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Le dernier entrepôt de la zone semble aussi vétuste et désert que les autres.

Semble.

Quelque chose me souffle que ce n’est qu’une apparence.

Bon d’accord, Erglug m’a avertie avant que mon petit doigt m’alerte mais je pense que, s’il ne m’avait rien dit, je m’en serais aperçue seule. Aucune lumière ne filtre par un quelconque interstice, aucun bruit de voix ne s’élève derrière les murs de tôle.

Non, je sens juste que le lieu est… spécial.

Ce n’est pas la première fois que j’éprouve pareille sensation : la certitude que je m’apprête à vivre un événement important. Et comme la vie s’est débrouillée pour que cet événement important se traduise toujours à mon égard par danger, menace, piège et autres réjouissances, chaque fois que je ressens ce petit frisson prémonitoire, je serre les poings.

Je m’approche de la porte rouillée, jumelle de celle que j’ai franchie cinq minutes plus tôt, je pose la main sur la poignée.

Fermée.

Claquement de langue agacé.

Le sortilège permettant de forcer une serrure est réputé accessible au premier apprenti magicien venu. Sauf que je suis incapable de me souvenir si, en guise d’ingrédients, il faut utiliser de l’améthyste, du saphir, de la bourrache brachipodale ou de l’extrait de marguerite, ladite marguerite étant, je crois important de le rappeler en passant, une inflorescence et non une fleur.

Pour ne rien arranger, la formule idoine s’applique à glisser le long de mes neurones mémoriels comme une goutte d’huile sur un carter endommagé.

Pauvre de moi !

Bien sûr, je pourrais enfoncer la porte, en plus d’être incassable, je suis assez… vigoureuse, mais, à part en jouant La Marseillaise au clairon, je vois mal comment me faire davantage remarquer.

Ce qui est drôle, c’est qu’il y a une semaine de cela je ne me serais pas posé la question. J’aurais fracassé la porte d’un coup de pied, au risque d’esquinter mes santiags, j’aurais foncé à l’intérieur et…

C’est là que j’ai changé. Sur le « et… ».

Sans que je sache avec précision quand et pourquoi j’ai changé, il est devenu important pour moi de savoir ce qui se passera après.

Après la porte fracassée.

Après la baffe assénée.

Après le feu rouge grillé.

Après.

Bon, je ne suis pas devenue pour autant une accro à la prudence ou à la réflexion et si je ne trouve pas très vite un moyen de pénétrer dans ce fichu entrepôt, je vais revenir aux bonnes vieilles méthodes.

Peut-être y a-t-il une autre entrée à l’arrière de l’entrepôt. Je me faufile dans un trou du grillage censé clore la zone et entreprends d’en faire le tour.

Il y a une issue à l’arrière, un énorme portail pour camions fermé lui aussi.

Le troisième côté, lui, est vierge de toute ouverture. Quant au quatrième, il donne directement sur la Seine.

Je m’apprête à revenir à la première porte lorsque la curiosité me pousse à me pencher. L’entrepôt a été prévu pour accueillir des camions mais également des bateaux ou, du moins, des barques. Un chenal est creusé dans le quai et pénètre à l’intérieur.

Mieux, le volet roulant permettant de condamner cette issue n’est pas abaissé en totalité.

Mieux encore, l’étroit trottoir qui longe le chenal en contrebas du quai constitue une porte d’entrée parfaite.

Presque trop parfaite, devrais-je me dire, c’est louche. Je n’ai pas l’habitude de me dire des choses pareilles et, les rares fois où cela m’arrive, je ne m’écoute pas.

Je descends en souplesse sur le trottoir, le longe jusqu’au volet roulant et me glisse par l’ouverture. Me voici dans la place.

Je renonce à allumer ma torche. Le plafond est vitré et si les vitres sont crasseuses, elles sont assez nombreuses pour que la clarté de la lune suffise à se repérer. Je constate que le chenal traverse la pièce encombrée de caisses qui s’ouvre devant moi avant de passer sous un deuxième volet roulant.

Et que de la lumière filtre par-dessous le volet. De la lumière et le son d’une voix. Je m’approche le plus discrètement possible.

— Tu vas me répondre, oui ?

La voix gutturale, porteuse de violence et d’autorité, est celle d’un chef que personne de sensé ne souhaiterait avoir sur le dos.

— Par les crocs de Vuk, tu vas me répondre ?

L’ordre est suivi du bruit, reconnaissable entre tous, d’un poing s’écrasant sur un visage. Puis d’un deuxième. D’un troisième…

— Il ne répondra pas, Trulež.

— Seigneur Trulež !

— Euh… Il ne répondra pas, seigneur Trulež. Pas après ce que nous lui avons injecté dans les veines.

— Je croyais que ce produit devait le faire parler !

Le ton, déjà agressif, est monté d’un cran pour virer à la menace. Il n’est pas content le père Trulež et, à mon avis, celui à qui il s’adresse est mal barré.

— Je… je… il est… résistant. Plus résistant que… que prévu. Il a tenu jusqu’à sombrer dans l’inconscience et…

— Et ?

— Comme vous… vous avez ordonné qu’on lui injecte une deuxième dose, il… il est probable que son cœur… lâche d’une minute à l’autre. Et s’il tient le coup, il ne se réveillera pas avant demain.

— C’est maintenant que je veux ma réponse, pas demain !

— Je… je sais, seigneur. Je… je suis désolé.

Le silence retombe sur l’entrepôt. Ce Trulež est en train de réfléchir et j’en profite pour l’imiter.

Il est possible que ces types soient des garous. Possible, pas probable.

Je n’ai aucune idée de ce qu’ils fabriquent mis à part qu’ils sont en train de massacrer un autre type – un autre garou ? – pour lui extorquer des confidences. La prudence voudrait que je me planque dans un coin et que je prenne des notes à l’intention de Walter, mais l’aversion que j’éprouve pour toute forme d’autorité, surtout abusive, me souffle d’intervenir.

Si les deux types sont des humains, je n’aurai aucune difficulté à leur botter les fesses. Si ce sont des garous, bon, cela risque d’être plus compliqué.

Les garous sont des teigneux, des bagarreurs. Ils sont puissants, dotés d’incroyables capacités de régénération, sans oublier qu’ils se transforment.

Pas en animaux, ça, c’est réservé aux films fantastiques, mais en créatures humanoïdes pleines de poils et de muscles, avec une tête de loup version cauchemar de la mort.

La transformation est volontaire et la pleine lune la facilite, voire, dans le cas des plus jeunes, la rend quasi obligatoire.

Suis-je de taille à affronter deux garous ? Là est la question.

Honnêtement j’en doute, surtout s’ils se transforment. Je tenterais toutefois volontiers l’expérience. Juste pour voir.

— Balance-le à la flotte !

Tiens, Trulež a fini de réfléchir.

— Vous… vous l’épargnez ?

C’est drôle, moi aussi ça m’étonne.

— Balance-le à la flotte et tiens-lui la tête sous l’eau jusqu’à ce qu’il crève !

Pas si original que ça finalement, le père Trulež. Un bon gros chef. Méchant comme il faut.

Je comprends que j’ai, moi aussi, achevé de réfléchir en m’apercevant que je suis en train de me glisser sous le volet roulant. Voilà le problème. Quand on est douée pour l’action, on finit par se surprendre toute seule.

La salle dans laquelle j’arrive est vaste. Comme la précédente, elle est remplie de caisses en bois et, en son centre, le chenal se transforme en bassin. Un bassin rempli d’une eau noire et huileuse sur laquelle se reflète la lumière de quatre énormes lampes électriques posées à proximité.

Le tout forme un ensemble glauque à souhait mais je ne lui accorde qu’un bref coup d’œil.

Il faut dire que mon attention a mieux à faire. Ce sont bien des garous.

Grands, physique d’athlètes, muscles saillants sous des blousons de cuir portés à même la peau, jeans moulants, mâchoires carrées, cheveux sombres…

Ils ne sont pas deux.

Ils sont douze.

Et les douze me regardent.

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