… Lorsqu’on a éliminé tout ce qui est impossible, ce qui subsiste est nécessairement la vérité, même si elle est difficile à croire.
— Je doute que ce soit une excellente idée, monsieur Dunworthy, insista Finch. Il est victime d’un déphasage prononcé et un saut supplémentaire risque…
— Pas nécessairement. En outre, une fois sa mission exécutée, il restera là-bas pour reconstituer ses forces. Vous l’avez entendu, c’est un lieu de repos idéal.
— Mais, dans son état…
— C’est une tâche d’une extrême simplicité. Un enfant pourrait s’en acquitter. L’important, c’est que tout soit terminé avant le retour de Lady Schrapnell, et Ned est le seul historien qui a échappé à son emprise. Conduisez-le au transmetteur puis joignez le Voyage Temporel pour demander à Chiswick de me retrouver là-bas.
Le multifonction bipa et Finch prit la communication. Il écouta, un long moment.
— Non, il était bien au Royal Hospital, mais ils ont décidé de lui faire une TSF et il a fallu pour cela le transporter à St. Thomas. Oui, dans Lambeth Palace Road.
Il éloigna le combiné de son oreille.
— Non, j’en suis certain, fit-il avant de raccrocher et de préciser. C’était Lady Schrapnell, je crains qu’elle ne rentre bientôt.
— C’est quoi, une TSF ? voulut savoir M. Dunworthy.
— Une invention. Nous devrions conduire M. Henry au labo et procéder aux préparatifs.
Finch se chargea de me guider, et je lui en fus d’autant plus reconnaissant que j’eus l’impression d’aller dans la mauvaise direction jusqu’au moment où je vis des manifestants du CSCC regroupés dans la rue.
Ils brandissaient des pancartes lumineuses proclamant : Laissez-nous notre cathédrale ; Coventry restera à Coventry et Elle est à nous ! L’un d’eux me remit un tract débutant par « Ces travaux coûtent quinze milliards de livres. Pour cette somme, il aurait été possible de racheter la cathédrale actuelle et la restaurer, et aussi construire un autre centre commercial. »
Finch me confisqua le tract et le restitua avant d’ouvrir la porte.
À l’intérieur, rien n’avait changé, à l’exception d’une inconnue replète de faction au pupitre. Avec sa blouse blanche et son halo de cheveux blonds, elle évoquait plus un chérubin qu’une tech.
Il referma le battant et elle se tourna vers lui.
— Que voulez-vous ?
Sa voix était si sèche que je la promus au rang d’archange.
— Il faut organiser un saut, vers l’Angleterre victorienne.
— C’est hors de question, aboya-t-elle.
Les séraphins ? Remplis d’yeux tout autour, et dedans, et partout ailleurs.
— Vous n’aurez pas de calculs à faire. Nous utiliserons les mêmes coordonnées temporelles et géographiques que pour Kindle. Muchings End.
Il regarda de toutes parts.
— Où est l’habilleuse ?
— En 1932, où elle dessine les aubes des enfants de chœur. Une décision de Lady Schrapnell qui veut absolument savoir si les surplis étaient en lin ou en coton. Il en découle que je dois m’occuper des costumes, du transmetteur et du reste.
Elle feuilleta les pages en sens inverse et posa le tout sur le pupitre.
— Non, faut pas y compter. Même si je réussissais à vous caser entre deux sauts, il ne pourrait pas partir sans connaître l’histoire et les usages de l’époque victorienne.
— Ned n’ira pas prendre le thé avec la reine. Il n’aura que des contacts limités avec les contemporains, s’il en rencontre. Il n’a pas besoin de suivre un cours pour ça.
Le séraphin tendit la main vers son arme et Finch eut un mouvement de recul.
— Il appartient au XXe, pas au XIXe. Je ne peux pas autoriser son départ s’il n’a pas été convenablement préparé.
M. Dunworthy se tourna vers moi.
— Je m’en charge. Darwin, Disraeli, la question indienne, Alice au pays des merveilles, la petite Nell, Turner, Tennyson, Trois hommes dans un bateau, crinolines et croquet…
— Essuie-plumes, rappelai-je.
— Essuie-plumes, napperons au crochet, le prince Albert, redingotes, refoulement sexuel, Ruskin, Fagin, Elizabeth Barrett Browning, Dante Gabriel Rossetti, George Bernard Shaw, Gladstone, Galsworthy, néogothique, Gilbert et Sullivan, tennis et ombrelles. Voilà… Il est paré.
Il avait ajouté cela à l’attention du séraphin.
— Le cours d’initiation au XIXe inclut trois semestres d’histoire politique, deux…
— Finch, allez emprunter un lecteur subliminal et des bandes à Jésus. Ned suivra une mise à niveau accélérée pendant les préparatifs du saut. Il lui faudra en outre des vêtements d’été : pantalon de flanelle, chemise de lin, blazer. Comme bagages, fournissez-lui…
— Bagages ! s’emporta le séraphin. Je n’ai pas le temps de lui en dégoter ! J’ai dix-neuf…
— Entendu, nous nous en chargerons. Finch, demandez-en également à Jésus. Avez-vous joint Chiswick ?
— Non, monsieur. Il était absent et j’ai laissé un message.
En sortant, Finch entra en collision avec un grand Noir qui tenait une liasse de papiers et ne semblait pas avoir plus de dix-huit ans. Présumant qu’il s’agissait d’un des manifestants, je tendis machinalement la main afin de prendre un de ses tracts. Mais il se dirigea droit vers M. Dunworthy.
— Monsieur Dunworthy ? Je suis T.J. Lewis, du Voyage Temporel. Vous cherchez M. Chiswick ?
— Oui, où est-il ?
— À Cambridge, monsieur.
— À Cambridge ? Que diable fait-il à Cambridge ?
— Il se présente à un entretien d’embauche, monsieur. Il a démissionné, monsieur.
— Quand ?
— Il y a un instant, monsieur. Il a déclaré qu’il ne travaillerait pas pour Lady Schrapnell une minute de plus.
M. Dunworthy retira ses lunettes pour les lorgner.
— Bon, entendu. Monsieur Lewis, c’est ça ?
— T.J., monsieur.
— T.J., pourriez-vous aller dire à son adjoint que je dois lui parler… Quel est son nom, déjà ? Ranniford. Précisez que c’est urgent.
T.J. ne savait plus où se mettre.
— Ne me dites pas qu’il a lui aussi remis sa démission ?
— Non, monsieur. Il est allé étudier la toiture en 1655.
— J’aurais dû m’en douter. Alors, qui est responsable de votre service ?
— Heu… Moi, monsieur.
— Vous ? Mais vous êtes un étudiant ! Vous n’allez pas me faire croire qu’il ne reste que vous ?
— C’est pourtant le cas, monsieur. Lady Schrapnell a réquisitionné tous les autres. J’aurais subi le même sort si les deux premiers tiers du XXe et tout le XIXe n’étaient pas au niveau dix de l’échelle des risques pour les Noirs.
— Je m’étonne qu’elle ait renoncé pour si peu.
— Oh, elle a voulu me déguiser en Maure et m’envoyer en 1395, afin que j’assiste à la construction du clocher. Elle estimait qu’ils me prendraient pour un prisonnier ramené des croisades.
— Elles ont pris fin un bon siècle plus tôt.
— Je sais, monsieur, et c’est l’argument que j’ai avancé. Je lui ai en outre rappelé que tout le passé nous est interdit. C’est la première fois que la couleur de ma peau est pour moi un atout.
— Oui, eh bien… Avez-vous entendu parler de l’enseigne John Klepperman ?
— Non, monsieur.
— Seconde Guerre mondiale, bataille de Midway. Tous les officiers supérieurs de son navire ont été tués et il a dû assumer le commandement. C’est ainsi, pendant les conflits et les catastrophes naturelles. Certains bénéficient d’une promotion inespérée. Comme ici. En bref, c’est la chance de votre vie. Je présume que vous étudiez la physique temporelle ?
— Non, monsieur. L’informatique.
— Ah ! Eh bien, sachez que l’enseigne Klepperman n’avait jamais lancé de torpilles mais qu’il a touché et coulé deux destroyers et un croiseur. Vous devrez quant à vous m’apprendre quels seraient les symptômes et les conséquences d’une incongruité anachronique.
T.J. nota les mots sur une de ses feuilles.
— Incon-gruité ana-chro-nique… Il vous faut ça pour quand, monsieur ?
M. Dunworthy lui tendit la liste d’ouvrages du catalogue de la bibliothèque Bodléienne.
— Hier.
— Vous me demandez de remonter le temps pour…
— Je refuse de préparer un saut supplémentaire, avertit Warder.
M. Dunworthy soupira.
— Simple façon de parler. Je voulais dire que j’en ai besoin au plus tôt.
— Oh, je vois ! Oui, monsieur, tout de suite.
T.J. se dirigea vers la porte mais s’arrêta à mi-chemin pour poser une dernière question.
— Qu’est devenu l’enseigne Klepperman ?
— Il a été décoré à titre posthume.
— C’est bien ce que je craignais.
Il sortit et Finch entra avec un lecteur subliminal.
— Joignez Ernst Hasselmeyer et demandez-lui ce qu’est une incongruité anachronique, lui lança Dunworthy. S’il n’en a pas la moindre idée, il nous dira à qui nous devons nous adresser. Ensuite, vous irez à la cathédrale.
— La cathédrale ? Lady Schrapnell risque d’y être.
— Vous n’aurez qu’à vous cacher dans la chapelle des Drapiers. Vous devriez trouver là-bas quelqu’un qui a plus d’expérience qu’un simple étudiant.
— Tout de suite, monsieur, acquiesça Finch avant de venir insérer un écouteur dans mon oreille. Bandes subliminales, monsieur.
Je retroussai ma manche, pour la piqûre.
— Dans votre état, vous administrer des drogues serait de la folie.
M. Dunworthy approcha.
— Finch, où est Kindle ?
— Vous l’avez consignée dans ses quartiers, monsieur.
Il mit l’appareil en marche.
— La reine Victoria a gouverné de 1837 à 1901…
— Allez lui demander quel était le décalage, lors de son saut, celui pendant lequel…
— … elle a apporté paix et prospérité à l’Angleterre…
— Et informez-vous de son importance…
— … au sein d’une société où l’étiquette jouait un rôle prépondérant.
— Puis vous téléphonerez à St. Thomas. Dites-leur de ne laisser partir Lady Schrapnell sous aucun prétexte.
— Bien monsieur.
Finch sortit.
— Donc, Lizzie Bittner vit toujours à Coventry ?
— Oui, répondis-je. Elle est revenue s’y installer à la mort de son mari.
Puis, parce qu’il semblait attendre la suite :
— Elle m’a parlé de la nouvelle cathédrale, et des efforts de son époux pour la sauver. Pour attirer du monde, il y a fait représenter des contes moraux et il a organisé des expositions sur le Blitz dans les ruines. C’est devenu un centre commercial, vous savez.
— Oui, je sais. Et je trouve que cet édifice convient bien mieux à cet usage. L’architecture du milieu du XXe était presque aussi atroce que celle victorienne. Mais c’était un acte de foi et Bitty l’adorait. La nouvelle cathédrale a tout d’abord été vendue à l’Église de l’Au-Delà, ou quelque chose d’approchant. Je suppose que vous avez contacté ses membres pour vous assurer qu’ils n’ont pas récupéré la potiche de l’évêque ?
Je hochai la tête, et il dut s’en contenter. Une sirène annonçait une fin d’alerte dans une de mes oreilles alors que dans l’autre la bande subliminale me parlait de la condition féminine.
— Les femmes n’avaient guère de pouvoirs, pour ne pas dire aucun…
La reine Victoria exceptée, pensai-je. Et je vis Warder venir vers moi avec une serviette humide. Elle l’utilisa pour me débarbouiller puis étala une pommade blanchâtre sous mon nez.
— Elles étaient des infirmières, des ménagères, les anges du foyer…
— N’y touchez pas ! m’ordonna-t-elle en tirant le mètre de couturière suspendu autour de son cou. Vos cheveux feront l’affaire.
Elle mesura mon tour de crâne.
— Avec la raie au milieu, bien entendu. On ne touche pas sa lèvre, j’ai dit !
— Considérées trop instables pour bénéficier d’une éducation classique, elles apprenaient le dessin, la musique et les règles de bonne conduite.
— Tout ceci est ridicule ! Je n’aurais jamais dû m’inscrire à Oxford. Le diplôme de Cambridge est équivalent, et je concevrais des costumes pour La Mégère apprivoisée au lieu d’occuper trois emplois à la fois.
Elle essayait de m’étrangler avec son mètre et je dus mon salut à l’index que je glissai entre le ruban et ma pomme d’Adam.
— Les femmes étaient soumises, d’une douceur extrême.
— Je n’ai pas à préciser qui en est responsable, pas vrai ? Pourquoi diable Lady Schrapnell veut-elle reconstruire la cathédrale de Coventry ? Elle n’est même pas anglaise mais américaine ! Ce n’est pas parce qu’elle a épousé un pair que ça lui donne le droit de venir se mêler de nos affaires.
Elle leva mon bras et fourra le mètre sous mon aisselle.
— Et si elle tenait absolument à rebâtir quelque chose, pourquoi pas le théâtre de Covent Garden ? Elle aurait pu aussi financer le Royal Shakespeare. Ils n’ont pu monter que deux pièces, la saison dernière, dont cette version naturiste de Richard II. Naturellement, je suppose qu’on ne peut pas demander à quelqu’un qui vient de Hollywood d’apprécier l’art véritable !
Elle prit rapidement mon tour de poitrine et mon entrejambe puis disparut. Je regagnai mes chaises, calai ma nuque contre la paroi et enviai les morts pour le repos éternel qui leur était accordé.
Je ne garde de la suite que des souvenirs confus. L’écouteur m’expliqua comment mettre un couvert, la sirène signala le début d’un autre raid aérien et le séraphin m’apporta une pile de pantalons à essayer.
Puis Finch arriva avec les bagages : une valise, un grand sac de voyage en toile, une petite sacoche, un sac américain et deux boîtes en carton attachées par des ficelles. Je m’apprêtais à faire mon choix quand il s’avéra que je devrais tout emporter. Finalement, il annonça :
— Je vais chercher le reste.
Et il repartit.
Le séraphin opta pour un pantalon de flanelle blanche et alla prendre des bretelles.
— La fourchette à huître se place dans la cuiller à soupe, les dents orientées vers l’assiette. Le couteau se pose à gauche. On doit tenir fermement la coquille et sortir le mollusque en le détachant si besoin est à l’aide du couteau.
Je sommeillai à plusieurs reprises et le séraphin me secoua pour me réveiller, me faire essayer divers articles vestimentaires et essuyer la pommade blanchâtre.
Je pus enfin toucher mes moustaches.
— Comment sont-elles ? m’enquis-je.
— Tordues, mais j’y suis pour rien. Lui avez-vous déniché un rasoir ?
Elle s’était adressée à Finch qui entrait en charriant un gros panier en osier.
— Oui, ainsi que deux brosses à cheveux trouvées à l’Ashmolean, un blaireau et un bol à savon.
Il me remit un portefeuille presque aussi volumineux qu’une valise.
— Et voici de l’argent. Il y a principalement des pièces, car les billets de banque vieillissent mal. J’ai rempli la bourriche de provisions. Des conserves.
Il repartit.
— La fourchette à poisson se place quant à elle sur la gauche des fourchettes à viande et à salade. On la reconnaît à ses dents pointues, en biseau.
Le séraphin me tendit une chemise. Elle avait sur son bras une robe blanche mouillée, et je pensai à la nymphe aquatique qui avait essoré sa manche sur le tapis, l’image même de la beauté. Je me demandai si ces créatures utilisaient des couverts à poisson et appréciaient les hommes à moustache. Hylas en avait-il une, dans la représentation de Waterhouse ? Elle s’intitulait Hylas et les… Les quoi ? Comment les appelait-on ? Ça commençait par un « N ».
D’autres passages confus. Je me souviens de Finch revenant avec un panier fermé, du séraphin qui fourrait quelque chose dans la poche de mon gilet, de Finch qui secouait mon épaule et souhaitait savoir où était M. Dunworthy.
— Pas ici, affirmai-je.
Mais je me trompais. Il était là et s’informait d’un décalage.
— Neuf minutes.
— Et pour les autres ?
— Minimes. De deux à trente minutes. L’arrivée a lieu dans des coins isolés et les risques d’être vu sont minimes.
— Et pour le retour ?
— Les retours sont toujours instantanés.
— On ne sait jamais, la situation est inhabituelle.
— Je ne vous le fais pas dire, monsieur, répondit Finch avant d’aller s’entretenir avec Warder. Non, absolument rien.
Il était revenu et M. Dunworthy paraissait soulagé.
— Et Hasselmeyer ?
— Je lui ai adressé un message.
La porte s’ouvrit, sur T.J. Lewis qui apportait une petite pile de feuilles.
— J’ai lu tout ce qui est disponible, autrement dit pas grand-chose. Le matériel nécessaire pour étudier les incongruités est coûteux et nous comptions nous équiper avec les subventions promises par Lady Schrapnell. Pour la plupart des spécialistes, ce sont de simples vues de l’esprit. Seul Fujisaki est d’un avis différent.
— Quelle est sa théorie ?
— Il en a deux. La première, c’est qu’elles ne peuvent affecter le continuum.
— Comment ça ? Dans un système chaotique, tout est lié.
T.J. consulta ses papiers.
— Il faudrait pour cela qu’il soit linéaire. Avec ses boucles de rétroaction, ses redondances et ses interférences, les effets de certains événements sont multipliés alors que d’autres sont purement et simplement effacés.
— Les incongruités seraient dues au transfert de choses sans importance ?
T.J. sourit et me regarda.
— Tout juste. L’air que les historiens inhalent ou… la suie qui se dépose sur eux.
— Il serait donc sans objet de les réexpédier vers leur point d’origine ?
— Il est probable que le continuum interdirait leur retour. Cependant, cela ne s’applique qu’à ce que je viens de citer. Tout le reste a sur le milieu une influence plus ou moins prononcée.
Même s’il s’agit d’un essuie-plume, pensai-je en calant ma tête contre la paroi. J’en avais acheté un en forme de citrouille, à l’occasion de la kermesse d’automne au profit du programme de récupération, et je l’avais oublié dans ma poche. Quand j’avais voulu revenir, la porte avait refusé de s’ouvrir. Je me demandai en sommeillant pourquoi elle s’était déverrouillée lorsque la nymphe avait rapporté un châle.
— Et les êtres vivants ? s’enquit M. Dunworthy.
— Seulement des bactéries inoffensives. Ce qui vit a nécessairement un plus grand impact sur le continuum que le reste, et je ne vous parle pas des humains et des conséquences de leurs actes. Et, naturellement, rien qui pourrait avoir une influence sur le présent et l’avenir. Ni virus, ni microbes.
— Quelle est la seconde théorie de Fujisaki ?
— Qu’il existe des incongruités véritables contre lesquelles le continuum dispose d’une protection naturelle.
— Le décalage.
T.J. hocha la tête.
— Il interdit à tout voyageur de se matérialiser là où il y a un danger potentiel. Pour Fujisaki, son importance est toutefois limitée et l’incongruité se produit quand il ne peut être assez grand pour empêcher le parachronisme.
— Que se passe-t-il, alors ?
— En théorie, le cours de l’histoire en serait altéré. L’Univers pourrait même en être détruit. Mais nous avons pris des mesures préventives. Les transmetteurs actuels verrouillent la porte temporelle dès que les paramètres atteignent certaines limites. Fujisaki ajoute que si une incongruité apparaissait malgré tout, ce qui est impossible, d’autres protections prendraient la relève et nous en verrions la manifestation sous forme d’une…
Il lut :
— Augmentation radicale des décalages dans les secteurs environnants, ainsi que de nombreuses coïncidences…
M. Dunworthy se tourna vers moi.
— En avez-vous remarqué, à Coventry ?
— Non.
— Et lors des ventes de charité ?
— Non plus.
Et je le regrettais. J’aurais tant aimé voir la potiche de l’évêque sur un éventaire entre le jeu de massacre et la roue de la loterie.
— Quoi d’autre ? demanda M. Dunworthy à T.J.
— Un décalage accru dans les zones périphériques.
— Un secteur de quelle importance ?
— Inférieur à un demi-siècle. Mais c’est une simple hypothèse.
— Est-ce tout ?
— Si c’était vraiment grave, les portes refuseraient de s’ouvrir. Fujisaki estime que tout cela est statistiquement improbable, et que si le continuum n’était pas d’une stabilité à toute épreuve l’univers aurait déjà été détruit.
— S’il se produisait une incongruité sans accroissement radical du décalage, devrait-on en déduire que ses effets ont été compensés ?
— Certainement.
— Parfait. Excellent travail, enseigne Klepperman.
M. Dunworthy alla vers le séraphin qui martyrisait son clavier.
— Warder, dressez-moi la liste de tous les sauts à destination des années 1880 à 1890, avec leurs caractéristiques.
— Désolée, je procède à une récupération.
— L’historien peut attendre. Lewis, vous allez chercher les décalages inhabituels.
Ce fut en tout cas ce que je crus entendre, car la sirène annonçait la fin de l’alerte malgré les crépitements réguliers des tirs de la DCA.
— Et les sauts avortés.
— Bien monsieur.
T.J. nous laissa.
— Il ne lui manque qu’un canotier, déclara M. Dunworthy.
J’avais un pantalon de flanelle blanche et un gilet, mais aucun couvre-chef. Or, les victoriens ne sortaient-ils pas chapeautés ? Si, ils portaient des machins cylindriques ou tout rond. Comment les appelait-on déjà ? Ça commençait par un « M ».
Le séraphin se penchait vers moi, ce qui m’apprit que je m’étais rassis. Elle m’obligea à me lever pour essayer un blazer à rayures marron.
— Enfilez votre bras. Non, l’autre.
Je regardai mes poignets.
— Les manches sont trop courtes.
— Quel est votre nom ?
— C’est à moi que vous parlez ? m’enquis-je.
Car je me demandais en quoi mon nom pouvait modifier la longueur d’un vêtement.
— Oui, à vous !
Elle l’échangea contre un rouge et blanc.
— Ned Henry.
Cette fois, elles couvraient mes mains.
— Parfait. Je n’aurai pas à vous trouver un pseudonyme plus couleur locale.
Elle m’en proposa un bleu et blanc et tira sur les manches.
— Ça ira. Évitez de plonger dans la Tamise.
Elle cala un canotier sur ma tête puis retourna vers son clavier en grommelant :
— Je n’arrive pas à croire que Badri ne soit pas encore revenu. Je dois m’occuper de ce type, l’habiller, calculer les coordonnées… pendant qu’un historien attend depuis trois quarts d’heure que je le récupère. Sans oublier que les jeunes filles ne sortaient jamais sans un chaperon, généralement une vieille tante ou une cousine, et qu’elles n’étaient pas autorisées à rester seules avec un homme avant leur mariage… Ned, prêtez-moi attention !
— Je suis tout ouïe. Elles étaient toujours accompagnées d’un chaperon.
— Je maintiens que ce n’est pas une bonne idée, déclara Finch.
— Nous n’avons personne d’autre sous la main, insista M. Dunworthy. Ned, écoutez-moi bien. Voilà ce que vous allez faire. Vous arriverez le 7 juin 1888 à dix heures du matin. Le fleuve sera sur la gauche de la fourchette à dessert, utilisée pour les gâteaux et les poudings, alors que pour les salades…
Salades. Noyades. Naïades. C’était le nom que je cherchais. Hylas et les Naïades ! Cet Hylas allait bien tranquillement remplir son broc quand elles l’agrippaient et l’entraînaient dans les profondeurs, en l’entortillant dans leurs cheveux.
— Après l’avoir ramené, vous prendrez quinze jours de vacances. Vous pourrez canoter sur la Tamise ou vous reposer sur la droite de l’assiette à dessert, avec la lame orientée vers l’intérieur.
Il me tapota l’épaule.
— C’est bien compris ?
— Quoi ?
Mais un bourdonnement couvrit les tirs de la DCA et il reporta son attention sur le transmetteur.
— C’est quoi, ça ? demanda-t-il au séraphin.
— Mon rendez-vous. Je ne pouvais pas le laisser poireauter jusqu’à la fin des temps. Je m’occuperai de vous sitôt après.
— Parfait. Je compte sur vous, Ned.
Les voiles touchèrent le sol et se plissèrent. Le vrombissement grimpa dans les aigus et se changea en fin d’alerte. De la condensation fit miroiter l’air et Carruthers se matérialisa. Il s’avança, impatient de nous rejoindre.
— Restez tranquille, lui ordonna le séraphin en pianotant toujours. Vous devez attendre que le filet remonte.
Il s’immobilisa à mi-hauteur et Carruthers dut se pencher pour passer dessous.
— Quoi ? Attendre ? Ça fait deux heures que j’attends ! Qu’est-ce que vous fichiez ?
Il gagna en claudiquant la console. Son uniforme fantaisiste était boueux et déchiré, et il avait perdu une de ses chaussures.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas ramené à la fin du relèvement ?
Warder foudroya M. Dunworthy du regard.
— On m’en a empêchée. Qu’avez-vous fait de votre brodequin ?
— Je l’ai laissé dans la gueule d’un dogue sanguinaire ! Si j’ai encore mon pied, c’est un miracle.
— C’était une authentique Wellington de l’AFS. Et vous avez vu votre tenue ?
— Si je l’ai vue ? J’ai dû courir deux heures, pour semer ces fauves. J’ai encore atterri dans ce maudit champ de seigle et d’orge. Un peu plus tard que la fois précédente, car la fermière m’attendait avec des chiens. Elle avait dû recruter toutes les meutes du Warwickshire.
Puis il me vit.
— Que diable faites-vous ici ? Vous devriez être à l’hôpital.
— Je pars pour 1888, déclarai-je.
— J’avais pourtant dit à cette infirmière de ne pas parler de vous à Lady Schrapnell. Pourquoi vous envoie-t-elle au XIXe ? C’est au sujet de son arrière arrière-grand-mère ?
— Arrière-arrière-arrière-grand-mère. Non. Le médecin m’a prescrit deux semaines de repos et je pars en convalescence.
— On a besoin de vous, à Coventry.
— J’y étais, quand vous avez décidé de me rapatrier.
— Je n’avais pas le choix. Vous divaguiez. Vous disiez que le chien est notre plus noble allié tant dans la guerre que la paix, un fidèle compagnon qu’il pleuve ou qu’il vente. Pouah ! Regardez ça !
Il me montra son pantalon déchiré.
— C’est votre meilleur ami qui m’a fait ça !
Puis il leva son pied uniquement gainé d’une chaussette.
— Il a failli m’amputer ! Quand serez-vous prêt à repartir ?
— Je suis interdit de saut pour deux semaines. Pourquoi vous êtes-vous débarrassé de moi, si vous vouliez que je revienne ?
— Je pensais qu’ils vous administreraient une pilule ou qu’ils vous feraient une piqûre. Pas qu’ils vous condamneraient à l’inaction. Comment allons-nous dénicher la potiche de l’évêque, à présent ?
— Vous ne l’avez donc pas trouvée ?
— Pour cela, il aurait fallu que je puisse retourner dans la cathédrale. J’ai essayé tout l’après-midi, et je n’ai pas pu arriver plus près que ce foutu champ de seigle et d’orge ! Ces maudits décalages…
— Décalages ? répéta M. Dunworthy, brusquement attentif.
Il vint vers nous.
— Je vous l’ai dit, lui rappelai-je. Le champ de seigle et d’orge.
— Quel champ de seigle et d’orge ?
— Celui où on trouve tous ces chiens.
— Je n’ai pas réussi à regagner Coventry le 15 novembre, expliqua Carruthers. J’ai fait quatre tentatives, et ce que j’ai obtenu de mieux est le 8 décembre. Ned s’en est tiré mieux que les autres et c’est pour ça qu’il doit retourner fouiller les gravats.
M. Dunworthy était déconcerté.
— Pourquoi n’y allez-vous pas avant le raid, le quatorze ?
— C’est ce que nous avions prévu, étant donné que Lady Schrapnell voulait savoir si la potiche de l’évêque se trouvait dans la cathédrale lors du bombardement. Mais nous nous sommes matérialisés plus tard ou, si le moment était bon, à soixante miles de là, au milieu d’un champ de seigle et d’orge.
Il désigna son uniforme maculé et M. Dunworthy se renfrogna.
— Nous ? Combien d’historiens ont essayé ?
— Six. Non, sept. Tous ceux qui étaient disponibles.
— C’est pour ça que j’ai dû laisser tomber les ventes de charité, précisai-je.
— Et en ce qui concerne ces kermesses ?
— Ce sont des braderies où les gens se débarrassent de ce qui les encombre, des trucs qu’ils ont achetés la fois précédente ou qu’ils ont confectionnés à cette intention. Des boîtes à thé et à aiguilles brodées, des essuie-plumes et…
— Je sais ce qu’est une brocante ! Ce que je veux apprendre, c’est s’il s’est produit des décalages.
— Non, pas plus que d’habitude. De simples déplacements spatiaux pour éviter d’éventuels témoins. Derrière le presbytère ou la buvette.
Il se tourna vers Carruthers.
— Et pour Coventry ?
— C’est variable. Paulson est arrivé le 28 novembre. Je dirais, vingt-quatre heures en moyenne. Le meilleur résultat obtenu, c’est l’après-midi du quinze. Mais le phénomène s’est amplifié. Le nouveau est toujours là-bas et je doute qu’il sache comment s’y prendre pour rentrer. Et Dieu seul sait quels ennuis cet imbécile va s’attirer.
— Ennuis ! marmonna M. Dunworthy avant de s’adresser à la tech. Y a-t-il eu une augmentation généralisée des décalages ou ce phénomène ne concerne-t-il que les sauts vers Coventry ?
— Comment voulez-vous qu’une habilleuse vous réponde ? Je remplace Badri. Le tech, c’est lui.
— Badri, oui ! Où est-il ?
— Avec Lady Schrapnell, monsieur, rappela Finch. Sur le chemin du retour, je le crains.
Sans en faire cas, M. Dunworthy demanda à Warder :
— Depuis que vous avez pris sa place, avez-vous procédé à des sauts pour le 14 novembre 1940 mais vers d’autres destinations ?
— Un, pour Londres.
— Quel a été le décalage ?
Au lieu de lui rétorquer : « Si vous croyez que je n’ai que ça à faire », elle pianota.
— Coordonnées spatiales, néant. Temporelles, huit minutes.
— Ça ne concerne donc que Coventry. D’avance ou de retard ?
— D’avance.
Il se tourna vers Carruthers.
— Avez-vous tenté d’envoyer quelqu’un sur place la veille, en lui disant d’attendre ?
— Évidemment. Tous sont arrivés après le raid.
M. Dunworthy retira ses lunettes et les remit.
— L’importance des décalages est-elle aléatoire ou en augmentation ?
— En augmentation.
— Finch, allez demander à Kindle si elle n’a pas remarqué d’étranges coïncidences ou des anomalies, pendant son séjour à Muchings End. Ned, ne bougez pas d’ici. Je dois m’entretenir avec Lewis.
Il sortit, suivi des yeux par Carruthers.
— C’est quoi, toutes ces histoires ?
— C’est à cause du châle de ma grand-mère, lui expliquai-je en m’asseyant.
— Debout ! m’ordonna sitôt après le séraphin. Tout est prêt. En place.
— Ne dois-je pas attendre M. Dunworthy ?
— J’ai dix-neuf sauts programmés et…
— D’accord, d’accord.
Je pris la petite sacoche, le sac en toile, le panier d’osier et le reste et les portai vers le filet qui flottait toujours à cinquante centimètres du sol. Je posai une partie de mon chargement, soulevai le voile, me glissai dessous et tirai mes bagages derrière moi.
— Pendant la période victorienne les progrès techniques et scientifiques ont été foudroyants. L’invention du télégraphe, l’éclairage au gaz et la théorie de l’évolution darwinienne ont fortement influencé la société.
— Ramassez tout ça et placez-vous sur la croix, gronda l’ange exterminateur.
— La locomotive à vapeur et, en 1863, le premier métro ont permis de se déplacer plus rapidement et sur de plus grandes distances.
— Vous êtes prêt ?
— Si vous le dites.
Je m’assurai que tout se trouvait à l’intérieur. Un angle du panier dépassait et je le tirai du bout du pied.
— Attendez !
— Je peux y aller ?
— Les voyages, devenus aisés et confortables, ont élargi les horizons et abattu le cloisonnement rigide des diverses classes sociales qui…
Le séraphin souleva les voiles, arracha l’écouteur de mon oreille et regagna sa console.
— C’est bon, maintenant ?
— Oui.
Elle se défoula sur des touches.
— Une minute ! Je ne sais même pas où je vais.
— Le 7 juin 1888.
— Je veux dire, ensuite… Je n’ai pas bien saisi les instructions de M. Dunworthy. À cause du déphasage.
Je désignai mon oreille.
— J’ai quelques difficultés à distinguer les sons.
— Dites plutôt des difficultés à avoir des pensées cohérentes. Ne comptez pas sur moi pour le faire à sa place.
Sur ces mots, elle sortit en trombe de la salle. J’entendis la porte claquer.
— Où est M. Dunworthy ?
Il avait parlé de Muchings End et de canotage. Si ces sujets n’avaient pas été abordés dans le cadre de ma préparation subliminale. « Une tâche d’une extrême simplicité », avait-il précisé.
— Où est-il ? répéta le séraphin.
D’une voix qui me rappelait de façon angoissante celle de Lady Schrapnell.
— Où est qui ? fit Finch.
— Ne jouez pas au plus fin avec moi ! Et ne vous avisez pas de me répondre qu’il est à l’hôpital. J’en ai plus qu’assez de suivre vos fausses pistes. Il est ici, n’est-ce pas ?
Oh, Dieu !
— Écartez-vous de cette porte ! rugit Lady Schrapnell. Je sais qu’il est là !
Je lâchai les bagages et regardai de toutes parts, sans voir la moindre cachette.
— Non, mentit héroïquement Finch. Il a été admis à l’hôpital de Radcliffe.
Je n’avais aucun refuge à ma disposition, pas en ce siècle. Je plongeai sous les voiles et courus jusqu’au pupitre en priant pour que le séraphin eût terminé ses préparatifs.
— Je vous ai dit de me laisser passer ! M. Henry est là, et il ira chercher ma potiche au lieu de tirer au flanc dans le présent en feignant d’être déphasé.
— Mais, il l’est ! C’est un cas très sérieux. Perte d’acuité de la vision, difficultés à percevoir les sons et facultés de raisonnement sérieusement diminuées.
Le moniteur annonçait : Paré. Appuyez sur « Envoi ». Je calculai la distance me séparant des voiles.
— Il n’est pas en état de faire le moindre saut.
— C’est ridicule ! Écartez-vous sur-le-champ.
J’inhalai à pleins poumons, pressai « Envoi » et m’élançai vers le filet.
— Vous devez me croire. Il est à Christ Church.
— Dégagez !
J’entendis une échauffourée.
Je plongeai jusqu’au X. Les voiles s’abaissèrent sur mon pied, que je ramenai rapidement dans le champ d’action du transmetteur.
— Monsieur Henry, je sais que vous êtes là ! ajouta Lady Schrapnell en ouvrant la porte.
— Qu’est-ce que je vous avais dit ? Il n’y a personne, déclara Finch.
Sans mentir, cette fois.