16
Je suis surprise, en sortant, de constater que la nuit est déjà là.
Les grandes artères sont illuminées, les trottoirs grouillent de passants affairés à trouver l’indispensable cadeau de dernière minute, les voitures roulent au pas, voire ne roulent pas du tout et je me retrouve plusieurs fois coincée à attendre qu’un bouchon, étanche même à ma moto, se résorbe.
Cela ne m’agace pas.
Mon moteur tourne au ralenti, mes pensées vagabondent, j’ai relevé la visière de mon casque pour goûter la fraîcheur du soir, je suis bien.
Un bien-être profond qui ne s’estompe pas quand je réalise que, lors de mon rapport, j’ai encore oublié de parler du retour de Siyah. Pire, que j’ai également oublié d’évoquer la nouvelle agression dont j’ai été victime sur le pont.
Au moment où je m’apprête à faire demi-tour, la voix de Walter s’élève dans ma mémoire : « Tu as bien mérité une pause, le boulot attendra. » Brève hésitation puis je décide de poursuivre ma route. Walter aussi a bien mérité une pause et apprendre que Siyah est vivant lui gâcherait les fêtes de Noël. Quant à mon agresseur au Taser – sourire dur – sa mort le rendant inoffensif, l’enquête qui s’impose ne possède plus de caractère d’urgence. Je retournerai au bureau dans deux ou trois jours.
Je finis par atteindre la rue Muad’Dib, je gare ma bécane et je m’empresse de filer chez mon copain Khaled, l’épicier du coin, pour des emplettes urgentes. Je monte à l’appart les bras chargés de victuailles que je dépose sur le plan de travail de la cuisine.
Lucile n’est toujours pas là. Tant mieux, je n’aurai pas à lui expliquer que, ce soir, l’appart n’est pas une coloc mais un nid totalement privé.
J’envoie un album de Megadeth à fond sur la chaîne hi-fi et j’attaque ma chambre – draps propres, rangement, poussière, aspirateur – avant de m’en prendre à la pièce commune, sidérée par ma hargne ménagère. Il faut dire que ni elle ni moi n’avons vécu ça depuis… longtemps.
Lorsque c’est fini, je suis en nage mais l’énergie qui pulse en moi est telle qu’il faut que je me raisonne pour ne pas astiquer la chambre de Laure et celle de Lucile. Je compense en me mettant aux fourneaux.
Bon, je ne suis pas une cuisinière hors pair et ma pratique se limite aux pâtes, aux salades composées et aux gâteaux… en poudre. M’en fiche. Je me sens des ailes. Toutes sortes d’ailes. Khaled m’a conseillé une recette de tajine au poulet qu’il tient de sa mère.
— Un miracle, m’a-t-il affirmé. Tu en manges une fois, plus jamais de ta vie tu l’oublies !
J’ai la ferme intention que cette soirée demeure inoubliable pour d’autres raisons qu’un plat au poulet et, si j’aime les épices dans la cuisine arabe, je les préfère dans les rapports humains. Mais j’ai décidé d’atteindre la perfection.
Lorsqu’une alléchante odeur de coriandre, de muscade et de paprika commence à se répandre dans l’appart, je dresse la table, ouvre une bouteille de vin, allume des bougies, tamise l’éclairage avant de filer sous la douche.
Je la prends glacée, en ressors bouillante et entreprends de fouiller mon armoire à la recherche d’une robe de soirée. Je la veux noire, moulante, ouverte dans le dos jusqu’à la naissance de mes reins, échancrée sur le devant de façon à…
Arrête, Ombe, tu perds la boule, là. Tu n’as jamais possédé ni même porté la moindre robe de ta vie.
Avec un soupir, j’enfile un jean et un débardeur blanc, me contemple sans concession dans la glace, troque mon débardeur blanc contre un noir, hésite, remets le blanc, puis le noir, hausse les épaules, me résigne à ne pas ressembler à une princesse, choisis le débardeur blanc et sors de ma chambre en courant de crainte de ne pas être prête quand il arrivera.
Je retrouve mon entrain en soulignant mes yeux d’un trait de crayon turquoise puis en caressant mes lèvres d’un gloss perlé. Un soupçon d’Ange ou Démon de Givenchy au creux du cou et…
On frappe à la porte.
Non. Pas on. Il frappe à la porte.
Je le sais, je le sens, sa présence résonne dans mon ventre sans que j’aie besoin de le voir.
— Entre…
Je comprends que quelque chose ne va pas au moment où ses yeux se posent sur moi et les miens sur lui. Tension dans son corps, voile sur le bleu de ses yeux, sourire las…
— Que… se passe-t-il ?
Je m’approche. Besoin impérieux, vital, de le prendre dans mes bras, besoin qu’il referme les siens sur moi, besoin qu’il…
Il lève une main pour m’arrêter.
Je me fige.
— Ombe… je… je ne peux pas.
— Tu ne peux pas quoi ?
— Je… nous… ce n’est pas possible.
C’est donc ça le froid ? Cette impression que le sang se solidifie dans vos veines, qu’un gouffre insensé s’ouvre au milieu de votre être, que la vie entière se morcelle ?
— Ça veut dire quoi, ce n’est pas possible ?
Il ferme les yeux une seconde. Nous sommes immobiles, à un mètre l’un de l’autre, mon âme me hurle que c’est un mauvais rêve, m’ordonne de le rejoindre, je ne bouge pas, il rouvre les yeux.
— C’est… c’est à cause de… l’odeur. Ton odeur.
— Quoi ?
Ai-je crié ? Murmuré ? Načelnik tressaille. Son visage est tendu, marqué par le doute, la douleur, la tristesse. Aurais-je moins mal, je ne supporterais pas de le voir souffrir autant.
Il prend une inspiration. Hésite à fermer les yeux une deuxième fois, les braque sur moi.
— Je… je n’ai jamais rencontré une fille comme toi. Tu es si… merveilleuse, un idéal ayant pris vie, un miracle.
— Et ?
Je suis un désert. Aride. Mort.
— Tu… possèdes une… odeur qui… Je suis désolé. C’est une odeur qui me… qui me repousse. Une odeur plus forte que tout ce que je ressens pour toi, plus forte que tout ce qui m’attire vers toi. Je ne l’ai pas perçue au début, sans doute à cause du produit que Trulež m’a injecté dans les veines puis, peu à peu, mon odorat s’est réveillé et…
— Une odeur ?
— Oui, une odeur. Au sens que nous, garous, accordons à ce mot. Pas un parfum, une odeur. Quelque chose qui palpite en toi… Quelque chose de dur, de terrible. D’insupportable. Quelque chose qui me révulse chaque instant un peu plus. J’ai… j’ai essayé. Je ne peux pas, Ombe. Je ne peux vraiment pas. Je… je suis désolé.
Né au cœur de mes sentiments, un vent de mots souffle sur le désert que je suis devenue.
Des mots pleins de sens, d’idées, d’espoirs, de force.
« On se fiche de cette odeur, Nač, ça ne veut rien dire une odeur. Je suis bien avec toi, mieux que je n’ai jamais été avec quiconque. Mieux que je croyais possible de l’être un jour, même en rêve. Une odeur, ça s’estompe, ça se chasse, ça s’oublie. Je changerai de parfum pour toi, Nač, je prendrai des bains de fleurs, je t’aimerai si fort que… C’est ça qui compte, Nač, ça et rien d’autre. Je t’aime. »
Le vent, dans ma tête, devient tempête. J’ouvre la bouche pour laisser sortir les mots.
— Casse-toi, pauvre blaireau !
Il sursaute. Blêmit. Se décompose.
Jamais je n’ai eu autant envie d’embrasser quelqu’un.
— Tu m’entends ? Casse-toi, blaireau !
— Ombe… je…
— Tu quoi ? D’accord, ma route a croisé la tienne deux nuits d’affilée, d’accord nous avons pris un certain plaisir à coucher ensemble. Tu ne croyais pas que j’allais m’effondrer parce que tu possèdes un odorat ultrasensible et que nos routes divergent ce soir ? Si c’est le cas, tu te fourres le doigt dans l’œil, Načelnik. Je ne m’effondre pas. Je suis incassable.
— Attends, Ombe, je…
— Mais j’attends, Načelnik. J’attends que tu te casses. Et pour être franche, je commence à m’impatienter.
Il me regarde un long moment sans ciller.
Ses yeux me parlent, me caressent, me supplient… Je ne bouge pas.
Je suis un désert. Les déserts ne bougent pas.
— Je suis désolé, Ombe, finit-il par murmurer. Tellement désolé.
La réplique cinglante qui devrait jaillir ne jaillit pas mais je tiens droite, ce n’est déjà pas si mal.
Il se détourne enfin, descend les escaliers d’un pas lourd, disparaît.
Et moi…
Moi…
Ma moto fonce dans la nuit.
Couchée sur son réservoir, bouche grande ouverte, j’essaie de happer le vent, l’espoir, la vie.
Je n’y parviens pas.