2
Une masse sombre est tapie près d’une énorme fraiseuse rouillée.
Humanoïde, elle mesure deux mètres de haut et presque autant de large. Muscles saillants, crocs acérés, elle a tout du cauchemar et pourtant, après une seconde de palpitations cardiaques effrénées, je retrouve calme et sérénité.
Ce n’est pas que je sois fan des monstres velus mais j’ai reconnu Erglug, le troll à qui j’ai eu affaire il y a quelques jours alors qu’il était sous l’emprise d’un magicien. Il a tenté de me réduire en miettes et se trouvait en passe de réussir, quand j’ai eu l’excellente idée de liquider celui qui le contrôlait. Erglug s’est retrouvé libre et nous nous sommes séparés en bons termes. Il a beau être hideux, il ne représente aucun danger.
En revanche, quelque chose cloche.
C’est connu, les trolls sont des solitaires qui aiment la nature et vivent à l’écart des humains.
Je ne comprends donc pas ce qu’Erglug trafique dans le noir de cet entrepôt. Et comme je suis de nature curieuse…
— Qu’est-ce que tu fiches ici ?
Je regrette instantanément d’avoir posé cette question. Les trolls, je l’ai appris il y a peu, sont des philosophes et Erglug ne déroge pas à la règle.
Bien au contraire.
Comme, en plus, il est bavard, il va m’offrir une réponse alambiquée sous la forme d’une citation de Gœthe ou de Platon et…
Monumentale erreur.
Erglug ne profère pas un mot mais il se redresse. Par tous les diables, notre rencontre date de deux jours à peine, comment ai-je pu oublier à quel point il est impressionnant ?
D’autant plus impressionnant que s’il a décidé de se taire, il grogne. Un grognement type pitbull taille XXXL, version enragée.
Un épais filet de bave peu engageant coule le long de son menton et une dangereuse lueur rouge pulse au fond de ses prunelles.
— Eh ! T’es sûr que ça va ?
Erglug, je m’en aperçois soudain, tient, ce soir, beaucoup plus du tueur psychopathe que du philosophe bavard. Ai-je vraiment cru un jour que je pouvais devenir copine avec un monstre pareil ?
— Euh… je vais te laisser alors…
Je ne suis pas naïve, du moins pas en ce qui concerne les situations du type de celle que je suis en train de vivre, et je sais quand il est vain de continuer à discuter. Je m’estimerai heureuse si je quitte cet entrepôt sans bouffer du troll.
Ou plutôt sans être bouffée par un troll.
Ma lampe torche toujours braquée sur Erglug, je recule en direction approximative de la sortie. Manque de bol, Erglug me suit.
Démarche chaloupée, crocs à l’air, poings serrés…
Je n’ai aucune envie de me friter avec lui. D’abord parce que je l’aime bien, même s’il est visiblement bloqué en mode réflexion zéro, destruction cent, et surtout parce que la seule et unique fois où nous nous sommes rentrés dedans lui et moi, il s’en est failli d’un cheveu qu’il m’atomise.
Malgré mon manque de goût pour la débandade, la dérobade, la déroute et autres lâchetés commençant par « dé », je m’apprête à tourner les talons pour tenter de battre le record du monde du cent mètres en entrepôt lorsque Erglug se rue en avant.
— Merde !
Les trolls sont des montagnes de muscles quasi indestructibles, ils sont teigneux, dotés d’une vitalité incroyable et, pour ne rien arranger, ils sont rapides.
Très rapides.
Erglug est sur moi avant que mon projet de fuite se soit concrétisé.
Je n’ai pas le temps de me placer en position de combat.
Un poing presque aussi gros que ma tête m’emboutit au niveau du thorax. Mes poumons se vident de l’air qu’ils contenaient et je m’envole.
Je m’envole littéralement.
Direction le plafond.
Ou plutôt direction une poutrelle métallique qui a la mauvaise idée de traverser l’entrepôt à cet endroit.
Je la heurte au niveau des vertèbres lombaires – craquement sinistre – et je repars en vrac vers le sol où je m’écrase comme une outre. Ma tête heurte le ciment – nouveau craquement sinistre – j’ai l’impression que mes jambes se disloquent et…
Stop !
Je sais, je devrais être morte.
Ou au moins agonisante.
Ce serait vrai pour n’importe qui, pas pour moi. Je suis incassable.
C’est une des particularités que j’évoquais tout à l’heure. Je l’ai découverte quand j’avais une dizaine d’années et j’ai pris garde de n’en parler à personne.
Jamais une bosse, jamais une fracture, jamais rien.
Même en menant la vie, euh… agitée que je menais alors. Et que je mène toujours. Même en tombant du quatrième étage, même percutée par une voiture ou un camion – un train, je n’ai pas essayé – même en étant emportée par une avalanche de rochers – si, si, ça m’est arrivé – même au cours des multiples bagarres auxquelles je me suis trouvée mêlée. Jamais rien.
J’ai eu beau rester discrète, un des recruteurs de l’Association a eu vent de cette particularité et s’est intéressé à moi.
— Le but de l’Association, m’a-t-il expliqué lors de notre deuxième rencontre, est de gérer les Anormaux en s’appuyant sur les Paranormaux.
Les Anormaux, ce sont ces êtres que la plupart des humains considèrent comme mythiques et qui existent pourtant bel et bien. Vampires, garous, trolls, gobelins, goules, daedroths, lutins et une multitude d’autres.
Les Paranormaux, ce sont les humains qui possèdent un pouvoir particulier que la science est incapable d’expliquer et donc d’admettre, ce qui constitue, lorsqu’on y réfléchit, un nombre impressionnant de pouvoirs possibles.
Chaque Agent de l’Association possède un tel pouvoir qu’il a l’obligation de tenir secret.
Le mien est d’être incassable.
Me prendre le coup que vient de m’asséner Erglug est loin d’être agréable, la poutrelle métallique m’a esquinté le dos et j’ai les dents qui vibrent encore de ma rencontre avec le ciment du sol mais je suis capable de bouger.
Suffisamment pour rouler sur le côté et éviter le coup de pied qui, sinon, m’aurait arraché la tête.
Et tuée par la même occasion.
Oui, tuée.
Pour être précise, mon véritable pouvoir n’est pas d’être incassable mais presque incassable et quand on s’explique avec un troll, l’adverbe presque acquiert tout à coup une importance vitale.
Il y a deux jours, Erglug m’a brisé le bras en le saisissant dans sa grosse pogne. D’accord, j’ai guéri avec une rapidité stupéfiante – il ne reste aucune trace de la fracture sur les radios – toutefois je doute que cette capacité de régénération fonctionne sur une blessure plus grave, du genre tête arrachée.
Et je n’ai aucune envie de l’expérimenter.
Le pied velu d’Erglug frôle ma tempe, je bondis sur mes pieds à moi. Instantanément, je passe en mode combat. J’ai pris conscience que ce raccourci m’était propre il y a peu de temps. Là où d’autres réfléchissent, hésitent, planifient, voire, dans le meilleur des cas, prennent de rapides décisions, j’agis.
En l’occurrence, et comme je tiens toujours mon casque à la main, je l’écrase violemment sur le nez d’Erglug. Dans le même mouvement, je lui balance mon genou dans le ventre, de toutes mes forces.
Il faut avouer qu’en plus de vouloir sauver ma peau je suis en pétard. Malgré les apparences, je ne suis pas particulièrement belliqueuse, je déteste juste qu’on me confonde avec un paillasson ou un punching-ball. Or voilà deux fois que ce maudit troll me cherche noise. Deux fois de trop.
Erglug ne paraît pas troublé par ce que je viens de lui envoyer dans la figure et dans le bide. Il pousse un rugissement et se jette sur moi. J’esquive en passant sous son bras et je lui retourne un revers de casque sur la nuque.
Bruit sec d’éclatement.
Un bref instant je crois l’avoir eu, puis les deux moitiés de mon casque tombent à terre.
Raté !
Une paire de mâchoires terrifiantes claque au ras de ma gorge.
Je profite de la proximité de sa trogne de tueur pour l’attraper par les oreilles. Courte impulsion et je lui flanque un prodigieux coup de boule… qui n’a pas l’effet escompté.
À moitié assommée, je titube en arrière, Erglug, lui, se précipite en avant.
Heureusement, je récupère vite.
Pas glissé sur le côté, coup vicieux de santiag derrière les genoux et la course de mon ami le troll se transforme en un roulé-boulé incontrôlable et incontrôlé qui s’achève avec fracas contre une monumentale machine-outil.
Même un troll assoiffé de sang ne fait pas le poids face à douze tonnes de fonte. Erglug marque un compréhensible et douloureux temps d’arrêt. J’en profite pour passer à l’action.
La machine-outil est une emboutisseuse, un engin monstrueux utilisé pour modeler les non moins monstrueuses plaques d’acier qu’on lui donne à manger. Je ne suis pas spécialiste de ce genre de joujou mais le levier qui me tend les bras est suffisamment éloquent pour que je me jette dessus.
Avec un bruit de tous les diables, le marteau pneumatique de l’emboutisseuse s’abat à la volée sur le crâne d’Erglug… qui pousse un grognement surpris.
Le marteau pneumatique remonte.
J’abaisse à nouveau le levier.
Le marteau pneumatique retombe.
Erglug grommelle un inintelligible juron.
Troisième coup de marteau pneumatique.
Soupir fatigué.
Le quatrième coup de marteau pneumatique n’atteint pas sa cible. Erglug a levé un bras, stoppant net la course du marteau.
— C’est désormais chose acquise, annonce-t-il d’une voix forte, le refus de la violence, loin d’être passif, demande une énergie particulière.