerciements pour m’avoir libéré. Je vous suis redevable, demoiselle, et je saurai, le jour venu, vous témoigner ma reconnaissance.
— Euh… d’accord.
Il s’éloigne à grands pas et en atteignant la sortie se tourne vers moi.
— Je n’ai aucune velléité d’ingérence dans vos affaires cependant s’il s’avérait que vous cherchez des hommes au comportement étrange rôdant par ici, sachez que vous les trouverez dans l’entrepôt sis en bout de quai.
Le temps que je comprenne qu’il m’a fourni un renseignement précieux, il disparaît.
L’entrepôt en bout de quai ?
Je n’hésite pas longtemps.
Certes, le retour inattendu de Siyah doit être rapporté au plus vite à Walter mais les hommes qu’a évoqués Erglug – des garous ? – ne passeront pas la nuit à m’attendre. Chaque chose en son temps. J’appellerai le bureau de l’Association lorsque j’en saurai davantage sur ce qui se trame ici.
Je ramasse ma lampe qui, au contraire de mon casque, a eu la bonne idée de ne pas se briser, je l’éteints et je me glisse dans la nuit.