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Jasper s’adosse à sa chaise, empoigne la chope de bière qu’il n’a pas encore touchée, boit une gorgée.

— Voilà, tu sais tout.

Et dire que je l’ai appelé parce que j’avais envie de parler !

Nous sommes installés dans un troquet proche de l’avenue Mauméjean depuis près d’une heure et, depuis près d’une heure, c’est Jasper qui monopolise la parole.

Avec mon entière approbation tant ce qu’il raconte est captivant.

Alors que, cafouillis en mission oblige, Walter l’avait suspendu pour quinze jours, Jasper s’est débrouillé pour rencontrer un troll. Et pas n’importe quel troll. Mon troll. Erglug, dont le nom complet, je viens de l’apprendre, est Erglug Guppelnagemanglang üb Transgereï.

Ce n’est pas tout. Jasper et Erglug se sont entendus comme deux larrons en foire et Jasper s’est mis en tête de libérer Erglug du sortilège de soumission dont il était victime. Cela l’a amené à participer à la fête trolle du solstice d’hiver, expérience assez… singulière si j’en crois ses dires puis à affronter Siyah, le magicien à qui j’ai eu affaire et que je pensais avoir liquidé. Jasper est encore plus balèze en magie que je l’imaginais. Il a vaincu son adversaire, l’obligeant à prendre la fuite pour éviter un aller simple vers les enfers.

Je hoche la tête, admirative.

— Pas mal ! Mais tu ne m’as pas expliqué les raisons pour lesquelles ta route et celle d’Erglug se sont croisées.

— Pas les raisons, la raison. Toi !

— Moi ?

— Oui. Il y a quelques jours, la nuit du 21 au 22 pour être précis, après un concert que Romu, Jean-Lu et moi avons donné au Ring, trois inconnus m’ont abordé pour me questionner à ton sujet. Ils étaient en possession d’un magazine avec des photos de toi assez… sympas. Un magazine qui…

— Je sais de quel magazine il s’agit. Pourquoi se sont-ils adressés à toi ?

— Ils possédaient une coupure de journal évoquant ta dernière mission, celle que tu as menée au lycée Bordage avec les gobelins. Enfin, pas ta mission, plutôt la raison officielle qui a été avancée pour expliquer la démolition du préau, ta bagarre avec l’Élémentaire et le reste.

— Quel rapport avec toi ?

— L’article en question est illustré par une photo de toi et moi marchant côte à côte dans la rue. Une photo dont le titre…

Il se tait et ses joues s’embrasent. Tiens, ça faisait un moment qu’il n’avait pas rougi.

— Une photo dont le titre est ?

Idylle avec un rocker. Non, ne te fâche pas, je n’y suis pour rien ! Je n’étais au courant ni de l’article ni de la photo.

Je serre les dents, tandis qu’une envie de meurtre journalistique me submerge. J’ai été roulée par le photographe qui, à la place des clichés de mode pour lesquels il me payait, a pris des photos limite attentat à la pudeur, roulée par les journalistes d’au moins deux canards qui, voulant écrire un papier sur les événements du lycée Bordage, ont étalé ma vie sans pudeur ni vergogne. Le prochain scribouillard qui m’aborde pour un article, une interview, une séance de photos, ou n’importe quelle autre raison, je le massacre.

J’expire longuement tandis que, devant moi, Jasper attend, un peu inquiet, que je parvienne à me contrôler.

— Ombe ? Ça va ?

— C’est bon, continue.

— Les trois inconnus étaient jeunes, un peu étranges, mais dans l’ambiance générale du Ring je ne me suis pas méfié, je leur ai donné ton adresse.

— L’adresse exacte ?

— Non, juste le nom de ta rue. Ils…

— Deux garçons et une fille, n’est-ce pas ? Vêtus comme des gothiques.

— Exact. Tu…

— Non, je ne les ai pas croisés, mais je sais qu’ils sont passés chez l’épicier en bas de chez moi se renseigner sur mon compte. Dis donc, tu ignores ce qu’ils voulaient et tu leur as filé mon adresse ? Tu es sûr que Walter trouverait ça discret et mademoiselle Rose professionnel ? La huitième règle de l’Association ne stipule-t-elle pas que l’aide à un Agent prime la mission ?

— Je… je n’étais pas en mission.

— Ça aggrave plutôt ton cas, non ?

Je savoure un instant sa mine déconfite puis, magnanime, je le rassure.

— Allez, c’est bon, pas la peine d’afficher cette tête, je ne t’en veux pas et je ne dirai rien au bureau. Les goths en question doivent être des blaireaux qui ont flashé sur ces maudites photos.

— Sans doute. J’espère ! Quoi qu’il en soit, je me suis senti mal de m’être montré aussi bavard. Je t’ai appelée pour t’avertir mais lorsque tu as décroché, tout ce que j’ai entendu, ça a été un : « Attends », suivi d’un violent bruit de bagarre, puis plus rien. Je me suis fait un sang d’encre. J’ai d’abord pensé avertir l’Association mais j’étais suspendu, c’était chaud. Ne pas agir était impossible. J’ai alors tissé un sort de localisation. J’ai utilisé des baies de genévrier pour ouvrir la porte des limbes, des pétales de rose pour établir le contact et j’ai…

— Jasper ?

— Oui ?

— Tu peux passer sur l’épisode cuisine magique ?

Il sourit.

— Toujours allergique ?

— Ce n’est pas une allergie, c’est une incompatibilité aussi totale que définitive.

— Mouais. Pour faire bref, j’ai lié mon téléphone avec le tien à l’aide d’un sortilège, ce qui m’a conduit jusqu’à un entrepôt du bord de Seine.

— Où tu as découvert Erglug et les débris de mon téléphone.

— Sur Erglug, en effet, et…

Il plonge la main dans sa sacoche et en tire mon téléphone.

Intact.

— Tiens, je l’ai récupéré par terre. Il fonctionne toujours.

Je me saisis de mon bien avec un pincement au cœur. Drôle comme on s’attache à de bêtes objets matériels.

— Merci, Jasp. Pour le téléphone et pour avoir accouru à mon aide.

— Je… je t’en prie.

— C’est donc Erglug qui t’a appris que j’allais bien ?

— Oui. Mais le sort de soumission jeté par Siyah opérait toujours et, tôt ou tard, Erglug serait reparti à ta recherche afin d’achever son travail. Je n’avais rien de particulier à faire, j’ai décidé de le libérer.

Il se tait un instant, boit une nouvelle gorgée de bière puis :

— À toi maintenant.

— À moi ?

— Oui. Tu ne m’as pas appelé pour que je te donne un coup de main à jeter un sort et puisque je doute que ce soit à cause de mon charme légendaire, je suppose que tu as quelque chose à dire. À me dire.

Mon cœur se serre soudain tandis que mon chagrin, tenu un moment à distance par cette rencontre aussi jolie qu’inattendue avec Jasper, déferle sur moi avec la violence d’un ouragan.

Effet boomerang.

Terrible.

Je sens mes yeux qui s’embuent et, comme si les mots surgissaient de la bouche d’une autre, je m’entends parler :

— C’est un garou. Nos chemins se sont croisés non loin de l’entrepôt où tu as rencontré Erglug. Je lui ai sauvé la vie, il a volé la mienne. Il a ouvert pour moi des portes cachées, des portes verrouillées, des portes inaccessibles. Il a dévoilé des horizons lumineux et dessiné des possibles exaltants. Il m’a guérie de blessures que j’ignorais porter et, pour finir, m’en a infligées de nouvelles que je suis incapable de supporter. Il…

Jasper m’interrompt en posant sa main sur la mienne.

— Qui ça, il ?

— Qu’importe. Il a oublié la saveur de mes baisers, pourquoi devrais-je me souvenir de son nom ?

Un long moment, je demeure silencieuse puis Jasper retire sa main, doucement, et je reprends mon récit.

Je lui dis tout.

Mes actes et mes pensées.

Mon combat contre Lakej et mes combats contre moi. Mes certitudes et mes doutes. Surtout mes doutes. Mes peurs.

Mon bonheur et ma détresse.

Surtout ma détresse.

Il m’écoute. Jusqu’au bout.

Et, lorsque j’ai fini, il a la délicatesse de se taire.

De ne rien ajouter, rien commenter, rien expliquer.

Il se contente d’être là, et cela suffit à ce que j’aille mieux.

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