Chapitre dix

Il n’y a rien – absolument rien – qui soit, même de loin, aussi agréable que paresser dans une barque…

Le Vent dans les saules

Kenneth Grahame


Un bon départ – Un paysage manquant de pittoresque – Le mystère du sentimentalisme des Victoriens résolu – De l’influence des ventes de charité sur le cours de l’histoire – Nous voyons trois hommes dans un bateau, sans parler du chien – L’épisode du labyrinthe – Un embouteillage – Une théière – De l’importance des choses qui n’en ont pas – Un naufrage ! – Similitudes avec le Titanic – Un survivant – Un évanouissement

Et, chose sidérante, nous appareillâmes sans encombre. Le soleil se reflétait sur les flots paisibles et déserts, parcourus par une brise vivifiante. Je pensais à mon assiette, gardais les genoux à la fois écartés et serrés, évitais de plumer et d’attraper des crabes, conservais l’allure et souquais ferme, et à midi nous franchîmes l’écluse de Clifton. Je pus voir la falaise de calcaire de Clifton Hampden et l’église juchée à son sommet.

D’après la carte, nous avions atteint le passage « le moins pittoresque de la Tamise ». Il était d’ailleurs conseillé de prendre le train pour s’épargner ces visions accablantes. En regardant les prairies striées de haies fleuries et les berges bordées de hauts peupliers, il m’était difficile d’imaginer à quoi ressemblait le reste.

Je voyais des fleurs partout. Des boutons-d’or et des panais dans les prés, des lis et des iris au bord de l’eau, des roses et des gueules-de-loup entrelacées de lierre dans les jardins des écluses. Il y en avait même dans le fleuve : les coupes roses des nénuphars et les houppes blanc et pourpre des roseaux. Des libellules irisées filaient le long des berges et des papillons géants coupaient la route de notre canot, lorsqu’ils ne venaient pas faire de courtes haltes sur nos bagages au risque de les déséquilibrer.

Nous pouvions entrevoir dans le lointain une tour qui dépassait d’un bosquet d’ormes. Il ne manquait qu’un arc-en-ciel et je ne m’étonnais plus du sentimentalisme parfois qualifié d’excessif que la nature inspirait aux contemporains.

Terence prit les avirons et nous passâmes devant un cottage au toit de chaume paré de liserons, pour nous diriger vers un pont de pierres dorées.

Il me le désigna.

— Ce qu’ils ont fait est impardonnable. La voie ferrée enjambe la Tamise, sans parler des talus éventrés et des usines à gaz. Ils ont totalement détruit le paysage.

Nous glissâmes sous l’arche. Il y avait très peu d’embarcations, et deux hommes qui péchaient dans une barque à fond plat amarrée sous un hêtre nous saluèrent de la main et nous montrèrent un impressionnant chapelet de poissons. Je me félicitai que le professeur Peddick se fût endormi. Ainsi que la Princesse Arjumand.

Je lui avais jeté un coup d’œil quand Terence m’avait remplacé. Recroquevillée au fond du sac de voyage et dormant paisiblement avec ses petites pattes calées sous son menton, elle ne me semblait pas à même de modifier le cours de l’histoire et encore moins de détruire tout l’univers. Mais on aurait pu en dire autant de la fronde de David, des moisissures de Fleming ou du baril plein d’articles de bric et de broc dont Abraham Lincoln avait fait l’acquisition pour un dollar à une brocante.

Dans un système chaotique, la moindre chose – et peu importait que ce fût un chat ou une charrette – pouvait jouer un rôle déterminant. Le baril précité contenait une édition complète des Commentaires de Blackstone que le futur président des États-Unis n’aurait jamais eu les moyens de s’offrir. C’était grâce à cela qu’il avait pu devenir avocat et se lancer dans la politique.

Cependant, un tel ensemble incluait des boucles et des éléments modérateurs qui annulaient les effets de la plupart des interférences. Peu de tempêtes coulaient des armadas, la majeure partie des pourboires ne changeaient pas le cours d’une révolution et rares étaient les objets achetés aux puces qui ne servaient pas uniquement de nids à poussière.

Et les probabilités pour qu’un chat modifie le destin de l’humanité, même s’il s’absentait quatre jours, étaient infinitésimales, surtout si nous continuions à progresser aussi rapidement.

Terence déballa le pain et le fromage dont il avait fait l’emplette à Abingdon.

— Ma foi, si nous conservons cette allure, nous atteindrons l’écluse de Day d’ici une heure. Il n’y a personne, ici.

À l’exception des trois occupants d’un canot qui remontait le fleuve. En blazer et moustache, ils étaient accompagnés d’un petit chien qui se dressait en proue. Lorsqu’ils furent plus proches, je pus entendre distinctement leurs propos.

— N’est-ce pas bientôt ton tour, Jay ?

— Tu rames depuis seulement dix minutes, Harris, répondit celui allongé à l’avant.

— Ah ! Alors, à quelle distance se trouve la prochaine écluse ?

Le troisième, qui était le plus corpulent, demanda :

— Quand nous arrêterons-nous pour le thé ?

Puis il prit un banjo.

Le chien nous aperçut et se mit à aboyer.

— Tais-toi, Montmorency ! Ton attitude est inconvenante.

— Terence ! Ce canot !

Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

— Il ne risque pas de nous aborder… Si vous tenez fermement les drosses.

Le joueur de banjo gratta son instrument qui semblait désaccordé et se mit à chanter après quelques mesures.

— Oh, ne chante pas, George ! dirent à l’unisson ses compagnons.

— Et ne t’avise pas de chanter toi non plus, Harris, ajouta Jay.

— Pourquoi ?

— Parce que tu crois seulement savoir pousser la chansonnette, fit George.

— Oui, surenchérit Jay. Tu te rappelles la chanson de l’Amiral ?

— Et il digue digue digue digue digue don, entonna George.

— Ce sont eux ! m’exclamai-je. Terence, ces trois hommes dans un bateau… Ce sont Trois hommes dans un bateau !

— Ça me paraît évident.

— Sans parler du chien.

— Du chien ? Vous appelez ça un chien ?

Il regarda avec fierté Cyril qui ronflait au fond du canot.

— Cyril n’en ferait qu’une bouchée.

— Trois hommes dans un bateau. La boîte d’ananas, le banjo de George et le labyrinthe.

— Quel labyrinthe ?

— Vous savez, le labyrinthe de Hampton Court où Harris est allé avec cette carte, suivi par tous ces gens. Quand ils se sont perdus et ont dû réclamer l’aide du gardien pour qu’il vienne les tirer de là.

Je me penchai pour mieux voir. C’étaient bien Jerome K. Jerome et ses deux amis (sans parler du chien) qui effectuaient leur voyage historique sur la Tamise. Ils ignoraient qu’un siècle et demi plus tard ils seraient célèbres, que leurs aventures avec le fromage, la chaloupe à vapeur et les cygnes raviraient d’innombrables générations de lecteurs.

— Attention à votre nez ! dit Terence.

Et je déclarai :

— Oui, tout juste. J’adore ce passage où Jerome traverse l’écluse de Hampton Court, que quelqu’un crie « Attention à votre nez ! » et qu’il s’imagine que l’inconnu se réfère à son appendice nasal alors qu’il veut en fait l’avertir que la proue du canot s’est coincée sous un des renforts des portes de l’écluse !

— Ned !

Les trois hommes dans un bateau agitèrent la main et crièrent. Jerome K. Jerome se leva et gesticula.

Je l’imitai.

— Bon voyage ! Et prenez garde aux cygnes ! leur conseillai-je avant de basculer en arrière.

Mes pieds s’élevèrent, les pelles des avirons s’abattirent dans les flots avec bruit et la pile de bagages s’effondra. Désormais sur le dos, je tendis la main vers le sac de la Princesse et tentai de m’asseoir.

Le professeur Peddick également.

— Que s’est-il passé ? s’enquit-il, en cillant.

— Ned a commis une faute d’inattention, l’informa Terence en agrippant le sac américain.

Et je constatai que nous avions percuté la berge, comme l’avait fait Jerome K. Jerome au chapitre six.

Je regardai l’autre canot. Montmorency aboyait et George et Harris se tordaient de rire.

— Est-ce que ça va ? me demanda Jerome K. Jerorne.

Je hochai vigoureusement la tête. En riant toujours, ils agitèrent la main et continuèrent de ramer vers les cygnes, Oxford et la postérité.

— Je vous avais dit de tenir fermement les drosses, marmonna Terence.

— Je sais. Désolé.

J’enjambai Cyril, en regrettant qu’il eut dormi pendant tout l’épisode et raté cette opportunité de faire la connaissance d’un chien célèbre.

Avant de me souvenir de l’agressivité de Montmorency et de m’en féliciter.

— Je viens de voir une connaissance. Un écrivain.

J’avais entrepris d’aider à ramasser les bagages quand je pris conscience que s’il remontait la Tamise, Jerome K. Jerome n’avait pas encore écrit Trois hommes dans un bateau. Il ne me restait qu’à espérer que Terence n’établirait pas un rapprochement, lorsque ce livre serait publié.

— Où est mon épuisette ? demanda le professeur Peddick. Ces flots sont parfaits pour la tinca vulgaris.

Ranger nos biens et lui faire oublier sa tinca vulgaris nous occupa jusqu’à midi, mais nous réalisâmes ensuite des prouesses. Nous passâmes Little Wittenbaum avant quatorze heures. Si nous n’avions aucun problème à l’écluse de Day, nous pourrions encore arriver à Streatley pour le dîner.

Nous la passâmes en un temps record. Puis nous tombâmes dans des embouteillages.

Si le fleuve avait été désert, c’était parce que tous les plaisanciers d’Angleterre s’étaient regroupés ici. Barques à fond plat, canoës, outriggers, doubles seuils, canots couverts, « huits », radeaux et péniches remontaient la Tamise sans la moindre hâte.

Des filles tenant des ombrelles bavardaient avec leurs doubles se trouvant dans d’autres embarcations et demandaient à leurs compagnons de voguer de conserve. Des gens dans des chaloupes tendues de banderoles annonçant « Excursion annuelle de la société de Musique du bas Middlesex » et « Fête des mères » se penchaient sur le bastingage pour appeler les occupants de bateaux situés en contrebas.

Il était évident qu’aucun de ces promeneurs n’était attendu quelque part. Sur des péniches, des hommes entre deux âges lisaient le Times pendant que leurs épouses faisaient la lessive, la bouche encombrée de pinces à linge.

Une fille en robe de marin et canotier avait poussé sa yole dans cette cohue et riait chaque fois que sa perche se plantait dans la vase. Un artiste en blouse jaune se dressait sur un radeau au cœur de la mêlée pour peindre le paysage, même si je me demandais ce qu’il voyait au-delà de son chevalet entre les chapeaux à fleurs, les ombrelles et les Union Jacks qui flottaient au vent.

Un régatier d’un des collèges, en casquette à rayures et tricot de laine, heurta des canoteurs et s’arrêta pour leur présenter des excuses. Un dériveur qui le suivait manqua de peu les aborder et je dus tirer follement sur les drosses pour ne pas les couler tous les trois.

Terence vint me remplacer.

— Je ferais mieux de prendre la barre.

Nous avions atteint un espace dégagé entre un outrigger et un dinghy.

— Excellente idée.

Mais ramer m’angoissa plus encore, car je tournais le dos au sens de la marche et redoutais en permanence de nous faire éperonner par l’Excursion fluviale annuelle des quincailliers d’Upper Slaughter.

— C’est pire que les régates de Henley, commenta Terence.

Il manœuvra pour quitter le centre du fleuve et nous rapprocher de la berge, où nous nous retrouvâmes au milieu des péniches et des cordelles qui nous barraient le passage.

Les haleurs n’étaient pas pressés, eux non plus. Des filles tiraient sur quelques pas puis s’arrêtaient pour contempler en riant les embarcations. Les couples s’immobilisaient pour se regarder tendrement dans les yeux en laissant leur filin descendre au ras des flots. Jusqu’au moment où ils se rappelaient ce qu’ils faisaient là et les remontaient brusquement. Jerome K. Jerome parlait d’un homme et d’une femme qui, absorbés par leur conversation, avaient perdu leur bateau et continué leur chemin en tirant une cordelle effilochée. Mais je redoutais tant d’être décapité que je lançais constamment des coups d’œil derrière moi, telle Catherine Howard.

Il y eut un soudain regain d’activité en amont. Nous entendîmes un coup de sifflet, puis quelqu’un cria :

— Attention !

— Que se passe-t-il ? voulus-je savoir.

— Une foutue théière, expliqua Terence.

Un jet de vapeur éparpilla les embarcations et provoqua des remous impressionnants.

Le canot tangua et un aviron sauta de son tolet. Je le rattrapai au vol, ainsi que le sac de voyage, et Terence leva le poing pour maudire la chaloupe.

Le professeur Peddick se réveilla.

— On dirait un des éléphants d’Hannibal.

Et il se lança dans la narration de la Seconde Guerre punique.

Nous restâmes dans les Alpes et dans l’embouteillage jusqu’à l’écluse de Benson où nous dûmes faire la queue plus d’une heure. Terence sortait sa montre de gousset à trois minutes d’intervalle.

— Trois heures. Trois heures et quart. Bientôt la demie. Nous n’arriverons jamais à temps pour le thé.

Je partageais son impatience. La dernière fois que j’avais ouvert le sac de voyage, la Princesse Arjumand s’était étirée d’une façon qui n’augurait rien de bon. Et quand nous étions entrés dans l’écluse j’avais pu entendre de légers miaulements qui, fort heureusement, avaient été couverts par les bruits de la foule et la leçon d’histoire du professeur Peddick.

— Ce sont de tels embouteillages qui ont provoqué la défaite de Napoléon, à Waterloo. Il avait plu et les chariots de l’artillerie se sont enlisés, barrant les routes. L’infanterie n’a pu les contourner. Il est fréquent que le destin de l’humanité soit modifié par des détails mineurs, une voie impraticable, des soldats retardés, des instructions incompréhensibles.

Le calme revint à Wallingford. Les passagers des bateaux plats s’arrêtèrent pour camper et préparer le souper, les membres de la société de Musique débarquèrent et se dirigèrent vers la gare afin de regagner par train leurs pénates, et la Tamise se retrouva soudain déserte.

Mais nous étions encore à six miles et une écluse de Muchings End.

Terence était au désespoir.

— Nous n’y arriverons pas avant neuf heures !

— Bivouaquons près de Moulsford, proposa Peddick. Il y a des perches savoureuses, juste au-dessus du déversoir.

— Descendre dans une auberge serait plus sage, fis-je remarquer. Terence, vous devez faire un brin de toilette afin d’être à votre avantage quand vous retrouverez Mlle Mering. Vous vous raserez et donnerez votre pantalon à repasser, vos chaussures à cirer. Et nous irons à Muchings End aux aurores.

Quant à moi, je m’éclipserais avec le sac de voyage dès qu’ils seraient couchés et ramènerais le chat sans être vu. Et quand Terence se présenterait chez les Mering, les effets de l’incongruité s’estomperaient déjà. Il trouverait Tossie main dans la main avec M. Chou-Fleur, Charbon ou autre chose… peu importait quoi, dès l’instant où ça commençait par un C.

Terence consulta la carte.

— Il y a deux auberges, à Streatley. Le Taureau et le Cygne. Selon Trotters, la bière est bien meilleure au Cygne.

— Il n’y a pas de cygnes au Cygne, j’espère ?

J’avais posé cette question en lorgnant Cyril qui s’était réveillé et semblait aux aguets.

— Je ne crois pas. Nul ne s’attendrait à trouver un dragon à l’hôtel Saint Georges.

Nous continuâmes de ramer. Le bleu du ciel s’assortit au bandeau de mon canotier puis devint lavande. Des étoiles apparurent. Les grenouilles se mirent à coasser, les grillons à striduler et le sac de voyage à miauler, fort heureusement de façon à peine audible.

Je tirai sur les avirons, éclaboussant tout alentour, et demandai à Peddick en quoi sa théorie et celle d’Overforce différaient. Son exposé nous occupa jusqu’à l’écluse de Cleve où je sautai à terre avec le sac de voyage, donnai un peu de lait à la Princesse puis calai le bagage sur les autres, le plus loin possible de mes compagnons.

— Les actes de l’individu, voilà ce qui importe, et non les forces aveugles et impersonnelles d’Overforce. L’histoire du monde n’est que la biographie des grands hommes, a écrit Carlyle, et rien n’est plus juste. Le génie de Copernic, l’ambition de Cincinnatus, la foi de saint François d’Assise…

Il faisait nuit noire et les maisons étaient éclairées, lorsque nous atteignîmes Streatley.

— Un repas chaud et un bon lit nous attendent, dis-je en apercevant le quai.

Mais Terence continua de ramer.

— Où allez-vous ?

— À Muchings End.

— Vous avez dit vous-même qu’il était trop tard pour nous faire annoncer.

— Je sais. Je dois absolument voir où elle vit. À présent qu’elle est si proche, je ne pourrai pas fermer l’œil avant de l’avoir revue.

— Canoter de nuit est dangereux. Il y a des écueils, des tourbillons et bien d’autres périls.

— Ce n’est pas loin, juste après la troisième île.

— Mais nous ne verrons rien. Nous allons nous perdre, franchir un déversoir et nous noyer.

— C’est là ! Elle m’a dit que je reconnaîtrais immédiatement la gloriette.

Le clair d’étoiles la révélait et je voyais à l’extrémité d’une pelouse en pente douce une grande demeure typiquement victorienne avec ses pignons, ses tours et ses autres prétentions néogothiques. On aurait dit une version modèle réduit de la gare Victoria.

Les fenêtres étaient éteintes. Dieu merci, pensai-je. Ils étaient allés à Hampton Court évoquer le spectre de Catherine Howard, ou à Coventry. Ramener le chat serait facile.

— Il n’y a personne, déclarai-je. Retournons à Streatley. Toutes les chambres risquent d’être retenues.

— Non, pas encore. Laissez-moi contempler un instant supplémentaire le sol béni que foulent ses petits pieds…

— Ils ont dû se coucher, fit remarquer le professeur Peddick.

— Peut-être ont-ils simplement tiré les rideaux. Chut !

C’était improbable, tant la soirée était douce, mais nous tendîmes malgré tout l’oreille. Nul son ne nous parvint du rivage, seulement les doux clapotis de l’eau, les murmures de la brise dans les roseaux, les légers coassements des grenouilles, un miaulement du sac de voyage.

— Là, fit Terence. Avez-vous entendu ?

— Quoi ? s’enquit son tuteur.

— Des voix !

— Des grillons, affirmai-je en me dirigeant vers la proue.

Le chat miaula encore.

— Là ! Quelqu’un nous appelle.

Je désignai un arbre proche de la gloriette.

— C’est un oiseau. Dans ce saule. Un rossignol.

— Ce n’est pas le chant du rossignol. N’émettent-ils pas de joyeux trilles dans lesquels ils déversent leur âme avec extase ? Ceci est très différent. Écoutez.

J’entendis renifler et me tournai. Cyril avait posé ses pattes sur la pile de bagages pour pousser du mufle le sac de voyage.

— Non ! hurlai-je.

Et il se produisit simultanément quatre choses. Je plongeai pour rattraper le sac, Cyril recula contre le panier d’osier, le professeur Peddick se pencha pour ramasser la bouilloire en criant :

— Faites attention à mon ugubio fluviatilis !

Et Terence lâcha les avirons en voyant le sac basculer.

Je dus esquiver tant la rame que la main du professeur, ce qui me valut de m’écraser à plat ventre au fond de l’embarcation. Terence intercepta le panier, Peddick serra sa précieuse bouilloire à poissons contre son sein et je retins le sac de voyage par un angle. Le canot donna de la bande et de l’eau franchit le plat-bord. J’affermis ma prise sur le sac que je posai sur le siège de poupe.

Un plouf sonore m’incita à le rattraper. Constatant que je le tenais déjà, je regardai l’étrave en me demandant si la rame ne l’avait pas défoncée.

— Un chien à la mer ! cria Terence. Professeur Peddick, prenez les avirons. Ned, trouvez la bouée de sauvetage.

Je me penchai pour tenter de voir la brèche pendant qu’il se dépouillait de sa veste.

— Vite ! Il va se noyer.

— Comment ça ? Tous les chiens ne savent-ils pas nager ?

Peddick se chargea de le confirmer.

— Si, et le terme « nager à la chien » vient de leur connaissance instinctive de la technique à employer.

Terence retirait ses chaussettes.

— C’est insuffisant, pour un bouledogue.

Il devait dire vrai, car la bouche et le museau de Cyril n’émergeaient pas de l’eau.

— J’arrive !

Il plongea en soulevant une vague qui manqua nous engloutir et se dirigea vers son compagnon qui continuait de battre des pattes alors que seules ses arcades sourcilières dépassaient des flots.

— Cap à tribord, non, bâbord. À gauche, criai-je.

Et je me mis à chercher la bouée de sauvetage, que nous avions dû ranger tout au fond du canot.

— Comme à bord du Titanic, commentai-je avant de me rappeler qu’il n’avait pas encore fait naufrage.

Heureusement, nul n’avait prêté attention à mes propos.

Terence avait saisi le collier de Cyril et maintenait sa tête à la surface.

— Approchez !

Peddick obtempéra et manqua leur passer dessus.

— Stop ! Non !

Terence agita les bras, devant lâcher Cyril qui coula de nouveau.

— À tribord ! criai-je. L’autre côté !

Je me penchai et refermai mes doigts sur la nuque de Terence.

— Pas moi ! Cyril !

En conjuguant nos efforts, nous hissâmes un Cyril gorgé d’eau dans le canot où il rendit plusieurs gallons de Tamise.

Terence s’était agrippé au plat-bord.

— Enveloppez-le dans une couverture.

Je lui tendis la main.

— Comptez sur moi. À vous.

— Cyril d’abord. Il a une santé fragile.

Je me pliai à ses désirs puis débuta l’opération délicate consistant à lui faire regagner le bord.

— Baissez-vous, nous ordonna-t-il en claquant des dents. Il ne faudrait pas que vous tombiez vous aussi.

Mais il ne prêtait pas plus attention à mes instructions que son tuteur n’en avait prêté aux siennes. Il passa une jambe sur le plat-bord et le canot s’inclina comme le Titanic.

— Vous allez nous faire chavirer ! Ne bougez pas, et laissez-nous vous hisser.

— Je l’ai fait des douzaines de fois.

Il recommença, et nous descendîmes au ras de l’eau. Sous sa couverture, Cyril essayait d’avoir le pied marin. La pile de bagages pencha dangereusement.

— Je n’ai encore jamais coulé une embarcation.

— Attendez que nous ayons déplacé nos affaires. Professeur, pourriez-vous vous mettre du côté opposé ?

Cyril vint assister aux opérations.

— Assis. Couché.

Terence longea la lisse.

— Le tout, c’est de trouver une bonne prise.

Il enjamba le plat-bord et se hissa.

— Dieu lui-même ne pourrait couler ce navire, murmurai-je en retenant les bagages.

— Tout est une question d’équilibre. Voilà !

Puis il conclut sur un ton triomphal :

— Un jeu d’enfant.

Sur quoi le canot chavira.

J’ignore comment nous regagnâmes la rive. Je me souviens de la valise qui glissait vers moi tel le piano à queue dans le salon du Titanic, de l’eau que j’avalai, de la bouée à laquelle je m’agrippai désespérément avant de me rendre compte qu’il s’agissait en fait de Cyril qui n’obéissait pas au principe d’Archimède, puis de l’eau que j’ingurgitai encore et du poids mort que je tirais, et du rivage sur lequel nous nous effondrâmes, pantelants et ruisselants.

Cyril se remit le premier de cette épreuve. Il se redressa et s’ébroua, nous aspergeant. Terence s’assit et regarda la Tamise.

— Et au sein des ténèbres et des peurs de la nuit, le navire se ruait vers les récifs maudits ; et ses voiles s’enflaient tel le linceul d’un spectre, cita Terence.

— Naufragium sibi quisque facit, cita quant à lui le professeur Peddick.

Et je me levai d’un bond en me rappelant la Princesse. Je m’avançai dans les hauts-fonds, en vain. Le canot avait disparu.

Je ne voyais qu’un aviron échoué sur la rive et la bouilloire du professeur qui s’éloignait en dansant au milieu du courant. Le sac de voyage n’était visible nulle part.

— Voilà que sur la nef s’acharna l’océan, qui s’abattit sur eux, supérieur, tout-puissant. Et d’un espar brisé une élingue il trancha, afin, sans plus attendre, de l’attacher au mât.

Captive du sac de voyage, la Princesse Arjumand n’aurait pu échapper à sa triste destinée. Si je l’avais laissée sortir lorsqu’elle avait miaulé, si j’avais avoué à Terence que je l’avais retrouvée, si j’étais arrivé où j’aurais dû arriver et si je n’avais pas été à ce point déphasé…

— Et sur la morne grève, quand l’aube finit par poindre, un vieux pêcheur se mit à pleurer et à geindre. Il avait vu le corps d’une femme ligotée, gésir près d’un grand mât qui sur la mer flottait…

Je me tournais pour lui dire de la fermer quand je vis derrière nous la gloriette illuminée par le clair de lune.

J’avais ramené la chatte à son point de départ, et perpétré le meurtre que le majordome avait raté. Et cette fois Verity n’avait pas été là pour la sauver.

— Du sel de l’océan, ses seins étaient givrés ; et du sel de ses larmes, ses yeux étaient parés…

Je fixais le kiosque. La Princesse Arjumand avait failli passer sous un train et choir dans la Tamise. Elle avait survécu à tous ces périls pour se noyer une fois à destination. T.J. avait peut-être raison de dire qu’on ne pouvait échapper à son destin et que ni l’intervention de Verity ni la mienne n’auraient pu y changer quoi que ce soit. L’histoire reprenait d’elle-même son cours originel.

J’espérais que sa mort était due à de telles règles et non à mon incompétence. Mais j’en doutais. Et je doutais également d’obtenir le pardon de Verity. N’avait-elle pas risqué sa vie et les foudres de M. Dunworthy pour la sauver ?

Bien qu’il se fût secoué et eût projeté sur nous une grande partie de l’eau qu’il avait absorbée, Cyril était toujours trempé. Tout comme moi, le professeur Peddick et Terence.

— Tel fut de l’Hesperus le terrible naufrage, termina-t-il enfin en claquant des dents. Dans la nuit et la neige issues d’un autre âge.

Nous sécher et nous changer s’imposait, et il n’y avait pas d’autre demeure en vue. Nous devrions demander asile dans ce manoir où Tossie voudrait savoir si nous avions retrouvé « sa Juju adorée » et où il me faudrait tout avouer à Verity.

— Venez, dis-je à Terence.

Il ne bougea pas.

— Seigneur, épargnez-nous cet horrible destin ! Jabez nous fera débourser cinquante livres.

— Chaque chose en son temps. Nous tenterons notre chance aux portes à la française. Je discerne un trait de clarté, au-dessous.

— Je ne puis me présenter à moitié nu devant les parents de celle que j’aime. Je n’ai pas de veste.

— Prenez mon blazer. Ils ne se formaliseront pas de notre tenue. Nous sommes des naufragés.

Le professeur Peddick arriva en glougloutant et me tendit le sac de voyage.

— Je n’ai pu sauver que ce bagage. Aucun de mes spécimens. Ah, je crains que mon ugubio fluviatilis albinos se soit noyé !

Terence geignait toujours.

— Je n’ai pas de chaussures !

Je délaçai les miennes.

— Tenez. Professeur, prêtez-lui vos chaussettes.

Et pendant qu’ils se colletaient à l’épineux problème posé par leur retrait et leur enfilage, je courus derrière la gloriette et ouvris le sac.

Le poil à peine humide, la Princesse Arjumand me dévisagea longuement avant de se hisser le long de ma jambe pour venir se blottir dans mes bras.

J’avais cru que les chats avaient horreur de l’eau, mais elle se pelotonna entre mes manches ruisselantes et ferma les yeux.

— Ce n’est pas moi qui t’ai sauvée, c’est le professeur Peddick.

Sans en tenir compte, elle se mit à ronronner.

Terence cessa de tirer sur les pans du blazer qui semblait avoir rétréci pour regarder dans notre direction.

— Oh, seigneur, la Princesse Arjumand ! J’avais vu juste. Elle est restée ici.

— Il est inconvenant pour un professeur d’Oxford de se promener sans chaussettes, marmonna Peddick.

— Balivernes, rétorquai-je. Le professeur Einstein n’en mettait jamais.

— Einstein ? Connais pas.

— Vous entendrez parler de lui.

Je m’engageai sur la pelouse et pus constater que Terence avait eu raison. Les Mering avaient tiré les tentures derrière lesquelles nous discernions une clarté papillotante.

— C’est passionnant, déclara un homme. Que devons-nous faire ?

— Joindre nos mains, et nous concentrer.

Ce devait être Verity.

— Oh, mère, demandez-leur, pour Juju !

Ça, c’était indubitablement Tossie.

— Chut.

Nous terminâmes notre approche.

— Esprit, es-tu là ? gronda une voix de stentor.

Et je faillis lâcher la Princesse Arjumand, car j’avais cru entendre Lady Schrapnell.

— Ô, esprits de l’Au-Delà !

J’eus des difficultés à me convaincre qu’il devait s’agir de la mère de Tossie et ne pas fuir à toutes jambes.

Nous franchîmes une bordure et nous engageâmes sur le chemin dallé conduisant aux portes à la française.

— Venez nous révéler notre destinée !

La Princesse Arjumand se hissa jusqu’à mon épaule, pour y planter ses griffes.

— Entrez, ô esprits ! Apportez-nous des nouvelles de nos chers disparus.

Terence frappa.

Il y eut un autre silence, puis Mme Mering répéta d’une voix un peu moins assurée :

— Entrez.

— Attendez, dis-je.

Mais il avait déjà poussé les battants. Les tentures s’enflèrent et nous découvrîmes la scène que nous révélaient quelques bougies.

Assises autour d’une table recouverte d’une toile noire quatre personnes se tenaient par la main, les yeux clos : Verity, vêtue de blanc ; Tossie, vêtue de dentelles ; un jeune homme blême caractérisé par un col romain et une expression extasiée, et Mme Mering qui – grâce à Dieu – ne ressemblait pas à Lady Schrapnell. Elle était bien plus dodue, avec une poitrine et un menton développés.

— Entrez, ô esprits de l’Au-Delà ! fit-elle encore.

Terence écarta les tentures et s’avança.

— Je vous demande pardon…

Tous rouvrirent les paupières et nous fixèrent.

Nous devions également former un tableau intéressant, avec notre aspect de rats noyés, sans parler du chien qui régurgitait toujours l’eau de la Tamise. Ni du chat.

— Nous sommes venus…

Mme Mering se dressa et leva la main vers ses seins plantureux.

— Ils sont venus ! s’écria-t-elle avant de tomber raide morte.

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