Chapitre dix-huit

Ma longue expérience (…) m’a enseigné que rien n’est jamais un simple détail.

La Pierre de lune

Wilkie Collins


Une bonne nuit de sommeil – Un pseudonyme – Un départ inopiné – D’autres pseudonymes – L’avenir de Mme Iritosky dévoilé – Le mystère des essuie-plumes résolu – La potiche de l’évêque utilisée en tant qu’arme du crime – Un vol – Le mystère des rubis résolu – Le mystère du journal résolu – Un départ retardé – Dans le train de Coventry – Un revers

Il nous fallut une heure et un litre de détachant pour débarrasser Cyril de la peinture phosphorescente de chez Balmain, opération qui se déroula sous les regards intrigués de la Princesse Arjumand. Et les vapeurs de benzine durent me monter à la tête, car je ne garde aucun souvenir de ce qui se passa ensuite jusqu’au moment où Baine me secoua en disant :

— Je suis désolé, monsieur, mais le colonel et le professeur m’ont demandé de les réveiller à sept heures.

— Hmm, marmonnai-je en essayant d’entrouvrir mes paupières.

Cyril s’enfouit plus profondément sous les couvertures.

— Jimmy Slumkin, monsieur, ajouta Baine en versant de l’eau chaude dans la cuvette.

— Hein ?

— Le comte. Il s’appelle Jimmy Slumkin. J’ai vu son passeport.

Slumkin. Il n’était donc pas notre mystérieux monsieur C alors que j’aurais aimé disposer d’au moins un prétendant à ce titre. Lord Peter et Hercule Poirot avaient toujours été confrontés à une surabondance de suspects. Je n’avais jamais entendu parler d’une énigme policière où le détective n’avait absolument personne sur qui faire peser ses soupçons.

Je m’assis au bord du lit.

— Avec un S ou un C ?

J’avais posé la question par acquit de conscience et Baine se tourna pour me dévisager.

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Slumkin. Ça commence par quelle lettre ?

— Un S… Pourquoi, monsieur ?

— Mme Iritosky a annoncé à Mlle Mering qu’elle épouserait quelqu’un dont le nom débute par un C, mentis-je.

Il reporta son attention sur les rasoirs.

— Vraiment ? N’est-ce pas le C de comte ?

— Non, elle a dit « monsieur » C. Vous ne connaissez aucun gentleman célibataire dont l’initiale est un C ?

— Un gentleman ? Non, monsieur.

Je me laissai raser et vêtir puis tentai de faire sortir Cyril du lit.

— Ne compte pas sur moi pour te porter, cette fois.

— Le temps est frais et nuageux. Vous devriez prendre un manteau, conseilla Baine.

Ce n’était pas ainsi qu’il inciterait le bouledogue à se lever.

— Nuageux ?

— Oui, monsieur. Tout indique qu’il va pleuvoir.

Il n’exagérait pas. Sitôt arrivé sur le seuil, je pus constater qu’un véritable déluge s’annonçait et j’eus l’impression d’avoir sauté en plein mois de décembre. Cyril renifla et remonta la moitié des marches avant que je ne le rattrape.

— Tu auras plus chaud à l’écurie.

C’était un autre mensonge éhonté. Il y régnait une obscurité profonde et un froid glacial.

Je cherchai des allumettes et une lampe. Je l’allumai et vis des jambes se balancer au sommet d’une pile de bottes de paille.

— Salut, me lança Verity.

— Que faites-vous ici ?

— Mme Iritosky et le comte ont déguerpi à quatre heures. Ils ont donné un pourboire au palefrenier pour qu’il les conduise à la gare.

Cyril, qui avait feint de ne pouvoir descendre une seule marche sans mon aide, bondit jusqu’à elle pour poser sa tête sur ses genoux.

— Salut, Cyril. Dans l’éventualité où le comte de Vecchio aurait été notre mystérieux monsieur C, je les ai suivis pour voir s’ils n’enlevaient pas Tossie.

— Ce n’est pas notre homme, il s’appelle Jimmy Slumkin.

Elle gratta Cyril derrière les oreilles.

— Je sais, également connu sous les noms de Tom Higgins, du comte de Fanaud et de Bob « La Fouine » Wexford. J’ai fait un saut pour consulter les archives de Scotland Yard, après leur départ. Je sais en outre pourquoi ils sont venus ici.

— Pour repérer les lieux ?

— Et se faire oublier. Afin de prouver l’authenticité de ses pouvoirs, Mme Iritosky a organisé avant-hier soir une séance à l’attention des membres de la Psychic Research Society. Ils l’ont enfermée dans sa malle, pieds et poings liés, et Cléopâtre est apparue pour jouer du tambourin et danser sur la table.

Elle me sourit.

— Malheureusement pour Mme Iritosky, un de ces doctes personnages n’a pu résister aux charmes de cet esprit.

— Il saisit son poignet pour l’asseoir sur ses genoux.

— Et que s’est-il passé ?

— Cléopâtre l’a mordu. En entendant son cri, un de ses collègues a fait la lumière, ouvert la malle…

— Et constaté qu’elle était vide.

— Tout juste. Il a alors arraché les voiles de Cléopâtre et reconnu notre spirite. Trois jours plus tard elle et son complice ont pris un navire pour la France, où son imposture a été révélée par Richet qui avait pourtant tendance à gober n’importe quoi. Ensuite, elle est allée à Calcutta ou un fakir lui a appris de nouveaux tours. En 1922, elle a embarqué pour l’Amérique où Houdini a révélé ses supercheries, puis elle est revenue à Oxford où Arthur Conan Doyle a déclaré à son sujet, je cite : « C’est le plus grand médium qu’il m’a été donné de voir. On ne peut douter un seul instant de l’authenticité de ses pouvoirs. »

Elle regarda Cyril avec tendresse et le gratta encore.

— Quand nous aurons permis à monsieur C, de rencontrer Tossie, je t’emmènerai avec moi, lui dit-elle avant de me préciser avec un air espiègle : Je plaisantais. J’ai provoqué assez d’incongruités comme ça. Mais j’aimerais bien avoir un bouledogue.

— Moi aussi, avouai-je.

Elle baissa la tête.

— Warder n’a pas encore récupéré Carruthers. La porte refuse de s’ouvrir. Elle a programmé des essais toutes les quatre heures pour tenter de contourner la difficulté.

— T.J. a-t-il découvert comment l’incident a pu se produire malgré les sécurités du transmetteur ?

— Non, mais il pense savoir pourquoi Napoléon a été vaincu à Waterloo.

Elle sourit, puis ajouta avec plus de sérieux.

— Et il a finalement pu en créer une. Je parle d’une incongruité.

— Qu’attendiez-vous pour me le dire ?

— Elle est due à une autocorrection, et je vous rappelle que ce n’est qu’une simulation. Ça concerne un des scénarios où un historien élimine Wellington. Un second historien vole le fusil utilisé par son collègue et ramène l’arme dans le présent, ce qui démontre qu’il est théoriquement possible de transporter des objets vers le futur, même si ça ne peut s’appliquer à notre cas.

Car la porte aurait refusé de s’ouvrir pour l’assassin de Wellington.

— Rien d’autre ?

— Non. Ils nous félicitent d’avoir convaincu Tossie de se rendre à Coventry. Comme il n’y a aucun décalage important autour du point de saut initial, ils estiment que l’incongruité a été de brève durée et qu’il nous suffira de conduire Tossie à St. Michael dans les délais pour que tout rentre dans l’ordre.

Elle baissa la tête.

Il ne nous restera ensuite qu’à affronter Lady Schrapnell. C’est pour ça que j’ai décidé de vous attendre ici.

Elle repoussa Cyril et sortit de sa poche un porte-plume, une bouteille d’encre et des feuilles de papier.

— Qu’allez-vous faire ?

— Dresser la liste exhaustive de ce qu’a pu devenir la potiche de l’évêque. C’est comme ça que Peter Wimsey et Harriet Vane ont procédé, dans À qui le corps ?

— Il est impossible de répertorier toutes les possibilités, dans un système chaotique.

Elle ne fit aucun cas de ma remarque.

— Dans un roman d’Agatha Christie, il y en a toujours une qui n’a pas été prise en considération et qui est la clé du mystère. Bon…

Elle trempa la plume dans l’encrier.

— Un, la potiche de l’évêque était dans la cathédrale pendant le raid et a été détruite. Deux, elle s’y trouvait mais n’a pas été endommagée et a été retrouvée dans les décombres. Trois, elle a été emportée au début des bombardements.

Je secouai la tête.

— Les seuls objets sauvés des flammes sont un drapeau, deux paires de chandeliers, un crucifix en bois et des livres. Le prévôt Howard a fait une liste, lui aussi.

— Nous éliminerons ce qui n’a pu se produire après avoir terminé.

Autrement dit, tout.

— Quatre, elle a été récupérée et remisée quelque part sans que nul ne le mentionne pour une raison indéterminée.

— Mme Bittner a dressé l’inventaire du contenu de la cathédrale, avant la vente.

— Lord Peter s’abstenait de contredire Harriet à tout bout de champ. Cinq, elle a été subtilisée entre le 10 et le 14 novembre et n’était pas dans l’église quand la Luftwaffe est arrivée.

— Pourquoi aurait-on fait une chose pareille ?

— Pour la mettre en sécurité, comme les vitraux.

— Je suis allé au presbytère de Lucy Hampton. Elle n’y était pas.

— Est-il inconcevable que quelqu’un l’ait emportée chez lui pour l’astiquer ?

— Si c’est le cas, pourquoi ce maniaque de la propreté ne l’a-t-il pas rapportée ?

— Sa maison a pu être soufflée par une bombe, et ses héritiers ignoraient que cet objet appartenait au clergé.

— À moins que l’individu en question ne se soit dit : Non, je ne peux pas faire ça à la population de Coventry. Elle n’a que trop souffert de la destruction de sa cathédrale, je ne vais pas de surcroît lui imposer la vision de cette abomination.

— Un peu de sérieux, que diable ! Tout a peut-être été rasé.

Je secouai la tête.

— Rien ne pourrait la détruire.

— Je suis impatiente de la voir. Elle ne peut être aussi laide que vous le dites.

Elle me parut pensive.

— Si un criminel s’en est servi pour assommer quelqu’un, il était logique de faire disparaître cette pièce à conviction.

— Vous lisez trop.

Elle trempa de nouveau sa plume.

— On a pu la dissimuler à l’intérieur d’un autre objet, comme La Lettre volée de Poe.

Elle commença à écrire, s’interrompit pour regarder le porte-plume en grimaçant et sortit de sa poche un dahlia en tissu.

— Que faites-vous ? m’enquis-je.

— J’essuie ma plume.

Elle la piqua entre deux pétales et la sécha.

— C’est un essuie-plume, m’exclamai-je. Un essuie-plume ! On s’en servait pour essuyer les plumes !

Elle me dévisagea.

— Ça paraît logique, non ? L’encre s’était accumulée à son extrémité et j’aurais fait un pâté.

— Mais c’est bien sûr ! On essuie les plumes dans un essuie-plume !

— Avez-vous effectué de nombreux sauts, ces derniers temps ?

Je la pris par les épaules.

— Savez-vous que vous êtes une fille merveilleuse ? Vous venez de résoudre un mystère qui m’obsède depuis 1940. Je voudrais vous embrass…

Je fus interrompu par un hurlement à glacer les sangs et Cyril enfouit sa face entre ses pattes.

— Qu’y a-t-il ? demanda Verity, semblant déçue.

Je la lâchai.

— La pâmoison quotidienne de Mme Mering ?

Elle se leva et fit tomber les brins de paille qui adhéraient à sa jupe.

— J’espère que ça ne nous empêchera pas d’aller à Coventry. Allez-y le premier. Je passerai par les cuisines.

— Mesiel ! beuglait Mme Mering. Ô, Mesiel !

Je partis vers le manoir, m’attendant à trouver Mme Mering inanimée au milieu du fouillis du salon, mais elle était debout dans l’escalier, en robe de chambre, une main crispée sur la rampe. Ses cheveux étaient divisés en deux nattes dignes d’un opéra nordique et elle agitait un écrin vide tapissé de velours.

— Mes rubis ! On me les a volés !

Elle s’était adressée au colonel qui sortait de la salle à breakfast en serrant dans son poing une serviette.

— Je le savais ! fit-il.

Et il était si choqué qu’il en avait omis d’omettre le sujet de sa phrase.

— Aurais jamais dû accueillir un médium sous mon toit !

Il jeta la serviette et Mme Mering serra la boîte contre sa poitrine.

— Ô, Mesiel ! Vous n’imaginez tout de même pas que Mme Iritosky est impliquée dans cette affaire ?

Tossie apparut à son tour.

— Que se passe-t-il, mère ?

— Tocelyn, va voir si tu as toujours tes bijoux !

— Mon journal !

Tossie repartit en trombe et manqua entrer en collision avec Verity qui avait emprunté l’escalier de service.

— Qu’y a-t-il ?

— Volés ! résuma le colonel. Dites à madame Machin et au comte Chose de venir immédiatement nous rejoindre !

— Ils sont partis.

— Partis ? hoqueta Mme Mering.

Et je crus qu’elle allait faire un piqué jusqu’au bas des marches.

Je montai à sa rencontre et Verity descendit. Nous la soutînmes et la portâmes dans le salon où nous la déposâmes, secouée par des sanglots, sur le canapé de crin.

Tossie réapparut, le souffle court.

— Oh mère, mon collier de grenats a disparu ! Et mes perles, et ma bague d’améthyste !

Elle repartit et revint un instant plus tard, avec son précieux journal.

— Grâce à Dieu, je l’avais caché dans la bibliothèque, au milieu des livres, là où nul n’aurait songé à le chercher !

Nous échangeâmes un regard, Verity et moi.

— Savais bien qu’il ne résulterait rien de bon de ce fatras de sornettes, grommela le colonel. Où est Baine ? Sonnez-le !

Verity se précipita vers le cordon, mais le majordome nous rejoignait déjà avec une cruche en céramique ébréchée.

— Posez ça et aller avertir le constable, lui ordonna le colonel. Le collier de Mme Mering a disparu.

— Ma bague d’améthyste aussi, surenchérit Tossie.

— J’ai pris la liberté de prendre les bijoux de ces dames afin de les nettoyer, monsieur, dit Baine. J’avais remarqué qu’ils étaient un peu ternes, la dernière fois qu’elles les ont portés.

Il plongea la main dans le pot.

— Je les ai mis à tremper dans une solution de vinaigre et de bicarbonate.

Il sortit le collier de rubis.

— J’aurais informé Mme Mering de mes intentions, si elle n’avait été à ce point accaparée par ses invités.

— Je le savais ! Mesiel, comment avez-vous pu suspecter Mme Iritosky ?

— Baine, allez voir si l’argenterie est toujours là. Et le Rubens.

— Oui, monsieur. À quelle heure dois-je faire avancer les voitures ?

— Voitures ? Quelles voitures ?

— Pour nous conduire à Coventry, répondit Tossie. Nous allons visiter l’église St. Michael.

— Pouah ! Irai nulle part. Voleurs dans les parages ! Impossible savoir quand ils reviendront !

— Nous le devons, insista Verity.

— Les esprits nous l’ont ordonné, rappela Tossie.

— Calembredaines et billevesées ! postillonna le colonel. Machinations pour nous éloigner de la maison, et nous dépouiller de nos biens !

Mme Mering se leva du canapé avec majesté.

— Machinations ? Prétendriez-vous que le message de Lady Godiva n’était pas authentique ? Il ne se donna pas la peine de lui répondre.

— Pas de voitures, mais assurez-vous que les chevaux sont toujours là. On ne peut…

Une pensée le paralysa.

— Mon télescope noir !

Il me semblait improbable que Mme Iritosky eût volé son poisson, mais je m’empressai de m’écarter de son chemin.

Pendant que son épouse s’effondrait sur le canapé.

— Oh, Tossie, voilà que ton père met en question l’honnêteté de Mme Iritosky ! Je remercie le ciel qu’elle ne soit pas là pour entendre d’aussi infâmes accusations ! Baine, a-t-elle précisé les raisons de son départ ?

— Je n’en ai été informé que ce matin, madame. Vos invités sont partis en pleine nuit. Ce qui m’a d’autant plus étonné que j’avais dit à Mme Iritosky qu’en raison de l’importance du phénomène, vous contacteriez probablement la Psychic Research Society. Je pensais qu’elle voudrait attendre ses représentants. Sans doute avait-elle une course urgente à faire.

— C’est certain. On ne peut refuser d’obéir aux appels des esprits. Mais la Psychic Research Society dans cette maison ! Oh, comme j’aurais aimé !

Le colonel revint. Il avait la Princesse Arjumand sous le bras et une expression lugubre.

— Votre télescope est toujours là, j’espère ? m’enquis-je, inquiet.

— Pour l’instant.

Il lâcha la chatte, que Tossie récupéra.

— M’étonne pas qu’ils soient arrivés hier ! La veille de la livraison de ma tanche argentée à pois rouges. Baine ! Monterez la garde près du bassin.

Mme Mering se leva.

— Baine nous accompagne.

Elle avait tout d’une Walkyrie, avec ses tresses dressées, et ses yeux où couvait un feu belliqueux.

— Et nous irons à Coventry.

— Foutaises ! Resterai ici pour défendre les remparts !

— En ce cas, nous partirons sans vous. Baine, le prochain train pour Coventry est à quelle heure ?

— Neuf heures quatre, madame.

— Parfait. Que les voitures soient là à huit heures et quart.

Les véhicules furent prêts à l’heure, mais pas nous. Ni à neuf heures trente. Pas même à dix heures. Par chance, il y avait des trains à 9:49, 10:17 et 11:05, ainsi que nous en informa notre Chaix vivant à chaque nouveau contretemps.

Leurs causes furent nombreuses. Mme Mering déclara que le drame de la matinée l’avait privée de ses forces et réclama pour les reconstituer du boudin, du kedgeree et des foies de volaille farcis. Tossie ne trouvait pas ses gants lavande. Jane n’avait pas descendu le bon châle.

— Non, non, le cachemire est bien trop chaud pour un mois de juin ! Celui écossais qui vient de Dunfermline.

— Nous allons rater monsieur C, fit remarquer Verity qui attendait avec moi dans le vestibule pendant que Mme Mering changeait pour la énième fois de chapeau.

— Rassurez-vous. Nous avons une demi-heure de battement pour prendre le train de 11:26 et il n’est précisé nulle part à quel moment de la journée Tossie a eu sa révélation. Détendez-vous.

Elle hocha la tête.

— J’ai longuement réfléchi à la question. Craignant d’être surpris, le voleur a pu cacher la potiche de l’évêque dans autre chose. À son retour, il a tout emporté pour gagner du temps.

Elle lorgna le haut des marches.

— Mais qu’est-ce qu’elles fabriquent ? Il est presque onze heures.

Tossie redescendit, avec ses gants lavande et une profusion de volants. Elle regarda au-dehors et fronça les sourcils.

— Le ciel est couvert. Je ne verrai pas le paysage, s’il pleut. Mère, nous devrions remettre ce voyage à demain.

Verity s’interposa aussitôt.

— Croyez-vous que Lady Godiva serait intervenue en personne si ce n’était pas urgent ?

— Le temps se gâte, estima Mme Mering. Baine a-t-il pris des parapluies ?

— Oui, confirmai-je.

Ainsi qu’un assortiment de guides touristiques ; une bourriche contenant le déjeuner ; les sels ; une lampe à alcool ; les travaux de broderie de Mme Mering ; le roman que lisait Tossie et le recueil de poésies de Terence ; divers numéros de La Lumière, l’hebdomadaire des spirites ; et un stock du plaids qu’il avait réussi à entasser de façon à nous permettre de prendre également place dans les deux voitures. Je me félicitai que le professeur eût décidé de tenir compagnie au colonel.

— Nous souhaitons comparer nos points de vue sur la bataille des Thermopyles, dit-il à Mme Mering.

— Alors, ne le laissez pas sous la pluie, il pourrait en mourir, fit-elle.

Ce qui m’indiqua qu’elle était revenue à de meilleurs sentiments envers son époux.

Puis elle vit Terence hisser Cyril sur le marchepied et lança avec des accents wagnériens :

— Monsieur St. Trewes ! Vous ne comptez tout de même pas emmener cette créature ?

Terence se figea. L’arrière-train de Cyril se balança dans le vide.

— Il en a l’habitude, madame. Il a parcouru le monde… Londres, Oxford, le Sussex. Il adore regarder par la fenêtre, voir défiler le paysage et les chats. Et il s’entend à merveille avec les contrôleurs.

Mais pas avec Mme Mering.

— Je ne veux pas d’un animal dans notre compartiment.

— D’autant plus que j’ai mis ma nouvelle robe de voyage, surenchérit Tossie en tapotant ses volants.

Terence le redescendit sur le sol.

— Il va être déçu.

— Balivernes ! Les bêtes n’ont pas de sentiments.

— Ne sois pas triste, Cyril, dit Peddick. Je te tiendrai compagnie. J’ai toujours aimé les chiens. C’est de famille. Ma nièce les adore, elle aussi. Elle leur permet même de manger à table.

Ils nous laissèrent.

— Montez, monsieur St. Trewes, ordonna Mme Mering. Vous allez nous faire rater notre train. Baine, avez-vous pensé à prendre ma lorgnette ?

J’aidai Verity à grimper dans la voiture.

— N’oubliez pas, me chuchota-t-elle. Il est précisé que l’événement s’est produit pendant « le voyage à Coventry » mais ni le lieu ni l’heure. Monsieur C peut être sur le quai ou à bord du convoi.

Nous partîmes finalement pour la gare à dix heures et demie.

Quand nous l’atteignîmes, le quai était désert.

— Ils auraient tout de même pu nous attendre ! gronda Mme Mering. Ils n’en sont pas à quelques minutes près. Quel manque de considération !

Tossie regarda le ciel.

— Je sais qu’il va pleuvoir et que ma robe sera tout abîmée. Oh, Terence, j’espère que le soleil brillera, le jour de nos noces.

Ah, jour béni, si pur et radieux, cita-t-il, l’esprit ailleurs. J’espère que le professeur Peddick fera rentrer Cyril.

— J’espère quant à moi qu’il ne leur prendra pas la lubie d’aller pêcher, marmonna Mme Mering. Mesiel a les bronches fragiles. Le printemps dernier, il est resté alité deux semaines, avec une toux épouvantable ! Le médecin dit qu’il a évité la pneumonie par miracle. Monsieur Henry, allez voir si vous ne voyez pas arriver le train suivant.

Je gagnai l’autre extrémité du quai. À mon retour, Verity s’était écartée du groupe.

— J’ai réfléchi à la potiche de l’évêque, me dit-elle. Dans la Pierre de lune, le joyau a été pris par quelqu’un qui ne sait pas l’avoir subtilisé. Il est somnambule et l’a placé dans un objet qu’on lui a volé. Notre homme a…

— … fait une crise de somnambulisme dans la nef de la cathédrale de Coventry ?

— Non. Il n’est peut-être pas conscient de ses actes.

— Combien de sauts avez-vous effectués, déjà ?

Baine nous trouva un porteur plus que septuagénaire et ils entreprirent de transporter nos bagages sur le quai. Verity regarda le vieillard, pensive.

— Non, lui dis-je. Ils vivront ensemble plus d’un demi-siècle, et je le vois mal résister jusqu’à cent vingt ans.

— Alors, monsieur Henry ? me demanda Mme Mering.

J’allai la rejoindre.

— Rien.

— Où a-t-il pu passer ? J’espère que ce retard n’est pas un mauvais présage. Monsieur Henry, nos voitures sont-elles encore là ?

— Nous devons aller à Coventry aujourd’hui même, insista Verity. Que penserait de nous Mme Iritosky, si nous faisions fi des injonctions des esprits ?

— Elle n’a pas hésité à partir en plein milieu de la nuit pour répondre à une telle convocation, rappelai-je en espérant que ce maudit train arriverait bientôt. Et je suis certain que le temps se mettra au beau avant que nous soyons à Coventry.

— Il y a tant de choses à voir, là-bas, surenchérit Verity.

Mais elle ne put en citer aucune, et je lui vins en aide.

— Cette ville est célèbre dans le monde entier pour sa teinture bleue et ses rubans.

— J’en achèterai pour mon trousseau, décida Tossie.

— Le professeur Peddick est parfois distrait, se souvint Terence. Ne risque-t-il pas de laisser Cyril livré à lui-même ?

— Des rubans azur pour mon chapeau de voyage de noces. Ou bleu lavande. Qu’en pensez-vous, mère ?

— Pourquoi ne respectent-ils pas leurs horaires, au lieu de nous faire languir des heures ? répondit Mme Mering.

Le train entra en gare à 11:32 et s’arrêta en libérant des jets de vapeur impressionnants. Verity nous poussa vers les voitures. Elle regardait de tous côtés, dans l’espoir d’apercevoir monsieur C.

Baine aida Mme Mering à gravir les marches, s’assura que le compartiment était confortable puis alla surveiller le porteur qui chargeait nos biens. Jane cala Mme Mering sur son siège, lui remit sa lorgnette et ses travaux de broderie, lui trouva son mouchoir et son châle, fit une révérence et redescendit.

— Où va-t-elle ? demandai-je à Verity en la voyant s’éloigner rapidement.

— Vers les deuxièmes classes. Les serviteurs ne voyagent pas avec leurs employeurs.

— Comment peuvent-ils s’en passer ?

— Qui vous a dit qu’ils s’en passent ?

Dès que tout fut embarqué, Baine apporta un plaid à Mme Mering.

— Je veux un coussin. Ces voitures sont tellement inconfortables.

— Oui, madame.

Il repartit au pas de course et revint moins d’une minute plus tard, échevelé et hors d’haleine, avec ce que Mme Mering avait réclamé.

— Dans notre correspondance, les compartiments sont reliés par un couloir, madame. En attendant, je viendrai m’enquérir de vos besoins à chaque arrêt.

— N’y a-t-il pas de trains directs pour Coventry ?

— Si, madame. À 10:17. Le convoi va partir, madame. Ce sera tout ?

— Non, je veux mon guide et une carpette pour poser mes pieds. L’entretien de ces voitures est lamentable.

Mme Mering n’avait jamais dû prendre le métro. Quelle que fût l’époque, les gens appréciaient rarement leurs moyens de transport. Au XXe siècle, ils se plaignaient des vols annulés et du prix des carburants ; au XVIIIe, des routes boueuses et des bandits de grand chemin ; et dans l’antiquité les Grecs du professeur Peddick avaient dû fulminer contre les chevaux récalcitrants et les roues de leurs chars qui se déboîtaient constamment.

J’avais pris le train en 1940 pour aller à Lucy Hampton. Ce convoi avait été bondé de soldats, ses fenêtres condamnées conformément aux consignes du black-out et ses aménagements intérieurs fondus en munitions, mais même s’il n’y avait pas eu la guerre je n’aurais pu le comparer à ceci.

Au-dessus des sièges à haut dossier tendus de velours vert, la paroi était lambrissée d’acajou marqueté de fleurs. Il y avait des rideaux assortis et des lampes aux manchons en verre ciselé de chaque côté. Le casier à bagages, les mains courantes et les accoudoirs étaient en cuivre.

Non, ce train ne ressemblait pas à une rame de métro. Et alors qu’il s’ébranlait lentement puis prenait de la vitesse dans cette campagne brumeuse magnifique, j’estimai que je n’avais vraiment aucune raison de me plaindre.

Contrairement à Mme Mering qui s’emportait contre les escarbilles qui entraient par la fenêtre (Terence la ferma), du fait qu’on étouffait dans le compartiment (Terence la rouvrit et tira les rideaux), du temps couvert, des cahots, du manque de moelleux du coussin que Baine lui avait apporté.

Elle libérait un criolet à chaque arrêt, redémarrage ou courbe de la voie. Ce fut toutefois un cri véritable qu’elle poussa quand le contrôleur vint poinçonner nos billets. Il était encore plus âgé que le porteur, mais Verity se pencha malgré tout pour lire son nom sur son écusson avant de se tasser sur son siège, morose.

— Comment s’appelle-t-il ? lui demandai-je en l’aidant à descendre à la gare de Reading, où nous avions notre correspondance.

— Edwards. Ne voyez-vous personne susceptible d’épouser Tossie ?

— Si, là-bas.

J’inclinai la tête vers un jeune homme pâlot à l’air timide qui contemplait la voie en glissant un index sous son col en Celluloïd.

— Aucune femme ne pourrait vivre un demi-siècle auprès d’un type pareil, estima-t-elle.

Elle s’intéressa à un individu corpulent aux favoris démesurés qui hurlait « Porteur ! Porteur ! » sans obtenir le moindre résultat.

Avec son efficacité coutumière, Baine les avait tous réquisitionnés avant l’arrêt du train et organisait le transbordement de nos bagages.

Je désignai un garçonnet de cinq ans en costume de marin.

— Et lui ?

Un jeune homme en canotier et moustache se rua sur le quai et regarda de toutes parts. Verity planta ses ongles dans mon bras, lorsqu’il se dirigea vers Tossie et sa mère en arborant un large sourire.

— Horace ! cria une fille appartenant à un autre trio féminin.

Et il se hâta de les rejoindre pour les prier d’excuser son retard.

Rongé par un épouvantable sentiment de culpabilité, je lorgnai Terence en pensant à la rencontre que je lui avais fait rater.

Horace partit avec les trois dames, l’individu aux favoris souleva ses bagages et disparut, et il ne resta sur le quai que le timide blême.

Mais, même s’ils avaient eu un coup de foudre pour elle, Tossie ne les aurait pas remarqués tant elle était accaparée par les préparatifs de ses noces.

— J’hésite entre des fleurs d’oranger et des roses blanches, pour le bouquet de la mariée. Qu’en dites-vous, Terence ?

— Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain. Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie.

— Pourtant, les fleurs d’oranger ont une senteur très délicate.

— Il y a trop de trains, marmonna Mme Mering. Un seul nous aurait amplement suffi.

Baine réussit à caser nos bagages et nous-mêmes dans l’autre convoi, dont les compartiments étaient encore plus luxueux, et nous repartîmes pour Coventry. Un peu plus tard un contrôleur, moins âgé que le précédent et assez bien de sa personne, vint poinçonner nos billets. Tossie, toujours obsédée par son trousseau, ne lui accorda aucun regard. Je commençais à craindre qu’elle ne remarque pas monsieur C lorsqu’il se manifesterait finalement. Apercevrait-elle seulement la potiche de l’évêque ?

Oui. C’était écrit. Ce voyage bouleverserait à tel point son existence que son arrière-arrière-arrière-petite-fille ferait de nos vies un véritable enfer.

Quelques miles plus loin, Baine arriva et étala des serviettes sur nos genoux pour nous servir un déjeuner qui eut un effet positif sur l’humeur générale (sauf sans doute sur la sienne, car il dut effectuer d’innombrables allers et retours entre les première et les deuxième classe pour nous apporter le rosbif froid, les sandwiches au concombre, un mouchoir pour Mme Mering, une autre paire de gants, des ciseaux de couturière et, pour une raison incompréhensible, l’indicateur des chemins de fer).

Terence regarda par la fenêtre et nous annonça que le ciel se dégageait, puis nous aperçûmes Coventry et, avant que Jane et Baine n’aient eu le temps de tout ramasser et de plier le plaid de Mme Mering, nous étions sur un autre quai. Pendant que Baine déchargeait nos bagages et hélait une voiture, je pus constater que contrairement aux affirmations de Terence les nuages ne s’étaient pas dissipés, L’air était brumeux et les contours de la ville grisâtres et indistincts.

Terence trouva un poème de circonstances et décida de nous en faire profiter.

— J’attendais un train à Coventry, cité aux trois clochers…

Lorsqu’il s’interrompit, déconcerté.

— Trois ? Je n’en vois que deux.

Je regardai dans la direction qu’il désignait. Un, deux et une sorte de grosse boîte d’allumettes.

— Celui de St. Michael est en cours de rénovation, expliqua Baine qui disparaissait sous une pile de plaids et de châles. Le porteur m’a dit que l’église fait l’objet de travaux importants.

— Je comprends pourquoi Lady Godiva s’est manifestée, déclara Mme Mering. Son lieu de repos éternel a été troublé.

La brume se changea en bruine et Tossie criola.

— Ma robe de voyage !

Baine arriva avec deux parapluies. Il en remit un à Terence et me confia l’autre, afin que nous abritions ces dames.

— J’ai retenu un fiacre, madame.

Jane, qui était en difficulté avec la bourriche, les plaids et les châles, reçut pour instructions de nous retrouver à St Michael. Et, bercés par les pas des chevaux sur les pavés, nous nous engageâmes dans les ruelles encaissées entre de vieilles maisons à colombage dont les encorbellements surplombaient la chaussée. Nous passâmes devant l’enseigne peinte d’une auberge, d’étroites boutiques où on vendait des rubans et des bicyclettes, des maisons moins larges encore avec des fenêtres à meneaux et de hautes cheminées, le vieux Coventry. Je ne pouvais admettre que tout serait détruit en novembre 1940.

À l’angle de St. Mary’s Street – la rue que le prévôt Howard et son équipe avaient suivie en brandissant triomphalement les chandeliers, les croix et le drapeau arrachés aux flammes – le cocher s’arrêta et nous fit une déclaration mais son accent m’empêcha de comprendre.

— Il dit qu’il ne peut aller plus loin, traduisit Baine. La rue est barrée.

Je me penchai.

— Conseillez-lui de reculer jusqu’à Little Park Street. Nous pourrons ainsi atteindre l’entrée ouest.

Baine retransmit ces instructions au cocher qui secoua la tête et marmonna d’autres paroles inintelligibles avant de faire tourner ses chevaux.

— Oh, je puis déjà sentir les esprits, dit Mme Mering. Il va se passer quelque chose, je le sens !

Nous prîmes Little Park Street. Le clocher se dressait au bout de la rue et je sus pourquoi nous ne l’avions pas reconnu de la gare. Un échafaudage le couvrait du tiers de sa hauteur jusqu’au sommet. Et, bien que les bâches soient de toile grise et non de plastique bleu, il était en tout point semblable à ce que j’avais vu de l’entrée de Merton une semaine plus tôt. Lady Schrapnell respectait encore plus l’authenticité de la reproduction qu’elle ne devait le penser.

Les piles de parpaings de grès rouge et les tas de sable étaient eux aussi identiques et je craignis que l’accès à l’église fût totalement barré. Je me trompais. Le cocher réussit à atteindre la porte ouest, sur laquelle on avait suspendu une grande pancarte.

— Le marguillier d’Iffley a dû également sévir dans les parages, déclarai-je avant de lire :

« Fermé pour travaux

du 1er juin au 31 juillet. »

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