Chapitre six

Non semper ea sunt quae videntur.

(Les apparences sont souvent trompeuses.)

Phèdre


Une rose virginale – Dentelles – Cyril garde le bateau – Un message de l’Au-Delà – Voir du pays – Un majordome – Signes et présages – Dans un cimetière de campagne – Une révélation – Un pseudonyme – Explications – Un journal gorgé d’eau – Jack l’Éventreur – Un problème – Le berceau de Moïse – D’autres pseudonymes – Une situation inattendue

Je sais, j’avais dit que la naïade était la plus belle femme qu’il m’avait été donné de voir, mais si elle semblait sortir d’une mare préraphaélite elle était originaire du XXe siècle.

Alors que cette jeune fille symbolisait le XIXe. C’était une fleur à tel point délicate qu’elle n’aurait pu s’épanouir que dans la serre de l’époque victorienne : une rose virginale, l’ange du foyer. Son espèce disparaîtrait dans quelques années, chassée par des hordes de pétroleuses en culotte bouffante à bicyclette et des suffragettes.

Une mélancolie incommensurable m’envahit à la pensée qu’elle m’était inaccessible. Dressée là avec son ombrelle blanche et ses yeux brun-vert limpides, elle incarnait la jeunesse et la beauté alors que je la savais depuis longtemps mariée à Terence, morte et enterrée dans un cimetière semblable à celui que j’apercevais au sommet de la colline.

— À bâbord, dit Terence. Non, bâbord !

Il rama rapidement vers le pilier du pont où se trouvaient plusieurs piquets, certainement prévus pour l’amarrage des embarcations.

Je saisis la corde et sautai dans la vase.

Terence et Cyril gravissaient le talus, quand j’achevai un nœud qui laissait à désirer et regrettai que Finch n’eût pas jugé utile d’inclure dans ma formation un cours subliminal traitant des demi-clefs.

J’étais à la fin du XIXe siècle, me rappelai-je, une époque bénie où les gens pouvaient s’accorder leur confiance et où il suffisait de faire preuve de constance pour séduire l’élue de son cœur… Une élue que Terence devait déjà embrasser.

Je m’étais trompé sur ce point. Il se dressait sur la berge et regardait de toutes parts. Ce fut en fixant la sublime vision qu’il déclara :

— Je ne la vois pas. Il n’y a que son chaperon et ce landau.

Il désigna une voiture découverte, sur la colline, à côté de l’église.

— En ce cas, elle doit se trouver dans les parages. Quelle heure est-il ?

Il sortit sa montre de gousset.

— J’espère qu’elle n’a pas envoyé sa cousine m’annoncer qu’elle ne souhaite pas me revoir. Si elle…

Il s’interrompit pour sourire.

Une jeune fille en robe blanche venait d’apparaître au sommet de la pente, enrobée de dentelles. Il y en avait sur sa jupe, son jabot et ses manches. Ainsi que sur le pourtour de son ombrelle et ses gants blancs. Et toutes ces fanfreluches s’agitaient tels les étendards d’une armée partant livrer bataille. S’il n’y en avait pas sur son chapeau, il était lesté d’une masse de rubans roses voletants sous lesquels ses cheveux blonds se bouclaient et dansaient au moindre souffle de vent.

Elle obliqua vers nous, ce qui imprima des balancements à tous ses ornements.

— Regardez, cousine, voici M. St. Trewes ! Je vous avais bien dit qu’il viendrait !

— Tossie ! lança sur un ton de reproche la sublime vision.

Mais Tossie descendait déjà vers le chemin de halage, en remontant juste assez sa jupe à volants pour révéler l’extrémité de ses bottines blanches.

Elle atteignit la berge et s’arrêta, cilla et s’adressa à Cyril.

— Le mignon gros toutou est venu voir sa Tossie ? Sait-il qu’il a beaucoup manqué à sa Tossie ?

Ce qui parut atterrer le bouledogue.

— Il a été gentil, le chienchien, roucoula-t-elle encore. Mais son maître a été un vilain garçon. Il s’est fait attendre.

— Nous avons été retardés, le professeur Peddick…

— Tossie craignait qu’il ne l’ait oubliée, n’est-ce pas mon Cyril ?

Cyril lorgna Terence avec résignation et alla recevoir quelques caresses.

— Oh ! Oh ! s’exclama Tossie, qui ne reculait devant rien pour correspondre à l’archétype des jeunes écervelées dépeintes dans les romans de cette époque.

Déconcerté, Cyril s’accorda le temps de dévisager Terence, pendant que Tossie faisait une moue et émettait un chapelet de petits cris.

— Vilain, vilain chien ! Ce monstre va salir la robe en mousseline que père a commandée à Paris !

Elle recula pendant que Terence plongeait pour saisir le collier du bouledogue puis agitait l’index devant sa truffe.

— Tu as effrayé Mlle Mering ! Veuillez excuser sa conduite ainsi que mon retard, mademoiselle. Mon tuteur a failli se noyer, et nous avons dû le sauver.

La cousine arriva et se pencha pour gratter le chien derrière les oreilles.

— Bonjour, Cyril. Bonjour, monsieur St. Trewes. Il est agréable de vous revoir.

Sa voix posée traduisait une indéniable éducation et elle ne s’exprimait pas comme une enfant en bas âge.

— Votre venue signifie-t-elle que vous avez retrouvé la Princesse Arjumand ?

— Oui, dites-le-nous, demanda à retardement Tossie. Me ramenez-vous ma petite Juju ?

— Hélas, non, avoua Terence. Mais nous sommes fermement décidés à poursuivre nos recherches. Je vous présente M. Henry. Monsieur Henry, Mlle Mering et Mlle Brown.

Je levai deux doigts à mon canotier, conformément à mes instructions subliminales.

— Comment allez-vous, mademoiselle Mering, mademoiselle Brown ?

— M. Henry et moi-même avons loué un canot, dit Terence en désignant l’étrave qui dépassait de la pile du pont. Et nous avons l’intention d’explorer toute cette berge de la Tamise.

— C’est fort aimable à vous, déclara Mlle Brown. Mais je suis certaine que nous la retrouverons ce soir à Muchings End.

Terence en fut atterré.

— Muchings End, ce soir ?

— Oui ! confirma Tossie. Mère a reçu un message et nous devons rentrer.

— J’espère qu’il ne s’est rien passé de fâcheux.

— Oh, non, non ! Une communication de l’Au-Delà. « Rentre à Muchings End pour y attendre ton heureuse destinée. » Alors, mère a décidé de prendre le train aujourd’hui même.

— Oui, intervint Mlle Brown. Et il nous faut à présent regagner le domicile de Mme Iritosky.

Elle me présenta une main gantée de chevreau.

— Avoir cherché la Princesse Arjumand était très aimable de votre part. Je vous remercie et suis enchantée d’avoir fait votre connaissance, monsieur Henry.

— Oh, mais nous ne sommes pas obligées de rentrer tout de suite, cousine Verity ! Le train ne part qu’à six heures et demie, et M. St. Trewes et M. Henry n’ont pas visité l’église.

— La route est longue, d’ici à la maison de Mme Iritosky, et votre mère a insisté pour que nous y soyons pour le thé.

— Rien ne presse. Nous dirons à Baine de fouetter les chevaux. Ne désirez-vous pas visiter l’église, monsieur St. Trewes ?

— J’en serais ravi.

Cyril, qui s’était intéressé à la conversation, vint aussitôt les rejoindre. Tossie hésita.

— Ne serait-il pas plus prudent de le laisser garder le canot ?

— Oh, oui, bien sûr ! Cyril, reste ici.

— Il pourrait attendre devant l’entrée du cimetière, suggérai-je.

Mais c’était inutile, Terence en avait trop dit.

— Assis, Cyril, ordonna-t-il.

Le bouledogue lui adressa un regard identique à celui que Jules César avait dû lancer à Brutus et se coucha sur la berge privée d’ombre en calant sa tête sur ses pattes.

— Empêche les méchants bandits de voler le bateau, lui dit Tossie. Tu dois être un gentil, gentil toutou.

Elle ouvrit son ombrelle et partit vers le haut du sentier.

— C’est une église absolument ravissante, étrange et vieillotte. Les touristes n’hésitent pas à parcourir des miles pour venir la visiter. J’adore voir du pays, pas vous ? Mère nous a promis de nous conduire à Hampton Court, la semaine prochaine.

Elle s’éloigna en papotant avec Terence. La sublime vision et moi-même leur emboîtâmes le pas.

Tossie avait eu raison de dire qu’elle attirait une foule de visiteurs, à en juger aux pancartes. La première était placée au pied de l’éminence et nous intimait : « Restez sur le sentier. » Plus haut, d’autres précisaient : « Pas de visite pendant les offices », « Ne marchez pas sur la pelouse » et « Il est interdit de cueillir des fleurs ».

— Mère a prévu de participer à une séance dans la Gallery de Hampton Court qui est hantée par l’esprit de Catherine Howard… une des huit femmes de Henry VIII. Baine soutient qu’il n’en a eu que six, mais si c’était exact ne l’aurait-on pas appelé Henry VI ?

Je lorgnai Mlle Brown, qui souriait avec indulgence. De près, elle était encore plus belle. La voilette de sa capeline tombait dans son dos en une cascade de blancheur, et la mousseline apportait à sa chevelure auburn, sa peau pâle et ses joues roses un aspect immatériel.

— Bon nombre ont été décapitées, ajoutait Tossie. Moi, je n’aimerais pas qu’on me tranche la tête.

Elle imprima un balancement à ses boucles dorées.

— Le bourreau vous coupait les cheveux et vous obligeait à mettre une robe horrible…

Sans fanfreluches, pensai-je.

— J’espère que nous ne verrons pas que la tête de Catherine Howard. Il est fréquent que seule une partie du fantôme apparaisse. Quand Nora Lyon est venue à Muchings End, nous n’avons vu qu’une main. En revanche, elle a joué de l’accordéon. Savez-vous ce que m’ont annoncé les esprits, la nuit dernière ? Que j’allais rencontrer un inconnu.

Elle avait dit cela en regardant timidement Terence, qui lui demanda :

— Que vous ont-ils dit d’autre ? Qu’il était grand, brun et séduisant ?

— Non, ils ont tapé « Attention » puis la lettre « C ». Maman pense que c’est le « C » de chatte, puisque la Princesse Arjumand a disparu, mais il est évident qu’ils voulaient m’avertir qu’il arriverait en canot.

Nous approchions de la crête. Une voiture découverte s’y trouvait, avec un cocher en queue-de-pie et pantalon à rayures. Il lisait et le cheval paissait. Je m’étonnai de ne pas voir un panneau « Stationnement interdit ».

L’homme nous remarqua et referma son livre, pour se mettre au garde-à-vous.

Tossie passa près du serviteur sans daigner lui accorder un regard.

— Je craignais que nous ne puissions pas venir. Le garçon de Mme Iritosky devait nous conduire, mais il était en transe et mère ne voulait pas nous laisser partir seules. C’est alors que j’ai pensé à Baine. C’est notre nouveau majordome. Nous l’avons chipé à Mme Chattisbourne, qui en a été folle de rage. Les bons domestiques sont si difficiles à trouver.

Ce qui expliquait le pantalon rayé et la raideur. J’avais appris par les bandes de Finch qu’il n’était pas dans ses attributions de servir de cocher, et je m’intéressai à lui. Plus jeune et plus grand que je ne m’y serais attendu, il avait l’expression hagarde des gens en retard de sommeil. Je compatis. Je n’avais pas fermé l’œil depuis des siècles.

Toujours d’après les cours subliminaux, les majordomes devaient être aussi imperturbables que des joueurs de poker, mais il était évident que quelque chose irritait celui-ci. Je me demandai quoi. Cette sortie ou le fait d’être aux ordres de quelqu’un qui croyait que le VIII de Henry indiquait le nombre de ses femmes ? Tout en pensant à Louis XVIII je lus le titre de l’ouvrage, La Révolution française de Carlyle.

— Moi, je ne l’aime pas, précisa Tossie comme s’il n’existait pas. Il est constamment d’humeur maussade.

Cousine Verity ne devait pas l’aimer, elle non plus, car elle ne lui accorda pas un seul regard. Quant à moi, je lui adressai un signe de tête et effleurai poliment mon canotier. Il reprit son livre, et sa lecture.

— Son prédécesseur était plus sympathique, mais Lady Hall nous l’a pris quand elle est venue nous voir. Imaginez un peu, alors qu’elle était sous notre toit ! Père dit toujours qu’il ne faudrait pas autoriser les serviteurs à lire, parce que ça détruit leur fibre morale et leur donne des idées.

Terence ouvrit la grille de l’église. Sur une pancarte était écrit : « Refermez en sortant ».

Il se dirigea avec Tossie vers une porte couverte d’écriteaux : « Pas de visites après quatre heures » ; « Pas de visites pendant les offices » ; « Photographies et daguerréotypes interdits » ; « En cas de nécessité, contactez M. Egglesworth, marguillier, Harwood House. Ne déranger que pour une URGENCE ». Je m’étonnai de ne pas voir les quatre-vingt-quinze thèses de Luther.

— N’est-ce pas ravissant ? s’enquit Tossie. Regardez ces jolis zigzags.

Je n’avais pas besoin de suivre un cours subliminal pour reconnaître des ornements en dents de chien du XIIe siècle, après avoir consacré ces derniers mois à étudier la cathédrale de Lady Schrapnell.

— Architecture romane, déclarai-je.

— J’adore les vieilles églises, pas vous ? demanda Tossie à Terence, sans faire cas de mon commentaire pourtant pertinent. Elles sont plus dépouillées que les modernes.

Terence ouvrit la porte dépouillée, vieille et couverte d’écriteaux. Tossie replia son ombrelle et entra. Il la suivit, et je m’attendais à voir cousine Verity en faire autant. Selon les bandes de Finch, les jeunes victoriennes n’étaient pas autorisées à aller où que ce soit sans chaperon et, en plus d’être une sublime vision, cousine Verity avait un tel statut. Son regard avait été réprobateur, sur la berge, et les lieux devaient être mal éclairés et pleins de recoins propices aux galipettes.

Nous savions en outre que le marguillier n’était pas là. Mais, sans scruter les ombres internes par l’huis entrebâillé, Mlle Brown poussa une grille de fer forgé sur laquelle je lus « Ne pas cracher » et pénétra dans le cimetière.

Elle s’avança entre divers écriteaux nous prohibant de cueillir des fleurs et de toucher aux pierres tombales, dont un obélisque contre lequel quelqu’un avait dû prendre appui bien que ce fût défendu, à en juger à son inclinaison.

J’essayai d’imaginer ce qu’un jeune homme pouvait dire à une jeune femme de ce siècle, lorsqu’il se retrouvait seul avec elle. Les cours que j’avais suivis ne fournissaient aucune indication sur les sujets de conversation de mise en de telles circonstances.

La politique était à proscrire, étant donné que j’ignorais tout de la situation en 1888 et que les représentantes de la gent féminine n’étaient pas censées encombrer leur petite cervelle avec des affaires d’État. La religion également, car Darwin faisait l’objet de maintes controverses. Je tentai de me rappeler les dialogues des pièces de cette époque que j’avais vues, autrement dit L’Admirable Crichton et L’Importance d’être constant. Rapports de classes et épigrammes spirituelles. J’avais pu toutefois constater que les serviteurs qui osaient penser n’avaient pas la cote et j’étais à court de traits d’esprit. J’avais en outre conscience que tout ce qui touchait de près ou de loin à l’humour recelait d’innombrables périls.

Elle avait atteint la dernière tombe et m’observait, semblant attendre que je prenne l’initiative.

Je décidai de lui parler de la pluie et du beau temps, sans savoir toutefois en quels termes je devais m’adresser à elle. Mlle Brown ? Mlle Verity ? Milady ?

— Alors, fit-elle avec impatience. Vous l’avez ?

Ce qui me déconcerta quelque peu.

— Je vous demande pardon ?

— Baine ne vous a pas vu, au moins ? Où l’avez-vous laissée ?

— Je crains qu’il n’y ait erreur sur la personne…

— Vous pouvez vous exprimer librement, ils ne risquent pas de nous entendre. Dites-moi ce qui s’est passé, quand vous avez franchi la porte.

Je faisais une rechute. Rien de tout ceci n’avait le moindre sens.

— Vous ne l’avez pas noyée, j’espère ? Il m’a promis qu’il ne ferait pas une chose pareille.

— Noyé qui ?

— La chatte.

C’était encore pire qu’avec l’infirmière.

— La chatte ? Vous voulez parler de la chatte de Tossie… Mlle Mering ? La Princesse Arjumand ?

— Évidemment, que je parle de la Princesse Arjumand. M. Dunworthy ne vous l’a pas confiée ?

— M. Dunworthy ?

J’en restai bouche bée.

— Oui. Ne vous a-t-il pas chargé de la rapporter à cette époque ?

Et je sentis le jour poindre dans mon esprit.

— Vous êtes la naïade que j’ai vue dans son bureau ! Non, je me trompe. Elle s’appelait Kindle.

— Brown est un pseudonyme. Les Mering ne sont apparentés à aucun Kindle et je me fais passer pour une petite cousine de Tossie.

Après un bref crépuscule, le jour poignait de nouveau.

— Vous êtes la calamité qui a ramené quelque chose par le transmetteur !

— Le chat, fit-elle avec irritation.

Un chat. Bien sûr. C’était bien plus logique qu’un cab ou un rat. Et ça expliquait l’expression que M. Dunworthy avait eue quand je lui avais parlé du châle de ma grand-mère.

— C’est donc un chat que vous avez rapporté ? Mais c’est impossible. On ne peut rien transférer vers l’avenir.

— Vous n’étiez pas au courant ? Je croyais qu’ils vous avaient chargé de le ramener à cette époque.

Ce fut avec malaise que je me demandai s’ils n’en avaient pas eu l’intention. Ils m’avaient prié d’attendre, juste avant que je ne pénètre sous le filet. N’étaient-ils pas allés chercher cet animal, lorsque j’avais déclenché la machine en proie à la panique ?

— Vous ont-ils dit qu’ils me l’avaient confié ?

Elle secoua la tête.

— M. Dunworthy m’a simplement ordonné de me tenir tranquille. J’ai immédiatement su qui vous étiez parce que je vous avais vu dans son bureau.

— J’étais passé lui exposer mon problème. Je souffrais de déphasage et l’infirmière venait de me prescrire deux semaines de repos. Il m’a envoyé ici afin que j’en bénéficie.

— À l’époque victorienne ?

Elle semblait trouver cela amusant.

— Là-bas, il y avait Lady Schrapnell…

Ce qu’elle parut juger encore plus drôle.

— Il vous a expédié ici pour lui échapper ?

— Oui, fis-je, brusquement inquiet. Pourquoi ? Elle est là ?

— Pas tout à fait. Si vous n’avez pas le chat, savez-vous qui doit me l’apporter ?

— Non, avouai-je.

Et j’essayai de me remémorer ce qui s’était passé dans le labo.

« Contactez untel », avait dit M. Dunworthy. Andrews. Je m’en souvenais, à présent. M. Dunworthy avait dit : « Contactez Andrews. »

— Ils m’ont demandé de contacter Andrews.

— Ont-ils précisé s’ils avaient réussi à renvoyer le chat à cette époque ?

— Non, mais je dormais à moitié à cause du déphasage.

— Quand avez-vous entendu parler de cet Andrews ?

— Pendant que j’attendais mon départ.

— Quand êtes-vous parti ?

— Ce matin, à dix heures.

— Alors, ça explique tout ! À mon arrivée, je me suis inquiétée en constatant que la Princesse Arjumand n’était pas là. Je craignais que le transmetteur ait refusé de fonctionner, ou que Baine l’ait trouvée le premier et jetée de nouveau dans les flots. J’ai même paniqué, quand Mme Mering a insisté pour venir consulter Mme Iritosky au sujet de sa disparition et que votre ami est apparu. Mais ils ont dû la réexpédier après notre départ pour Oxford, et comme nous étions absents nul n’a pu assister à sa matérialisation. Baine n’aura pas la possibilité de la noyer, puisqu’il est avec nous, et vous ne seriez pas ici si ça avait mal tourné. M. Dunworthy a dit qu’il suspendrait tous les transferts vers le XIXe tant que le chat n’y serait pas revenu. On peut en déduire que la Princesse Arjumand nous attend à Muchings End et que nous n’avons aucune raison de nous inquiéter.

— Un instant. Vous devriez tout reprendre au début. Asseyons-nous.

Je désignai un banc où une plaque intimait : « Pas de graffitis » à côté d’un cœur transpercé par une flèche et des mots « Violet et Harold, 59 ». Elle s’assit et ordonna ses jupes blanches avec grâce.

— D’accord. Vous avez donc emporté un chat par le transmetteur…

— Oui. J’étais près de la gloriette. Le point de rendez-vous est juste au-delà, dans un petit bosquet. Je revenais de faire mon rapport à M. Dunworthy quand j’ai vu Baine, c’est le majordome, avec la Princesse Arjumand…

— Un instant. Pourquoi vous a-t-on envoyée ici ?

— Pour lire le journal de Tossie. Lady Schrapnell estime qu’il peut contenir des indices sur le lieu où se trouve la potiche de l’évêque.

J’aurais dû me douter qu’il était impossible de lui échapper aussi facilement.

— Quel est le lien entre Tossie et ce vase ?

Une pensée me glaça.

— Ne me dites pas qu’elle est l’arrière-arrière-grand-mère de Lady Schrapnell !

— Arrière-arrière-arrière-grand-mère… C’est au cours de l’été 1888 qu’elle est allée à Coventry et a vu la potiche de l’évêque…

— Ce qui a bouleversé sa vie.

— En effet. Elle s’est ensuite constamment référée à cet événement dans les journaux intimes qu’elle a tenus jusqu’à la fin de ses jours, ou presque. Ces écrits qui ont à leur tour bouleversé la vie de Lady Schrapnell…

— Et les nôtres. Mais si elle les a lus, pourquoi veut-elle que vous les lisiez à votre tour ?

— Le cahier dans lequel Tossie a narré cette expérience traumatisante – celui de l’été 1888 – a fait un séjour dans l’eau qui l’a rendu presque illisible. Lady Schrapnell a engagé une graphologue mais les résultats ont été décevants.

— Elle s’est référée à cet événement dans ses autres journaux.

— Sans préciser comment cette potiche a bouleversé sa vie à jamais, ni à quelle date. Lady Schrapnell estime qu’il doit en outre contenir des détails importants. Le problème, c’est que ce journal est mieux protégé que les joyaux de la Couronne et que je n’ai pas encore pu lui jeter un coup d’œil.

— J’avoue ne pas comprendre comment ce qui a été écrit en 1888 pourrait permettre de retrouver une chose qui disparaîtra 1940.

— Le nom du donateur y est peut-être précisé. Le registre de la cathédrale de Coventry a brûlé avec le reste. Ses descendants ont pu récupérer cet objet pour le mettre à l’abri au début de la guerre.

— Ils devaient être bien trop contents de s’en être débarrassés.

— Je le pense aussi, mais vous connaissez Lady Schrapnell. Il faut retourner chaque pierre, etc. Je ne quitte pas Tossie d’une semelle depuis deux semaines, en espérant qu’elle oubliera de ranger son journal ou ira à Coventry, ce qui se passera sous peu. Nous savons qu’elle s’y est rendue en juin mais, pour l’instant, toujours rien.

— Vous avez donc enlevé son chat et réclamé ce cahier en rançon ?

— Qu’allez-vous imaginer ? Je revenais de faire mon rapport à M. Dunworthy quand j’ai vu Baine, c’est le majordome…

— Un lecteur assidu.

— Un fou sanguinaire, oui ! Il emportait la Princesse Arjumand et est arrivé au bord de la Tamise par cette journée de juin radieuse où les roses étaient absolument magnifiques.

— Quoi ?

— Sans parler des cytises ! Mme Mering en a une tonnelle de toute beauté !

— Je vous demande pardon, mademoiselle Brown.

C’était Baine, qui venait de se matérialiser près de nous.

— Oui, qu’y a-t-il ?

— C’est au sujet du chat de Mlle Mering, mademoiselle. M. St. Trewes l’a-t-il retrouvé ?

— Non, fit-elle d’une voix si glaciale que la température dut chuter de plusieurs degrés. Il n’a pas vu la Princesse Arjumand.

— Je m’inquiète pour elle, voyez-vous. Voulez-vous que je vous reconduise ?

— Pas pour l’instant. Merci, Baine.

— Mme Mering vous attend pour le thé.

— Je sais, Baine. Merci.

Il hésita.

— Nous sommes à une demi-heure de route de la demeure de Mme Iritosky.

— Je sais, Baine. Ce sera tout.

Elle le fixa tant qu’il ne fut pas de retour près du landau puis gronda :

— Maudit assassin ! « M. St. Trewes l’a-t-il retrouvé ? » Il sait parfaitement que c’est impossible et il ose prétendre qu’il s’inquiète, le monstre ?

— Êtes-vous certaine qu’il a voulu le noyer ?

— Bien sûr. Il l’a lancé de toutes ses forces.

— N’est-ce pas une coutume contemporaine ? J’ai lu que c’était une pratique courante, destinée à réduire leur nombre.

— Ça s’applique aux chats venant de naître, pas aux adultes. Et pas aux animaux de compagnie. Tossie aime la Princesse Arjumand presque autant que son confort personnel, et c’est tout dire. C’est surtout dans les fermes, qu’ils tuent les chatons. Un des fermiers du voisinage en a noyé une portée complète, la semaine dernière. Il les a mis dans un sac lesté de pierres et l’a balancé dans son étang, ce qui est un acte barbare mais pas malveillant pour autant. Alors que ceci… Après avoir perpétré son crime, Baine s’est épousseté les mains et est reparti vers la maison en « souriant ». Il avait prémédité son coup !

— Je croyais que les chats savaient nager.

— Pas dans la Tamise. Si je n’étais pas intervenue, le courant aurait emporté la Princesse.

— Comme la Dame de Shalott.

— Je vous demande pardon ?

— Rien. Pourquoi a-t-il fait ça ?

— Je l’ignore. Peut-être est-il allergique. À moins que ce soit un essai et qu’il projette de tous nous assassiner. Qui nous dit que nous n’avons pas affaire à Jack l’Éventreur ? N’exerçait-il pas déjà ses activités, en 1888 ? N’oublions pas que nul n’a jamais découvert sa véritable identité. Tout ce que je sais, c’est que je ne pouvais pas la laisser se noyer. Elle appartient à une espèce disparue.

— Vous avez donc plongé pour la sauver ?

— Je me suis avancée pour l’attraper et je l’ai ramenée sur la rive. C’est alors que j’ai pris conscience qu’aucune lady de cette époque ne serait entrée ainsi dans les flots. Je n’avais même pas retiré mes chaussures. J’avais agi sans réfléchir. J’ai gagné la porte, qui s’est ouverte. Je voulais seulement me cacher, pas causer un problème.

Un problème ! Ce qu’elle avait fait était théoriquement impossible et elle avait dû provoquer une incongruité temporelle. Je ne m’étonnais plus que M. Dunworthy eût posé toutes ces questions à Chiswick et à ce pauvre T.J. Lewis. Un problème !

Un châle était une chose, un chat en était une autre. Et même un bout d’étoffe n’aurait pu être emporté dans le futur. Ces pionniers qu’étaient Darby et Gentilla en avaient apporté la preuve. Ils avaient construit un transmetteur comme ils auraient armé un bateau pirate, afin d’aller piller les trésors du passé. Ils avaient tout tenté, de Mona Lisa à la tombe de Toutankhamon. Constatant que ça ne marchait pas, ils s’étaient rabattus sur des articles plus courants tels que des pièces de monnaie. Sans plus de résultats. Ils ne pouvaient rien ramener à leur époque, des grains de poussière exceptés. Chaque fois qu’ils avaient dans leur poche un penny ou une fourchette à poisson, la porte refusait de s’ouvrir. Fort heureusement pour l’humanité elle rejetait également les microbes, les radiations et les balles perdues.

L’appât du gain ayant disparu, les multinationales qui finançaient leurs travaux les avaient abandonnés à leur sort et le voyage temporel avait été refilé aux historiens et aux scientifiques. Ces derniers avaient échafaudé la théorie des systèmes d’autodéfense du continuum pour expliquer le phénomène du décalage et le blocage d’un transmetteur pour tout voyageur qui essayait d’emporter quelque chose dans l’avenir était devenu une loi acceptée de tous. Jusqu’à présent.

— Quand vous avez ramené le chat, n’avez-vous rien remarqué sortant de l’ordinaire ?

Elle secoua la tête.

— C’était un saut comme les autres.

— Et la Princesse se portait bien ?

— Elle s’est endormie dans mes bras pendant le transfert et ne s’est même pas réveillée dans le bureau de M. Dunworthy. C’est l’effet que doit avoir le déphasage sur son espèce.

— Vous l’avez amenée à M. Dunworthy ?

— Évidemment, fit-elle, sur la défensive. Je lui ai apporté le chat sitôt après avoir pris conscience des conséquences de mes actes.

— Et il a décidé de le renvoyer ici ?

— Finch m’a dit qu’ils allaient analyser tous les sauts vers l’époque victorienne et que si les écarts étaient minimes ça signifiait que la Princesse Arjumand avait été ramenée à son point de départ avant que sa disparition ne fasse des dégâts.

Mais je n’avais pas oublié les propos de Carruthers.

— Et les problèmes qui se sont posés à Coventry ?

— Finch ne les croit pas liés à cette affaire. Il les attribue au fait que Coventry est au cœur de toutes nos activités. C’est l’unique secteur où on a signalé des anomalies. Comment s’est passé votre saut ?

— Je suis arrivé pile sur la cible, et au bon moment.

— Parfait. Je n’ai eu que cinq minutes de retard, à mon retour. Selon Finch, la moindre incongruité accentuerait tous les…

— Oh, j’adore les cimetières de campagne !

C’était la voix de Tossie et je m’écartai d’un bond, tel un authentique amoureux victorien. Verity resta sereine, ouvrit son ombrelle et se leva avec grâce.

Tossie réapparut, tous ses étendards au vent.

— Ils sont si rustiques. Ce n’est pas comme nos horribles nécropoles modernes.

Elle s’arrêta pour admirer une pierre tombale sur le point de s’effondrer.

— Baine dit qu’ils sont malsains et contaminent la nappe phréatique, mais je les trouve au contraire merveilleusement naturels. Pas vous, monsieur St. Trewes ?

— Sous les aulnes vigoureux, par les ifs ombragés ; où l’herbe se soulève, en buttes décomposées…

Si ce passage sur la putréfaction apportait de l’eau au moulin de Baine, ils n’en prirent pas conscience.

— Ils gisent à jamais dans leur étroit tombeau, les ancêtres défunts des gens de ce hameau.

— J’adore Tennyson, pas vous, cousine ?

— Thomas Gray, la corrigea Verity. Élégie écrite dans un cimetière de campagne.

— Oh, monsieur Henry, vous devriez visiter l’intérieur de l’église, roucoula Tossie, sans en faire cas. Il y a un vase à la décoration admirable. N’est-ce pas, monsieur St. Trewes ?

Verity se renfrogna et remonta ses jupes d’une main gantée.

— Nous devons absolument le voir. Monsieur Henry ?

— Absolument, confirmai-je en lui présentant mon bras.

Et nous pénétrâmes dans l’édifice, en passant devant un panneau où était écrit : « Défense d’entrer sous peine d’amende ».

L’air glacial avait des relents de bois et de missels moisis. On trouvait ici des piliers romans, un sanctuaire premier style gothique, un vitrail victorien et, sur le chancel, un autre écriteau indiquant « Accès au chœur prohibé au public ».

Sans plus prêter attention à l’interdiction qu’aux fonts baptismaux, Tossie approcha d’une niche du mur opposé.

— N’est-ce pas la plus ravissante des choses ?

Il était indéniable qu’elle fût une ancêtre de Lady Schrapnell et je savais désormais de qui cette dernière avait hérité ses goûts. Tossie avait toutefois l’excuse d’être venue au monde sous le règne de la reine Victoria et d’appartenir à une société qui avait construit non seulement la gare St. Paneras mais aussi l’Albert Memorial.

Le vase ressemblait aux deux, en miniature. S’il n’avait qu’un étage et aucune colonne corinthienne, il n’avait échappé ni au lierre entrelacé ni à des bas-reliefs de l’arche de Noé et de la bataille de Jéricho.

— Qu’est-ce qui y est représenté ? m’enquis-je.

— Le Massacre des Innocents, murmura Verity.

— Les Filles de Pharaon se baignant dans le Nil, affirma Tossie. Regardez, on voit le berceau de Moïse qui flotte entre les roseaux. J’aimerais qu’il soit dans l’église de Muchings End, qui ne contient que des vieilleries. Ça me fait penser au Poème sur un vase grec de Tennyson.

Redoutant que Terence ne nous récite L’Ode sur une urne grecque de Keats, je lorgnai Verity tout en cherchant un prétexte pour les laisser et reprendre notre conversation. Les ornements en dents de chien ? Cyril ? Verity contemplait la voûte comme si nous avions tout notre temps devant nous.

— Beauté est vérité, vérité est beauté, commençait Terence. Quelle autre certitude avons-nous…

— La croyez-vous hantée ? demanda Verity.

Terence interrompit sa citation.

— Hantée ?

— Hantée ? fit gaiement Tossie avant de pousser une version miniature d’un cri, une sorte de « criolet ». Évidemment ! Mme Iritosky dit qu’il y a en certains lieux des portes entre notre monde et le suivant.

Je regardai Verity. Elle était sereine. Le fait que Tossie vînt de décrire un transmetteur ne l’avait pas ébranlée.

— Elle sait que les âmes des défunts s’attardent à proximité du passage qu’elles ont emprunté pour nous quitter. C’est pour cela que tant de séances ne donnent aucun résultat. Elles se déroulent trop loin d’un de ces accès. Voilà pourquoi Mme Iritosky n’en organise qu’à son domicile. Et existe-t-il un emplacement plus logique qu’un cimetière, pour une porte de ce genre ?

Elle leva les yeux vers la voûte et criola encore.

— Ils pourraient être ici, avec nous !

— Je présume que le marguillier doit être au courant de ces choses, déclara Verity.

Si c’était le cas, il aurait apposé un écriteau supplémentaire. « Apparitions interdites, ectoplasmes formellement prohibés ».

— Oh, oui ! Monsieur St. Trewes, nous devons aller l’interroger !

Ils sortirent, lurent la pancarte et partirent vers Harwood House où le marguillier leur réserverait certainement un accueil chaleureux.

Verity en profita pour reprendre ses explications.

— Tout ce que M. Dunworthy m’a dit, c’est qu’il me renverrait ici deux heures après mon sauvetage du chat. Et que je devrais revenir aussitôt si je remarquais un décalage inhabituel, ou d’étranges coïncidences. J’en ai déduit que la Princesse Arjumand était de retour à Muchings End. Mais elle n’y était pas. Tossie avait découvert sa disparition et toute la maisonnée la cherchait. Je n’ai pas eu le temps de retourner consulter M. Dunworthy que Mme Mering nous emmenait à Oxford et que Tossie faisait la connaissance du comte de Vecchio.

— Le comte de Vecchio ?

— Un jeune homme qui a assisté à une des séances. Riche, beau et charmant. Il serait parfait, si son nom débutait par un « C » et non par un « V ». Il se dit passionné par la théosophie, mais c’est surtout Tossie qui l’intéresse. Il a insisté pour s’asseoir près d’elle et, après avoir pris sa main dans la sienne, il lui a dit de ne pas s’effrayer si elle sentait des esprits lui effleurer les jambes. C’est pour les séparer que j’ai suggéré de faire une promenade au bord de la Tamise. Mais Terence, dont le nom ne commence pas non plus par un « C », est arrivé à la rame et s’est épris d’elle. Ce qui n’a rien d’étonnant. Tous les jeunes mâles sont sensibles à ses charmes.

Elle me lorgna sous sa voilette.

— À propos, pourquoi faites-vous exception à la règle ?

— Parce qu’elle croit que Henry VIII a eu huit femmes.

— J’aurais pensé que votre déphasage vous rendrait vulnérable, prêt à tomber éperdument amoureux de la première fille que vous verriez.

— C’était vous, lui rappelai-je.

Si elle avait été la rose virginale dont elle avait l’aspect, elle eût viré au cramoisi. Mais elle était originaire du XXIe siècle, et ce fut d’une voix d’infirmière qu’elle affirma :

— Vous vous en remettrez dès que vous aurez bénéficié d’une bonne nuit de sommeil. J’aimerais pouvoir en dire autant des prétendants de Tossie. Surtout de Terence, qui ne la laisse pas non plus indifférente. Elle a insisté pour venir à Iffley alors que Mme Iritosky avait prévu une séance pour retrouver la Princesse Arjumand. En chemin, elle m’a demandé si je pensais qu’un cake aux raisins convenait pour un mariage, et j’ai commencé à craindre que mon acte inconsidéré n’ait provoqué une incongruité. Le comte de Vecchio et Terence ne l’auraient jamais rencontrée si elle n’était pas venue à Oxford, et leurs noms ne commencent pas par un « C ».

J’étais de nouveau perdu.

— Pourquoi accordez-vous tant d’importance à leurs initiales ?

— Parce que cet été – je dis bien cet été – elle épousera un « C » et quelque chose.

— Comment le savez-vous ? Je croyais son journal illisible.

— Il l’est.

Elle gagna un banc, à côté d’un écriteau où était précisé : « Il n’est autorisé de s’asseoir sur les bancs que pendant les offices ».

— Coventry commence également par un « C », et c’est là-bas que sa vie a été bouleversée à tout jamais.

Elle secoua la tête.

— On trouve dans un de ses journaux, en date du 6 mai 1938 : « Cet été, nous célébrerons nos cinquante ans de mariage, et je suis plus heureuse que je n’aurais pu l’espérer en étant l’épouse aimante de monsieur C… » Un pâté couvre le reste du nom.

— Un pâté ?

— Une tache. Les plumes bavaient, à l’époque.

— Vous êtes sûre que c’est un « C » ?

— Oui.

Ce qui éliminait non seulement le comte de Vecchio et Terence mais aussi le professeur Peddick, Jabez et, Dieu merci, moi.

— Qui est ce M. Chips, Chesterton ou Coleridge avec qui elle va convoler en justes noces ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Personne qu’elle a cité ou qui est allé à Muchings End, en tout cas. J’ai interrogé Colleen. C’est la bonne. Elle n’en a jamais entendu parler.

Des voix l’incitèrent à se lever.

— Suivez-moi et feignez de vous intéresser à l’architecture.

Elle gagna les fonts baptismaux, qui parurent la passionner.

— Vous ignorez donc qui est ce monsieur C tout en sachant que Tossie ne l’a pas encore rencontré et qu’elle l’épousera cet été, résumai-je en lisant un écriteau où était précisé : « Il est interdit de déplacer le mobilier ».

— Absolument. Ce qui ne saurait tarder, car la mi-juin approche et après les fiançailles les bans doivent être lus à l’église trois dimanches de suite, sans oublier la rencontre des parents et la préparation du trousseau.

— Quand se sont-ils mariés ?

— L’église de Muchings End a été incendiée pendant la Pandémie et elle n’en parle pas dans ses autres journaux.

— Mais on doit y trouver son nom. En cinquante ans de vie commune, elle n’a tout de même pas mentionné son mari que le 6 mai 1938 !

— Elle s’y est toujours référée en tant que son « époux adoré » ou « compagnon aimé ». Adoré et aimé étant soulignés.

Je hochai la tête.

— Et suivis de points d’exclamation.

J’avais dû lire sa prose pour y chercher des références à la potiche de l’évêque.

Nous allâmes vers le collatéral.

— Elle a interrompu leur rédaction après son mariage et repris ses vieilles habitudes en 1904. Ils vivaient alors en Amérique, et il jouait dans des films muets sous le pseudonyme de Bertram W. Fauntleroy qu’il a changé en Reginald Fitzhugh-Smythe en 1927, à l’avènement du parlant.

Elle s’arrêta devant un vitrail à moitié dissimulé par la pancarte : « Ne pas ouvrir ».

— Il a principalement interprété des rôles d’aristocrates britanniques.

— Ce qui signifie qu’il devait en être un. C’est déjà ça, non ? Nous n’aurons pas à nous méfier des vagabonds venus quémander un quignon de pain.

Je pensai à autre chose.

— Et sa rubrique nécrologique ?

— Y figurent son nom de scène et celui de Tossie. Elle vivra jusqu’à quatre-vingt-dix-sept ans et aura cinq enfants, vingt-trois petits-enfants et un grand studio hollywoodien.

— Et Coventry ? Elle a pu rencontrer l’homme de sa vie pendant qu’elle admirait la potiche de l’évêque.

— C’est possible, ce qui pose un autre problème. Les Mering n’ont pas l’intention d’aller à Coventry, seulement à Hampton Court pour voir le fantôme de Catherine Howard. En outre, elles n’ont encore jamais visité cette ville. Je le sais, car j’ai demandé…

— … à la femme de ménage.

— Tout juste. Or, il est établi que Tossie s’y trouvait en juin. C’est pour cela que je m’inquiète tant. Je crains que la disparition de la Princesse Arjumand les ait incitées à venir à Oxford consulter Mme Iritosky au lieu d’aller à Coventry, ou que ce monsieur C soit allé à Muchings End pendant que Tossie était ici, les empêchant de se rencontrer. Mais si M. Dunworthy et T.J. ont renvoyé la Princesse, il en découle que ce chat a fait une fugue. Et, qui sait, c’est peut-être un monsieur C qui le retrouvera et le ramènera. Qu’elle lui soit follement reconnaissante de lui avoir rapporté sa chatte expliquerait qu’ils se soient fiancés si vite.

— En outre, vous ne vous êtes absentées qu’un jour de Muchings End. Si ce monsieur C est passé, la bonne lui aura certainement dit de vous attendre au boudoir.

— Que voulez-vous dire ?

Elle se leva d’un bond, dans un bruissement de jupes.

— Ce n’est pas à cette époque qu’ils parquaient les visiteurs dans des pièces prévues à cet effet ?

— Quand êtes-vous arrivé ?

— Ce matin. Je vous l’ai dit. En plein dans le mille. Dix heures, le 7 juin 1888.

— Nous sommes le dix.

— Le dix ? Mais le journal…

— Il n’était pas du jour. Je suis revenue le sept au soir et nous sommes parties pour Oxford le huit.

— Alors, il s’est produit…

— … un sérieux accroissement des décalages, révélateur d’une incongruité.

— Ce n’est pas certain. Mon départ a été précipité.

Je lui expliquai tout.

— Warder n’avait peut-être pas terminé de saisir les coordonnées, si elle n’a pas commis une erreur. C’était son dix-septième saut de la journée.

— Où êtes-vous arrivé ? Folly Bridge ? C’est là que vous avez rencontré Terence ?

— Non, à la gare. Il était venu attendre des parentes de son tuteur, qui lui ont fait faux bond.

Je lui parlai de ses problèmes financiers.

— J’ai donc réglé ce qu’il devait à ce Jabez.

— Dois-je comprendre que si vous n’aviez pas été là il ne serait pas ici ? Aurait-il pu louer ce canot, sans vous ?

Je pensai à la ténacité et la férocité de Jabez.

— Impossible. Mais il tenait tant à revoir sa Tossie qu’il serait venu à Iffley à petites foulées.

— Vous pouvez avoir raison. Les redondances sont nombreuses, et s’il ne l’avait pas retrouvée ici il aurait couru jusqu’à Muchings End. Il nous avait fait part de son intention de descendre la Tamise. En outre, un décalage de trois jours n’est pas en soi catastrophique. J’irai en référer à M. Dunworthy dès que nous serons…

— … certaine que les esprits nous apprendront où est la Princesse Arjumand, babillait Tossie en revenant avec Terence. Mme Iritosky n’a pas son égal, pour localiser ce qu’on a égaré. La duchesse de Derby lui a donné mille livres, quand elle lui a appris où se trouvait sa broche. Père prétend qu’elle n’a eu aucune difficulté à le lui dire parce que c’était elle qui l’avait cachée, mais mère sait que ce sont les morts qui l’ont renseignée.

Verity se leva et redressa ses jupes.

— Qu’a dit le marguillier ?

Son calme me sidéra. Elle avait brusquement recouvré la sérénité qui seyait à toute jeune fille de bonne famille de cette époque.

— L’église d’Iffley est-elle hantée ?

— Non, répondit Terence.

— Oui, le contredit Tossie. Nous n’allons tout de même pas croire ce vieil ours mal léché. Il y a ici des entités venues d’ailleurs. Je perçois leur présence.

— Il a déclaré qu’il n’y avait pas de fantômes et qu’il le regrettait, insista Terence. Parce qu’ils n’ont pas les pieds boueux, ne font pas tomber ses écriteaux et ne vont pas le déranger à l’heure du thé.

— Du thé ! Quelle excellente idée ! Cousine, allez dire à Baine de nous en servir.

Verity renfila ses gants.

— Nous n’en avons pas le temps. Mme Iritosky nous attend.

— Oh, M. St. Trewes et M. Henry n’ont pas encore vu le moulin !

— Ils pourront le visiter sans nous. Nous ne devons pas rater le train de Muchings End.

Elle sortit de l’église et s’arrêta à la porte du cimetière.

— Monsieur St. Trewes, auriez-vous l’obligeance de dire au majordome d’amener la voiture ?

Terence effleura son chapeau du bout des doigts.

— Avec plaisir.

Il se dirigea vers l’arbre sous lequel Baine s’était assis pour lire.

J’avais espéré que Tossie l’accompagnerait et nous laisserait seuls, mais elle restait là pour ouvrir et fermer son ombrelle en boudant. Je cherchai une excuse pour m’isoler avec sa pseudo-cousine. Je ne pouvais lui suggérer de suivre Terence quand Verity s’inquiétait déjà des conséquences de leur engouement. En outre, elle était du genre à donner des ordres, pas à en recevoir…

— Mon ombrelle, fit Verity. J’ai dû l’oublier dans l’église.

— Je vais vous aider à la chercher, proposai-je en poussant galamment la porte.

Ce qui provoqua la chute de nombreux écriteaux.

— Je regagnerai Oxford pour informer M. Dunworthy dès qu’une opportunité se présentera, me murmura-t-elle sitôt que le battant fut refermé. Où serez-vous ?

— Je l’ignore. Quelque part sur la Tamise. Terence a parlé de la descendre jusqu’à Henley.

— J’essayerai de vous joindre.

— Que voulez-vous que je fasse ?

— Éloignez Terence de Muchings End. Ce n’est peut-être qu’une passade, mais je ne veux courir aucun risque. Et ne vous inquiétez pas outre mesure. Le décalage n’est guère important et M. Dunworthy ne vous aurait pas envoyé ici si la Princesse Arjumand n’était pas de retour. Je suis certaine que tout se passera bien.

Elle me tapota le bras, avant d’ajouter :

— Vous avez besoin de dormir. Vous devez vous remettre du déphasage temporel.

— Je le ferai, promis-je.

Elle récupéra son ombrelle au pied du chancel, se dirigea vers la porte, s’arrêta et sourit.

— Et si vous rencontrez un Chaucer ou un Churchill, expédiez-le immédiatement à Muchings…

— La voiture est avancée, mademoiselle, lui annonça le majordome qui venait d’apparaître sur le seuil.

— Merci, Baine, fit-elle sèchement.

Terence aidait Tossie à monter dans le landau.

— J’espère que nous nous reverrons, monsieur St. Trewes. Nous prendrons ce soir même le train pour Muchings End. Vous connaissez ? C’est sur la Tamise, au-delà de Streatley.

Terence retira son canotier et l’appliqua sur son cœur.

— De vous revoir, je meurs d’envie ; fleur d’une beauté inouïe !

Le véhicule fit une embardée.

— Baine ! protesta Tossie.

— Je vous demande pardon, mademoiselle.

— Adieu, nous cria Tossie en agitant un mouchoir et toute sa personne. À bientôt, monsieur St. Trewes !

Le landau s’éloigna.

Terence le suivit des yeux tant qu’il fut visible.

— Nous devrions repartir. Le professeur Peddick nous attend, lui rappelai-je.

Il soupira en contemplant le nuage de poussière.

— N’est-elle pas merveilleuse ?

— Certes.

— Nous devons nous rendre immédiatement à Muchings End, décida-t-il en descendant la colline.

— Impossible. Il faut récupérer le professeur Peddick et le reconduire à Oxford. Sans oublier les vieilles reliques qui ont dû prendre le train du soir.

— Je m’arrangerai avec Trotters pour qu’il s’en charge. Il est mon débiteur, depuis que j’ai fait cette version de Lucrèce à sa place. Ramener Peddick sera rapide. Après l’avoir déposé à Magdalen nous aurons encore quatre heures de jour devant nous. Nous passerons l’écluse de Culham avant la nuit et serons à Muchings End demain à midi.

Autant pour ma promesse d’éloigner Terence, pensai-je en le suivant vers le canot.

Qui avait entre-temps disparu.

Загрузка...