« … l’étrange comportement du chien pendant la nuit.
— Le chien n’a rien fait, pendant la nuit.
— C’est en cela que son comportement était étrange », fit remarquer Sherlock Holmes.
Le problème en question était Cyril.
— Dans l’écurie ! Il n’a encore jamais dormi à l’extérieur, disait Terence qui avait dû oublier notre bivouac sur l’île. Pauvre Cyril ! Abandonné dans les ténèbres ! Avec des chevaux pour toute compagnie !
Il faisait les cent pas.
— Le reléguer en un tel lieu est un acte barbare. Dans son état, qui plus est !
— Son état ?
— Il a les bronches fragiles.
— Sans doute tousse-t-il déjà. Vous devez aller le chercher et le dissimuler dans votre chambre.
— Moi ? Pourquoi pas vous ?
— Parce que Mme Mering se méfie de moi. Elle a dit au majordome de veiller à ce que cet animal dorme dehors. Cet animal !
— Comment le ferai-je entrer, en ce cas ?
— Ce n’est pas vous que Baine aura à l’œil. Ah, si vous aviez vu son expression quand je lui ai appris qu’il passerait la nuit là-bas. Il se sentait trahi. Tu quoque, fili !
— Je ne pourrai tromper la vigilance du majordome.
— Je sonnerai pour réclamer une tasse de cacao. Ça l’occupera. Vous êtes la pierre angulaire de cette opération. Ami fidèle, source limpide au milieu de ce désert aride !
Il ouvrit la porte et regarda dans le couloir.
— La voie est libre. J’attendrai cinq minutes pour vous laisser le temps de remettre vos chaussures. S’il vous voit, vous n’aurez qu’à lui dire que vous sortez fumer.
— Et s’il me surprend à mon retour avec Cyril ?
— Impossible. Je lui demanderai un verre de Château Margaux 1875. Ils ont d’excellents crus, dans ces manoirs.
Il scruta le passage puis referma sans bruit le battant et s’éclipsa. Je regagnai le lit et m’intéressai à mes pieds.
Ainsi que je l’ai déjà précisé, enfiler une chaussette humide n’est pas chose aisée, et mettre par-dessus une chaussure trempée l’est encore moins. Surtout quand on manque d’enthousiasme. Il me fallut bien plus de cinq minutes pour achever mes préparatifs et j’espérais que la cave à vins des Mering se situait à l’extrémité opposée de la demeure.
J’entrouvris la porte. Je ne vis personne dans le couloir – ni quoi que ce soit, d’ailleurs – et je regrettai de ne pas avoir prêté plus attention à la disposition des meubles et des statues.
L’obscurité était si profonde que j’envisageai d’aller chercher la lampe aux pendeloques en cristal. Qu’y avait-il de pire, me faire surprendre par Mme Mering lorsqu’elle verrait sa clarté ou lorsqu’elle entendrait Laocoon et son serpent voler en éclats sur le plancher ?
J’optai pour la seconde solution. Si les serviteurs étaient encore levés – et ils ne pouvaient s’être déjà couchés avec toutes les nappes qu’ils devaient laver et amidonner –, ils remarqueraient la lumière et viendraient s’enquérir de mes besoins. En outre, je m’accoutumais à la pénombre et il me suffirait de rester à égale distance de chaque cloison pour éviter une catastrophe.
J’avançai à tâtons vers l’escalier et percutai une grande fougère qui se balança sur son guéridon avant que je ne réussisse à la stabiliser. Je trébuchai ensuite sur une paire de chaussures.
Je me demandais ce qu’elles faisaient sur mon chemin quand je me tordis la cheville sur les bottines blanches de Tossie. Je me souvins alors de mon briefing subliminal. À la fin du XIXe siècle, les gens plaçaient leurs chaussures devant la porte de leur chambre pour que les serviteurs puissent les cirer. Après avoir préparé les nappes, fait du cacao et nagé dans la Tamise à la recherche des canots coulés, évidemment.
Ici, l’obscurité était moins profonde. Je m’aventurai sur les marches. La quatrième craqua et je regardai par-dessus mon épaule avec frayeur. Lady Schrapnell me foudroyait des yeux.
Mon cœur cessa de battre.
Lorsqu’il redémarra enfin, je remarquai qu’elle portait une fraise plissée et un casaquin en pointe, et je sus que Lady Schrapnell était toujours de l’autre côté du miroir et que j’étais confronté à une de ses ancêtres élisabéthaines. Je ne m’étonnais plus que les manoirs victoriens soient censés être hantés.
La suite du parcours s’avéra toutefois plus aisée, même si je fus saisi d’angoisse en croyant la porte principale verrouillée. Je frémissais à la pensée de devoir traverser le labyrinthe du salon quand je vis qu’il n’y avait qu’une targette, qui coulissa sans le moindre grincement. À l’extérieur, la lune brillait.
J’ignorais laquelle des nombreuses dépendances révélées par l’astre des nuits était l’écurie. Je tentai ma chance dans le poulailler avant que les hennissements des chevaux réveillés par les caquetages ne me fournissent une indication sur la direction à suivre.
Et Cyril fut si heureux de me revoir que je ravalai toutes les malédictions que j’avais préparées pour Terence.
— Viens, mon vieux. Mais ne fais aucun bruit. Comme Flush, quand Elizabeth Barrett Browning a fugué.
Et il me vint à l’esprit qu’elle devait se tirer de chez ses vieux plus ou moins à cette époque. Je me demandai alors comment elle avait réussi à descendre l’escalier et sortir d’une maison plongée dans une obscurité totale sans s’estropier. D’autant plus qu’elle emportait une valise et un cocker. Les contemporains commençaient à m’inspirer du respect.
Pour Cyril, ne pas faire de bruit consistait à se contenter de renifler à intervalle régulier. Arrivé au milieu des marches, il s’arrêta net pour fixer le portrait de l’ancêtre de Lady Schrapnell.
— Rassure-toi, ce n’est qu’un tableau. Tu n’as pas à avoir peur. Attention à la fougère.
Nous atteignîmes ma chambre sans incident. Je refermai la porte et m’y adossai, soulagé.
— Brave garçon. Flush serait fier de toi, le félicitai-je avant de constater qu’il avait une chaussure noire dans sa gueule. Non !
Je plongeai, pour la récupérer.
— Donne-moi ça !
Les bouledogues sont le résultat de croisements destinés à leur permettre de se suspendre par les crocs au mufle d’un taureau. Cyril avait en ce domaine conservé toute sa ténacité. Je tirai et fis levier sans obtenir de résultat. Je lâchai prise.
— Pose ça. Sinon je te ramène à l’écurie.
Il soutint mon regard, sans obtempérer.
— Je ne plaisante pas. Je me fiche que tu attrapes une bonne pneumonie.
La menace dut porter ses fruits, car il se coucha et restitua l’objet du délit.
Je m’en saisis en espérant qu’il appartenait au professeur Peddick, trop accaparé par ses théories pour prêter attention aux marques laissées par les crocs, ou à Terence qui l’aurait bien mérité. Hélas, c’était une bottine de dame. Noire et non blanche comme celles de Verity et de Tossie.
— Elle est à Mme Mering ! fis-je en l’agitant devant son nez aplati.
Et il s’assit, tout joyeux, croyant sans doute que je voulais jouer.
— C’est pas de la blague ! Regarde ça !
Mais lorsque j’eus essuyé avec ma manche la pellicule de bave, je pus constater que les dommages étaient insignifiants. Je ressortis en lui intimant :
— Reste ici !
Toutefois, la pénombre m’empêchait de voir où manquait une chaussure et je n’avais aucun désir d’être surpris à quatre pattes devant le trou de serrure de la chambre des Mering.
Je retournai prendre la lampe pour éclairer le couloir. Je vis une bottine solitaire dont me séparaient Laocoon et son serpent, Darwin et un guéridon sur lequel trônait une fougère démesurée.
Je venais de remettre la lampe à sa place et de rouvrir le battant quand j’entendis la voix de la maîtresse de maison.
— … j’ai vu une lumière. Une clarté surnaturelle qui dansait dans les airs. L’aura d’un esprit, Mesiel ! Il faut vous lever !
Je refermai la porte, soufflai la mèche et rampai vers mon lit. Cyril s’était déjà douillettement blotti entre les oreillers.
— C’est ta faute, lui reprochai-je en un murmure.
Avant de remarquer que je tenais toujours la chaussure de Mme Mering.
Je la fourrai sous les couvertures, estimai que ce serait une pièce à conviction accablante, la cachai sous le lit, me ravisai et la glissai entre les ressorts et le matelas. Cela fait, je m’assis dans le noir pour tendre l’oreille et tenter de déterminer ce qui se passait. Les ronflements de Cyril couvraient les voix et nul rai de lumière ne filtrait du couloir.
J’attendis quelques minutes supplémentaires puis retirai mes chaussures et regagnai le seuil sur la pointe des pieds. J’entrebâillai le battant sur les ténèbres et un profond silence. Je revins vers le lit, toujours sur la pointe des pieds, et meurtris mon gros orteil contre la psyché et mon tibia contre la table de chevet. Je rallumai la lampe et m’apprêtai à me coucher.
La tension nerveuse avait épuisé mes forces, mais je me dévêtis en étudiant le mode de fixation de mon col et de mes bretelles. J’allai ensuite devant le miroir défaire ma cravate, afin d’être certain de pouvoir la renouer au lever. Des précautions d’ailleurs superflues, étant donné que je me trancherais la gorge en me rasant. Si je n’avais pas été démasqué et expulsé en tant que voleur de chaussure ou fétichiste du pied.
Je retirai mes chaussettes toujours trempées, enfilai la chemise de nuit et me glissai entre les draps. Les ressorts s’affaissaient, le matelas de plumes était privé de toute densité, la literie était glacée et Cyril s’était approprié toutes les couvertures. Mais c’était merveilleux.
J’allais enfin bénéficier des soins de cet infirmier de la nature qui oint d’un baume reconstituant toutes les blessures… un doux sommeil réparateur.
Quand on frappa.
Mme Mering ! pensai-je en cherchant sa chaussure du regard. Ou un fantôme. Ou le colonel, qu’elle avait réussi à faire lever.
Je ne voyais cependant aucune lumière et, quoique répétés, les coups étaient discrets. C’est Terence, en conclus-je. Il voulait récupérer Cyril, à présent que j’avais fait le plus pénible.
Je n’en avais toutefois pas la preuve formelle, et j’allumai la lampe, enfilai la robe de chambre et repoussai le couvre-lit sur Cyril afin de le dissimuler.
J’ouvris la porte, sur Verity en chemise de nuit.
— Que faites-vous là dans cette tenue ? lui susurrai-je. Nous sommes à l’époque victorienne.
— Je sais, chuchota-t-elle en se glissant dans la pièce. Je dois absolument vous parler avant d’aller faire mon rapport à M. Dunworthy.
— Quelqu’un pourrait venir.
Le vêtement n’attentait aucunement à la pudeur, avec ses longues manches et son col boutonné jusqu’au menton, mais je ne pensais pas que Terence, le majordome ou Mme Mering seraient sensibles à cet argument.
D’autant plus qu’elle s’assit sur mon lit.
— Aucun risque. Ils sont couchés et l’épaisseur des murs des manoirs victoriens garantit la confidentialité de notre conversation.
— Terence est passé me voir, et Baine également.
— Que voulait-il ?
— Me dire qu’il n’avait pu sauver les bagages. Quant à Terence, il m’a demandé d’aller récupérer Cyril dans l’écurie.
Cyril qui sortit en cillant de sous les couvertures sitôt qu’il entendit prononcer son nom.
Verity le salua et tapota sa tête, qu’il fit reposer sur ses genoux.
— Et si Terence revenait ?
— Je me cacherai. Vous ne pouvez imaginer comme j’ai été heureuse de vous revoir, Ned. À notre retour de chez Mme Iritosky, la Princesse Arjumand n’était toujours pas là et Mme Mering m’a vue quand je suis allée à la gloriette afin de me présenter au rapport. J’ai prétexté que j’avais aperçu un esprit et que je le poursuivais, et elle a alors insisté pour que toute la maisonnée se lève et batte les fourrés, ce qui m’a empêchée de regagner notre époque. Je n’avais pas la moindre idée de ce qui s’était produit.
C’était vraiment dommage. La naïade était assise sur mon lit, en chemise de nuit, avec ses cheveux auburn préraphaélites tombant librement dans son dos. Elle était là et me souriait, et j’allais devoir tout gâcher. Je n’avais pas le choix. Elle ajoutait :
— Ce matin, j’ai accompagné Tossie à l’église et…
Quand je passai aux aveux.
— C’est moi qui ai ramené le chat. Je l’avais dans mes bagages. M. Dunworthy a dû me le dire, mais j’étais trop déphasé pour y prêter attention.
— Je sais.
— Quoi ?
Et je me demandai si je ne faisais pas une rechute.
— Je suis allée là-bas cet après-midi, et il m’en a informée.
— Mais…
Interprétais-je correctement ses propos ? Si elle revenait de 2057 et me souriait encore, alors…
— J’aurais dû m’en douter, en vous voyant à Iffley. Offrir des vacances à ses historiens ne lui ressemble guère, surtout à deux semaines de la consécration.
— Je n’ai découvert le chat qu’après notre rencontre, en cherchant un ouvre-boîte. Vous souhaitiez que j’éloigne Terence de Muchings End, mais ramener la Princesse Arjumand m’a paru prioritaire. Nous avions prévu de nous arrêter à Streatley, et j’aurais pu l’apporter à la faveur de la nuit si Terence n’avait continué de ramer et si elle ne s’était pas mise à miauler. Cyril est tombé dans la Tamise, le canot a chaviré et… vous connaissez la suite. J’espère avoir bien agi.
Elle paraissait en douter.
— Qu’y a-t-il ? Vous estimez que j’aurais dû la laisser au XXIe siècle ?
— Je ne sais pas.
— Il fallait qu’elle revienne avant que d’autres incongruités se produisent.
— L’ennui, c’est qu’elle n’a peut-être plus sa place à cette époque.
— Quoi ?
— Quand M. Dunworthy a été informé des problèmes qui se posaient à Coventry, il a annulé ses instructions.
— Mais… n’étais-je pas censé rapporter la Princesse Arjumand ? Vous avez dit que les deux incidents n’étaient pas liés.
— T.J. a comparé les décalages aux résultats des recherches de Fujisaki, et comme le premier saut avait été normal ils en ont déduit que c’était un événement insignifiant.
— Le transfert d’un être vivant a nécessairement des répercussions.
— On peut en conclure que la princesse Arjumand aurait dû disparaître, se noyer.
C’était absurde.
— Son cadavre serait resté à cette époque.
— C’est ce qu’a étudié Fujisaki. En se décomposant, il serait devenu insignifiant.
Autrement dit, il n’aurait eu de l’importance que pour quelques poissons affamés. Poussière, tu redeviendras poussière.
— La soustraire à son milieu spatio-temporel n’aurait eu aucune conséquence.
— Si vous n’avez pas chamboulé le continuum en l’emportant dans l’avenir, je l’ai fait en la ramenant.
— C’est possible, et j’ai cru que M. Dunworthy avait envoyé Finch vous dire de la noyer.
— Non ! Personne ne tuera personne.
Elle me récompensa par un sourire.
— En ce cas, nous n’avons qu’à la remporter à notre époque et… Non, ça ne tient pas debout. Si elle s’était noyée, les conséquences auraient été les mêmes. Les Mering seraient allées à Oxford, où Tossie aurait rencontré Terence.
— C’est ce que j’ai essayé de faire comprendre à M. Dunworthy. Mais, selon Fujisaki, l’incident n’aurait eu aucune répercussion historique.
— En d’autres mots, tout serait redevenu comme avant si je n’étais pas intervenu.
— Tout est ma faute.
— Vous ne pouviez pas la laisser mourir.
— Non. Et ce qui est fait est fait. Il faut que j’aille réclamer de nouvelles instructions.
— Nous disposons du journal de Tossie. Si on y trouve des références à la Princesse Arjumand après le sept, c’est que son heure n’avait pas sonné. La graphologue…
— Elle n’a déchiffré son nom qu’au cours des jours qui ont suivi l’incident, sans interpréter le contexte. Nous ne savons pas si Tossie a narré sa disparition ou sa noyade.
Elle se leva.
— Je dois aller faire mon rapport. Que s’est-il passé, après que vous l’avez découverte dans vos bagages ? Quand en avez-vous parlé à Terence et au professeur Peddick ?
— Je l’ai cachée dans un sac de voyage jusqu’à notre arrivée à Muchings End. Terence croit que je l’ai trouvée sur la berge lors de notre… « accostage » n’est pas le terme qui convient.
— Vous êtes donc le seul à l’avoir vue ?
— Je ne pourrais pas l’affirmer. Elle s’est enfuie à deux reprises. La première fois sur une île et la seconde à Abingdon.
— Elle a réussi à sortir du sac ?
— Non, je l’ai laissée se dégourdir les pattes.
— Vous l’avez laissée se dégourdir les pattes ?
— Je la croyais apprivoisée.
— Apprivoisée ? Une chatte ? J’espère qu’elle n’a eu de contacts avec personne ?
— Non.
— C’est déjà ça. Quant à Tossie, elle n’a rencontré aucun autre prétendant indésirable depuis notre retour.
— Ni notre monsieur C, je présume ?
— Non. Je n’ai pas pu jeter un coup d’œil à son journal, mais la graphologue a peut-être déchiffré son nom ou une des références à la Princesse Arjumand. Je vais les informer qu’elle est ici et…
— Il y a une autre chose qu’ils doivent savoir…
— Que le colonel Mering a écrit au professeur Peddick ? Je trouve moi aussi cette coïncidence inquiétante.
— Il y a pire. Par ma faute, Terence a raté la nièce du professeur Peddick.
J’expliquai ce qui s’était passé à la gare.
— Je le dirai à M. Dunworthy. Les rencontres…
On frappa.
Et nous nous figeâmes.
— Qui est là ?
— Baine, monsieur.
Je me tournai vers Verity pour murmurer :
— Puis-je lui dire que je dors ?
— Non.
Après avoir rabattu les couvertures sur Cyril, elle s’accroupit pour se glisser sous le lit.
Je la retins par le bras et tendis le doigt.
— La penderie, chuchotai-je avant d’ajouter, cette fois à voix haute : J’arrive, Baine. Une minute.
Verity plongea dans le placard. Je poussai le battant, le rouvris pour décoincer sa chemise de nuit, le refermai, m’assurai que nulle partie de Cyril n’était visible et me positionnai entre le seuil et le lit.
— Entrez.
Baine apparut, avec une pile de linge repassé.
— Nous avons retrouvé votre canot, monsieur.
Il se dirigea vers la penderie.
Je m’interposai.
— S’agit-il de mes chemises ?
— Non, monsieur. Je les ai empruntées aux Chattisbourne, dont le fils est en Afrique du Sud. En attendant que vous vous fassiez envoyer vos propres affaires.
Mes propres affaires ? Où devrai-je lui dire de les réclamer ? Mais j’avais des problèmes plus immédiats.
— Posez-les sur le bureau.
— Oui, monsieur.
Il les rangea avec soin dans le tiroir du haut.
— Les Chattisbourne ont également prêté un costume habillé et un en tweed, que je fais nettoyer et retoucher.
— Parfait. Je vous remercie, Baine.
— Oui, monsieur.
Et il ressortit sans que j’aie à insister.
— Il s’en est fallu de peu… murmurais-je lorsqu’il revint avec un plateau.
S’y trouvaient une tasse en porcelaine, un pot en argent et une petite assiette de biscuits.
— J’ai pensé que vous apprécieriez un peu de cacao, monsieur.
— Merci.
Il posa le tout sur la table de chevet.
— Souhaitez-vous que je vous serve, monsieur ?
— Non, merci.
— Il y a des couvertures supplémentaires dans la penderie, monsieur. Voulez-vous que j’aille les chercher ?
— Non ! Ce sera tout, Baine.
— Oui, monsieur.
Mais il restait là, visiblement gêné.
— Monsieur, si je puis me permettre…
Il devait savoir que Verity se cachait dans ma chambre ou que j’étais un imposteur. Ou les deux.
— De quoi s’agit-il ?
— Je… je désirais vous dire…
Il était à présent livide.
— … vous dire à quel point je vous suis reconnaissant d’avoir ramené la Princesse Arjumand.
Ce qui me sidéra.
— Reconnaissant ?
— Oui, monsieur. M. St. Trewes m’a dit que vous l’avez retrouvée après votre naufrage. Sans doute estimez-vous que quelqu’un de ma condition ne devrait pas vous importuner en vous confiant ses états d’âme, monsieur, mais Mlle Mering aime tant cet animal que je ne me le serais jamais pardonné, s’il lui était arrivé malheur… Tout est ma faute, voyez-vous.
— Votre faute ?
— Oui, monsieur. Le colonel Mering collectionne les poissons d’Orient. Ils sont dans un bassin du jardin de rocaille.
— Oh !
Je me sentais de nouveau déphasé.
— Oui, monsieur. Or, malgré tous mes efforts pour l’en empêcher, la Princesse Arjumand a la fâcheuse habitude d’en attraper pour les dévorer. Comme vous le savez, les chats sont insensibles aux menaces.
— De même qu’aux appels à la raison…
— La seule mesure qui a un certain effet dissuasif consiste à…
Et tout fut soudain limpide.
— La jeter à l’eau !
J’entendis comme un hoquet s’élever de la penderie, mais Baine ne parut rien remarquer.
— Absolument, monsieur. Elle a néanmoins tôt fait d’oublier la leçon et il est nécessaire de recommencer chaque mois. Les chats sont de meilleurs nageurs que les chiens, lorsqu’ils y sont contraints. Cette fois, cependant, les courants ont dû l’emporter et… Je craignais qu’elle ne se soit noyée.
Il avait ajouté cela en enfouissant son visage entre ses mains, et je le pris par le bras pour le guider vers le fauteuil recouvert de chintz.
— Venez et asseyez-vous. Elle va bien.
— Elle avait dévoré le paon empereur du colonel, un poisson extrêmement rare qu’il s’était fait expédier de Honshu à grands frais. Quand je l’ai vue se lécher posément les pattes à côté de l’arête, je lui ai crié : « Oh, Princesse, qu’avez-vous fait ? » Et lorsqu’elle m’a regardé en feignant de ne pas savoir de quoi je voulais parler, je crains d’avoir perdu mon sang-froid.
— C’est compréhensible.
— Je l’ai portée jusqu’au fleuve et jetée dans l’eau, avant de repartir aussitôt. Et, à mon retour, ce chat n’était visible nulle part. J’ai battu les fourrés, en vain. Ces quatre derniers jours, j’étais comme Raskolnikov, dans l’impossibilité d’avouer mon crime, rongé par les remords d’avoir assassiné un innocent.
— Innocent, n’exagérons rien. Il avait mangé un poisson.
Il ne m’entendit pas.
— Le courant a dû l’emporter, et lorsqu’il a enfin pu regagner la rive il était ruisselant, perdu…
— Et repu de paon, rappelai-je pour lui éviter d’enfouir son visage entre ses paumes.
Ainsi que de chevesne bleu, ajoutai-je en pensée.
— Le sommeil me fuyait. Je… S’il était arrivé malheur à sa chatte, Mlle Mering ne me l’aurait jamais pardonné. Mais je redoutais plus encore que – dans son incommensurable bonté – elle ne m’absolve. Je savais que je ne pourrais supporter tant de magnanimité. Je devais toutefois lui avouer mon crime et j’avais décidé de le faire après la séance. C’est alors que les portes se sont ouvertes et que j’ai vu la Princesse Arjumand, saine et sauve, grâce à vous !
Il comprima mes mains dans les siennes.
— Vous avez droit à toute ma gratitude, monsieur ! Merci !
— Il n’y a pas de quoi, dis-je en reculant avant qu’il ne m’embrasse. Heureux d’avoir pu vous rendre service.
— Elle serait morte d’inanition et de froid, dépecée par une meute de chiens errants ou…
— Se reprocher ce qui n’a pas eu lieu est une occupation stérile.
— Je suis votre débiteur, monsieur. S’il y a quelque chose, n’importe quoi, que je puisse faire pour vous démontrer ma gratitude, n’hésitez pas à me le dire.
— Je n’y manquerai pas… Merci.
— Non, c’est moi qui vous remercie, monsieur.
Il s’étira pour s’emparer d’une des mains que j’avais dissimulées dans mon dos.
— J’espère ne pas vous avoir importuné outre mesure, monsieur.
— Pas du tout. J’apprécie votre franchise.
Il retrouva ses façons de majordome stylé sitôt qu’il eut redressé son dos et les revers de sa redingote.
— Voulez-vous que je repasse votre veste et votre pantalon, monsieur ?
— Non, ça peut attendre demain.
— Oui, monsieur. Est-ce que ce sera tout, monsieur ?
Pas si la nuit se poursuit comme elle a débuté, pensai-je.
— Oui, Baine. Bonne nuit. Reposez-vous et oubliez l’incident. Il ne s’est rien passé de fâcheux.
Je l’espérais, à tout le moins.
— Oui, monsieur. Bonne nuit, monsieur.
Je l’accompagnai jusqu’au seuil et attendis pour fermer le battant qu’il eût disparu à l’extrémité du couloir. Je regagnai alors la penderie et frappai doucement.
Pas de réponse.
— Verity ? murmurai-je en ouvrant les portes.
Elle s’était recroquevillée au fond du placard.
— Verity ?
Elle leva les yeux vers moi.
— Il n’avait pas l’intention de la noyer ! M. Dunworthy m’a bien dit que j’aurais dû réfléchir avant d’agir. Il serait revenu la sauver, si je n’étais pas intervenue.
— C’est une excellente nouvelle. Ça signifie qu’elle n’était pas destinée à mourir et que la ramener n’a pas été à l’origine d’une incongruité temporelle.
Elle hocha la tête, sans conviction.
— Peut-être, mais si Baine l’avait récupérée Mme Mering et sa fille ne seraient pas allées voir Mme Iritosky et Tossie n’aurait jamais rencontré Terence.
Elle se dirigea vers la porte.
— Je dois en informer M. Dunworthy. Je reviendrai vous dire ce que j’ai appris. Je ne frapperai pas, car Mme Mering pourrait croire que ce sont des esprits. Je gratterai au battant, comme ceci.
Elle me fit une démonstration et sortit.
— Un instant.
J’allai récupérer la bottine sous le matelas.
— Pourriez-vous la restituer à Mme Mering au passage ?
— Je ne vous demanderai pas comment vous êtes entré en sa possession, fit-elle en me laissant.
Je n’entendis aucun objet s’écraser sur le sol et personne ne poussa un hurlement de frayeur. Une minute plus tard, je m’étais assis dans le fauteuil pour attendre son retour et me ronger les sangs.
Je n’aurais pas dû ramener le chat. M. Dunworthy m’avait dit « Restez ici ! » ou quelque chose d’approchant, mais j’avais cru qu’il voulait m’interdire de quitter le bâtiment et non le XXIe siècle.
Ce n’était pas la première erreur d’interprétation qui affectait l’histoire. Combien de fois un message mal compris ou tombé en de mauvaises mains avait-il changé l’issue d’un combat ? Lee qui laissait choir les plans de la bataille d’Antietam, le télégramme de Zimmerman et les ordres illisibles que Napoléon avait adressés à Ney, à Waterloo.
J’aurais aimé trouver un cas où les résultats n’avaient pas été désastreux. En existait-il un seul ? Je pensai encore à la migraine de Hitler le jour du Débarquement et à la charge de la Brigade légère.
Dressé sur une hauteur de Balaklava, Lord Raglan avait vu les Russes battre en retraite avec l’artillerie turque capturée et ordonné à Lord Lucan de les arrêter. Lord Lucan, qui n’était pas comme lui sur une colline et devait avoir une ouïe défaillante, n’avait pas tout saisi. Il ne voyait en outre que les canons russes pointés sur lui, et il avait crié à Lord Cardigan et ses hommes de les attaquer…
— Dans la Vallée de la Mort chargèrent les six cents, citais-je à mon tour quand on gratta à la porte.
Il ne pouvait s’agir de Verity. Elle n’avait pas eu le temps d’aller jusqu’à la gloriette et d’en revenir, sans parler du futur.
— Qui est là ? murmurai-je à travers le battant.
— Verity.
Elle entra en tenant un paquet sous son bras.
— Je vous avais dit que je gratterais.
— Je sais, mais seulement cinq minutes se sont écoulées.
— Parfait, il n’y a donc pas eu de décalage. C’est bon signe.
Elle s’assit sur le lit. Sa satisfaction apparente m’indiquait que les nouvelles devaient être bonnes.
— Qu’a dit M. Dunworthy ?
— Il n’était pas là. Il est allé voir Elizabeth Bittner.
— La veuve du dernier évêque de Coventry ?
— Oui. Elle a autrefois travaillé pour nos services. Vous la connaissez ?
— Lady Schrapnell m’a envoyé l’interroger au sujet de la potiche de l’évêque.
— Savait-elle où elle se trouvait ?
— Non.
— Oh !
Elle vit le plateau posé sur la table de chevet.
— Je peux grignoter quelques biscuits ? J’ai une faim de loup.
Elle en prit un et le mordit.
— Êtes-vous restée longtemps là-bas ?
— Des heures. Warder a refusé de me dire où était T.J. Il voulait échapper à Lady Schrapnell et lui avait arraché la promesse de ne révéler à personne où il se dissimulait. Il m’a fallu un temps fou pour le retrouver.
— Lui avez-vous dit que Terence et Maud ne se sont pas connus par ma faute ?
— Oui. Je peux boire votre cacao ?
— Faites. Qu’a-t-il répondu ?
— Que Terence n’aurait pas rencontré Maud ou qu’il n’en aurait rien résulté d’important. Dans le cas contraire, la porte ne se serait pas ouverte.
— Mais mon intervention a provoqué une incongruité.
— Il pense plutôt que c’est la mienne.
— À cause de ce que vient de dire Baine.
— Et du décalage excessif.
— Coventry est un point sensible.
— Je parle de celui d’avril 2018, à Oxford.
— 2018 serait un tournant de l’histoire ?
— Pas que je sache. C’est pour cela que M. Dunworthy est allé voir Mme Bittner, au cas où elle se rappellerait ce qui s’est produit à l’époque. Si ce chat n’était pas destiné à disparaître, son retour ne peut qu’aider à redresser la situation. Et si Terence a raté Maud et a pu venir à Iffley, nous ne devons pas considérer que c’est un symptôme d’aggravation de l’incongruité.
— Que voulez-vous dire ?
— Selon Fujisaki, le continuum se protège en augmentant le décalage. Si ça ne suffit pas, les coïncidences se multiplient. C’est quand toutes ces mesures échouent que les altérations apparaissent.
— Altérations ? L’histoire se modifie ?
— Pas immédiatement. Mais toute incongruité a un effet déstabilisateur. Les événements ne suivent plus un cours linéaire et les probabilités se superposent.
— Comme pour le chat de Schrödinger.
— Tout juste. Ce qui aurait dû se produire et ce qui aura lieu si le parachronisme perdure coexistent sur des plans parallèles. Une fois les corrections terminées, tout s’effondre d’un côté ou de l’autre. Mais on relève entre-temps des différences entre ce qui se passe et ce qui aurait dû se passer. Le problème, c’est que le seul récit dont nous disposons est celui de Tossie et que nous ne pouvons lire son journal. Il est impossible de savoir si le fait que Terence a raté Maud est ou non une altération.
Elle mordit un autre biscuit.
— C’est la raison de ma longue absence. Après avoir vu T.J., je suis allée à la bibliothèque Bodléienne pour me renseigner sur Terence, puis à Oriel pour demander à la graphologue de chercher des références à ce jeune homme et apprendre si elle avait découvert qui était monsieur C.
— Et ? m’enquis-je, croyant que c’était pour cela qu’elle était si joyeuse.
— Non. Elle a retranscrit tout un passage, mais c’était la description d’une des robes de Tossie. Quatre paragraphes de fanfreluches, dentelles, incrustations ajourées et…
— Jabots.
— Jabots. Rien sur le chat, le voyage à Coventry et la potiche de l’évêque. Vous n’auriez pas un bout de chocolat ? Ou du fromage ? Je meurs de faim. Je comptais aller dîner à Balliol après avoir vu la graphologue, mais je suis tombée sur Lady Schrapnell.
— Lady Schrapnell ? Elle ne sait pas où je suis, j’espère ? Vous ne lui avez rien dit ?
Elle déglutit une gorgée de cacao.
— Bien sûr que non. Je n’ai pas non plus mentionné le chat. Elle voulait savoir ce que je faisais au XXIe siècle et je lui ai répondu que j’étais venue chercher une nouvelle tenue. Warder en a blêmi.
— Ça ne m’étonne pas.
— Lady Schrapnell est restée avec moi jusqu’à la fin des préparatifs, pour me parler de vous et de votre fuite, et se plaindre que M. Dunworthy refusait de lui dire où vous étiez. Elle a ajouté que T.J. Lewis n’avait pas voulu aller en 1940 en prétextant la couleur de sa peau.
Elle vida la tasse et regarda au fond du pot.
— Elle a embrayé sur les artisans qui déclaraient que les stalles du chœur ne pourraient être terminées à temps.
Elle se servit les dernières gouttes de cacao.
— Elle s’est incrustée même quand j’ai essayé ma robe et j’ai dû demander à Warder de l’occuper pour pouvoir téléphoner à la bibliothèque Bodléienne et m’informer de ce qu’ils avaient trouvé sur Terence.
— Alors, aurait-il dû rencontrer Maud ?
— Je ne sais pas. Pas de décorations, d’arrestations, d’articles dans les journaux. Absolument rien dans les registres officiels.
Ce qui n’entamait aucunement sa gaieté.
— Pas d’acte de mariage ?
Elle secoua la tête et prit le dernier biscuit.
— L’église de sa paroisse a été détruite pendant le Blitz. J’ai laissé un message à M. Dunworthy pour lui dire d’étendre le champ des recherches au niveau national dès son retour de Coventry. Mais si Terence n’est mentionné nulle part, c’est qu’il n’a pas joué un rôle de premier plan et que tout ceci est sans importance. Ce qui confirme les propos de T.J., autrement dit que seul le secteur spatio-temporel le plus proche de l’incongruité est déstabilisé. Or vous êtes arrivé quatre jours après le sauvetage du chat et la gare d’Oxford est à plus de trente miles de Muchings End, ce qui ne correspond pas à la définition d’un voisinage immédiat. Ce n’est donc pas une altération.
Je regrettais de ne pas en être convaincu.
— Hmm…
— Mais c’en sera une si Tossie épouse Terence. Voilà pourquoi il faut subtiliser son journal, déterminer qui est monsieur C et les marier au plus vite. Et nous devrons entretemps séparer nos deux tourtereaux… et trouver la potiche de l’évêque.
Elle avait apporté cette précision en léchant des miettes de biscuit collées à ses doigts.
— La potiche de l’évêque ?
— J’ai dit à Lady Schrapnell que vous aviez découvert où elle était !
Je m’assis, sur Cyril.
— Quoi ?
— Elle n’aurait pas tardé à consulter le registre des sauts et serait venue vous chercher…
Elle marquait un point.
— Mais que fera-t-elle lorsqu’elle découvrira que vous lui avez menti ? La consécration aura lieu dans deux semaines et je ne peux me déplacer.
— Je vous aiderai, et nous n’irons nulle part. Selon Poirot, les petites cellules grises suffisent pour résoudre tous les mystères.
— Poirot ? Qui est-ce ? Le vicaire ?
— Non. Hercule Poirot. Le Poirot d’Agatha Christie. Il a dit…
— Agatha Christie ?
— Une romancière du XXe siècle. Avant que Lady Schrapnell ne prenne possession d’Oxford et de mon existence, j’étais une spécialiste des années trente. Une bien triste période. L’ascension de Hitler, la récession, pas de vidéos, pas d’argent pour aller au cinéma. Rien du tout, sauf la lecture. Dorothy Sayers, E.C. Benson, Agatha Christie. Et les mots croisés.
Elle avait ajouté cela comme si ça expliquait tout.
— Les mots croisés ?
— Ils ne nous seraient pas d’une grande utilité, mais nous pouvons en revanche puiser de l’inspiration dans la littérature policière de l’époque. Un crime a été commis dans un manoir comme celui-ci et c’est le majordome qui a fait le coup. Tous les individus présents ont des mobiles et le domestique en question est le moins suspect des suspects. Dans les cent premiers romans, en tout cas, car les lecteurs ont fini par se méfier du maître d’hôtel dès le chapitre un et il a fallu se rabattre sur d’autres criminels au-dessus de tout soupçon : vieille dame inoffensive ou épouse aimante du vicaire. Naturellement, les amateurs du genre ont vite assimilé les principes et les auteurs ont dû trouver d’autres coupables, comme le détective ou le narrateur, ce qui avait déjà été utilisé par Wilkie Collins dans La Pierre de lune. Le héros avait fait le coup mais il n’en savait rien. Il était somnambule et allait se promener en chemise de nuit, ce qui était plutôt osé à l’époque. Je préciserai en outre que l’histoire était très compliquée. Ce que je veux dire, c’est que personne ne se serait contenté de casser un vase sur la tête de la victime dans un accès de colère. Et à la fin, quand on croyait avoir tout compris, le dernier nœud de l’intrigue se défaisait et on apprenait que le crime avait été admirablement calculé, avec des déguisements, des alibis, des indicateurs des chemins de fer. Il était si difficile de s’y retrouver qu’ils fournissaient le plan de la maison pour permettre au lecteur de savoir où se trouvait la chambre, la bibliothèque où on découvrait le cadavre et les portes communicantes. Et, même ainsi, il était indispensable de faire appel à un détective de renommée mondiale…
— Qui résolvait l’énigme en utilisant ses petites cellules grises ?
— Oui. Hercule Poirot, le détective d’Agatha Christie. Il estimait qu’il était superflu de mesurer les empreintes de pas et de ramasser des mégots comme son collègue Sherlock Holmes. Ça, c’était le détective d’Arthur Conan Doyle…
— Je sais qui était Sherlock Holmes.
— Oh ? Qu’est-ce que je disais, déjà ? Oui, que selon Poirot il suffisait de mettre à contribution ses « petites cellules grises » et de réfléchir au problème.
— Pour trouver la potiche de l’évêque à Muchings End en 1888 ? demandai-je, sceptique.
Elle s’assit à son tour sur le lit.
— Pas ici. Mais il devrait être possible de déterminer où elle est. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
Je ne pourrais dormir. Les conversations extraites d’Alice au pays des merveilles s’enchaîneraient jusqu’au moment où je mourrais d’épuisement dans cette époque victorienne idyllique et reposante.
— Ne serait-il pas possible d’attendre demain matin ?
— Tous seront levés et, dès que nous saurons où est la potiche de l’évêque, nous n’aurons plus à redouter Lady Schrapnell. Est-elle aussi hideuse qu’on le dit ? Je parle de la potiche. J’espère qu’ils n’y ont pas représenté la Découverte du berceau de Moïse par les filles de Pharaon, comme sur le vase d’Iffley ?
Elle s’interrompit.
— Mais, je bavarde et je bavarde. Comme Lord Peter. C’est le détective de Dorothy Sayers. Lord Peter Wimsey. Lui et Harriet Vane se sont associés pour résoudre des mystères. C’est terriblement romantique, et voilà que je remets ça… Les sauts me rendent prolixe.
Elle me regarda, apitoyée.
— Alors que vous souffrez de déphasage et que vous auriez besoin de repos. Je suis désolée.
Elle se leva et récupéra son paquet.
— Les sauts me font le même effet qu’un cocktail de caféine et d’alcool. Et vous ? Êtes-vous un peu sonné et prolixe ?
Elle ramassa ses chaussures.
— Nous serons bien plus en forme dans la matinée.
Elle ouvrit la porte et scruta les ténèbres.
— Faites de beaux rêves. Vous avez une mine de déterré. Il faudra être frais et dispos pour éloigner nos deux amoureux. J’ai tout prévu. Je demanderai à Terence de m’aider à ériger la tente de la diseuse de bonne aventure.
— La tente de la diseuse de bonne aventure ?
— Oui. Et vous, vous donnerez un coup de main à Tossie pour la brocante.