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L’avenue Mauméjean ressemble à la rue Muad’Dib comme le restaurant de l’hôtel de Crillon ressemble à la brasserie de chez Ninette.

Plantée de tilleuls entretenus par des maniaques de la symétrie et d’immeubles haussmanniens aux façades aussi froides que prétentieuses, elle s’étire, rectiligne, dans un quartier où le revenu moyen par habitant doit sûrement dépasser celui d’une ville de bonne taille au Burkina Faso.

Étrange. Je savais que Jasper était encore lycéen mais je n’avais jamais réalisé qu’il écrivait millionnaires dans la case « profession des parents » des fiches de renseignements scolaires.

Je gare ma bécane entre une Audi A5 toutes options et un 4x4 Porsche rutilant, j’ôte mon casque et m’approche de la porte de château fort qui empêche le commun des mortels de pénétrer sur le territoire des nantis.

Le clavier digital accepte le code que je lui propose. Bienvenue chez les autres, Ombe.

L’appartement de Jasper occupe les deux derniers étages de l’immeuble. Ça s’appelle un duplex et si je connais le nom, si j’ai vu dans des films à quoi ça ressemble, c’est la première fois que je pénètre à l’intérieur.

La claque !

Le salon dans lequel j’entre, presque aussi vaste qu’un terrain de foot, parqueté de bois foncé, meublé grand style et agencé par un décorateur de génie, est inondé de lumière. J’en oublie presque de répondre au bonjour bégayant de Jasper qui m’a ouvert la porte.

— Salut, Jasper. Quelqu’un de ta famille a gagné au loto ou tu es le fils caché de Bill Gates ?

Les joues de Jasper se colorent. Plaisir ? Gêne ?

— Euh… Non. Enfin, pour le loto et pour Bill Gates. Je suis juste le fils de mon père et c’est plutôt lui qui se cache.

Une ombre dans sa voix me pousse à l’observer.

— Quelque chose ne va pas ?

Il sourit. Un sourire triste qui s’arrête à ses lèvres et tranche avec le chagrin que je discerne dans ses yeux.

— Non, tout va bien. J’habite un duplex de cinq cents mètres carrés dans un des quartiers les plus chics de Paris. J’ai une piscine à l’étage, une gouvernante espagnole qui prépare mes repas et traque la poussière à plein temps. Où est le problème ?

— Jasper ?

Il désigne l’appartement d’un ample mouvement du bras.

— Le rêve devenu réalité ! s’exclame-t-il. Bon d’accord, ce soir c’est Noël et mes parents ne sont pas là. Je n’ai pas vu mon père depuis si longtemps que je ne suis pas certain de le reconnaître le jour où un trou dans son agenda overbooké d’homme d’affaires lui permettra de passer par ici. Ma mère, après un stage de méditation brésilo-lituanienne à Séville et une formation de broderie ésotérique pakistanaise à Oslo, est partie le rejoindre à New York pour passer Noël. Bref, c’est un bel appartement mais je suis seul dedans !

Il se tait, tripote son poignet puis s’empourpre, comme s’il réalisait que son discours, trop long, ouvre une brèche dangereuse dans une carapace si bien ajustée que je ne l’avais jamais remarquée.

À moins que je me trompe et qu’il ait seulement perdu le fil de ses pensées…

Quoi qu’il en soit, il prend une mine désolée et s’empresse de changer de sujet.

— Et toi, tu es seule ce soir ? Euh, je veux dire pour Noël…

Tiens, le revoilà qui bafouille.

— Ouais.

— Ah. Tu veux… boire quelque chose ?

— Volontiers.

— Ici ?

— C’est quoi cette question ?

— Tu… tu ne préfères pas que nous sortions ? Pour être sincère, je n’ai pas très envie de rester chez moi.

— Pourquoi ?

Il hésite une seconde puis murmure :

— Qnvany& nomi halyar allumna eressiº;

— Qu’est-ce que tu dis ?

— C’est du quenya.

— J’avais deviné mais tu sais, les langues mortes et moi…

— Le quenya n’est pas une langue morte, au contraire ! C’est l’essence de la vie !

— Les sens de l’envie ? Waouh ! Non, ne te fâche pas, je plaisante. Et qu’est-ce qu’elle signifie ta phrase en essence de vie ?

Anvanyê nomi halyar allumna eressi. Ce qui veut dire, à peu près : « La plus lourde des solitudes se dissimule dans les endroits les plus beaux. »

Il a haussé les épaules, histoire de minimiser ses paroles.

Peine perdue.

Elles ont touché juste.

Et fort.

Je le regarde, ses joues s’embrasent, il détourne les yeux. Bon, ce n’est pas gagné.

— D’accord. Sortons si tu préfères. Peu importe l’endroit où nous mélangerons nos solitudes, tant que leur mélange nous réchauffe.

Devant la flamme qui s’allume dans ses prunelles, je me sens obligée de poursuivre :

— Désolée, je suis incapable de te déclarer ça en quenya.

Il sourit.

— om va note ovtimen eressi ir ostim& tiut&aº

Ça sonne bien en haut-elfique mais je crois que c’est en français et dans ta bouche que ça reste le plus beau.

Pas le temps de lui montrer que je suis touchée par la tirade. Il tourne les talons.

— Je vais chercher mes affaires. Tu m’accompagnes ?

Je lui emboîte le pas, découvrant par la même occasion que la pièce que je prenais pour le salon n’est que l’entrée de l’appartement. Le salon se trouve plus loin, plus grand et encore plus beau. Presque aussi grand et aussi beau que la salle à manger qui précède.

La chambre de Jasper se trouve au fond, à gauche. Une chambre de garçon.

De jeune garçon.

Le lit, un matelas posé au sol, est sympa mais le poster du Seigneur des Anneaux accroché au-dessus me tire un grincement de dents. Difficile de faire plus blaireau. Sentiment identique en ce qui concerne la bibliothèque. Les rayonnages en verre sont géniaux et certains bouquins stupéfiants. Dommage qu’ils jouxtent des titres franchement Ringards : Oui-Oui contre les vampires, L’Ange agent secret, L’Île aux treize horreurs, Le capitaine qui fracasse

En revanche, le vieux fauteuil en cuir qui trône dans un coin est cool et le bureau installé sous la fenêtre aussi. Pas si nulle que ça, finalement, la chambre de Jasper.

Je m’approche d’une photo punaisée à côté d’un placard. Trois musicos vêtus de noir brandissent leurs instruments dans la nuit devant l’hôtel Matignon. Postures de rebelles et énergie bouillonnante. Un beau cliché.

Je désigne le garçon au centre.

— C’est toi, là, non ?

— Oui, avec Romu et Jean-Lu, les potes avec lesquels j’ai monté mon groupe. Là, c’était un soir de fête de la musique…

Il sourit.

— … juste avant qu’on soit virés par la police pour occupation illicite d’un lieu réglementé.

— C’est quoi l’instrument que tu tiens à la main ?

— Une… une cornemuse.

— Une cornemuse ? Je croyais que tu jouais du rock.

— Ben… Je joue du rock. Alamanyar, mon groupe, est spécialisé dans un rock marqué à l’énergie folk auquel on ajoute une bonne dose de médiéval et, pour ça, la cornemuse est un instrument génial.

— D’accord. Moi je serais plutôt heavy metal avec une nette préférence pour l’indus américain mais je suppose que tous les goûts sont dans la nature.

— Je suppose aussi.

Il enfile sa veste noire, passe son écharpe, noire aussi, autour de son cou, et saisit sa sacoche.

Une sacoche dont je suis prête à parier très cher qu’elle contient une multitude de fioles et d’ingrédients magiques.

— On y va ?

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