15

— Je ne comprends pas !

— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?

— Pourquoi il s’est enfui.

— Il savait qu’il allait perdre.

— Ce n’est pas une raison.

Je pousse un soupir fatigué. Načelnik est bourré de qualités mais, sur certains points, son degré de réflexion est équivalent au goût vestimentaire de Walter : une catastrophe ! Se retrouver propulsé au rang d’Alpha du clan sans combattre se situe à l’extrême limite de ce qu’il peut accepter. Que Trulež ait préféré la honte de la fuite à la certitude d’une raclée reste au-delà de son entendement.

La nuit dernière, sa première décision de chef a été de lancer le clan aux trousses de l’ancien Alpha.

— Tu veux qu’on te le ramène en combien de morceaux ? a demandé un garou hilare.

La boutade n’a pas amusé Načelnik.

— Je le veux entier et en bonne santé, a-t-il répondu. Pour l’affronter dans les règles.

J’ai craint un moment que mettre la main sur Trulež devienne une obsession monomaniaque mais, heureusement, il a fini par se détendre, se souvenant que j’existais et que, s’il n’avait pas eu la chance d’affronter Trulež j’avais eu, moi, celle d’affronter Lakej.

Il m’a conduite jusqu’à un immense loft situé au-dessus de la Friche – les appartements de l’Alpha – m’a fait couler un bain chaud – juste retour des choses – et, pendant que je détaillais les dégâts subis par mon blouson, il a examiné attentivement mon dos puis mon ventre.

— Waouh ! s’est-il exclamé. Tu cicatrises mieux et plus vite qu’un garou. C’est incroyable. J’aurais juré qu’un humain aurait besoin d’une bonne dizaine de points pour suturer la blessure que t’a infligée Lakej et il n’en subsiste qu’une estafilade. Quant à celle de ton dos, elle a presque disparu. D’où tiens-tu cette faculté de régénération ?

Je me suis glissée dans le bain sans répondre, me contentant de le regarder jusqu’à ce qu’il comprenne.

Il ne lui a fallu que douze secondes pour ôter ses vêtements et me rejoindre.

Bon. Après le test de la baignoire, celui du tapis et, pour finir, celui du lit, la nuit dans sa version repos a été très courte et nous avons sagement reporté les heures de sommeil manquant sur la journée qui arrivait.

À notre réveil, en milieu d’après-midi, Načelnik est descendu prendre des nouvelles de la traque tandis que je m’attablais devant un petit-déjeuner à la mode garou : pain frais, viande rouge et bière.

Je venais de finir lorsqu’il est revenu, exaspéré que le clan ait échoué à attraper Trulež.

— Ce n’est pas une raison, je te dis. Trulež est un garou et un garou n’évite pas un combat. Même s’il est certain de perdre.

Je pousse un nouveau soupir. Plus marqué. Avant de tenter une diversion.

— Tu t’es renseigné à propos de ce vampire, ce Séverin ? Il est à l’origine de cette histoire de drogue ou bien au service de quelqu’un ?

— Aucune idée. Mes gars ont balancé la drogue à la flotte et détruit le matériel qui servait à la fabriquer mais ils n’ont vu personne. Tu te rends compte, Trulež avait conclu un accord avec un vampire ! Quel dégénéré !

— Tu leur as demandé de faire le ménage sans chercher à recueillir des indices ?

— Tu ne croyais pas que j’allais me compromettre plus longtemps avec ce trafic avilissant ?

Du calme, Ombe.

Je m’oblige à prendre une profonde inspiration. Načelnik est un garou, un Anormal. Sa façon de réfléchir n’est pas stupide, elle est juste… différente. Inutile de lui expliquer qu’étant membre de l’Association j’avais un besoin impérieux d’informations. Totalement inutile.

— Par les couilles de Lucifer, Načelnik, j’appartiens à l’Association. Tu l’as oublié ? J’avais besoin d’informations !

Il me jette un regard surpris.

— Pourquoi tu cries ? L’Association n’a plus à s’inquiéter. Le problème du trafic de drogue est réglé et je veillerai à ce qu’il ne se pose plus.

Je ferme les yeux un instant, décide d’abandonner la bagarre, rouvre les yeux, l’observe le plus objectivement possible… souris.

C’est dingue comme il est craquant, ce garou. Dingue comme je me sens bien avec lui, même si je ne comprends pas comment il fonctionne. Dingue comme son regard me liquéfie. Dingue comme sa voix m’émeut. Dingue.

— Tu as peut-être raison. Je vais me rendre au bureau de l’Association afin de faire mon rapport. On se retrouve plus tard ?

— Volontiers. Où ?

J’hésite un instant.

Après avoir beaucoup réfléchi aux dérives inhérentes à une colocation, après avoir tenté de rédiger une convention exhaustive visant à limiter ces dérives, Laure, Lucile et moi avons décidé de nous fier à notre bon sens et n’avons posé sur le papier qu’une seule et unique règle : pas de garçon deux nuits d’affilée ou alors pas dans le même lit !

Une règle que nous avons toujours respectée.

Sans aucune difficulté pour Lucile qui mène une vie de nonne.

Avec peu de difficultés pour moi vu la malédiction dite de la rupture précoce qui me poursuit de garçon en garçon.

Avec énormément de difficultés pour Laure, la dévoreuse d’émotions amoureuses.

D’accord mais le loft de Načelnik est trop grand et impersonnel pour la soirée que j’ai envie de vivre. L’appart serait bien mieux.

Peut-être, mais Laure, elle, n’a jamais enfreint la règle. D’accord mais la règle s’applique aux garçons. Načelnik est un garou.

Argument spécieux, tu ne crois pas, Ombe ?

M’en fiche.

— Chez moi.

— Comme tu voudras, Ange.

Ange !

Comment ne pas craquer quand un homme aussi craquant que Načelnik vous appelle Ange ? Moi, je ne peux pas. Je craque.

Après un baiser dans la plus pure tradition hollywoodienne, période sensualité débridée, je parviens, j’ignore de quelle façon, à m’extirper des bras de Načelnik.

Je m’y rejette illico, histoire de vérifier que je ne rêve pas et un long, très long moment plus tard, je quitte enfin la Friche.

Ma bécane m’attend sagement à l’endroit où je l’ai laissée et quand je l’enfourche, j’ai soudain l’impression, non, la certitude, que ma vie a pris un virage aussi flamboyant qu’inattendu. Bon sang, ce que je suis heureuse !

J’ai à peine le temps de dépasser la seconde, je m’arrête devant le 13 de la rue du Horla. Les distances, comme le temps, se plieraient-elles à l’intensité de ce que l’on vit ?

En entrant dans le bureau, j’ai la surprise de découvrir que mademoiselle Rose sourit. Pas un sourire classique qui étire les lèvres et illumine le visage, un autre genre de sourire, un sourire de l’intérieur, chaud et vrai. Elle est belle mademoiselle Rose.

— Bonjour, Ombe.

— Bonjour, mademoiselle Rose.

— De bonnes nouvelles ?

— Excellentes. La menace de la drogue a disparu.

En quelques phrases, j’effectue mon rapport, évitant soigneusement de relater les événements euh… personnels qui me sont advenus pour me cantonner à l’essentiel. Enfin… l’essentiel pour l’Association. Elle m’écoute à sa manière, attentive et concentrée, tout en prenant des notes. Lorsque j’ai fini, elle hoche la tête.

— Aucune information sur le ou les vampires qui ont fomenté le coup ? Sur leurs motivations et leurs éventuels commanditaires ?

— Non, si ce n’est le nom du responsable que vous connaissez déjà.

— Séverin ? C’est exact, nous connaissons son nom et pas mal d’autres choses sur lui. Assez inquiétantes je dois l’avouer.

— Que voulez-vous dire ?

— Walter est dans son bureau, botte-t-elle en touche. Ce que tu dois savoir, il te le racontera.

Et elle baisse la tête sur son écran. Je n’existe plus.

Curieux comme cette réponse et cette attitude qui, il y a deux jours, m’auraient rendue folle de rage, me tirent aujourd’hui une moue complice.

D’un pas alerte, je gagne le bureau de Walter pour constater, nouvelle surprise, qu’il a réalisé un louable effort dans sa façon de s’habiller. Bon d’accord, le rose fuchsia de la chemise jure un peu avec les chevrons bordeaux de la cravate mais le mouchoir beige à carreaux verts glissé dans la poche avant est du plus bel effet.

— Tu as pris des risques inconsidérés en affrontant ce garou ! s’exclame-t-il en m’apercevant.

Deux choses importantes à retenir au sujet de Walter. Un, il a connaissance en temps réel du moindre détail du moindre rapport que le moindre Agent livre à mademoiselle Rose. Micro ou magie, je n’ai jamais compris comment il se débrouillait. Deux, il oublie neuf fois sur dix de dire bonjour.

— Bonjour, Walter, je vous trouve très séduisant aujourd’hui.

— Euh… bonjour, Ombe, et euh… merci. Donc euh…

Parenthèse made in Ombe : tout homme qui ne se trouble pas quand une charmante jeune fille (moi, en l’occurrence) le complimente est un mufle arrogant à fuir au plus vite !

Walter n’est pas un mufle arrogant, il se trouble, ce qui, soyons honnête, ne le rend pas séduisant mais émouvant. Ce n’est pas si mal. Il finit toutefois par se reprendre.

— Je persiste à penser qu’affronter ce garou était hautement dangereux.

— Sans doute mais le problème de la drogue est résolu.

Un sourire s’épanouit sur le visage de Walter.

— C’est vrai. Et de façon discrète qui plus est. Bravo.

Je savoure puis :

— Mademoiselle Rose évoquait à l’instant d’autres problèmes possibles avec les vampires.

Le sourire de Walter disparaît.

— Oui. Ce Séverin nous complique la vie au point que je me demande si je ne vais pas contacter le bureau international.

— Ses Agents sont meilleurs que nous ?

— Je dirais… différents.

— Moi je prétends qu’on n’a pas besoin d’eux. Si Séverin vous gêne, je m’en occupe.

Walter secoue la tête.

— Le rôle de l’Association est de…

— … gérer les Anormaux, pas de les massacrer, je sais. N’empêche qu’en massacrer un peut permettre de mieux gérer les autres.

Le sourire de Walter revient.

— Je ne te promets rien mais je vais réfléchir à ton… idée. Pour l’instant, je te propose de te consacrer aux fêtes de Noël. Tu as mérité une pause, le boulot attendra.

— D’accord. Faites-moi signe quand vous aurez besoin de mes services. Le Sphinx est en bas ?

Regard surpris.

— Bien sûr. Où veux-tu qu’il soit ?

— Je ne sais pas, moi. Chez lui ?

Walter hausse les épaules sans se donner la peine de répondre. Dois-je en conclure que le Sphinx vit dans l’armurerie ? Bizarrement, l’idée ne me choque pas plus que ça.

Je change de couloir, emprunte l’ascenseur du placard à balai et descends jusqu’à l’armurerie. Le Sphinx, à quatre pattes, est occupé à vaporiser de l’eau sur des cocons attachés aux feuilles d’un aglaonema. Il ne lève pas les yeux à mon arrivée.

— Il faut éviter qu’ils se dessèchent, marmonne-t-il, mais il ne faut pas les détremper sinon c’est la catastrophe. Qu’est-ce que tu veux ?

— Vous remercier.

Il pose son asperseur et redresse sa carcasse de gladiateur.

— Me remercier ? Pourquoi ?

— Parce que votre machin titane-argent a réalisé des merveilles.

— C’est vrai ?

Rigolo, cet air surpris qui se peint sur son visage. Comme s’il n’avait pas l’habitude que ses inventions fonctionnent, encore moins celle d’être remercié les rares fois où elles ne foirent pas.

— Oui, c’est vrai.

Mes yeux tombent sur la discrète guirlande qu’il a attachée à une étagère au-dessus de son bureau. Je lui adresse un clin d’œil.

— Joyeux Noël, Sphinx.

— Noël n’est que demain.

— J’ai envie de vous le souhaiter aujourd’hui.

Il me scrute longuement.

— Toi, tu es amoureuse !

Un deuxième clin d’œil et je tourne les talons.

Alors que l’ascenseur me ramène vers la surface et Načelnik, j’ai une pensée amicale pour le Sphinx. Perspicace, le bonhomme.

Bon sang, ce que la vie est belle.

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