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— Qu’est-ce qu’elle veut celle-là ? aboie un des garous, plus grand et massif que les autres qui sont pourtant loin d’être des nains.
Je parie ma moto neuve contre un vieux Solex qu’il s’agit de Trulež.
Casquette d’aviateur, épaisse chaîne d’acier autour du cou, pendentif en forme de tête de mort, blouson clouté, une autre tête de mort tatouée dans le cou, il serait ridicule si son regard ne clamait pas, de façon évidente, qu’il est d’abord dangereux.
Il me jauge de la tête aux pieds avant de cracher une série d’ordres :
— Toi, tu finis ce que tu as commencé. Toi et toi vous allez me la chercher. Toi, toi et toi, vous vérifiez qu’elle est seule.
Le premier ordre s’adresse à un garou qui porte un type inanimé sur l’épaule, sans doute celui que Trulež s’évertuait à faire parler quand je suis arrivée.
Le garou s’empresse d’obéir. Deux pas en direction du bassin et il balance son fardeau à la flotte. Un fardeau qui, après avoir éclaboussé les alentours, s’enfonce gentiment dans les profondeurs, ôtant au lanceur l’obligation de lui maintenir la tête sous l’eau pour le noyer.
Cinq autres garous s’élancent. Avec une hâte qui en dit long sur l’effet Trulež. Trois foncent vers la porte, deux se précipitent sur moi.
Et moi, justement ?
Eh bien, une fois n’est pas coutume, je reste immobile, incapable de choisir une option parmi celles, pourtant peu nombreuses, qui s’offrent à moi.
Résister ? C’est la première fois que je rencontre des garous mais j’ai beaucoup lu à leur sujet et ce que j’ai lu est clair. Si un garou ne fait pas le poids face à un troll, un troll ne fait pas le poids face à douze garous, et comme j’ai failli ne pas faire le poids face à un troll, à coup sûr je ne fais pas le poids face à douze garous. Ça a l’air complexe comme ça mais dans ma tête c’est limpide.
Ajoutons que, suite à mon récent démêlé avec les gobs, Walter n’a pas manqué de me rappeler que le rôle d’un Agent était de gérer les Anormaux, pas de les envoyer rejoindre leurs ancêtres, et l’option résister devient du grand n’importe quoi.
Fuir ? Trop tard.
Parlementer ? jamais su faire.
Les deux garous arrivent sur moi, lorsque je me souviens brusquement que je suis une Agent de l’Association et qu’à ce titre je possède d’autres armes que mes poings et mes pieds. J’enfonce la main dans la poche de mon jean, attrape ma carte pro et la brandis devant moi.
— Association ! Personne ne bouge !
La dernière fois que j’ai tenté le coup de la carte, c’était pour essayer de calmer cette bande de gobelins décidés à mettre un lycée à feu et à sang.
Fiasco total.
Les gobelins ont fait semblant de m’écouter mais, en réalité, ils se fichaient totalement de moi et ils se sont débrouillés pour poursuivre leurs activités.
Quand je me suis ouverte de ce problème à Walter, il s’est contenté de hausser les épaules en prenant un air fataliste.
— Si les Anormaux respectaient l’Association autant que l’Association les respecte, notre travail serait plus facile. Hélas, une récente analyse montre que seuls 83 % d’entre eux reconnaissent notre importance et s’estiment liés à nous.
— 83 % ? Ce n’est pas mal.
— Ce serait même bien si ce nombre n’avait pas tendance, ces derniers temps, à fondre avec une inquiétante rapidité. N’oublie pas, en outre, que la plupart des Anormaux que tu seras amenée à gérer appartiendront, comme les gobelins, aux 17 % restants.
— Euh… pourquoi ? C’est une malédiction ?
— Non, une évidence. Le vampire qui, en accord avec l’Association, sait que la meilleure attitude consiste à mener sa vie de vampire le plus discrètement possible ne nous posera pas de problème. Le vampire qui, en revanche, se moque de l’Association et décide un beau matin ou plutôt une belle nuit de vider de son sang un promeneur malchanceux requerra l’intervention d’un Agent.
— L’Agent peut aussi être amené à intervenir pour aider un Anormal victime d’une injustice, d’une agression ou dont l’existence risque d’être percée à jour sans pour autant qu’il en soit responsable, non ?
— Bien sûr. Cela constitue alors ce que nous appelons les missions faciles.
Les garous qui se ruent sur moi font-ils partie des 83 % d’Anormaux gérables ou des 17 % d’Anormaux pénibles ? Je vais être très vite fixée.
J’ai crié, mon geste a été péremptoire et ma carte est parfaitement visible, mon pouce habilement placé de façon à masquer le mot stagiaire, réducteur, inscrit sous le A de Association.
Les garous ne font pas mine de ralentir.
Soit ils sont aveugles et sourds, pour des garous ce serait le comble, soit ils se fichent de ma carte, cette dernière possibilité étant de loin la plus probable. Le nombre d’options s’offrant à moi se réduit soudain à une. Tant pis.
Alors que la main du premier se tend vers mon épaule, je l’évite et lui plante mon coude dans le plexus solaire. Bruit de ballon de baudruche qui se dégonfle. Dans le même temps, le second garou se prend mon genou dans le ventre et se plie en deux.
Bon. J’aurais préféré gérer cette histoire autrement mais ce n’est pas ma faute si…
Par le rictus de Lucifer !
Loin de s’effondrer comme je le pensais, comme ils auraient dû le faire vu ce que je leur ai envoyé, les deux garous se redressent, les yeux injectés de sang. Leurs épaules, déjà massives, s’élargissent, les muscles de leurs bras se gonflent, leurs pectoraux se déploient et ils prennent en quelques secondes vingt centimètres en hauteur et presque autant en épaisseur. Cette transformation, confondante, n’est pourtant rien face à celle de leurs visages. Leurs joues se couvrent de poils, leurs arcades sourcilières s’étoffent, leurs nez se changent en museaux velus et leurs mâchoires, soudain prognathes, sont garnies de crocs effrayants.
Étudier dans un bouquin la métamorphose des garous est une chose, la voir s’accomplir sous ses yeux en est une autre. Et quand les garous en question ont d’évidence l’intention de vous étriper, la règle commune à tous les arts martiaux affirmant qu’une attaque débutée doit être menée jusqu’au bout se retrouve privée d’à-propos.
Je ne mène donc pas mon attaque jusqu’au bout et je recule même de trois pas.
En grondant, les garous se ramassent pour bondir. Tiens, ils possèdent des griffes aussi, des machins de dix centimètres affûtés comme des rasoirs, et si je suis pratiquement incassable, je demeure totalement déchirable, découpable, sectionnable, hachable…
Mal barrée, Ombe ! Plus encore que face à Erglug ! Serait-ce la fin ?
— Arrêtez !