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Si Lakej avait été acteur, Schwarzenegger n’aurait pas obtenu le rôle principal dans Terminator !
Ce garou est un monstre.
Deux mètres vingt au bas mot pour cent cinquante kilos au moins. Cent cinquante kilos de muscles si on ne tient pas compte des quelques grammes de cervelle nécessaires pour faire tourner la machine.
Erglug mis à part, je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi balèze, mais plus encore que son physique, c’est sa façon de bouger qui est impressionnante. À mi-chemin entre le char d’assaut et l’élastique géant. Si, si, c’est possible !
Un monstre.
Un monstre qui avance droit – les notions de virage ou d’évitement lui sont apparemment étrangères –, repoussant les garous sur son passage comme s’ils étaient des rêves de nourrissons.
Il se plante devant nous.
Du coin de l’œil, je vois Načelnik pâlir. À cet instant précis, je sais ce qu’il pense, je sais la peur qu’il éprouve pour moi et les terribles remords qui l’assaillent.
Je sais que les doutes qu’il éprouvait sur ma capacité à me tirer vivante de ce traquenard sont devenus des certitudes ancrées dans les muscles de Lakej.
Je sais que son code de l’honneur lui hurle de défier Lakej à ma place pour me sauver la vie, même si, en agissant ainsi, il perd la possibilité de devenir l’Alpha du clan.
Je sais et j’agis.
J’avance d’un pas.
Par les orteils de Lucifer, ce type est grand ! Je dois monter sur la pointe des pieds pour lui tapoter la joue.
— Alors, mon gros, ça baigne ?
Cinquante ou soixante garous qui, à la même seconde, retiennent leur souffle, ça fait un sacré vacarme.
En forme de silence absolu.
Du coup, le grondement qui s’élève de la poitrine de Lakej prend l’intensité d’un tremblement de terre de niveau 8 sur une échelle qui en compte 7. Ses épaules s’élargissent de dix centimètres, son thorax se gonfle et un duvet de mauvais augure apparaît sur ses joues.
— Pas très malin de le provoquer, raille Trulež, une pointe de jubilation dans la voix. Les combats rituels ne sont pas forcément mortels.
— Ombe… commence Načelnik posant une main sur mon épaule.
Tiens, je n’aurais pas pensé qu’un geste de Načelnik m’énerverait. Je m’empresse de lui couper la parole.
— Plus tard, d’accord ? Là, j’ai un truc à régler.
Puis je reporte mon attention sur Lakej.
— On y va, mon gros, ou tu veux d’abord dire adieu à ta maman ?
Ouh là ! Ce n’est plus du duvet qu’il a sur les joues, le tueur de Trulež, mais une fourrure sombre qui dissimule mal ses mâchoires prognathes et pas du tout les crocs acérés qui pointent hors de sa bouche. On pourrait dire gueule, tant son visage ressemble désormais à celui d’une bête.
Au point où j’en suis, je ne perds rien à en remettre une couche. Avec un peu de chance, il sera si énervé qu’il en perdra ses moyens. On peut toujours rêver, non ?
— Ça se passe sur le Ring ou dans ta niche ?
— Tu pues ! crache Lakej en serrant les étaux qui lui servent de poings. Tu pues et je vais te bouffer !
— Si tu bouffes tout ce qui pue, ça ne m’étonne pas que tu aies la tronche d’une poubelle, mon gros.
Là, je sens que si j’ajoute un mot, il explose.
Ou plutôt il m’explose.
Je lui offre mon sourire le plus charmant, adresse un clin d’œil rassurant à Načelnik et, d’un pas tranquille, me dirige vers le Ring.
Je crève de trouille.
Le Ring, surélevé d’un mètre par rapport au sol, est un carré de cinq mètres de côté délimité par trois rangées de cordes.
Non.
Frisson.
Par trois rangées de fil de fer barbelé.
Il est trop tard pour partir en courant et vain d’espérer me réveiller au fond de mon lit.
Je me glisse à plat ventre sous le fil du bas, notant que les pointes qui le décorent, longues et acérées, suffiraient à éventrer un mammouth. Je me redresse juste à temps pour voir Lakej empoigner le fil du haut à pleine main et bondir par-dessus.
S’il atterrit en souplesse, le plancher du Ring lâche néanmoins une plainte sourde avant de trépider avec frénésie lorsqu’il se rue sur moi. Le combat a commencé. Pas de règles, pas d’arbitre. Violence et survie.
Ça me va.
Lakej a achevé de se métamorphoser. Et dire que je le trouvais impressionnant quand il est entré dans la salle. Ce n’était rien par rapport au monstre qu’il est devenu.
Deux mètres cinquante, du muscle partout, des crocs, des griffes, une lueur rouge dans les prunelles, de la hargne, de…
Je plonge au sol en enfonçant la main dans la poche de mon blouson, simultanéité qui, soit dit en passant, est loin d’être évidente. Les bras de Lakej se referment dans le vide. De justesse.
Roulé-boulé, je me relève, passe le cadeau du Sphinx à la main droite, décide de…
Le coup de Lakej me cueille au creux de l’estomac. Ses griffes déchiquettent mon blouson de cuir et, incassable ou pas, je les sens ouvrir quatre entailles brûlantes dans mon ventre. La douleur fuse. Terrible. Sous l’impact, je traverse le Ring en vol plané, atterris dans les « cordes ». Nouveau zigzag de feu. Dans le dos.
J’ai beau savoir que ma particularité physique m’a sans doute évité le pire, j’ai mal. Je glisse sur le plancher. Les mains de Lakej se referment sur mes épaules, si puissantes que j’ai l’impression qu’elles vont les réduire en miettes.
Il me soulève comme si je ne pesais rien jusqu’à amener mon visage devant sa gueule béante. Ses crocs brillent. S’il referme ses mâchoires sur mon cou, je suis morte.
Aucune envie de mourir. Je cogne.
Du poing droit et de toutes mes forces.
En pleine poire.
Le résultat dépasse mes plus folles espérances.
D’abord parce que Lakej, confiant jusqu’à la stupidité dans sa supériorité physique, n’a pas envisagé une seconde qu’une simple humaine puisse frapper aussi fort. Ensuite parce que le joujou du Sphinx assume son rôle à la perfection.
Lakej pousse un grognement sourd, me lâche, titube en arrière, crache deux crocs – bonne surprise, ça, j’ai senti l’os de sa pommette se fracturer, pas ses dents – passe une main tremblante sur son faciès bestial.
Les garous développent une allergie virulente à l’argent. Le plus léger contact avec ce métal provoque chez eux de vives réactions cutanées allant de l’érythème grave à la brûlure au troisième degré. Or ce que j’ai envoyé à Lakej est tout sauf un léger contact.
La moitié droite de son visage est transformée en flaque purulente. Une transformation déplaisante, si j’en crois le rugissement qu’il pousse en levant son museau au ciel. J’en oublierais presque la douleur qui pulse dans mon ventre et dans mon dos.
Je n’ai pas le temps de profiter de mon avantage, Lakej est défiguré, mais il n’a perdu ni sa vigueur ni sa pugnacité. Son hurlement de souffrance se mue en cri de guerre et il se précipite sur moi.
Plutôt que d’éviter la charge – l’exiguïté du Ring rend une telle manœuvre difficile – j’attends l’ultime seconde et je bondis. À la verticale. Aussi haut que possible. Plus haut que ce à quoi s’attendait Lakej. S’il s’attendait à quelque chose.
Le choc est violent mais, au contraire de mon adversaire, je m’y suis préparée. J’enroule mon bras gauche autour de sa nuque, me roule en boule avec toute l’énergie dont je dispose et lui emboutis le menton de mes deux genoux repliés contre ma poitrine.
Ça fait un bruit de tous les diables mais, si l’impact aurait suffi à assommer un rhinocéros, je sais que je l’ai à peine ébranlé. Dans trois secondes il m’attrapera à son tour et, placée comme je suis, il me bouffera. Littéralement.
Trois secondes.
Que je n’ai aucune intention de lui accorder.
Mon assaut n’a comme objectif que de mettre sa tête à portée de ma main droite. Celle où j’ai passé le coup-de-poing américain du Sphinx. Quatre anneaux en alliage titane-argent. Titane pour la dureté, argent pour l’allergie. Les quatre percutent Lakej au milieu du front.
Hurlement.
Je frappe à nouveau.
Entre les deux yeux.
Lakej, toujours hurlant, vacille. Je suis cramponnée à lui, mon ventre à quelques centimètres à peine de sa gueule. Tu vas tomber, oui !
Mon troisième coup l’atteint à la tempe. Mon quatrième aussi. Mon cinquième.
Le hurlement de Lakej se transforme en gargouillis. Il se met à trembler et je n’ai que le temps de me dégager avant qu’il s’effondre à genoux.
Je déteste frapper un adversaire à terre mais, là, je n’ai pas le choix. Les garous sont dotés de facultés de régénération qui sont égales à celles des vampires. Si je ne l’achève pas, il se relèvera et s’il se relève…
Prise d’élan et je shoote.
Je porte mes santiags et j’ai visé le menton. Mon coup de pied me vaudrait un contrat en or au Real de Madrid ou à Chelsea mais Lakej n’est pas en mesure de me le proposer. Il accepte donc de basculer sagement sur le côté et, en poussant un gémissement très convaincant, il sombre dans l’inconscience.
C’est seulement à ce moment que je perçois le vacarme qui règne dans la salle. Les garous, visages luisants et regards brillants, vocifèrent en levant le poing et certains d’entre eux, incapables de se contrôler, ont même commencé à se métamorphoser.
Pendant un fol instant, je suis envahie par la certitude qu’ils en veulent à ma peau. Ils vont monter sur le Ring, me déchiqueter vivante, me…
Puis je comprends que je ne risque rien. L’adrénaline qui a embrasé mon sang circule aussi dans le leur. Encore plus brûlante. Spécialistes des affrontements rituels, emballés par le combat, ils crient leur enthousiasme. Simplement.
La douleur de mon ventre et celle de mon dos se rejoignent, palpitantes. Mes jambes vacillent. Je ne vais pas flancher maintenant ?
D’accord, mais que faire d’autre ?
Soudain, Načelnik est là, près de moi.
Contre moi.
Il glisse un bras autour de ma taille. Me soutient. De sa force et de son regard.
— Tu as été merveilleuse, me murmure-t-il.
J’ai moins mal tout à coup.
— Tiens bon, poursuit-il dans un souffle. Tiens bon. Si tu tombes, ils cesseront de te respecter.
Tomber ?
Moi ?
Pour qui il me prend ?
Načelnik doit sentir que je vais mieux. Il me lâche pour balayer la foule du regard.
— Trulež ! hurle-t-il. C’est ton tour, chacal !
— Trulež ! Trulež ! scandent les garous en réponse.
— Trulež ! vocifère Načelnik. Où es-tu ?
Je suis la première à comprendre. Sans doute parce que je ne suis pas garou et que la lâcheté n’est pas, pour moi, le nom d’une incompréhensible maladie.
Il n’y aura pas de combat rituel.
Trulež a disparu.