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Il fait nuit quand nous quittons mon appart pour gagner le lieu que Načelnik appelle la Friche et qui est le quartier général de son clan.

La rue Muad’Dib n’est ni la rue de la Paix ni les Champs-Élysées et aucune guirlande lumineuse n’a été tendue d’un immeuble à l’autre. Pourtant, pour la première fois depuis une éternité, j’ai le cœur en fête, même si la fête en question n’est pas Noël. Toutes les roues tournent, Ombe, et celle de ta vie amorce une vraie jolie rotation.

Pendant que je vais chercher ma bécane, Načelnik prend la première à droite, direction le marchand de cycles du boulevard de Fombelle. Nous avons pas mal de trajet à faire à moto et il a besoin d’un casque pour qu’on puisse rouler tranquilles. Alors que je le regarde s’éloigner puis disparaître, je sens une drôle de fleur s’épanouir dans mon ventre. Douce, colorée, odorante…

Waouh !

Je me secoue. Au boulot, Ombe. Tu cueilleras les fleurs plus tard.

Le boulevard de Fombelle est à sens unique, ce qui m’oblige à effectuer un détour conséquent avant d’arrêter ma bécane sur le pont qui surplombe les rails du métro, à une dizaine de mètres du magasin où Načelnik est en train de payer son casque.

Je coupe le contact et, tandis que mes fesses restent sur la selle, mon esprit s’envole. Ce que j’éprouve dans les bras de Načelnik va très au-delà d’une simple plénitude physique. Nous nous emboîtons à la perfection, et je ne parle pas uniquement de cette évidence des corps qui me fait suffoquer quand il me touche. C’est plus que ça. Bien plus. Le sentiment – la certitude ? – que c’est lui.

Juste ça.

C’est lui.

J’ai envie de crier que je suis heureuse, que la vie est belle, que…

J’ai crié pour de bon ? Un type s’arrête devant moi pour me dévisager.

Jeune, plutôt mignon, vêtements de motard, sa silhouette et son visage me soufflent qu’on se connaît mais, malgré mes efforts, je ne parviens pas à l’identifier.

— Est-ce que je…

Le type sourit, plonge la main dans sa poche et, toujours souriant, en sort un pistolet, une arme monstrueuse du genre Taser, qu’il braque sur ma poitrine.

Merde !

Le type qui m’a coursée à moto il y a trois jours sur le périphérique ! Le fou à qui je n’ai échappé que par miracle. Je ne sais ni qui il est ni ce qu’il me veut mais il m’a retrouvée et, assise stupidement sur ma moto, je suis coincée. S’il tire, je…

Il tire.

Aucune chance de me rater.

Sauf qu’à l’ultime seconde une silhouette massive s’interpose entre lui et moi.

Entre la bouche du Taser et mon cœur.

Načelnik !

— Non ! ! !

Mon hurlement ne parvient pas à masquer le chuintement du Taser. Un flux de cette étrange et meurtrière énergie qui a failli me griller déjà une fois nimbe soudain le torse et la tête de Načelnik. Un filament résiduel se glisse sous son bras et frôle le mien.

J’ai l’impression d’être plongée dans un bain d’huile bouillante, l’impression que ma peau est arrachée, mes muscles déchiquetés, mes nerfs tailladés. Ce n’est qu’un infime frôlement et j’ai l’impression de mourir.

Načelnik…

Načelnik…

Načelnik, lui, ne bronche pas.

Pas plus gêné que s’il avait été arrosé avec un pistolet à eau.

Il ne bronche pas mais il bouge.

Vite et fort.

Son poing percute le type au Taser sous le menton. Si violent que mon agresseur transformé en pantin désarticulé bascule par-dessus la rambarde pour s’écraser sur les rails du métro cinq mètres plus bas.

— Tu n’es pas blessé ?

Je peine à respirer et ma voix chevrote comme celle d’une grand-mère. Načelnik me lance un coup d’œil surpris.

— Blessé ? Non. Moins que lui en tout cas.

Alors que la souffrance qui a paralysé mon corps s’estompe lentement, je jette un regard sur la voie. Si j’en crois son état – plutôt abîmé – et sa position – plutôt désorganisée – ce fou furieux ne tirera plus jamais sur les gens.

L’action a duré trois secondes. Personne ne lui a prêté d’attention.

Si.

Un vieux bonhomme de l’autre côté de la rue.

Il n’ose pas intervenir mais il a tout vu. Dans un instant, il va…

— On se casse ! jette Načelnik. Tu peux piloter ?

J’acquiesce et, pendant que je lance le moteur de ma Kawa, il s’assoit derrière moi. En moins de temps qu’il en faut pour l’écrire, nous disparaissons.

Je roule un bon moment en tentant d’offrir un sens à ce qui s’est produit. Je n’y arrive pas. Je finis par m’arrêter près d’un immeuble en construction. La Friche n’est plus très loin et j’ai besoin d’avoir l’esprit libre quand nous l’atteindrons.

— Tu es certain de ne pas être blessé ?

Drôle que ce soit la première chose que je pense à demander.

Načelnik doit sentir l’émotion qui menace de m’emporter maintenant que le danger est passé parce qu’il referme ses bras sur moi.

— Promis, m’assure-t-il. Tu connaissais ce chacal ?

— Non. Enfin, oui.

— Oui ou non ?

En quelques mots, je lui raconte ma rencontre avec le motard qui a tenté de me tuer trois jours plus tôt avant d’exprimer ce qui me tracasse le plus.

— Je ne comprends pas pourquoi tu n’as rien senti quand il a tiré. L’énergie, l’onde ou le je ne sais trop quoi qui est sorti de son flingue m’a à peine effleurée et j’ai cru que je m’évanouissais de douleur.

Načelnik hausse les épaules.

— C’est peut-être un truc sans effet sur les garous.

— Peut-être.

— En tout cas, ce gars sentait la satisfaction du travail accompli.

— Il sentait quoi ?

— La satisfaction du travail accompli. Nous, les garous, possédons un odorat très développé qui ne se limite pas à percevoir les odeurs auxquelles vous, les humains, êtes limités. Ce chacal était convaincu d’agir pour la bonne cause en te liquidant.

— Vous êtes vraiment capables de sentir des choses comme ça ?

— Oui. L’odorat est un sens primordial pour nous. Plus encore que la vue.

— C’est génial.

Le regard de Načelnik s’assombrit.

— Oui. Sauf que, parfois, c’est… terrible.

Alors que je m’apprête à lui demander des précisions sur ce qu’il entend par terrible, il me ferme la bouche d’un baiser sauvage. Lorsque, un long moment plus tard, nos lèvres se séparent, il a les yeux qui brillent et moi le ventre qui vibre.

Waouh !

— Voilà ce que je te propose, dit-il en me caressant la joue. Ce soir, nous nous occupons de Trulež et dès demain je mets tout mon clan sur ton type au Taser. Ce serait étonnant que nous ne découvrions rien. Ça te va ?

— Ça me va.

Un dernier baiser et nous reprenons la route. Tiens-toi bien, Trulež, on arrive.

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