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Je coupe le contact.

Ma Kawa émet un feulement déçu mais, docile autant que teigneuse, abandonne la nuit au silence.

J’enlève mon casque pour jeter un coup d’œil autour de moi. Le quai est désert.

D’un côté, une série d’entrepôts vétustes auxquels s’adossent des conteneurs moribonds, de l’autre le ruban sombre et lisse de la Seine qui ondoie doucement. Sous mes pieds un goudron humide de la dernière averse, des résidus de poubelles éventrées et des flaques d’eau huileuse dans lesquelles se reflète la lune obèse qui surveille Paris.

Une brève hésitation et je décide de ne pas attacher ma bécane. Il n’y a personne dans le coin et si, par hasard, il y avait quelqu’un et qu’un repli stratégique s’impose, je serais heureuse de ne pas perdre cette fameuse seconde qui marque si souvent la différence entre la vie et la mort.

Bon, j’exagère un peu. Rien ne laisse supposer que je sois en danger. « Mission d’information, m’a précisé Walter en me tendant l’enveloppe scellée contenant mes instructions. Un de nos Agents estime que ces entrepôts sont le lieu d’activités suspectes. Il est fort probable qu’il se fourvoie mais l’Association ne peut se permettre de prendre le moindre risque. Surtout en ce moment. »

Un de nos Agents ? Qui se fourvoie ?

En entendant parler ainsi le directeur du bureau parisien, l’image de Jasper m’est immédiatement venue à l’esprit, tant penser et se fourvoyer sont deux verbes qui illustrent à la perfection sa personnalité. Je n’ai pas demandé à Walter si mon intuition était fondée. « L’Agent garde secrète la nature de son travail » précise la cinquième règle qui régit l’Association. Il ne m’aurait pas répondu.

Bon, si j’exagère en parlant de vie et de mort c’est parce qu’en cas de pépin je suis de taille à me défendre. Je l’ai prouvé lors de ma dernière mission, qui était également ma première. J’ai débuté les arts martiaux, karaté, boxe thaï et pancrace, il y a une dizaine d’années quand je vivais au Canada et, en toute objectivité – je n’ose pas dire modestie –, je me débrouille plutôt bien, voire suis susceptible de me montrer particulièrement dangereuse quand on me cherche.

Je possède en outre des capacités… particulières que j’évoquerai plus tard si l’occasion se présente.

Enfin, si ma précédente mission s’est soldée par un joli succès, j’ai l’impression qu’elle m’a transformée. J’ignore si c’est dû à ma rencontre avec Erglug le troll philosophe ou au fait que j’aie échappé de justesse à Siyah le magicien qui voulait ma mort, mais une certitude que je croyais ancrée en moi à jamais est en train de s’effriter. Une question commence à me hanter : puis-je résoudre à coups de baffes les problèmes qui se posent à moi ?

Attention, Ombe, ne te ramollis pas ! Même si les baffes ne sont pas la panacée, en distribuer quelques-unes évite souvent d’en prendre beaucoup. Tu es bien placée pour le savoir.

Ombe c’est moi.

Ombe Duchemin.

J’ai dix-huit ans, de l’avis général je suis du genre canon, quoique je ne sois pas fichue de garder un mec plus d’une semaine, et je travaille pour l’Association.

Description un peu trop lapidaire, j’en ai conscience. Je lui adjoins donc quelques détails.

Je suis née au Canada ou, plutôt, on m’a trouvée au Canada, endormie dans la neige. Si on précise que j’étais alors âgée de quelques jours à peine, que la personne qui m’avait déposée à cet endroit – un kidnappeur ? ma mère ? un fou ? – n’avait pas jugé nécessaire de m’habiller et que, par conséquent, j’étais en train de mourir, les problèmes relationnels et comportementaux que je trimballe depuis cette époque deviennent compréhensibles, non ?

J’ai grandi à Montréal, testant tous les centres pour mineurs en détresse de la région puisque aucune famille d’accueil n’a jamais voulu m’accorder davantage qu’un CDD de courte durée. Cela m’a privée du goût des baisers, des histoires du soir dans le lit et de ce qui constitue le quotidien d’une enfant normale mais, en contrepartie, j’ai acquis une autonomie en béton armé et un instinct de survie aussi affûté qu’un rasoir. Et si j’ai toujours été solitaire – seule ? – je n’ai jamais été malheureuse. Presque jamais.

Je suis grande, blonde, les cheveux courts, les yeux bleus, la peau mate et, comme j’adore le sport, j’ai un corps qui tient la route. Pour en découvrir davantage sur mon physique – grincement de dents – il suffit d’acheter la revue pour laquelle j’ai posé récemment. Le photographe – nouveau grincement de dents – m’a roulée et j’y apparais plus dévêtue que je ne l’escomptais…

Moment essentiel de mon histoire personnelle, j’avais quatorze ans quand j’ai été contactée par l’Association, quinze quand j’ai signé mon contrat, dix-huit quand j’ai quitté le Canada pour rejoindre l’antenne française et commencé à bosser.

C’est en France que j’ai établi mes premières relations humaines dignes de ce nom. Laure et Lucile, les deux nanas avec lesquelles je partage un appart rue Muad’Dib, Walter, mademoiselle Rose et le Sphinx, les trois membres du bureau parisien et, dans une moindre mesure vu qu’il est aussi horripilant qu’attachant, aussi blaireau que brillant, Jasper, Agent stagiaire comme moi.

Il y aurait pas mal d’autres choses à dire : le nombre étonnant de langues – vivantes – que je maîtrise, mon aversion pour les enseignants qui n’a d’égale que le plaisir que j’éprouve à apprendre en lisant, ma passion pour les activités à risques, mais j’aurais l’impression de me répéter et j’ai un entrepôt à explorer.

La suite plus tard, si tout se passe bien.

Je fourre les clefs de ma bécane dans la poche de mon blouson en cuir, j’attrape mon casque et je me dirige vers ce qui ressemble à une porte rouillée version siècle dernier. Avant de l’atteindre, je réalise que, question discrétion, je me suis vautrée. Les talons de mes santiags résonnent sur l’asphalte, suffisamment fort pour qu’au cas où des garous trafiqueraient dans le coin je n’aie pas la moindre chance de passer inaperçue.

Je n’ai jamais rencontré de garou, mais ce que j’ai lu à leur sujet ne laisse aucune place au doute : ouïe et odorat surdéveloppés !

Toute à ma joie d’avoir enfin déniché les bottes dont je rêvais, je n’ai pas envisagé une seconde de les quitter pour enfiler une paire de baskets. Bien joué, Ombe !

Encore un détail que j’aurais dû ajouter à mon auto-description : une tendance très marquée à privilégier l’action sur la réflexion.

Bon, le mal est fait et comme je n’ai pas l’intention de retourner à l’appart pour changer de godasses, autant continuer.

La porte est ouverte.

Tant mieux parce que je me voyais mal utiliser la magie pour la forcer. Et ce, même si j’en suis capable. Euh… suis censée en être capable. Autant Jasper est un pro question sortilèges, autant je suis du genre maladroite dès qu’il s’agit de manier les arcanes. Personne n’est parfait !

Il fait nuit à l’intérieur. Beaucoup plus qu’à l’extérieur. Je plonge la main dans le sac à dos qui ne me quitte jamais et j’en extrais la lampe torche rangée à côté du nécessaire à magie fourni par le Sphinx.

Lumière.

L’entrepôt est vaste et délabré. Des machines-outils percluses de rouille agonisent en silence dans la poussière, des piles de palettes attendent l’improbable camion qui viendra les chercher pour recyclage tandis que des cartons moins patients ont déjà commencé à se décomposer. Une odeur prégnante d’huile rance et de cendres aigres imprègne les lieux.

Qu’est-ce que des garous ficheraient ici ?

Je sais qu’ils vivent en clans urbains et qu’ils aiment les endroits discrets mais ils sont aussi connus pour leur goût de la propreté et leur besoin d’air pur. Et il n’y a ni l’une ni l’autre ici.

« Un clan de garous marginaux serait utilisé par des vampires déviants pour surveiller la fabrication d’une drogue illicite. Ils œuvreraient dans des entrepôts désaffectés du bord de Seine, non loin du bois de Vincennes. Ta mission consiste à enquêter, à démêler le vrai du faux et à effectuer ton rapport, en aucun cas à intervenir. »

C’est, au mot près, ce que contenait l’enveloppe que m’a remise Walter. Un Walter qui n’a pas résisté à l’envie de m’asséner une ultime recommandation alors que je quittais son bureau :

— De la discrétion, Ombe ! De la discrétion avant tout !

Le directeur de l’agence parisienne est un inquiet, doublé d’un maniaque de la discrétion, le contraire de moi en somme, et pourtant, bizarrement, je l’aime bien. Si les entrepôts des environs ressemblent à celui-ci, il sera vite rédigé, mon rapport, et Walter évitera peut-être l’infarctus en respirant un bon coup.

J’en suis à ce point de mes cogitations lorsque mon téléphone sonne. Une fois le bref instant de surprise passé, je ne peux réprimer un sourire. Je suis vraiment la reine de la discrétion. Après les santiags, le téléphone ! S’il était au courant, Walter en avalerait sa panoplie entière de mouchoirs. Et pourtant ils sont grands et moches.

Heureusement qu’il ne sera jamais au courant.

Et heureusement qu’il n’y a pas de garous dans le coin. Être repéré en pleine mission de filature parce qu’on n’a pas éteint son téléphone est sans doute ce qui se rapproche le plus de la honte absolue pour un Agent de l’Association.

Un coup d’œil sur l’écran me révèle l’identité de mon correspondant : Jasper.

J’étouffe un grognement. C’est drôle comme j’apprécie de le joindre quand j’ai besoin de lui et comme j’apprécie beaucoup moins qu’il m’appelle. Question d’indépendance, sans doute.

Ombe ?

— Ouais.

— Oui… heu… désolé si je t’embête. C’est juste que j’ai fait une boulette ce soir et

— Attends !

Un mouvement dans l’obscurité sur ma droite a attiré mon attention. Suffisamment furtif pour qu’une alarme se déclenche dans ma tête et fasse passer Jasper au dernier rang de mes priorités.

Je pivote. Braque le faisceau de ma lampe torche devant moi.

Waouh ! Qu’est-ce que c’est ce truc ?

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