21
Nous achevons nos bières en silence, puis Jasper se lève.
— Je reviens, souffle-t-il un peu gêné avant de se diriger vers les toilettes.
Jasper.
Quel étrange garçon. Si simple et si complexe. Irritant et attachant. Fort et faible à la fois. Et seul. Terriblement seul. On se ressemble pas mal, en fait.
Le bar se vide. Les derniers clients achèvent leur verre un homme installé au comptoir en commande un dernier mais, en même temps, il consulte sa montre. Où qu’il aille, il ne veut pas être en retard. C’est Noël ce soir, personne ne traîne dans les bars le soir de Noël.
Presque personne.
Je jette un coup d’œil par la fenêtre. La nuit est tenue en échec par la lumière des lampadaires mais ce combat se déroule sans spectateurs, les trottoirs sont déserts.
Presque déserts.
Un couple passe de l’autre côté de la rue. Enlacé. Elle, grande, natte blonde, silhouette souple et gracile, lui tout en calme et présence, longs cheveux sombres, lunettes rondes, manteau de cuir noir. Ils dégagent une telle impression de connivence amoureuse, de complémentarité sensuelle que ma douleur, anesthésiée par ma discussion avec Jasper, se réveille brusquement.
Načelnik, pourquoi ?
Pourquoi ?
Le cri qui s’apprête à jaillir de ma gorge se fige.
Je connais cette fille. Cette blonde fine et athlétique sur laquelle les hommes se retournent et qui est censée ne leur accorder aucune importance, tellement absorbée par ses études et la nostalgie de son pays d’origine.
Lucile.
Qu’est-ce qu’elle fiche là ?
Au bras de ce garçon que, de toute évidence, elle n’a rencontré ni aujourd’hui ni hier.
À deux pas de l’endroit où habite Jasper.
Je repousse ma chaise, me…
— Ombe ? Un problème ?
Jasper se tient devant moi.
— Non, je… je viens de voir passer une copine et…
Il suit mon regard, se penche, reporte son attention sur moi.
— Dans ce cas, elle est passée vite.
Le trottoir d’en face est désert.
Un bref instant, j’envisage de me précipiter dehors, de rattraper Lucile en courant pour…
Pour quoi ?
Lui demander ce qu’elle fabrique avec ce beau brun alors qu’elle nous a toujours affirmé qu’elle se moquait des garçons ? Depuis quand Lucile doit-elle me rendre des comptes ?
Exiger de savoir où elle a passé ces derniers jours ? Alors que je serais prête à tuer quiconque exigerait ça de moi ?
La sommer de me révéler pourquoi elle collecte des informations sur ma personne ? Ce serait la raison la plus valable. Mais la réponse peut attendre, non ?
— Tu es sûre que c’est une copine ? s’informe Jasper. Pendant un instant j’ai cru que tu envisageais de la courser pour lui régler son compte.
Je lui adresse un clin d’œil.
— Disons que j’ai des… questions à lui poser. En toute amitié, cela s’entend, mais rien ne presse. Tu veux une autre bière ?
Il secoue la tête et désigne le patron morose installé derrière son comptoir, seul être vivant à part nous et quelques araignées dans les coins à ne pas avoir quitté le bar.
— Je pense qu’on pourrait imaginer mieux pour un réveillon de Noël que boire des bières dans ce bistrot, en compagnie de ce type.
— Tu n’as rien de prévu ?
— Rien. À part me jeter sur la prose en latin de Vito Cornelius. Ce qui peut également attendre. Et toi ?
— Rien non plus.
— On est seuls alors ?
— Non.
Il me jette un regard surpris.
— Non ?
— On n’est pas seuls puisqu’on est deux.
Le sourire que m’offre Jasper vaut tous les mercis du monde. Il se penche vers moi, l’œil brillant, tremblant légèrement.
— C’est drôle. On s’est beaucoup dit l’un de l’autre et on s’est découvert des tas de points communs. Penser à toi, te regarder m’a toujours rendu heureux. Ce soir plus que jamais. Pour la première fois de ma vie j’ai l’impression d’être là où je dois être, au bon moment et avec la bonne personne. C’est Noël et on est là, ensemble. C’est un peu comme si tu étais…
Je croise les doigts.
Ne te plante pas, Jasper, je t’en supplie. Ne fiche pas tout en l’air. Ne dis pas de connerie.
— … un peu comme si tu étais ma sœur.
Soulagement.
Intense.
Et l’impression qu’un verrou a sauté au fond de moi. Un lourd et vieux verrou rouillé.
— Ta sœur ? Pas mal !
Je le vois respirer à nouveau, reprendre des couleurs.
Sûr qu’il s’attendait à ce que je me crispe, que je me bloque. Que je me renferme devant son aveu. Devant son espoir… Alors qu’il a su ce soir trouver les mots, et les silences. Du début à la fin. Un sans-faute, Jasper.
J’embraye avant que la situation devienne embarrassante.
— Alors, ce réveillon ?
— On se paie un resto ?
Je fais la moue.
— Trop classique à mon goût. Un hamburger salade tequila rhum banane chez toi ?
— Le menu me va mais l’endroit non. Chez toi ?
— Pas envie. C’est une coloc et elle pue les souvenirs acérés. Autre chose.
— Ce qu’on veut ?
— Ce qu’on veut.
— On se fiche de bouffer ?
— Tant qu’on n’a pas faim.
— Et de boire ?
— Faut pas exagérer.
Jasper prend une inspiration. Se lance.
— Et si on partait ?
La proposition m’interpelle, me séduit. Je la tourne un instant, la pèse, l’examine, lui demande d’attendre quelques secondes. Le temps de la valider par trois questions.
— Où ? Quand ? Comment ?
— Au hasard. Maintenant. À moto.
— Un réveillon sur la route ? À cent kilomètres heure ? Et plus si affinités.
— T’as pas de casque.
— T’as l’intention d’avoir un accident ?
— Je ne suis pas du genre prudente.
— Et moi pas du genre casqué. T’as peur ?
— Répète !
— T’as peur ?
Minuit le soir de Noël.
Au sommet des églises, les cloches s’en donnent à cœur joie. Dans les maisons enluminées, des familles réunies autour de tables chargées de mets délicieux savourent le dessert tandis que les enfants reluquent les cadeaux entassés sous le sapin.
Sur une avenue déserte, ma Z1000 fonce à une allure totalement répréhensible. Son phare troue la nuit et les immeubles autour de nous défilent, de plus en plus vite. Jasper a passé ses bras autour de ma taille et fait corps avec moi. Je sais qu’il a fermé les yeux et savoure l’instant.
Comme moi.
Confiant.
Comme moi.
La vie mérite d’être vécue.
Toujours.