D’un tissu, tire un brin, voilà qu’il s’effiloche…
Ma deuxième nuit chez les Mering fut identique à la première. Terence vint s’informer des propos que Tossie avait tenus sur lui pendant que nous étions chez les Chattisbourne, il fallut charrier Cyril dans l’escalier et Baine m’apporta du cacao. Il en profita pour me demander s’il était vrai que tous les Américains étaient armés.
Je répondis par la négative.
— J’ai par ailleurs entendu dire qu’ils n’accordent guère d’importance aux notions de classes et que les barrières sociales sont là-bas moins rigides.
Je craignis qu’il n’eût envisagé d’embrasser une carrière de révolutionnaire.
Ce que je peux dire, c’est que tous sont libres de chercher fortune. Et qu’ils ne s’en privent pas.
Est-il exact que ce grand industriel qu’est Andrew Carnegie soit le fils d’un mineur de fond ?
Quand je l’eus confirmé, il me servit mon cacao et me remercia encore d’avoir ramené la Princesse Arjumand.
— Depuis que Mlle Mering a retrouvé son animal de compagnie, sa joie me réchauffe le cœur.
Si j’estimais qu’elle était surtout heureuse de nous avoir écrasés à plates coutures au croquet, je m’abstins d’en faire la remarque.
— Si je puis faire quelque chose pour vous, monsieur…
Je n’osai toutefois lui demander d’aller bombarder Berlin.
À la fin de la partie de croquet, pendant que Tossie massacrait la boule de Terence, Verity m’avait demandé de détruire la lettre de Maud pour ne pas courir le risque de provoquer une autre incongruité. Et, dès que Baine m’eut laissé, je verrouillai la porte, ouvris la fenêtre et plaçai la feuille au-dessus de la flamme de la lampe à pétrole.
Elle s’embrasa, en se recroquevillant sur son pourtour. Un fragment igné s’envola vers les fleurs séchées qui accumulaient de la poussière sur le bureau. Je bondis et percutai le fauteuil, en tentant de le saisir. Le déplacement d’air le rapprocha plus encore du bouquet inflammable.
Merveilleux ! Pour couronner mon œuvre, j’allais incendier le manoir.
Je fis un autre essai et le bout de papier tournoya en restant hors d’atteinte puis descendit lentement vers le sol. Je réunis mes mains en coupe et plongeai, mais il avait achevé de se consumer avant de toucher mes paumes, réduit en cendres, devenu insignifiant.
On gratta à la porte. J’ouvris à la Princesse Arjumand qui s’empressa de sauter sur les oreillers et de s’y étendre, et à Verity qui se contenta de s’asseoir au pied du lit.
— Il est inutile que vous retourniez à Oxford, lui dis-je. Vous avez effectué deux transferts en vingt-quatre heures et…
Elle arbora un sourire radieux.
— J’en reviens, et je rapporte de bonnes nouvelles.
— Sont-elles vraiment bonnes ? Ne voyez-vous pas le meilleur côté des choses à cause du déphasage ?
— Une vraie bonne nouvelle, fit-elle avant de se renfrogner. D’après eux, en tout cas. Je voulais savoir ce qu’ils avaient appris sur le petit-fils de Terence et le bombardement de Berlin. Selon T.J., il n’est pas indispensable que ce pilote y participe. Il n’a relevé aucun accroissement des décalages ni sur la piste d’envol ni à Berlin. Il a par ailleurs procédé à des simulations. L’absence de St. Trewes junior n’a pas eu d’effets à long terme. Je peux boire votre cacao ?
— Faites. Pourquoi ?
Elle sauta du lit et gagna la table de chevet, pour se servir.
— Parce qu’il y avait quatre-vingt-un bombardiers et que vingt-neuf ont largué leurs bombes. Un pilote de plus ou de moins n’aurait rien changé au résultat, d’autant plus que ce n’est pas l’étendue des dégâts qui a incité Hitler à riposter mais le fait que le Fatherland se soit avéré vulnérable. Les Anglais ont en outre lancé d’autres raids.
Elle revint s’asseoir, avec la tasse et la soucoupe.
J’avais oublié ce détail. Parfait. Une confirmation de l’effet de redondance.
Elle goûta au cacao.
— Et ce n’est pas tout. Selon M. Dunworthy, tout laisse supposer que Goering avait déjà décidé de bombarder Londres et qu’il a saisi ce prétexte. Il dit que nous n’avons pas à nous adresser des reproches, qu’il ne voit pas comment nous aurions pu modifier le déroulement de la Seconde Guerre mondiale, mais…
Je m’étais douté qu’il y aurait un « mais ».
— … il existe un point de crise associé à ce bombardement. Le 24 août, la nuit où deux avions allemands ont largué leurs bombes sur Londres par erreur.
J’étais au courant. C’était un parfait exemple de la théorie du professeur Peddick sur l’importance des actes individuels. Même si on pouvait s’en servir pour démontrer le bien-fondé des thèses d’Overforce sur les forces obscures du hasard. Les deux appareils participaient à un raid contre l’usine aéronautique de Rochester et les cuves de carburant de Thames Haven. Seuls les bombardiers de tête étaient équipés de systèmes de guidage, et ces retardataires avaient été séparés de leur groupe. Cernés par les tirs de DCA, ils avaient décidé de se débarrasser de leurs bombes et de rentrer bien sagement à la maison. Le problème, c’était qu’ils survolaient alors Londres et qu’ils avaient détruit l’église St. Giles, Cripplegate et tué des civils.
En représailles Churchill avait lancé des raids contre Berlin, et en représailles Hitler avait lancé des raids contre Londres. C’était le chat qui avait mangé le rat qui…
— M. Dunworthy et T.J. n’ont trouvé aucun rapport entre le petit-fils de Terence et les deux bombardiers allemands, mais ils poursuivent leurs recherches. En tant que pilote de la RAF, il a pu abattre un avion de la Luftwaffe ou prendre une initiative aux répercussions importantes.
— Et en attendant, que devons-nous faire ?
— Essayer d’empêcher la situation de dégénérer et, si possible, ramener Terence à Oxford afin qu’il rencontre Maud. Je compte sur vous pour convaincre le professeur Peddick d’aller voir sa sœur et sa nièce pendant que je m’occupe de Terence et du journal.
— Croyez-vous que c’est une bonne idée ? Dans tout système chaotique les rapports entre cause et effet ne sont pas linéaires. Nous risquons d’aggraver les choses. Prenez le Titanic. S’ils n’avaient pas voulu éviter cet iceberg…
— Ils l’auraient percuté.
— Ce qui aurait endommagé le paquebot sans l’envoyer pour autant par le fond. C’est quand ils ont viré de bord que ses compartiments étanches ont été éventrés et qu’il a coulé comme une pierre.
— Vous estimez que nous devrions laisser Tossie et Terence convoler en justes noces ?
— Tout ce que je sais, c’est qu’il finira tôt ou tard par la voir sous son vrai jour.
Elle grignota un biscuit.
— Vous oubliez que l’amour est aveugle, et que s’il y avait eu un nombre suffisant de canots de sauvetage personne ne se serait noyé.
Elle termina son cacao et rapporta la tasse et la soucoupe sur la table de chevet.
— Et le décalage de 2018 ? Ont-ils découvert ses causes ?
— Mme Bittner a la mémoire qui flanche. C’est cette année-là que Fujisaki a effectué ses premières recherches sur les risques d’incongruités et qu’ils ont modifié les transmetteurs pour qu’ils interdisent automatiquement tout saut dès que le décalage dépasse certaines limites. Mais il a fait cela en septembre, alors que le phénomène se rapporte au mois d’avril.
Elle alla s’assurer que le couloir était désert.
— Espérons que monsieur C viendra donner un coup de main pour la kermesse…
— … et que nous ne percuterons aucun iceberg, ajoutai-je.
J’avais repoussé le battant, quand je pris conscience d’avoir oublié de l’interroger sur Finch.
J’attendis cinq minutes pour m’assurer qu’elle avait regagné sa chambre, puis j’enfilai mon peignoir et m’aventurai sur la pointe des pieds entre Laocoon (avec lequel je me sentais des affinités), la fougère, le buste de Darwin et le porte-parapluies.
Je tapotai à sa porte, qu’elle ouvrit aussitôt.
— Il fallait gratter, murmura-t-elle en lorgnant du côté de la chambre de Mme Mering.
— Désolé, chuchotai-je en entrant.
— Que voulez-vous ?
— Vous demander si vous savez ce que Finch est venu faire ici.
— M. Dunworthy a parlé d’un « projet apparenté » et a refusé d’en dire plus. Je le soupçonne de l’avoir chargé de noyer la Princesse.
— Qui ? Finch ? Vous plaisantez !
— La graphologue a déchiffré « pauvre Princesse Arjumand qui a péri dans les flots ».
— Tossie a pu l’écrire avant que je ramène l’animal. Non, Finch ne ferait pas de mal à une mouche.
— Ils ont dû estimer qu’ils ne pouvaient compter sur nous et ils n’avaient que lui sous la main.
C’était plausible, étant donné que Lady Schrapnell recrutait quiconque n’était pas cloué au lit.
— En admettant que ce soit vrai, pourquoi l’ont-ils envoyé chez les Chattisbourne plutôt qu’ici ?
— Ils ont dû se dire que Mme Mering allait le leur chiper.
— Vous subissez les effets pernicieux du déphasage. Nous en reparlerons dans la matinée.
Je m’assurai que la voie était libre et ressortis.
Verity avait refermé la porte derrière moi et j’étais arrivé à la hauteur du porte-parapluies, quand j’entendis hurler :
— Mesiel ! Je le savais !
La lumière inonda le couloir et Mme Mering me chargea en brandissant une lampe à pétrole.
J’étais trop éloigné de l’escalier pour espérer l’atteindre. En outre, Baine le gravissait à la lueur d’une chandelle. J’avais été surpris en flagrant délit devant la chambre de Verity. Ce n’était certainement pas ce que M. Dunworthy avait eu à l’esprit en nous demandant de « redresser la situation ».
N’ayant ni une bougie ni un livre, je ne pouvais prétendre que j’étais descendu chercher de la lecture. J’ouvrais la bouche pour déclarer que j’étais somnambule, comme le héros de La Pierre de lune, quand Mme Mering ajouta :
— Vous l’avez donc entendu vous aussi, monsieur Henry.
Tossie vint nous rejoindre, les cheveux en papillotes.
— Que se passe-t-il, mère ?
— Un esprit. Et je ne suis pas la seule à avoir perçu sa présence, n’est-ce pas, monsieur Henry ?
— Absolument. J’ai tout d’abord pensé qu’il s’agissait d’un voleur et j’ai quitté ma chambre sans faire la lumière afin de le surprendre, mais je n’ai vu personne.
— Et vous, Baine ? Des coups à peine audibles, suivis d’étranges murmures ?
— Non, madame. Il est vrai que j’étais dans la salle à breakfast où je dressais la table.
— Monsieur Henry a tout entendu. D’ailleurs, il était aussi blanc qu’un linceul, quand je suis sortie dans le couloir. Il y a eu des bruits sourds, des murmures puis…
— Une sorte de gémissement spectral, complétai-je.
— Tout juste ! Je crois qu’il y a ici plusieurs esprits qui conversent entre eux. N’avez-vous rien aperçu, monsieur Henry ?
— Un vague miroitement blanchâtre, improvisai-je, au cas où elle aurait entrevu Verity. Mais l’apparition s’est volatilisée presque aussitôt.
— Oh ! Mesiel ! Venez ! M. Henry a vu un esprit !
Le colonel Mering ne réagit pas et dans le silence qui suivit Cyril libéra un ronflement sonore. Nous n’étions pas encore tirés d’affaire.
Je désignai le mur, au-dessus du portrait de Lady Schrapnell.
— Là ! Avez-vous entendu ?
— Oui ! fit-elle en pétrissant sa poitrine à deux mains. Qu’était-ce ?
— Comme le tintement d’un glas, puis une sorte de sanglot…
— C’est bien cela. Le grenier ! Baine, ouvrez la porte. Nous devons aller voir.
À ce stade, Verity nous rejoignit en refermant son saut-de-lit et en cillant.
— Que se passe-t-il, tante Malvinia ?
— L’esprit que j’ai vu il y a deux jours près du belvédère. Il est à présent dans les combles.
Cyril renifla. Il était évident que ce son provenait de ma chambre, mais Verity regarda le plafond.
— Là ! Des pas ectoplasmiques au-dessus de nos têtes !
Nous consacrâmes les deux heures suivantes à traverser des toiles d’araignées et chercher des miroitements blanchâtres fugaces. Mme Mering n’en trouva aucun mais découvrit un compotier de verre rubis, une lithographie d’un berger allemand et une peau de tigre mitée pour la vente de charité.
Elle ordonna à ce pauvre Baine de les descendre sans attendre.
— C’est sidérant, tout bonnement sidérant, les trésors que contiennent les greniers. Ne le pensez-vous pas, monsieur Henry ?
— Hmm ? bâillai-je.
Fort heureusement, Baine remonta nous rejoindre.
— Je crains que l’esprit n’ait regagné l’Au-Delà, madame. Et nous risquons de l’effrayer, si nous restons ici.
— Vous avez raison, Baine, estima-t-elle.
Et nous pûmes aller nous coucher.
Je craignais que Cyril ne se manifeste de nouveau pendant notre traversée du couloir, mais il fit pour une fois preuve de discrétion. Quand j’entrai dans ma chambre, le chien et le chat se mesuraient des yeux, assis sur le lit, truffe à truffe.
— Pas de regards, pas de ronflements et pas d’étalements, décrétai-je en retirant mon peignoir et en me glissant entre les draps.
Ils m’obéirent et entamèrent des circuits du lit en se reniflant la queue.
— Couchés !
Puis je demeurai allongé dans le noir, pour réfléchir au bombardement accidentel de Londres.
Il était indubitable que ce fût un point sensible. Seuls deux avions avaient été impliqués, et un rien eût suffi pour modifier le cours de l’histoire. Leurs pilotes auraient pu reconnaître un monument, larguer leurs bombes dans un champ de seigle et d’orge ou dans la Manche, être abattus par la DCA. Dans un système chaotique, le moindre détail pouvait avoir des conséquences inimaginables.
Il en découlait qu’il était impossible de déterminer ce qu’il convenait ou non de faire.
Cyril et la Princesse Arjumand se promenaient toujours.
— Couchés !
Chose étonnante, Cyril obtempéra. Il s’affaissa à mes pieds et la Princesse Arjumand alla vers lui et s’assit pour lui donner une petite tape sur la truffe.
Il se releva, visiblement irrité, et elle s’allongea à sa place.
Je regrettais que tout ne fût pas aussi simple. Action et réaction. Causes et effets. Le problème, c’était que ces derniers étaient rarement ceux escomptés.
La lettre avec laquelle j’avais manqué incendier le manoir en apportait la preuve. J’aurais pu également citer le cuirassé Nevada. Endommagé par la première vague d’assaut contre Pearl Harbor, il avait allumé ses chaudières et tenté de quitter le bassin. Et il avait failli couler dans l’entrée du port, qu’il aurait rendu inaccessible pendant des mois.
Le même jour, un technicien de la station de radar d’Opana avait téléphoné à son supérieur hiérarchique à sept heures cinq, près de cinquante minutes avant l’attaque, pour signaler l’approche d’un grand nombre d’appareils non identifiés. Le gradé en question lui avait rétorqué que c’était sans importance et était retourné se coucher.
Et il y avait le terrain d’aviation de Wheeler Field où, afin de compliquer la tâche d’éventuels saboteurs, les appareils avaient été garés au milieu des pistes. Ce qui avait permis aux Zéros japonais de tous les détruire en moins de trois minutes.
Si la devise de Lady Schrapnell était Dieu est dans les détails, la mienne devait être Quoi que tu fasses, il en résultera une catastrophe.
Je pensais toujours à Pearl Harbor quand je descendis prendre mon breakfast. Tossie était près du buffet. Elle avait la Princesse Arjumand dans les bras et soulevait les couvercles des plats avant de les remettre en place en arborant une moue de vif mécontentement.
C’était la première fois qu’elle m’inspirait de la pitié, cette pauvre petite fille riche condamnée à être frivole et à ingurgiter des mets innommables. On lui interdisait de s’instruire et de faire quelque chose de ses dix doigts, de la broderie et des tourtes d’anguille exceptées. Je me reprochais d’avoir été trop dur avec elle quand elle rabattit le loup et s’empara d’une clochette en argent qu’elle secoua hargneusement.
Baine arriva sitôt après, les bras chargés de noix de coco. Il avait en outre des tentures pourpres drapées sur ses épaules.
— Oui, mademoiselle ?
— Pourquoi n’y a-t-il pas de poisson, ce matin ?
— Mme Posey prépare les cakes et les boissons pour la fête, et je lui ai dit que quatre plats chauds suffiraient.
— Eh bien, vous avez eu tort !
Jane entra avec un stock de têtières, fit une courbette et déclara rapidement :
— Veuillez m’excuser, mademoiselle. Monsieur Baine, des hommes ont apporté la tente de la buvette et le valet de pied de Mlle Stiggins souhaite savoir où il doit mettre les chaises supplémentaires.
— Allez les informer que j’arrive, Jane.
— Oui, monsieur.
Elle plia les genoux et sortit en courant.
— Je veux une truite grillée, et si Mme Posey est occupée vous n’aurez qu’à la faire cuire vous-même, lança Tossie.
À la place de Baine, je lui aurais cassé une noix de coco sur la tête.
Mais il n’eut qu’à serrer les dents pour conserver son expression de joueur de poker.
— Comme vous voudrez, mademoiselle.
Il regarda la chatte.
— Si vous permettez, mademoiselle, encourager la Princesse Arjumand à manger du poisson ne sert pas ses intérêts. Si seulement…
— Je ne vous permets pas ! Vous êtes un serviteur. Apportez-moi immédiatement cette truite.
— Comme vous voudrez, mademoiselle.
Il repartit en jonglant avec les noix de coco.
— Servez-la-moi sur un plat d’argent ! Et attachez l’horrible chien de Terence. Il a essayé de poursuivre ma chère, très chère Juju, ce matin.
Entendu, le sort en était jeté. Nous empêcherions Tossie d’épouser Terence, même s’il fallait pour cela chambouler le continuum. Un univers où Cyril et Baine devaient subir de telles vexations ne méritait pas d’exister.
Je montai jusqu’à la chambre du professeur Peddick. Il était absent, mais je trouvai Terence dans la sienne. Il se rasait.
— J’ai réfléchi, lui annonçai-je en admirant la dextérité avec laquelle il faisait mousser le savon à barbe. Le professeur Peddick a quitté Oxford il y a déjà trois jours et nous n’avons pas encore atteint Runnymede. Nous devrions y aller aujourd’hui et regagner Oxford demain. Ce que je veux dire, c’est que nous gênons les membres de cette maisonnée alors qu’ils ont fort à faire pour préparer la kermesse.
— J’ai promis à Mme Mering de les aider. Elle souhaite que je m’occupe des promenades à poney.
Il fit glisser une lame au tranchant redoutable le long de son cou.
— En ce cas, raccompagnons le professeur Peddick à Oxford par le train de cet après-midi, ce qui nous permettra d’être de retour pour les festivités. Il doit manquer à sa sœur et à sa nièce.
— Il leur a envoyé un télégramme.
Sur ces mots, il s’attaqua à son menton.
— Mais elles ne resteront pas ici éternellement, et il serait choquant qu’il ne les rencontre pas.
Mon argument ne parut pas l’ébranler et je décidai d’improviser une citation de Lao-Tseu pour donner plus de poids à mes propos.
— Le temps est fugace et celui qui laisse passer sa chance ne peut espérer la rattraper, même s’il la poursuit au galop.
— C’est vrai. Mais comme la nièce du professeur Peddick a dû venir faire campagne en faveur de l’ouverture des collèges à la gent féminine ou revendiquer le droit de vote pour ses semblables, elles s’incrusteront à Oxford tout le trimestre. Ah, les femmes modernes ! Grâce à Dieu, Mlle Mering n’est pas comme ça… timide et posée etdouce comme l’aubépine d’une blancheur laiteuse qu’irise la rosée, agréable comme un frisson d’extase.
C’était sans espoir et je décidai d’aller tenter ma chance auprès du professeur.
Je ne pus arriver jusqu’à lui. Mme Mering m’intercepta sur le chemin du bassin et m’envoya placarder des affichettes dans le village. Il était près de midi, à mon retour.
Juchée sur une échelle, Verity suspendait les lanternes vénitiennes entre les stands que des ouvriers assemblaient sur la pelouse.
— Des progrès, pour le journal ?
Elle descendit.
— Non. C’est en vain que j’ai retourné tous les jabots de sa chambre. Et pour Terence ?
Je secouai la tête, avant de regarder de toutes parts.
— Où est-il ? Pas avec Tossie, j’espère ?
— Non. Mme Mering l’a chargé d’aller chercher à Goring des lots pour la pêche dans la sciure. Et Tossie est partie emprunter aux Chattisbourne un ruban pour son chapeau. Ça lui prendra tout l’après-midi.
— Pour un ruban ?
— Je l’ai persuadée qu’il lui fallait absolument trouver une nuance de lilas avec des touches de mauve, de bleu pervenche et de lavande. Par ailleurs, les filles Chattisbourne voudront tout savoir sur vous. Nos deux tourtereaux devraient être occupés jusqu’à l’heure du thé.
— Parfait. J’en profiterai pour tenter de convaincre Peddick.
— C’est hors de question ! gronda Mme Mering.
Et je manquai tomber raide, tant sa voix me rappelait celle de Lady Schrapnell.
— Il me faut cette boule de cristal pour la kermesse !
Je pris une lanterne vénitienne afin de donner l’impression que je n’étais pas disponible et regardai au-delà de l’étal des articles en laine le fonds de commerce de la diseuse de bonne aventure.
Un artisan en redingote, haut de forme et tablier de boucher se recroquevillait contre sa voiture.
— Felpham & Muncaster sont sincèrement désolés de tout désagrément qu’ils ont pu provoquer. Et nous…
— Désagrément ! Vous oubliez que nous essayons de récolter des fonds pour le projet de restauration !
Je me tournai vers Verity.
— Il a perdu la boule.
Elle me sourit.
— C’est un coup du continuum qui veut nous empêcher de voir ce qui va se passer. Mais si vous voulez parler au professeur, vous devriez vous hâter. Il a prévu d’aller pêcher avec le colonel.
— J’exige que vous la livriez avant quatre heures !
— Madame Mering…
— Tapantes !
— Savez-vous où il est ? demandai-je à Verity.
Elle prit une autre lanterne et souleva sa jupe pour gravir l’échelle.
— Dans la bibliothèque, je crois. Il voulait vérifier des points de détail au sujet de la bataille de Bannockburn. Ah, avant que vous ne partiez… J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit au sujet de Finch. Vous devez avoir raison, il n’est pas du genre à noyer un chat. Je n’ai pas les idées très claires, quand je suis déphasée.
— Je sais ce que c’est.
— Je n’ai pu deviner ce qu’il fait ici. Et vous ?
Je secouai la tête, et elle ajouta :
— Je compte aller voir ce qu’a découvert la graphologue, et ce qu’il est possible d’apprendre sur la mission de Finch. M. Dunworthy ne dira rien, mais il y a Warder et j’arriverai peut-être à lui tirer les vers du nez.
Je partis à la recherche du professeur Peddick, et fis un long détour pour m’assurer que Mme Mering ne pourrait m’intercepter de nouveau.
Il n’était ni dans la bibliothèque ni dans le salon. Je poussai jusqu’aux écuries puis revins vers le manoir afin d’interroger Jane.
J’allais atteindre la demeure quand Finch en sortit par la porte de service, en compagnie de Jane. Il lui dit quelque chose et elle gloussa, avant de le regarder s’éloigner en souriant et agitant son tablier.
Je la rejoignis.
— Jane, qu’est venu faire Finch ?
— Apporter des rochers pour la kermesse. J’aimerais tant qu’il soit notre majordome ! M. Baine voudrait toujours que je lise, que j’essaie de m’instruire. Mais M. Finch est très gentil. Il ne s’autorise jamais la moindre critique. Il se contente de parler.
— Et de quoi parle-t-il ? demandai-je en feignant l’indifférence.
— Oh, de tout et de rien ! La fête, la disparition de la Princesse Arjumand. Il s’y intéresse beaucoup.
— À la Princesse ? Qu’a-t-il dit ?
— Oh, qu’il était heureux que vous l’ayez ramenée. Et il voulait savoir si elle avait eu des chatons, parce que Mlle Stiggins aimerait en avoir un. S’il ne lui arrivait pas de faire des fugues. Des choses de ce genre.
— A-t-il souhaité la voir ?
— Oui, mais je n’ai pu la trouver. Je lui ai dit qu’elle devait être près du bassin.
Puis elle parut prendre conscience qu’elle ne s’adressait pas à un autre serviteur.
— Je n’ai rien fait qu’on pourrait me reprocher, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas interrompu notre travail pour autant.
— Non, bien sûr que non. Je pensais simplement qu’il avait apporté le fourre-tout pour la brocante.
— Non, monsieur. Seulement des rochers.
— Oh !
Et je filai vers le jardin de rocaille.
Je marchai tant qu’elle put me voir, puis me mis à courir. Verity avait vu juste. Finch cherchait la Princesse Arjumand.
Je traversai rapidement la pelouse où Mme Mering sermonnait toujours l’artisan et laissai derrière moi les lanternes vénitiennes. L’échelle était en place mais Verity avait disparu, et je me demandai si elle n’avait pas déjà regagné Oxford.
Je piquai un sprint, passai en trombe devant les lilas et la gloriette, atteignis le sentier longeant la berge. Si nul remous n’indiquait que Finch avait balancé la chatte dans la Tamise, peut-être arrivais-je trop tard.
— Princesse Arjumand !
Je repartis vers le jardin de rocaille.
Le bassin se trouvait en son centre, bordé de briques et couvert de nénuphars. Cyril était assis à côté de la chatte qui trempait sa patte dans l’eau.
— Arrête ! ordonnai-je.
Cyril sursauta, tout penaud, mais la Princesse Arjumand n’en fit pas cas.
— Ça suffit comme ça, vous deux. Vous êtes en état d’arrestation. Venez.
Je pris la Princesse sous mon bras et repartis vers le manoir. Cyril était sur mes talons, la tête basse.
— Tu devrais avoir honte. Un chien digne de ce nom ne se laisse pas entraîner par une chatte sur la pente glissante du crime. As-tu idée de ce qui se serait passé, si Baine vous avait repérés ?
Et je vis un miroitement près de la gloriette.
Je regardai de toutes parts, saisi d’angoisse, en espérant que nul autre que moi n’avait remarqué l’étrange phénomène. La luminescence s’accentua et Cyril recula en grondant.
Verity se matérialisa à côté du kiosque.
— Ned ! C’est si prévenant d’être venu m’accueillir !
— Qu’avez-vous appris ?
— Et vous avez amené Cyril, fit-elle en tapotant sa tête avant de roucouler : Et cette chère, très chère Juju !
Elle prit la Princesse Arjumand et la berça en agitant devant sa truffe des doigts qu’elle essaya d’attraper.
— Comment la Juju peut-elle supporter que sa maîtresse a n’a lui parlait comme à un bébé ? A n’a devrait la griffer, ça lui ferait les pieds.
— Verity, est-ce que ça va ?
Elle repartit vers la pelouse, la chatte dans les bras.
— Très bien. Où est Terence ? Je vais lui dire de plaquer cette petite conne parce que l’avenir du monde libre en dépend. J’en profiterai pour préciser qu’elle triche au croquet.
— Combien de sauts avez-vous faits ?
— Seize, déclara-t-elle avant de froncer les sourcils. Non, huit. Douze. Ce n’est pas loyal, vous savez.
— Qu’est-ce qui n’est pas loyal ?
— Votre canotier. Vous me faites penser à Lord Peter Wimsey, surtout quand vous l’inclinez sous cet angle !
Je récupérai la Princesse Arjumand et la déposai sur le sol, avant de retenir Verity par le coude.
— Et pendant que j’y suis, je vais dire ses quatre vérités à Tossie.
— Je doute que ce soit une excellente idée. Allons plutôt nous asseoir sous le kiosque.
Je la guidai et elle ne résista pas.
— Je me suis dit que vous ressembliez à Lord Peter Wimsey sitôt que je vous ai vu. Vous portiez ce canotier et… non, ce n’est pas première fois. Je vous avais croisé dans le bureau de M. Dunworthy. Et je vous avais déjà trouvé adorable, malgré la suie qui vous couvrait et votre bouche ouverte. Aviez-vous une moustache, à l’époque ?
Je l’aidai à gravir les marches de la gloriette.
— Non. Maintenant, dites-moi ce qui s’est passé. Pourquoi avez-vous fait douze sauts ?
— Sept. T.J. voulait vérifier les décalages vers mai et août 1888. Il cherche des secteurs temporels proches où ils auraient augmenté de façon radicale.
Ses propos redevenaient cohérents.
— Il dit que notre incongruité ne colle pas avec le reste, qu’il devrait y avoir une accentuation modérée des décalages autour de nous. Savez-vous pourquoi Napoléon a pris la pâtée, à Waterloo ? Parce qu’il pleuvait. À seaux.
Non, elle était toujours déphasée.
— Pourquoi T.J. vous a-t-il envoyée là-bas ? Il aurait pu en charger Carruthers.
— Ils ne l’ont pas récupéré.
— Vous confondez avec la nouvelle recrue.
— Carruthers.
J’ignorais si c’était vrai, si elle avait les idées confuses et si nous parlions de la même chose. En raison de ses problèmes d’audition et de ses troubles visuels, nos trains de pensées pouvaient être totalement différents.
— Verity, je vais vous conduire…
Où ? Il était évident qu’elle avait besoin d’un bon somme, mais un champ de mines nous séparait du manoir. Le révérend Arbitage supervisait les travaux et Mme Mering supervisait le révérend Arbitage. Et si Tossie était revenue plus tôt que prévu de chez les Chattisbourne, elle devait chercher deux gogos à arnaquer au croquet.
Les écuries ? Non, il nous faudrait empiéter sur la pelouse pour les atteindre. Je venais de décider de la convaincre de s’allonger sur un des bancs du kiosque quand j’entendis la voix du professeur Peddick qui venait dans notre direction.
— Et qu’a-t-on à reprocher à un Dessein supérieur, je vous le demande ? Il est logique qu’Overforce ne puisse appréhender ce concept. Tout ce qu’il sait faire, c’est apprendre à son chien à sauter sur d’innocents promeneurs.
— Venez, Verity. Nous ne pouvons pas nous attarder ici.
— Où allons-nous ? Pas à la kermesse, j’espère ? Je hais les brocantes, les coquillages et les glands, les broderies et les dentelles, les volutes en tous genres et les perles qu’ils collent sur tout. Pourquoi ne nous fichent-ils pas la paix cinq minutes ?
— Le plan d’ensemble nous dépasse parce que nous sommes de simples pions sur un immense échiquier. Le fil sur le rouet voit-il la trame du tissu ? Le deuxième classe peut-il analyser la stratégie de la bataille à laquelle il participe ?
Je poussai Verity derrière les lilas et la pris par la main, comme si c’était une enfant.
— Venez. Par ici.
Nous descendîmes vers le fleuve. Cyril et la Princesse Arjumand nous avaient suivis et la chatte s’entortillait autour de nos jambes pour entraver notre progression.
— Cyril, va chercher ton maître.
— Bonne idée, j’ai deux ou trois choses à lui dire. « Terence, comment pouvez-vous être amoureux d’une mijaurée qui traite Cyril comme un chien ? »
Nous atteignîmes le chemin de halage.
— Chut, fis-je en écoutant le professeur Peddick.
— L’art et l’histoire nous permettent d’entrevoir ce Dessein supérieur. Mais seulement pendant un instant fugace. Car les voies du Seigneur sont impénétrables.
Sa voix décroissait. Ils devaient regagner le manoir.
— Je parie que Maud Peddick adore les chiens, ajoutait Verity. C’est une fille super, elle ne tient pas un journal intime…
Il n’y avait personne, à proximité de l’embarcadère. Je la guidai rapidement vers le fleuve.
— D’ailleurs, même Tennyson lui a écrit un poème : Viens dans le jardin, Maud, je t’attends à la grille. Terence cite à tout bout de champ ce poète. Et je suis certaine que lorsqu’elle s’extasie elle pousse des petits cris dignes de ce nom et non des piaillements de bébé. Oh, nous allons canoter ?
— Oui, confirmai-je en l’aidant à monter à bord. Asseyez-vous.
Elle restait debout en poupe et oscillait en contemplant les flots.
— Lord Peter a emmené Harriet faire du canot. Ils ont donné à manger aux canards. On va donner à manger aux canards, nous aussi ?
— Bien entendu. Asseyez-vous.
Elle tendit le doigt vers la rive.
— Oh, regardez ! Ils veulent nous accompagner. Ne sont-ils pas adorables ?
Je levai la tête, vers Cyril et la Princesse Arjumand qui se tenaient côte à côte sur le petit embarcadère.
— Ne peuvent-ils pas venir ?
La perspective de devoir ramener deux poids morts à la nage s’ils passaient par-dessus bord ne m’emballait guère. Mais la Princesse Arjumand serait plus en sécurité avec nous si Finch avait effectivement été chargé de la noyer. Le télescope noir également.
— Ils le peuvent, acceptai-je.
Je hissai Cyril dans le canot.
La Princesse Arjumand en profita pour repartir vers le bassin, sa jolie queue dressée.
— Oh, non !
Je la saisis et la confiai à Verity, qui était toujours debout.
— Assise ! ordonnai-je en larguant les amarres.
Elle chut lourdement sur le banc, avec le chat dans les bras. Je sautai à bord, pris les avirons et me mis à souquer vers le large.
Suivre le courant nous éloignerait plus rapidement du secteur mais nous ferait passer devant le manoir et la pelouse. Ne tenant pas à être vu, je virai vers l’amont et laissai Muchings End derrière nous. Il y avait de nombreuses embarcations, sur le fleuve. Une jeune fille nous salua de la main et Verity en fit autant. Je ramai plus vite, en espérant que ce n’était pas une des sœurs Chattisbourne.
J’avais oublié que la pratique du canotage était si répandue, à cette époque. Je m’étais bercé d’illusions en croyant trouver la sécurité sur la Tamise. Je cherchai du regard un affluent paisible ou un bras mort où nous pourrions nous isoler.
— N’avez-vous pas dit que nous donnerions à manger aux canards ? Lord Peter et Harriet ont nourri les canards.
— Nous le ferons, c’est promis.
Je vis le long de l’autre berge des saules pleureurs dont la ramure descendait effleurer les flots. Je me dirigeai vers ce havre de tranquillité.
— Croyez-vous au coup de foudre ? me demanda-t-elle à brûle-pourpoint. Moi, j’ai toujours été sceptique. Jusqu’au jour où je vous ai vu là, noir de suie… Quand allons-nous donner à manger aux canards ?
Nous pénétrâmes sous le dais d’un arbre qui nous dissimula aux regards. Les miroitements du soleil entre les feuilles évoquaient une porte temporelle sur le point de s’ouvrir.
Je posai les avirons et enroulai l’amarre autour d’une branche basse.
— Verity, qu’avez-vous appris à Oxford ?
Mais c’était sans espoir. Elle agitait les rubans de son chapeau devant la truffe de la Princesse Arjumand.
— Avez-vous vu la graphologue ? Sait-elle qui est ce monsieur C ?
— Oui.
— Alors, qui est-ce ?
Elle fronça ses sourcils.
— Je voulais dire… Oui, je l’ai rencontrée.
Elle se décoiffa et entreprit de dénouer une des bandes de tissu.
— Elle dit que son nom a entre sept et dix lettres, et qu’il se termine par « N » ou « M ».
Ce n’était donc ni M. Chips ni Lewis Carroll.
— Je lui ai dit d’oublier la Princesse Arjumand pour concentrer tous ses efforts sur ce type et la date du voyage à Coventry.
Elle avait défait le ruban, qu’elle laissait pendre devant la Princesse Arjumand.
— Vous avez déclaré que Carruthers était coincé à Coventry. Je présume que vous vouliez parler de la nouvelle recrue ?
— Non, affirma-t-elle en agitant le bout de tissu.
Le chat se dressa sur ses pattes postérieures pour lui donner de petites tapes.
— Ils l’ont récupéré. En outre, c’est différent.
Elle imprima des secousses au ruban. Intrigué, Cyril approcha pour le renifler.
— En quoi est-ce différent ?
La Princesse Arjumand tapota le museau du bouledogue avant de reprendre ses activités ludiques.
— Le nouveau n’arrivait pas à retrouver la porte, mais elle était ouverte. Ce n’est plus le cas.
— Le transmetteur rejette Carruthers ?
Elle le confirma.
Un symptôme indiquant que l’incongruité s’aggravait, selon T.J.
— Ont-ils fait plusieurs essais ?
— Ils ont tout tenté.
Elle leva le bras et la chatte sauta pour attraper le ruban. Le canot tangua.
— Même la bataille de Waterloo.
Elle en avait déjà parlé, mais j’avais présumé qu’elle divaguait.
— Que font-ils, plus exactement ?
— T.J. teste diverses possibilités.
Elle immobilisa la bande de tissu.
La Princesse se ramassa sur elle-même, prête à bondir.
— Il ouvre les portes de Hougoumont, fait avancer les troupes d’Erlon. Savez-vous que Napoléon écrivait comme un cochon ? Encore plus mal que Tossie.
Elle tira brusquement le ruban. La chatte sauta et nous gîtâmes.
— D’ailleurs, s’il a perdu cette bataille, c’est à cause de ses hémorroïdes.
Quoi que T.J. pût faire dans cette morne plaine, je devrais attendre pour le savoir. L’état de Verity ne s’améliorait pas et je ne pouvais la ramener au manoir ainsi. Il fallait absolument qu’elle dorme un peu.
— Elles l’empêchaient de monter à cheval. C’est pour ça qu’il a passé la nuit à Fleurus.
— Vous avez certainement raison. Maintenant, allongez-vous et reposez-vous.
Elle continuait d’agiter le ruban.
— C’est terrible, les conséquences d’un fait sans importance. Comme le sauvetage de la Princesse Arjumand. Qui aurait cru que ça lui ferait perdre la guerre ?
Je lui confisquai son jouet.
— Verity. J’exige que vous vous couchiez.
— Impossible, je dois voler le journal de Tossie, découvrir qui est monsieur C et aller faire mon rapport.
— Rien ne presse. Il est plus urgent de dormir.
Je trouvai sous la proue un coussin moisi que je posai sur le siège.
— Allongez-vous ici.
Elle obéit et cala sa tête sur cet oreiller.
— Lord Peter a fait une sieste, lui aussi. C’est en le regardant dormir, que Harriet a compris qu’elle en était amoureuse.
Elle se rassit.
— Moi, je l’ai su dès la deuxième page de Poison violent, mais il lui a fallu deux autres romans pour s’en rendre compte. Elle se racontait qu’elle voulait rester auprès de lui pour faire des enquêtes, déchiffrer des codes et résoudre des mystères, alors qu’il sautait aux yeux qu’elle était folle de lui. Il lui a fait sa déclaration en latin, sous un pont. Ils venaient de trouver la clé de l’énigme. On ne peut pas avouer sa flamme avant la fin. C’est une règle de base, dans ce genre de romans.
Elle soupira.
— Dommage. Placetne, magistra ? lui a-t-il demandé, et elle a répondu, Placet. Comme s’ils étaient des professeurs d’Oxford. J’ai dû chercher dans un dictionnaire. J’ai horreur de ça, quand l’auteur place un truc dans une langue étrangère et ne se donne pas la peine d’en préciser le sens. Savez-vous ce que m’a déclaré le professeur Peddick, hier ? Raram facit misturam cum sapientia forma. Je n’ai pas la moindre idée de ce que ça veut dire. Un truc au sujet d’un Dessein supérieur, je présume. Vous y croyez, Ned ?
— Nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, allongez-vous.
Je tapotai l’oreiller et elle se plia à mes désirs.
— Mais c’était si romantique, faire sa déclaration en latin. Tout ça, c’est à cause du chapeau. Elle le regardait dormir et il était follement séduisant, avec son canotier. Sans parler de sa moustache. Savez-vous que la vôtre est un peu de travers ?
— Oui. Reposez-vous, à présent.
Je retirai mon blazer et en couvris ses épaules.
— Vous me regarderez dormir ?
— Je vous regarderai dormir.
— Parfait…
Elle ferma les yeux et quelques minutes s’écoulèrent.
— Pourriez-vous enlever votre chapeau ? me demanda-t-elle d’une voix pâteuse.
Je souris.
— Bien volontiers.
Je posai le canotier à côté de moi, sur le siège. Elle se recroquevilla sur le flanc, les mains jointes sous sa joue, et referma les paupières.
— Ça ne me facilitait pas les choses, avoua-t-elle.
Cyril s’installa au fond du bateau. La Princesse Arjumand vint se percher sur mon épaule, tel un perroquet, et se mit aussitôt à ronronner.
Conformément à ses instructions, je regardais Verity. Les cernes qu’elle avait sous les yeux m’indiquaient qu’elle n’avait pas dû dormir plus que moi, ces derniers jours. Elle avait fait Dieu sait combien de sauts et passé de nombreuses heures à Oxford pour s’informer sur les descendants de Terence et les découvertes de la graphologue. La pauvre enfant.
Cyril et la Princesse Arjumand s’étaient également assoupis. Je me penchai pour caler ma joue sur ma main, mon coude sur mon genou.
Et contempler Verity.
C’était presque aussi reposant qu’un bon somme. Le canot se balançait doucement et, entre les feuilles, le soleil dessinait des motifs papillotants d’ombre et de lumière. Elle avait les traits détendus par ce repos réparateur.
Je devais l’admettre. Même au terme d’une longue cure de sommeil je n’aurais pas cessé de l’assimiler à une naïade. Allongée là avec les yeux clos et la bouche entrouverte, bavant un peu sur le coussin moisi, elle était toujours la plus belle des femmes qu’il m’avait été donné de voir.
— Elle avait un ravissant minois, murmurai-je.
Et, contrairement à Terence, j’estimai qu’il n’était pas utile d’en dire plus.
Je dus finalement somnoler à mon tour, car mon coude glissa de mon genou et je me redressai en sursaut.
La Princesse Arjumand miaula, sauta de mes épaules et s’assit sur le siège à côté de moi.
Verity et Cyril n’avaient pas interrompu leur sieste. La chatte bâilla et s’étira, puis alla regarder les flots. Elle se dressa sur le plat-bord et trempa une patte blanche dans la Tamise.
La clarté indécise du soleil qui filtrait entre les branches était plus oblique et dorée. Je sortis ma montre de gousset et l’ouvris. III et demi. Nous avions intérêt à rentrer avant qu’on ne remarque notre absence, si ce n’était pas chose faite.
Mais je ne pouvais me résoudre à réveiller Verity, tant elle dormait paisiblement. Un sourire s’était esquissé sur ses lèvres, comme si elle faisait un songe agréable.
— Verity, murmurai-je en effleurant son épaule.
J’entendis un plouf qui m’incita à plonger vers le côté du canot.
— Princesse Arjumand !
Mon cri éveilla Cyril qui s’assit, l’air surpris.
Il n’y avait plus aucune trace du chat. Je me penchai et roulai ma manche.
— Princesse Arjumand !
J’enfonçai la main loin sous les flots.
— Je t’interdis de te noyer ! Pas après que nous avons mis tout l’Univers en péril pour te sauver !
Et je la vis remonter à la surface et nager vers le canot, ses poils trempés collés à sa tête.
Je l’attrapai par la peau du cou et la hissai à bord. Elle avait tout d’un rat. Cyril approcha, intéressé et, pensai-je, content.
Je pris mon mouchoir et l’essuyai. C’était insuffisant. Je cherchai une couverture ou un tapis, mais il n’y avait rien. Je devrais utiliser mon blazer.
Je le soulevai doucement des épaules de Verity et en enveloppai la Princesse, avant de la frotter pour la sécher.
— Les chats n’ont que neuf vies et, pour autant que je sache, il ne t’en reste que trois, l’avertis-je. Le poisson sera ta perte, il est encore plus dangereux pour ta santé que le tabac.
Elle commença à se débattre, mais je poursuivis ma friction vigoureuse.
— Tu n’es pas encore sèche.
Une minute plus tard, je la lâchai. Elle passa devant Cyril, humide mais digne, et s’assit au milieu du siège pour se lécher.
J’étalai mon blazer sur la proue et consultai ma montre. IV moins le quart. Il fallait que je réveille Verity, qui devait être totalement coupée du monde étant donné qu’elle n’avait pas bronché pendant toutes ces péripéties. Je refermai le boîtier, qui cliqueta.
Et Verity rouvrit les yeux.
— Ned, fit-elle d’une voix pâteuse. Me suis-je endormie ?
— Oui. Vous sentez-vous mieux ?
Elle s’assit.
— Mieux ? Je… que s’est-il passé ? Je me rappelle être revenue et…
Elle sursauta.
— J’étais déphasée, n’est-ce pas ? Tous ces sauts en mai et août.
Elle leva la main à son front.
— C’était sérieux ?
Je souris.
— Vous ne pourriez imaginer à quel point. Vous ne vous souvenez de rien ?
— Tout est confus, avec en fond sonore des bruits de sirènes…
— Une fin d’alerte.
— Oui, et des sifflements et ronflements…
— Cyril.
— Où sommes-nous ?
Elle avait remarqué l’eau et le dais de saules.
— À environ un demi-mile en amont de Muchings End. Je ne voulais pas qu’ils puissent vous voir dans cet état. Ça va mieux, maintenant ?
Elle s’étira.
— Hmm… Pourquoi la Princesse Arjumand est-elle toute mouillée ?
— Elle est tombée à l’eau lors d’une partie de pêche.
— Oh ?
Elle bâilla.
— Êtes-vous certaine que ça va mieux ?
— Oui. Bien mieux.
— Parfait. Alors, rentrons. C’est presque l’heure du thé.
Je débouclai l’amarre, pris les avirons et nous fis sortir de l’abri.
— Merci. Je n’ai rien dit de ridicule, au moins ?
— Seulement que Napoléon avait perdu à Waterloo à cause de ses hémorroïdes. Une théorie que je vous déconseille d’exposer au professeur et au colonel.
Elle rit.
— Je ne m’étonne pas que vous m’ayez enlevée. Vous ai-je précisé ce que fait T.J. à Waterloo ?
— Pas vraiment.
— Il simule des incongruités s’appliquant à cette bataille. Elle a été analysée dans ses moindres détails et une sim très précise a été effectuée au XXe siècle. Il a repris ce modèle en y introduisant des choses qui auraient pu modifier les événements. Que se serait-il passé si Napoléon avait envoyé à Ney un message lisible, au lieu de ce machin incompréhensible ? Ou si D’Erlon avait été blessé ?
— Ou si Napoléon n’avait pas eu d’hémorroïdes ?
— Non, uniquement des interventions à la portée d’un historien, comme échanger des missives ou utiliser un mousquet. Il compare ensuite les décalages obtenus avec ceux concernant notre incongruité.
— Et ?
— Il vient de commencer, fit-elle, sur la défensive. Et c’est purement théorique.
Je compris qu’elle ne tenait pas à me faire part de ses conclusions.
— Warder a-t-elle précisé quel était le décalage, lors de votre saut ?
— Neuf minutes.
Neuf minutes.
— Et en mai et août ?
— Variables. Seize minutes en moyenne. C’est dans la norme, pour cette époque.
Nous approchions de Muchings End, et je regardai ma montre.
— Nous devrions y être pour le thé. Si on nous interroge, dites que nous sommes allés jusqu’à Streatley pour placarder des affiches.
Je renfilai mon blazer trempé et Verity ordonna sa chevelure et remit son chapeau.
Si le décalage avait été aussi important que lors des autres sauts, quand Verity avait sauvé le chat, elle serait arrivée trop tard ou trop tôt pour intervenir et provoquer une incongruité. En outre, pourquoi la porte s’était-elle ouverte alors qu’elle restait bloquée pour Carruthers ?
L’embarcadère n’était plus qu’à quelques mètres.
— Si la chance veut continuer de nous sourire, nul n’aura remarqué notre absence, dis-je en ramant vers le quai.
— Elle a tourné.
Je regardai derrière moi et vis Tossie et Terence dévaler le talus en gesticulant.
— Oh, cousine, vous ne devinerez jamais la bonne nouvelle ! Nous nous sommes fiancés, M. St. Trewes et moi.