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Je salue mademoiselle Rose et m’apprête à sortir lorsqu’elle me hèle.

— Ombe…

Malgré mon envie de rentrer au plus vite chez moi embrass… euh questionner Načelnik, je me retourne. L’air soucieux qui est peint sur son visage m’incite à m’approcher d’elle.

— Oui ?

— Sois prudente, d’accord ?

Je lui souris, touchée par cette inhabituelle prévenance.

— Ne vous inquiétez pas. Vous avez lu mon dossier, non ? Je suis… solide.

Elle secoue la tête.

— Ton corps est solide, Ombe, et ce n’est pas pour lui que je m’inquiète.

— Que voulez-vous dire ?

— S’il a l’apparence d’un séduisant jeune homme, Načelnik est un garou. Le considérer comme un humain serait une erreur.

— Je croyais que l’Association respectait toujours les Anormaux.

Piquée au vif, je n’ai pu m’empêcher d’élever le ton. Mademoiselle Rose ne paraît pas s’en offusquer.

— Respecter quelqu’un ne signifie pas le mettre dans son lit. Inutile de me lancer ce regard assassin, je n’ai aucune intention de t’asséner une leçon de morale. Tu es autonome, Ombe, et tu as de la ressource. Je te demande juste d’être prudente, d’accord ?

Je hoche la tête.

— D’accord.

Mademoiselle Rose n’en a toutefois pas fini.

— Avant de partir, descends à l’armurerie. Le Sphinx a quelque chose pour toi.

— Pour moi ? Ça m’étonnerait. J’ai autant besoin d’un équipement magique qu’un poisson rouge a besoin d’un baudrier d’escalade.

Esquisse de sourire.

Deux fois dans la journée ? La fin du monde serait-elle pour bientôt ?

— Ne discute pas et descends à l’armurerie.

Drôle comme mademoiselle Rose se reprend vite quand on envisage de la croire humaine.

Moins drôle que je sois incapable de l’envoyer balader quand elle me parle sur ce ton.

J’attends trois secondes, euh… deux secondes, avant d’obéir, de façon à ce qu’elle comprenne qu’elle ne m’impressionne pas le moins du monde, et j’emprunte le couloir de droite, direction le placard à balai qui se trouve à son extrémité.

Je tire sur l’anse du seau qui s’y morfond et, dès que la cabine de l’ascenseur secret apparaît, je me glisse à l’intérieur.

À l’intérieur de la cabine bien sûr, pas à l’intérieur du seau.

La descente dure deux bonnes minutes. Deux minutes d’angoisse tant les grincements de la cabine sont inquiétants et ses cahots terribles. Je n’ai jamais compris ce qui poussait une association aussi riche et puissante à faire des économies aussi ridicules. Et potentiellement dangereuses.

Lorsque j’atteins, enfin, le dernier niveau, celui de l’armurerie, je m’empresse de sortir de l’ascenseur par la porte entrebâillée – elle ne s’ouvre plus à fond depuis une éternité – je prends la première travée à droite et je me retrouve face au Sphinx.

C’est un homme à l’impressionnante carrure, sa taille moyenne mettant en valeur sa musculature, dure et noueuse, et l’épaisseur de son thorax. Des cheveux ras en brosse, un visage couturé de cicatrices, un regard bleu pâle dépourvu de sourcils, le Sphinx est un gladiateur ou, du moins, correspond parfaitement à l’image que j’ai des gladiateurs.

Son antre, l’armurerie, est une vaste salle transformée en labyrinthe par les hauts rayonnages métalliques qui s’y entrecroisent, rayonnages chargés de plantes, séchées ou en pots, de flacons colorés au contenu mystérieux et de boîtes de différentes tailles, la plupart gravées de runes.

Mais l’armurerie n’est pas une simple réserve à ingrédients, loin de là. D’autres étagères, en bois celles-là, croulent sous les inventions du Sphinx, des inventions plus ou moins magiques selon ses envies ou son inspiration. Des armes, bien sûr, blanches ou à feu, des détecteurs de midichloriens, des amplificateurs chamaniques, des sprays à l’ail, des balles en argent, des métronomes à disruption… Le Sphinx invente comme il respire. Toutes ses créations ne fonctionnent pas, certes, et nombre d’entre elles fonctionnent différemment de ce qu’il avait envisagé mais certaines sont vraiment extraordinaires.

Ce n’est pas fini. Une bonne partie de l’armurerie est transformée en complexe hôtelier pour papillons. Oui, pour papillons. Plus encore qu’un armurier, le Sphinx est en effet un lépidoptériste enragé, à la fois collectionneur, chercheur et éleveur. C’est d’ailleurs un papillon, le fameux sphinx à tête de mort, qui lui a donné son surnom et il n’est pas rare qu’il éteigne les lumières dans l’armurerie pour le plaisir de discuter avec un de ces gros nocturnes.

En me voyant, le Sphinx grommelle une onomatopée bougonne qui, pour lui, est le summum de la politesse.

— Moi aussi, Sphinx.

— Tu as besoin de refaire le plein d’ingrédients ?

— Non, j’envisage plutôt de faire le vide, si vous voyez ce que je veux dire.

— Des problèmes avec les incantations ? Avec les langues antiques ? Avec les tracés pentacliques ?

— Un problème avec la magie, tout simplement, et un gros ras-le-bol qui accompagne ce problème ! Mademoiselle Rose a laissé entendre que vous aviez quelque chose pour moi…

— Ouais.

Il s’éloigne de son pas de félin indolent.

— Tu ne touches à rien, d’accord ?

— Promis.

J’aime bien le Sphinx. Il y a quelques jours, nous nous sommes un peu allumés lui et moi, et Walter a dû intervenir pour que ça ne dégénère pas, mais c’est un type correct, qui inspire le respect et pas seulement à cause de son physique. Je me demande seulement s’il lui arrive de quitter l’immeuble de l’Association…

— Je t’avais demandé de ne toucher à rien !

— Caresser n’est pas toucher, Sphinx, et ce cadran est magnifique. Je le verrais bien sur ma bécane. Il sert à quoi ?

— En ce qui te concerne, à rien. Tiens.

Il me tend un objet métallique constitué de quatre anneaux soudés en ligne le long d’un cylindre brillant gravé de runes. Un poing américain version Gandalf le Gris.

— Euh… merci. À quoi doit me servir ce machin ?

— Ta mission actuelle te conduit à côtoyer les garous, non ?

Je scrute son visage à la recherche d’un indice prouvant qu’il évoque ma rencontre avec Načelnik.

En vain.

Soit il n’est au courant de rien, soit il est le roi des dissimulateurs. Je réfléchis une seconde et j’ajoute une éventualité : soit il se fiche de mes frasques comme de la première chemise de Walter.

Il prend mon silence pour un acquiescement et continue.

— Ce coup-de-poing est constitué d’un alliage titane-argent. Titane pour la dureté, argent parce que les garous…

— … développent une allergie foudroyante à ce métal, je sais. Je ne suis pas trop fan de ce type de joujou. Lors de mon dernier passage, vous m’avez montré un poignard fabriqué dans un alliage identique. Est-ce que…

— Un autre Agent l’a emporté.

— Un autre Agent bosse sur les garous ?

— Et te connaissant, poursuit le Sphinx comme si je n’avais rien dit, je pense qu’un poignard est une arme trop radicale pour qu’on te la confie sans risque.

— Trop radicale ?

— Ouais. Un garou se remettra toujours d’une beigne, même parfumée à l’argent, mais si on lui ouvre la gorge…

— Vous m’estimez incapable de me contrôler ?

— J’estime surtout essentiel de te rappeler que l’Association est là pour gérer les Anormaux, pas pour les massacrer.

— Sphinx, c’est de l’histoire ancienne !

— Trois jours ? Quatre ?

— D’accord, pas très ancienne mais les gobelins ne m’ont pas laissé le choix, c’était de la légitime défense.

— Je n’en doute pas et je considère que, pour ta défense, un coup-de-poing titane-argent est suffisant. Largement suffisant.

Difficile d’argumenter dans ces conditions. Je ravale mon irritation, fourre le coup-de-poing dans ma poche, salue le Sphinx et quitte l’armurerie.

Lorsque je passe devant elle, mademoiselle Rose me lance un « au revoir, Ombe » aussi chaleureux qu’un après-midi de novembre sous la pluie, sans daigner lever les yeux de son écran. Et dire que j’ai failli la croire humaine.

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