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La Friche est une ancienne usine aménagée en salle de concert underground, en bar pour noctambules déjantés et, accessoirement, en lieu de rendez-vous pour les trafics louches de la capitale.

Je m’y suis déjà rendue trois ou quatre fois pour écouter des groupes de heavy metal, certes peu connus mais qui, en terme d’énergie et de nombre de watts développés, n’ont rien à envier aux plus grands. J’ignorais en revanche que la Friche était le fief du clan de Načelnik.

Quand je pense que je suis sans doute passée à côté d’une dizaine de garous sans deviner une seconde leur nature, je ne suis pas très fière. J’ai pourtant lu une bonne partie de ce qui a été écrit à leur sujet et j’estimais jusqu’à aujourd’hui être, sans doute pas une experte, mais au moins une spécialiste.

Tout faux, Ombe.

Je me gare devant l’entrée principale, un portail métallique dans une ruelle sombre, près de laquelle discutent cinq types franchement suspects, une collection ambulante de sales gueules et de crasse. Avec un remarquable ensemble, ils pivotent pour jauger la carrosserie de ma bécane… et la mienne.

Un sifflement gras résonne suivi d’une série de remarques subtiles que je m’efforce de ne pas entendre. Quelques mots arrivent néanmoins à mes oreilles, avec pour effet immédiat de faire bondir mon taux d’adrénaline.

Je me tourne vers Načelnik qui est en train d’enlever son casque.

— Si j’en affiche un contre le mur et que j’en enroule un autre autour de ce poteau, tu crois qu’ils seront d’accord pour surveiller ma Kawa ?

— Ta moto ne risque rien, me répond Načelnik en haussant la voix de façon à être entendu des cinq types. N’est-ce pas les gars ?

Je m’attendais à une vague d’injures colorées suivie d’un échange de baffes en guise d’échauffement à ce qui nous attend, c’est un geyser de flagorneries puantes qui s’élève en réponse à sa question.

— Non, bien sûr, Nač.

— Non, Nač, elle risque rien, la moto de ta copine.

— Nous, tu sais, on bouge pas d’ici, alors on la surveille volontiers.

— Désolé, Nač, on t’avait pas reconnu.

— Compte sur nous, Nač.

— Bonne soirée, Nač…

Après ça, difficile de douter que la Friche appartient aux garous et que, parmi ces garous, Načelnik est de ceux qui comptent. Les cinq types s’écartent pour nous laisser le passage. C’est drôle, je n’avais pas remarqué à quel point ils étaient pâles.

De l’autre côté du portail, une cour décorée façon hard trash avec une carcasse de bagnole éventrée, une pile de moteurs usagés, des tonneaux rouillés dégorgeant des flots de cannettes vides, des murs tagués de haut en bas et, au sol, un tapis de mégots si épais qu’en récupérant les miettes de tabac on ferait fumer la Chine pendant dix ans.

Le genre de lieu que je fréquente volontiers. Tant que j’ai la possibilité de ne pas y rester.

Même chose pour la faune installée dans la cour. Des trognes patibulaires, des regards variant du torve au franchement provocant, des cheveux longs ou des crânes rasés, beaucoup de cuir, de piercings, de tatouages… La faune de base qui fréquente les endroits comme la Friche.

J’aime bien.

Tant que je ne suis pas obligée de vivre avec.

Un type, qui doit compter plus d’armoires normandes que de prix Nobel dans son arbre généalogique, nous ouvre la porte après avoir salué Načelnik d’un : « Ça arrache, Nač ? » d’une impressionnante voix de baryton.

Une vague de décibels déchaînés déferle sur nous, dialogue dément d’une guitare survoltée et d’une basse dopée aux amphétamines. Je reconnais immédiatement For Whom the Bell Tolls même si les hardeux qui se produisent sur la scène de la Friche n’ont pas le niveau de Metallica. Loin de là.

À l’intérieur ça grouille, ça hurle, ça gesticule, ça danse, ça boit, ça braille, ça saute, ça vocifère, ça fume, dans l’explosion lumineuse d’une rampe de projecteurs pris de folie et le cataclysme sonore dispensé par les enceintes géantes positionnées devant la scène.

Génial ! Je m’attarderais volontiers mais Načelnik m’a saisi la main et m’entraîne derrière lui, fendant la cohue trépidante avec l’efficacité et l’absence d’émotion d’un brise-glace.

Une deuxième porte, du genre porte de coffre-fort suisse. Elle est gardée par deux colosses que j’identifie au premier coup d’œil : garous ! Ils toisent Načelnik sans aménité.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? crache l’un d’eux.

— Je suis venu arracher la tête de Trulež.

Dialogue limite simpliste qui a le mérite d’être clair. Les garous s’écartent.

Au moment où Načelnik pousse la porte, un des deux colosses pose la main sur son épaule. Je me tends, prête à la bagarre, mais le garou se contente de fixer Načelnik droit dans les yeux.

— Bonne chance, lui murmure-t-il. T’as trouvé un second d’accord pour s’occuper de Lakej ?

— Ouais.

— Qui ?

Silence de Načelnik.

— Tu ne veux pas me le dire ?

— Non.

— Normal. J’espère juste pour toi qu’il est costaud. Lakej est un tueur.

— Lakej a les mêmes chances face à mon second que Trulež face à moi. Aucune !

Le garou hoche la tête.

— Puisse Vuk t’entendre.

Un long couloir tapissé de toile noire et éclairé par de minuscules spots encastrés au plafond nous conduit jusqu’à une vaste salle, sans doute un ancien entrepôt, aménagée avec goût et sobriété.

De profonds canapés de cuir noir, un écran plat hightech, un bar en acier dépoli, un bassin rectangulaire où nagent de grosses carpes indolentes, des appareils de musculation futuristes dissimulés derrière un paravent en bambou tressé, aux murs des miroirs, une immense toile représentant un lever de pleine lune sur une campagne enneigée, et dans un coin… un Ring.

Aucun écho du concert qui se joue à côté ne filtre et nos pas résonnent suffisamment pour que les trois garous installés sur un des canapés se lèvent d’un bond.

— Qu’est-ce que tu fous ici ? crache l’un d’eux.

La question doit être rituelle chez les garous. Peut-être une formule de politesse.

— Défi ! répond Načelnik, montrant ainsi qu’il sait renouveler ses réponses.

— Défi ? ricane le garou. Suicide, tu veux dire. T’as eu de la chance, l’autre nuit, pourquoi t’en profites pas pour te barrer à l’autre bout du monde ?

Je le reconnais celui-là. Il appartenait à la bande que j’ai eu le bonheur de croiser dans l’entrepôt près des quais de Seine. Sans doute un proche de Trulež.

— Tu veux un conseil ? poursuit-il. Tu…

— … fermes ta grande gueule et tu vas chercher ce chacal de Trulež, le coupe Načelnik.

L’autre hésite un bref instant puis il hausse les épaules.

— Comme tu voudras, lance-t-il en quittant la salle.

Nous n’avons pas à attendre longtemps. Un bruit de voix s’élève, la porte s’ouvre à la volée et Trulež, un rictus plein de morgue sur le visage, se plante devant nous. Il n’est pas seul. Une dizaine de garous, non, une vingtaine de garous, non, une trentaine…

La salle est pleine de garous. Des hommes et des femmes. Pourquoi me suis-je imaginé qu’il n’y avait pas de femmes parmi eux ? Il y en a. Au moins autant que d’hommes. Belles, athlétiques, sauvages, à l’image de leurs alter ego masculins.

Un cercle se dessine autour de nous. Hermétique. J’espère que Načelnik n’a pas surestimé le sens de l’honneur de son peuple sinon nous sommes mal barrés.

— Tiens, tiens, raille Trulež. Un revenant.

Puis ses yeux se posent sur moi.

— Et la dinde de l’Association. Je t’avais pourtant conseillé de ne plus jamais croiser ma route !

La dinde de l’Association ?

Je serre les dents et les poings, prise par une furieuse envie de le transformer en steak haché. Le genre d’envie que j’ai toujours beaucoup de mal à réfréner. Trulež semble me considérer comme partie négligeable. Il se détourne de moi avant que je commette l’irrémédiable, pour se focaliser sur Načelnik.

— Tu sais que tu n’es pas le bienvenu ici, grogne-t-il.

— Ici c’est chez moi, rétorque Načelnik.

— Chez toi ? Tu oublies que je t’ai banni.

— Tu ne m’as pas banni, tu as tenté de m’assassiner parce que le chacal puant que tu es crève de trouille de m’affronter à la loyale. C’est différent.

Les lèvres de Trulež se retroussent sur des crocs impressionnants, il fléchit les genoux, bombe le torse…

Chacal puant. L’insulte a touché juste.

— Tu ne mérites pas le rang d’Alpha, déclare Načelnik sans se démonter. Je te défie !

Une série d’exclamations s’élèvent en réaction à sa tirade, exclamations qui se transforment très vite en brouhaha puis en…

— Vos gueules ! hurle Trulež.

Le silence retombe. Immédiat.

— Tu me défies ? As-tu réfléchi à…

— Le défi est lancé, le coupe Načelnik. Cesse de discuter comme une fillette apeurée et réglons ça sur le Ring.

Un rictus torve tord la bouche de Trulež.

— As-tu oublié les règles, Načelnik ? Où est l’argent que le prétendant doit offrir au clan pour prouver sa valeur ?

Načelnik émet un reniflement dédaigneux et tend le bras vers moi, sans me regarder. Nous avons planifié cet instant ensemble, toutefois, même préparé, le geste a le don de me hérisser le poil.

Du calme, Ombe. Ne va pas tout faire foirer maintenant.

Je réprime mon irritation, attrape mon sac et en tire la mallette récupérée quelques jours plus tôt sur le cadavre, euh… le prétendu cadavre de Siyah, le magicien avec qui j’ai eu des démêlés. Elle contenait une fort jolie somme d’argent, trois cent cinquante mille euros, qu’une société peu recommandable, la Leroy & Hern, avait prévu de verser à Siyah en échange de ses services occultes. Un Agent plus docile que moi aurait apporté la mallette à Walter mais comme l’Association n’avait pas connaissance de l’existence de cet argent et qu’elle est plus que riche, j’ai préféré le conserver en attendant de lui trouver une utilité.

Trulež s’empare de la mallette, l’ouvre, se fige tandis qu’un murmure surpris flotte sur l’assemblée. Il y a visiblement assez d’argent pour que Trulež n’ait pas la possibilité de tergiverser.

— Alors, chacal, crache Načelnik, tu te décides à me suivre sur le Ring ?

Occuper le poste de Trulež exige de réagir à n’importe quelle situation en une fraction de seconde. Loin de marquer une quelconque hésitation, il éclate de rire.

— Je te ferais bouffer tes entrailles avec joie mais il se trouve que je suis l’Alpha du clan et qu’il m’appartient de veiller au respect des règles. Pour que le prétendant obtienne le droit d’affronter le chef, son second doit d’abord s’imposer. As-tu un second, Načelnik ?

— Ouais.

Trulež jette un regard ironique autour de lui.

— Et où se cache-t-il, ce courageux candidat au suicide ?

— Il ne se cache pas. Ou plutôt elle ne se cache pas. C’est Ombe. Elle est là, devant toi.

J’ai eu du mal à persuader Načelnik que je pouvais jouer le rôle de son second. Pour tout dire, il a fallu que je lui fasse une… démonstration de mes… talents afin de le convaincre et j’ai conscience de ne pas avoir totalement réussi. S’il s’efforce d’offrir l’image d’un type sûr de lui, je sais qu’il doute de moi.

— Ils ne te prendront pas au sérieux, m’a-t-il lancé, ultime argument avant capitulation.

— Tant pis pour eux, ai-je rétorqué. Je sais ce que je vaux.

Bon. Savoir ce que je vaux n’implique pas aimer qu’on se fiche de moi et je suis prête à répliquer aux railleries qui ne manqueront pas de fuser.

J’attends.

L’explosion de rires que je craignais ne vient pas. Trulež m’observe avec attention, cherchant à déceler le piège.

— C’est une humaine, lâche-t-il finalement. Elle sent bizarre mais c’est une humaine.

— Aucune règle ne stipule que le second du prétendant doit être un garou, rétorque Načelnik. Tu n’en as pas marre de te défiler ?

Quelques voix s’élèvent, assez fortes pour que Trulež comprenne que la contestation de ma légitimité est une impasse.

— Très bien, déclare-t-il avant de se tourner vers le fond de la salle.

Il place ses mains en porte-voix et hurle :

— Lakej !

Prévenance ou prudence, la foule des garous s’écarte pour libérer un passage devant moi.

La porte s’ouvre.

Lakej entre.

Glups…

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