Chapitre vingt-deux

Ah ! embrasse-moi, Kate. Nous serons mariés dimanche.

Petruchio


Une source intarissable d’optimisme – Un départ précipité – Un problème – Gladys et Gladys – Finch disparaît – Anecdotes concernant la Fibre maternelle des chattes – Un départ retardé – Indiscrétions – Un chou est un chou – Verity disparaît – Baine cite Shakespeare – Proposition de loi contre la lecture – Le mystère du journal gorgé d’eau résolu – Un autre départ précipité

Je me sentais bien mieux, le matin suivant. Quand je descendis avec Cyril, à six heures, il avait cessé de pleuvoir. Le ciel était bleu et les brins d’herbe semblaient parsemés de poussière de diamant.

En outre, le voyage temporel est en soi porteur d’espoir. Qu’importe un échec lorsqu’on sait qu’il est possible de tout reprendre au début, ou qu’un tiers s’en chargera. Dans une semaine ou un an, la graphologue réussirait à déchiffrer les pattes de mouche de Tossie et Carruthers, Warder ou une nouvelle recrue viendrait faire en sorte que monsieur C ne puisse pas rater son entrée.

Nous avions lamentablement échoué mais, dès qu’ils auraient résolu le mystère de Waterloo et des autocorrections du continuum, T.J. et M. Dunworthy enverraient un agent m’intercepter à la gare d’Oxford pour m’empêcher de détruire la belle histoire d’amour de Terence, séparer Peddick et Overforce ou retenir Verity avant qu’elle n’aille patauger dans la Tamise. S’ils ne m’envoyaient pas me remettre des effets du déphasage à Verdun, pendant la Première Guerre mondiale.

La Princesse Arjumand regagnerait le rivage à la nage. Terence ferait la connaissance de Maud et la Luftwaffe bombarderait Londres. Je ne rencontrerais jamais Verity, certes, mais l’Univers serait sauvé. L’enjeu justifiait un tel sacrifice.

D’ailleurs, je ne souffrirais pas de sa perte, puisque je ne l’aurais pas connue. Je me demandai brusquement si Terence avait conscience de ce qu’il avait raté.

Je conduisis Cyril à l’écurie. La Princesse Arjumand avait décidé de nous accompagner et nous précédait sur l’herbe humide, la queue dressée, revenant périodiquement s’entortiller autour des pattes du bouledogue ou de mes chevilles. J’entendis un crissement et le portail de la bâtisse s’entrebâilla.

— Cache-toi, ordonnai-je au chien tout en ramassant la chatte et en plongeant dans l’abri offert par le seuil des cuisines.

Les yeux chassieux, le palefrenier poussa les lourds vantaux et le cocher fit sortir deux chevaux attelés au landau qui emmènerait le professeur et le colonel à la gare.

Je regardai le manoir. Baine apportait les bagages et les posait sur les marches où Peddick, en toge et toque académiques, serrait sa bouilloire à poissons contre son ventre et s’entretenait avec Terence.

— Viens, murmurai-je à Cyril.

Et je me dirigeai vers le fond des écuries. La Princesse Arjumand se débattit et je lui rendis sa liberté. Elle fila comme une flèche pendant que Cyril empruntait la porte de service.

— Conduis-toi comme si tu avais passé la nuit ici, lui dis-je.

Il gagna son lit de vieux sacs, en fit trois fois le tour, s’allongea et se mit à ronfler.

— Brave garçon, le félicitai-je en ressortant.

Et j’entrai en collision avec Terence.

— Avez-vous ramené Cyril ?

— À l’instant. Pourquoi ? Un problème ? Mme Mering m’a vu ?

— Non, mais je dois accompagner le professeur Peddick à Oxford. Le colonel est malade. Il a pris froid en péchant la truite et Mme Mering veut s’assurer que mon tuteur regagnera son domicile. Elle n’a pas tort, notez bien. Si une colline lui rappelle la bataille d’Hastings, il descendra du train en marche. J’ai pensé emmener Cyril. Ce sera pour lui des vacances, après… Est-il dans l’écurie ?

— À côté des bottes de foin.

Mais Cyril avait entendu son maître et l’attendait derrière la porte, en imprimant des balancements de joie à son corps boudiné.

— Un voyage en train te tente ?

Le chien parut opiner et ils partirent d’un pas alerte vers le manoir.

J’attendis le départ de la voiture et le retour de Baine dans la demeure, puis je me dirigeai vers la tonnelle de cytises en traversant le terrain de croquet. J’aperçus la gloriette.

Et quelqu’un. Je contournai le saule pleureur et repris mon approche sous le couvert des lilas. Une sombre silhouette était assise sur un des bancs. De qui s’agissait-il, à une heure si matinale ? Mme Mering sortie chasser le fantôme ? Baine venu rattraper son retard de lecture ?

J’écartai les branchages, ce qui me valut de tremper mon blazer et mon pantalon de flanelle. Un ample manteau au capuchon rabattu garantissait l’anonymat de l’intrus. Tossie qui attendait l’individu chargé de bouleverser son existence ? Monsieur C en personne ?

Je ne pouvais voir le visage de ce mystérieux personnage, car il me tournait le dos. Je lâchai prudemment les branches, m’aspergeant de nouveau, et reculai en marchant sur la Princesse Arjumand.

— Miawrrr ! protesta-t-elle.

Et l’inconnu se leva d’un bond. Son capuchon tomba.

— Verity !

— Ned ?

— Miaou !

Craignant de l’avoir mutilée, je ramassai la Princesse pour l’examiner.

— Miaou, me rassura-t-elle avant de ronronner.

Je l’emportai au-delà des lilas, vers Verity.

— Que faites-vous ici ? lui demandai-je. Y a-t-il longtemps que vous êtes là ?

Elle était aussi pâle que les spectres de Mme Mering et portait sous son manteau trempé sa chemise de nuit blanche.

La Princesse s’agita, et je la posai.

— Je vous avais précisé que j’irais au rapport sitôt après avoir ramené Cyril. Qu’en pense M. Dunworthy…

Je remarquai son expression.

— Qu’y a-t-il ?

— La porte est bloquée.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’attends en vain depuis trois heures du matin.

— Asseyez-vous, et expliquez-vous.

— Je n’arrivais pas à dormir et je me suis dit que je pourrais être de retour avant que les autres se lèvent. Je suis venue ici, et j’y suis restée.

— La porte a disparu ?

— On voit son miroitement, mais rien ne se produit quand on y pénètre.

— Étiez-vous au bon emplacement ?

— J’ai eu le temps d’en essayer une douzaine. Elle est condamnée !

— D’accord, d’accord. N’y avait-il pas dans les parages quelqu’un qui aurait pu vous voir ? Mme Mering, Baine ou…

— C’est ce que j’ai immédiatement supposé. Après le deuxième échec, je suis allée jusqu’au fleuve, puis au bassin et au jardin floral. Il n’y avait personne.

— N’avez-vous rien sur vous datant de cette époque ?

— J’ai apporté cette chemise de nuit dans mes bagages et je n’y ai pas changé un seul bouton.

— Peut-être n’aviez-vous pas l’état d’esprit qui convient. Je vais essayer.

— Je n’avais pas pensé à ça, fit-elle en recouvrant espoir. Le prochain transfert ne devrait pas tarder.

Elle m’accompagna vers un massif de pivoines roses. Je voyais déjà l’herbe miroiter et je vérifiai rapidement que mon blazer, mon pantalon, mes chaussettes, mes chaussures et ma chemise venaient du XXIe siècle.

La clarté devint plus vive et je gagnai le centre de la clairière.

— S’est-il produit la même chose, lors de vos essais ?

Tout s’interrompit brusquement.

— Oui, dit-elle.

— C’est sans doute mon col. Je n’arrive pas le différencier de ceux d’Elliott Chattisbourne.

Je le défis et le lui tendis.

— C’est inutile. Nous sommes coincés ici comme Carruthers l’est à Coventry.

Je m’imaginai consacrant mon existence à jouer au croquet, manger du kedgeree au petit déjeuner et canoter pendant que Verity laissait pendre langoureusement sa main dans les flots bruns de la Tamise tout en inclinant sa tête coiffée d’une capeline enrubannée pour admirer mon canotier et ma moustache.

— Désolée, Ned. C’est ma faute.

— La situation est grave mais pas désespérée. Harriet et Lord Peter vont étudier toutes les possibilités.

— Je les ai déjà passées au crible. La seule explication plausible, c’est que le continuum s’effondre conformément aux prédictions de T.J.

— Balivernes ! Il faut des années pour que les effets d’une incongruité provoquent une catastrophe. Je veux bien que tout tombe en morceaux en 1940, mais pas après seulement une semaine.

Elle semblait désireuse de me croire et j’ajoutai avec une assurance qui me faisait défaut :

— Rentrez au manoir et habillez-vous, avant qu’on ne nous surprenne et que je doive vous épouser.

Ce qui la fit enfin sourire.

— Allez prendre votre breakfast. Il est inutile que Mme Mering s’inquiète et organise des battues. Ensuite, dites-leur que vous voulez dessiner et revenez m’attendre ici. Je vais faire un saut chez les Chattisbourne, pour en parler à Finch. Ce n’est sans doute qu’un problème mineur que Warder n’a pas remarqué. S’ils n’ont pas interrompu les retours jusqu’à la récupération de Carruthers. Ne vous tracassez pas.

Elle acquiesça et je partis en regrettant de ne pas croire ce que je venais de lui dire.

Je déplorais aussi que les contemporains vivent si loin les uns des autres.

J’arrivai enfin au manoir et une servante en tablier et bonnet amidonnés vint m’ouvrir la porte.

— Gladys, je dois voir M. Finch, déclarai-je après avoir repris mon souffle.

Je me sentais des points communs avec ce Grec qui avait fait du jogging de Marathon à Athènes. N’était-il pas mort à l’arrivée ?

— Est-il ici ?

— Je suis désolée, monsieur, répondit cette Gladys en me gratifiant d’une courbette encore plus maladroite que celles de Jane. M. et Mme Chattisbourne se sont absentés. Voulez-vous laisser votre carte ?

— C’est au maître d’hôtel que je désire parler. Est-il là ?

Il était évident qu’il s’agissait d’une situation pour laquelle on ne lui avait fourni aucune instruction.

— Votre carte ? insista-t-elle en me présentant un petit plateau d’argent tarabiscoté.

— Où sont allés M. et Mme Chattisbourne ? Finch les a-t-il accompagnés ?

— M. et Mme Chattisbourne se sont absentés, répéta-elle comme si j’étais dur d’oreille.

Avant de me claquer la porte au nez.

J’allai jusqu’aux cuisines. Une autre servante vint m’ouvrir. Celle-ci avait un tablier de toile et un fichu, et elle était armée d’un épluche-légumes.

— Je dois parler à M. Finch, Gladys.

— M. et Mme Chattisbourne se sont absentés, fit-elle.

Je craignais d’avoir affaire à une Gladys aussi peu prolixe que la précédente, mais elle ajouta :

— Ils se sont rendus à Donnington, pour la Vente d’ouvrages de broderie de St. Mark.

— C’est à M. Finch, que je dois parler. Les a-t-il accompagnés ?

— Non, il est allé acheter des choux.

— Quand ? m’enquis-je.

Peut-être pourrais-je le rattraper.

— Ce matin, au lever du jour. Je ne sais pas ce qu’il reproche aux choux de Gamm, c’est le fermier qui vit un peu plus loin sur cette route. Moi, je pense qu’un chou est un chou et qu’ils se valent tous, mais il dit sans cesse qu’il faut ce qu’il y a de meilleur pour la table de Mme Chattisbourne et il s’est rendu à Little Rushlade. C’est au bas mot à trois heures de marche.

Elle avait ajouté cela en grimaçant. Il était inutile que je le suive, et l’attente serait trop longue pour se justifier.

— À son retour, pourrez-vous lui dire que M. Henry est passé et lui demander de faire un saut chez les Mering ?

Elle hocha la tête.

— Mais il sera mort de fatigue. Surtout après une nuit pareille. Mme Marmelade a eu ses chatons, et les trouver a pris un temps fou.

J’ignorais si le tabou se rapportant au sexe et à ses conséquences ne s’appliquait pas aux serviteurs, ou si les bébés devenaient un sujet de conversation convenable sitôt qu’ils étaient mis bas.

— La dernière fois, c’était dans la cave à pommes de terre. Et les dénicher n’est pas facile, quand ils ont ouverts les yeux. Le coup d’avant, on a fait chou blanc. Mme Marmelade est une petite coquine, vous savez ?

— Oui, eh bien, si vous voulez transmettre mon message, dis-je en remettant mon canotier.

— Il y a aussi eu la boîte à couture de Mlle Violette, et le tiroir à linge du placard du haut. Elle sait qu’on va lui prendre ses petits, vous comprenez, et elle les fait dans des endroits invraisemblables. L’hiver dernier, la chatte des Mering a eu les siens dans la cave à vins et ils ne les ont trouvés que trois semaines plus tard ! Le jour de Noël, et ils s’en sont drôlement vus pour tous les attraper. Quand j’étais au service de la veuve Wallace, Minette a fait ça dans le four !

Je réussis à m’éclipser après avoir dû écouter bien d’autres anecdotes édifiantes sur les chattes qui avaient plus d’un tour dans leur sac et revins au pas de course vers la gloriette.

Je ne vis pas Verity et pensai qu’elle avait procédé à un nouvel essai, cette fois couronné de succès. Mais elle était du côté opposé du kiosque, assise sous un arbre. Elle portait la robe blanche qu’elle avait lors de notre première rencontre en ce siècle et son cou s’incurvait avec grâce vers son bloc à dessin.

— Du nouveau ? m’enquis-je.

Elle se leva.

— Rien. Où est Finch ?

— Dans les choux. Je lui ai laissé un message. Il viendra nous rejoindre dès son retour.

— Un message. Ça, c’est une idée ! On pourrait leur en envoyer un. Vous n’auriez pas apporté du papier du XXIe siècle, par hasard ?

— J’ai perdu tous mes biens lors du naufrage. Si, une seconde ! J’ai un billet de banque.

Je le sortis de ma poche.

— Mais qu’allons-nous utiliser pour écrire ?

Elle me montra son fusain.

— Espérons que la porte ne refusera pas de s’ouvrir pour quelques atomes de carbone.

— La mine est trop épaisse. Je vais chercher un porte-plume et de l’encre. Quand aura lieu le prochain rendez-vous ?

Elle désigna l’air qui miroitait déjà.

— Maintenant.

Je n’aurais pas le temps d’effectuer un aller et retour jusqu’au manoir puis de griffonner « Impossible rentrer » et nos coordonnées.

— Il faudra sauter un tour.

Verity ne m’écoutait pas. Comme fascinée par la luminescence, elle s’avança en me tendant son bloc de papier et son fusain.

La lueur décrut aussitôt.

— Vous voyez, c’est fichu, dit-elle.

Juste avant de disparaître.

Le continuum n’avait donc pas éclaté en morceaux, pas encore, et nous n’étions pas coincés en ce siècle. J’en fus soulagé, car je n’aimais pas plus le kedgeree que les parties de croquet. Et ce que j’avais entendu à St. Michael laissait présager d’innombrables kermesses et brocantes.

Je regardai ma montre de gousset. Il était IX et demi. Je devais regagner la demeure où, si la chance voulait me sourire, il resterait quelques rognons à la diable ou du hareng fumé sous le cerf aux abois.

Je partis vers la rocaille et manquai être aperçu par Baine qui scrutait la Tamise où la Princesse Arjumand devait battre désespérément les flots de ses petites pattes blanches, emportée par les tourbillons.

Si je ne pouvais la voir, Baine ne tarderait guère à me repérer. Je m’accroupis dans les lilas et faillis m’asseoir sur la chatte.

— Miaou, protesta-t-elle d’une voix forte.

Baine se tourna vers nous.

— Miaou, insista la Princesse.

— Chut, lui intimai-je en levant mon index à mes lèvres.

Elle se frotta à ma jambe, en miaulant toujours. Je me baissai pour la prendre et une branche morte se rompit avec un bruit assourdissant.

Baine approchait, et je me cherchai des excuses. Une boule de croquet égarée ? Ne trouverait-il pas étrange que j’y joue seul, à neuf heures du matin de surcroît ? Une crise de somnambulisme ? Non, je n’étais pas en chemise de nuit. Je regardai la gloriette et calculai la distance et le temps me séparant du prochain rendez-vous. Trop éloignés, tous les deux. Et, connaissant la Princesse Arjumand, je savais qu’elle viendrait me manifester son affection à l’instant du saut, qu’elle partirait avec moi et provoquerait une autre incongruité dévastatrice. Je devrais me contenter de la boule de croquet.

— Miaou, fit-elle encore alors que Baine tendait les bras pour écarter les lilas.

— Baine, venez ici immédiatement, lança Tossie depuis le chemin de halage. Je veux vous parler.

— Oui, mademoiselle.

Et il alla rejoindre la jeune fille attifée de dentelles qui tenait toujours son journal.

Je profitai de cette diversion pour ramasser la Princesse et m’enfoncer plus profondément dans les halliers. La chatte se blottit contre ma poitrine et se mit à ronronner bruyamment.

— Oui, mademoiselle ?

— J’insiste pour que vous me présentiez des excuses. Vous n’aviez pas le droit de me tenir de tels propos.

— Vous avez parfaitement raison. Un serviteur n’a pas à exprimer ses opinions, même lorsqu’on les sollicite, et je vous prie de pardonner mes écarts de langage.

— Miaou, réitéra la Princesse Arjumand.

Intéressé par ce qui se passait à proximité des flots, j’avais oublié de la caresser et elle me rappela à l’ordre en posant doucement sa petite patte sur ma main.

Tossie se tourna, et je m’enfonçai dans les buissons.

— Admettez que c’est un très bel objet, fit-elle.

Il y eut un long silence, puis :

— Si vous le dites, mademoiselle.

Tossie rosit.

— Je ne suis pas la seule ! Le révérend Lourdaud a déclaré qu… m’qu’il… hmm… je cite : démontre quels sommets peut atteindre l’art moderne. Je l’ai noté dans mon journal.

— Oui, mademoiselle.

Elle s’empourpra plus encore.

— Oseriez-vous douter des affirmations d’un homme d’Église ?

— Non, mademoiselle.

— Mon fiancé l’a trouvé extraordinaire.

— Oui, mademoiselle. Ce sera tout, mademoiselle ?

— Non, ce ne sera pas tout. Vous avez eu tort de le qualifier d’atroce et d’une mièvrerie écœurante, reconnaissez-le.

— Comme vous voudrez, mademoiselle.

— Pas comme je veux, fit-elle en battant du pied. Je vous interdis de dire ça !

— Comme vous voudrez, mademoiselle.

— M. St. Trewes et le révérend Lourdaud sont des gentlemen, alors que vous n’êtes qu’un domestique.

— Oui, mademoiselle.

— Vous mériteriez d’être renvoyé, pour avoir été insolent envers des représentants d’une classe supérieure à la vôtre.

Il y eut une très longue pause, puis Baine répondit :

— Ce n’est pas parce que Galilée s’est rétracté sous la menace que la Terre a cessé de tourner autour du soleil, et ce n’est pas en me congédiant que ce vase cessera d’être vulgaire. Quoi que vous puissiez écrire dans votre journal, vous aurez toujours des goûts plébéiens.

— Plébéiens ? fit-elle, désormais d’un rose soutenu. Comment osez-vous dire cela à votre maîtresse ? Je vous chasse !

Elle avait tendu l’index vers le manoir.

— Allez faire vos bagages, immédiatement.

— Oui, mademoiselle. Eppur, si muove !

— Quoi ? Qu’avez-vous dit ?

— J’ai dit que suite à mon renvoi je n’appartiens plus à la catégorie sociale des domestiques et que je puis par conséquent m’exprimer librement.

Elle leva son journal, tel un glaive.

— Je ne vous autorise pas à m’adresser la parole. Hors de ma vue !

— C’est pour votre bien, que je me suis permis d’être franc avec vous. Je n’ai toujours souhaité que servir vos intérêts. Les fées qui se sont penchées sur votre berceau ne vous ont pas accordé que la richesse, un statut enviable et la beauté. Elles vous ont également octroyé un esprit brillant. Las, vous ne vous intéressez qu’au croquet, à l’organdi et à des œuvres d’arts de pacotille ! Il y a dans votre bibliothèque les ouvrages des plus grands auteurs du passé et vous lisez Charlotte Yonge et Edward Bulwer-Lytton. Vous avez la possibilité d’étudier les sciences, mais vous écoutez des charlatans attifés de voiles. Vous négligez les merveilles de l’architecture gothique pour admirer de pâles imitations et, confrontée à la vérité, vous la piétinez telle une enfant gâtée en exigeant qu’on vous raconte des sornettes.

C’était un discours magnifique et, en toute logique, Tossie aurait dû l’assommer avec son journal puis tourner les talons et s’éloigner dans un tourbillon de fanfreluches. Mais elle lui demanda :

— Vous me trouvez un esprit brillant ?

— Certes. Un enseignement approprié et un peu de discipline vous permettraient d’atteindre des sommets.

Je ne pouvais voir leurs expressions, du point où j’étais, et je me déplaçai vers la gauche. Je percutai Finch qui glapit alors que la Princesse Arjumand miaulait une fois de plus.

— Silence, leur intimai-je en un murmure. Gladys vous a donc transmis mon message.

— Non, je reviens d’Oxford et je suis ravi de vous annoncer que ma mission a été couronnée de succès.

— Chut, parlez plus bas. Le majordome et Tossie se disputent.

— Ils se disputent ? Un serviteur ne hausse jamais la voix devant ses employeurs.

— Celui-ci fait exception à la règle.

Finch s’avança sous les lilas en tirant derrière lui un panier plein de choux.

— Je suis heureux d’être tombé sur vous. Où est Mlle Kindle ? J’ai des choses à vous dire.

— Comment ça, « où est Mlle Kindle » ? Ne revenez-vous pas du labo ?

— Si.

— Alors, vous l’avez croisée. Elle vient d’y aller.

— À Oxford ?

— Évidemment. Combien de temps y êtes-vous resté ?

— Mettre au point la phase suivante de cette opération nous a pris une heure et demie. Mais nul n’est venu nous rejoindre.

— Elle a pu arriver sans que vous n’y prêtiez attention, tant vous étiez absorbés par vos préparatifs.

— Impossible, monsieur. Nous étions dans la salle du transmetteur et Mlle Warder n’a pas quitté sa console des yeux. Elle attend toujours Carruthers. Auriez-vous eu des problèmes ?

— Des problèmes ? Nous avons essayé pendant cinq heures d’ouvrir cette foutue porte !

J’en avais oublié que nous devions murmurer.

— Chut, parlez plus bas.

C’était désormais sans importance, car les cris de Tossie et de Baine couvraient nos voix.

— Je vous interdis de citer Tennyson ! s’emportait-elle.

— Ce n’est pas Tennyson mais William Shakespeare, dont les citations conviennent parfaitement à cette situation. Croyez-vous qu’un peu de tapage puisse effaroucher mes oreilles ? Est-ce que je n’ai pas entendu gronder les grandes batteries dans la plaine, et l’artillerie du ciel dans les nuages ?

— La porte ne s’est pas ouverte ? disait Finch.

— C’est pour cela que je vous ai laissé un message. Verity était là depuis trois heures du matin.

J’eus une pensée.

— Quand êtes-vous parti d’ici ?

— À deux heures trente, pourquoi ?

— Juste avant qu’elle ne fasse son premier essai. Quel était le décalage ?

— Inexistant. Oh, M. Lewis a mentionné cette possibilité !

— Quelle possibilité ?

— Certaines sims de Waterloo sont devenues instables.

— Qu’est-ce à dire ?

— Portes bloquées, erreurs de destination.

— Comment ça, « erreurs de destination » ?

— Dans deux cas, l’historien a été envoyé vers un autre site, à son retour. Je ne me réfère pas qu’à un décalage géographique mais spatio-temporel. Le Mexique en 1872, par exemple.

— Je dois en parler à M. Dunworthy, décidai-je en me dirigeant vers la porte. Quand avez-vous regagné cette époque ?

— Dix heures moins vingt, dit-il en courant derrière moi et en sortant sa montre. Il y a douze minutes.

Parfait. Seulement quatre minutes avant le prochain saut. J’atteignis la gloriette et le point où Verity s’était volatilisée.

— Croyez-vous que c’est une bonne idée, monsieur ? Si le transmetteur ne fonctionne pas correctement…

— Verity est peut-être à Mexico, ou Dieu sait où.

— Elle aurait fait demi-tour sitôt après avoir pris conscience qu’elle n’était pas au bon endroit.

— Il faudrait pour cela que la porte se débloque.

J’essayai de déterminer où elle s’était tenue à l’instant de son départ.

— Vous avez raison. Que puis-je faire, monsieur ? Les Chattisbourne vont s’inquiéter, mais je…

— Apportez-leur vos choux puis revenez ici. Si je ne suis pas là, allez informer M. Dunworthy de ce qui s’est passé.

— Oui, monsieur. Et si la porte ne s’ouvre pas ?

— Elle s’ouvrira, fis-je sur un ton catégorique.

— Oui, monsieur.

Et il partit avec son panier.

J’attendais que l’herbe commence à miroiter, en gardant la chatte dans mes bras. Je ne pouvais la poser, car elle risquait de me suivre au tout dernier instant et je ne souhaitais pas provoquer une incongruité supplémentaire.

Il restait trois minutes. Je retournai dans les lilas, vers Tossie et Baine, afin de déposer la Princesse Arjumand là où ils pourraient la voir.

La situation ne s’était pas améliorée.

— Comment osez-vous ! hurlait Tossie.

— Allons, Kate, allons ; ne montrez pas tant d’aigreur.

— Comment osez-vous m’appeler Kate, comme si j’étais une domestique au même titre que vous !

Je m’accroupis et lâchai la Princesse. Elle fila dans les buissons, en direction de sa maîtresse. Rassuré, je repartis en courant vers la porte.

— Je compte informer mon fiancé de votre insolence ! Quand nous serons mariés et qu’il sera au Parlement, je lui dirai de faire voter une loi interdisant aux serviteurs de lire et d’avoir des idées.

J’entendis un bourdonnement et vis l’air miroiter. Je m’avançai.

— Et j’écrirai dans mon journal tout ce que vous m’avez dit, pour que les enfants de mes enfants sachent à quel point vous avez été impudent et vulgaire… Que faites-vous ?

L’éclat s’intensifiait et je n’osais m’écarter. Je me contentai de tendre le cou pour les lorgner par-dessus les lilas.

— Que faites-vous ? Lâchez-moi !

Un chapelet de criolets.

— Posez-moi tout de suite !

— J’agis ainsi dans votre intérêt, répondit Baine.

Je regardai les papillotements. Je ne pouvais attendre la prochaine ouverture, pas quand Verity était Dieu sait où et Dieu sait quand. Le Mexique n’avait-il pas connu les affres d’une révolution, dans les années 1870 ?

— Je vous ferai jeter en prison !

Une succession de bruits sourds, comme si des petits poings martelaient une poitrine.

— Espèce de brute arrogante et sauvage !

Et ainsi je courberai son humeur violente et opiniâtre. Que celui qui sait mieux s’y prendre pour apprivoiser une mégère dise son moyen.

Autour de moi l’air devint lumineux.

— Pas encore, fis-je.

Et, comme en réponse, la clarté décrut.

— Non !

Je ne savais plus si je souhaitais partir.

— Lâchez-moi !

— Comme vous voudrez, mademoiselle !

La lumière me nimba.

— Une seconde ! implorai-je, juste avant d’entendre un grand plouf.

Загрузка...