Chapitre onze

Il m’a semblé entendre une voix crier : « ne dors plus ! »

William Shakespeare


Explication de la retenue de mise à l’époque victorienne – Cet amour de Juju rendu à sa maîtresse – Une assiette de poisson – Un malentendu – De l’importance de frapper aux portes – Présentations – Noms irlandais – Étonnante coïncidence – Autres poissons – Le vicaire nous quitte à regret – Un autre malentendu – Je me couche – Un visiteur – Un problème

En fait, Mme Mering n’était pas morte. Elle tomba simplement en pâmoison, c’est-à-dire qu’elle s’affaissa posément sur le tapis en réussissant à éviter tous les meubles… ce qui relevait de l’exploit étant donné qu’il y avait dans la pièce une grande table ronde en bois de rose, une autre en acajou avec un bouquet de fleurs en cire sous une cloche de cristal, un guéridon triangulaire sur lequel était posé un album de ferrotypes, un canapé de crin, une causeuse damasquinée, un fauteuil Windsor, un fauteuil Voltaire, un fauteuil Chesterfield, des ottomanes, un secrétaire, une bibliothèque, un fourre-tout, une étagère, un écran pare-feu, une harpe, un aspidistra et une testudinaire.

Elle chut au ralenti, ce qui me laissa le temps de remarquer diverses choses.

Premièrement, elle n’était pas la seule à avoir eu un choc. Le jeune homme, sans doute un vicaire, était aussi blanc que son col et Baine s’était appuyé au chambranle de la porte. Si je n’avais été au fait de ses agissements, j’aurais pu croire à son expression qu’il était soulagé de voir la Princesse Arjumand, ce qui avait de quoi surprendre.

Deuxièmement, Verity était indubitablement joyeuse et, comme les effets du déphasage ne s’étaient pas totalement effacés, je m’imaginai un instant qu’elle était heureuse de me revoir. Puis je pris conscience qu’elle n’avait pas eu le temps d’aller faire son rapport à M. Dunworthy, car ils avaient tous dû passer une nuit blanche pour rechercher la Princesse Arjumand. Elle ignorait donc que j’avais été chargé de rapporter le chat et ce serait à moi de le lui dire.

Ce qui était regrettable, car…

Troisièmement, même après avoir dormi (ou presque) et bénéficié d’une pause dans les sauts temporels, je la considérais toujours comme la plus belle femme qu’il m’avait été donné de voir.

Et, quatrièmement, je découvrais pourquoi les membres de la société victorienne faisaient montre de tant de retenue. Il était impossible de se déplacer dans leurs demeures sans casser quelque chose.

— Mère ! s’écria Tossie.

Je m’élançai pour soutenir Mme Mering, imité par Baine, Terence et le professeur Peddick. Et, dans le cadre de cette charge, nous percutâmes tout ce qu’elle avait réussi à éviter.

Terence la rattrapa et Baine augmenta le débit du gaz de la lampe pour nous permettre de voir contre quoi nous butions. Je redressai la bergère de Dresde et le stéréoscope que j’avais renversés, et le vicaire s’assit pour s’essuyer le front avec un grand mouchoir blanc assorti à son teint. Terence et Baine aidèrent Mme Mering à gagner un sofa de velours marron, en faisant basculer au passage un buste de Pallas, et Verity alla vers elle pour agiter un éventail sous son nez.

— Baine, dites à Colleen d’apporter les sels, ordonna-t-elle.

Le majordome s’inclina.

— Oui, mademoiselle.

Il paraissait toujours bouleversé, lorsqu’il sortit d’un pas rapide.

Tossie se précipita à son tour.

— Ô, mère ! Êtes-vous…

Elle vit alors le chat qui, affolé par le remue-ménage, avait escaladé mon torse. Elle me chargea.

— Princesse Arjumand ! Ma Juju ! Tu es revenue vers maman !

La chatte était si impatiente de retrouver sa maîtresse qu’il fallut la retirer de ma chemise une griffe après l’autre, mais je pus finalement la remettre à Tossie qui la comprima contre sa poitrine en libérant des chapelets de petits cris de joie.

— Ô, monsieur St. Trewes ! roucoula-t-elle à Terence. Vous m’avez rapporté ma chère, ma très chère Juju !

Elle frotta son nez contre le museau de cette chère, très chère Juju.

— A s’était perdue dans le noir, ma Juju ? A n’avait eu très peur ? Mais le gentil monsieur a l’avait retrouvée. Dis merci au gentil monsieur, ma Juju.

Cyril renifla de mépris et même la « très chère Juju » parut saisie de dégoût. Eh bien, voilà qui règle la question, me dis-je. Terence va se ressaisir et nous pourrons regagner Oxford et laisser cette écervelée épouser monsieur C, ce qui permettra au continuum de se raccommoder.

Je me tournai vers Terence et sus à son regard qu’en plus d’être aveugle l’amour était également sourd.

— Ne me remerciez pas. Vous m’avez demandé de chercher votre Juju et vos désirs sont pour moi des ordres, belle demoiselle.

Sur le canapé, Mme Mering gémit.

— Tante Malvinia. Tante Malvinia ! fit Verity en lui massant les mains, avant de s’adresser à Tossie. Cousine, allez dire à Baine de faire du feu. Les extrémités de votre mère sont glacées.

Tossie se dirigea vers un panneau damasquiné et tira un gland.

Je n’entendis rien, mais il devait y avoir une cloche à l’autre bout du cordon car le majordome réapparut presque aussitôt. Il avait recouvré l’impassibilité propre à sa fonction.

— Oui, mademoiselle ?

— Faites du feu.

Tossie avait lancé cet ordre sans quitter le chat des yeux, et son intonation eût froissé la plupart des gens. Cependant, ce fut en souriant que Baine répondit :

— Oui, mademoiselle.

Avant de s’agenouiller devant l’âtre pour empiler du bois sur la grille.

Une servante encore plus rousse que Verity arriva, tenant un petit flacon.

— Oh, mademoiselle, la maîtresse s’est pâmée ?

Et son accent m’indiqua qu’elle était d’origine irlandaise.

— Oui, confirma Verity en prenant la fiole.

Elle la déboucha et la passa sous le nez de Mme Mering.

— Tante Malvinia…

— Oh, mademoiselle, c’est les fantômes qui ont fait ça ? demanda encore la bonne en regardant de toutes parts.

— Non. Tante Malvinia ?

Mme Mering geignit et la soubrette se signa.

— Je savais que cette maison était hantée. J’ai vu un spectre, mardi, près de la gloriette…

— Colleen, allez chercher un linge humide et une chaufferette.

— Bien, mademoiselle.

Elle fit une courbette puis sortit en lorgnant craintivement de tous côtés.

— Ô ma précieuse Juju, roucoulait Tossie. A n’avait faim, mon bébé ?

Elle se tourna vers Baine qui avait terminé de préparer le feu et s’apprêtait à l’allumer.

— Baine !

Bien qu’occupé, il se leva d’un bond.

— Oui, mademoiselle ?

— Apportez à Juju une assiette de crème.

Il sourit au chat et se détourna.

— Oui, mademoiselle.

— Et du poisson.

— Du poisson ?

Tossie redressa son petit menton.

— Oui, du poisson. La Princesse Arjumand a grand besoin de se remettre de son épouvantable épreuve.

— Si vous y tenez, fit-il sur un ton réprobateur.

— J’y tiens.

— Bien, mademoiselle.

Mais il retourna s’agenouiller près de l’âtre pour attiser méthodiquement le feu et s’accorda le temps de suspendre le soufflet avant de se relever.

— Je doute que nous en ayons, déclara-t-il en sortant.

— Mère !

Si Tossie avait souhaité obtenir le soutien de Mme Mering, cette dernière était toujours inconsciente. Verity étendait un plaid sur ses genoux et calait des oreillers sous sa nuque.

Toujours trempé, je commençais à frissonner. Je me dirigeai vers les flammes qui dansaient gaiement au-delà du secrétaire, d’un meuble de couture et d’une petite table au plateau de marbre encombré de nombreux cadres contenant des photographies. Cyril m’avait précédé et dégoulinait sur l’âtre.

Colleen revint précipitamment avec un bol d’eau. Verity le prit et le posa près d’elle, à côté d’un grand vase en bronze plein de plumes de paon.

— Oh, les fantômes ont pris son âme ?

— Non, répondit Verity en étalant le linge humide sur le front de Mme Mering. Tante Malvinia…

Et Mme Mering de soupirer et de battre des cils.

Un gentleman replet à la moustache broussailleuse arriva. Il tenait un journal et portait une veste rouge de smoking ainsi qu’un étrange bonnet surmonté d’un gros gland.

— Qui se passe, ici ? Pas possible de lire le Times en paix !

— Ô père, fit Tossie. Mère s’est évanouie.

— Évanouie ? Pourquoi ?

— Nous faisions une séance pour retrouver la Princesse Arjumand. Mère a évoqué les esprits et quand elle leur a dit « Entrez » les rideaux se sont soulevés, il y a eu un souffle glacé et la Princesse Arjumand s’est matérialisée devant nous !

— Mmm… Savais bien qu’il ne résulterait rien de bon de toutes ces sornettes.

Le colonel Mering s’exprimait en sténographie. Il omettait les sujets de ses phrases, s’ils ne s’égaraient pas dans son abondante moustache.

— Hystérie féminine.

Le vicaire décida d’intervenir.

— Bon nombre d’érudits et de scientifiques en renom ont admis la réalité des phénomènes parapsychiques. Sir William Crookes, le grand physicien, a écrit un traité sur ce sujet et Arthur Conan Doyle effectue…

— Fadaises ! lança le colonel Mering, ce qui devait compléter l’assortiment de dénégations lapidaires que les victoriens avaient à leur disposition. Voiles vaporeux et femmes crédules. Faudrait interdire ces pratiques.

Il s’arrêta net en voyant Terence.

— C’est quoi, ça ? Un médium ?

Tossie s’interposa.

— Je vous présente M. St. Trewes, père. Avec son ami, ils ont rapporté la Princesse Arjumand.

Elle tendit l’animal à bout de bras, pour le soumettre à son inspection.

— Elle s’était perdue et M. St. Trewes l’a retrouvée.

Le colonel fixa le félin avec haine.

— Zut ! M’en croyais débarrassé.

— Oh, père, vos propos dépassent vos pensées !

Tossie enfouit son nez dans la fourrure du chat.

— Il ne pense pas ces vilaines choses, pas vrai, ma douce Juju ? Non, non, non.

J’étais resté à l’écart, à côté du professeur Peddick, et le colonel nous remarqua.

— Suppose que vous êtes des spirites, vous aussi ?

— Non, répondis-je. Nous canotions sur la Tamise, quand notre canot a chaviré et…

Mme Mering cilla et gémit.

— Ohhh… Mon mari, est-ce vous ?

Elle tendit le bras vers lui.

— Ô, Mesiel, les esprits !

— Charlatanisme ! Ramassis de sottises. Détruit vos nerfs et votre santé. Encore heureux que personne n’ait été blessé.

Le colonel prit sa main et Verity lui céda sa place.

— Question réglée. Plus de séances. Formellement prohibées, décréta-t-il avant de s’adresser au majordome qui apportait une assiette de crème. Baine, jetez tous les livres sur le spiritisme.

Il se tourna vers sa femme.

— Interdit de revoir ce médium, cette Idiotovitz.

— Mme Iritosky. Ô, Mesiel, vous ne comprenez pas ! Vous avez toujours été incrédule, mais vous voici forcé d’admettre la réalité de ces choses. Les esprits se sont manifestés, Mesiel. Dans cette pièce. Je venais d’évoquer Gitcheewatha, le guide spirituel de Mme Iritosky, pour lui demander où était la Princesse Arjumand et…

Elle poussa un criolet semblable à ceux de Tossie.

— … Et ils sont apparus, nous rapportant la chatte dans leurs bras spectraux !

— Désolé. Pensais pas vous effrayer, dit Terence en escamotant les sujets comme le colonel.

— C’est quoi, ça ? voulut à son tour savoir Mme Mering.

Il retira son canotier.

— Terence St. Trewes, à votre service.

L’eau que contenait son couvre-chef aspergea Mme Mering qui agita les mains pour s’en protéger.

— Oh, oh, oh !

— Désolé…

Il voulut lui prêter son mouchoir et se ravisa juste à temps en constatant qu’il était encore plus mouillé que le chapeau.

Mme Mering s’accorda le temps de le foudroyer du regard avant de s’adresser à son époux.

— Tout le monde les a vus !

Puis au vicaire.

— Dites-le-lui, révérend !

— C’est que…

— Ils portaient des suaires d’algues et étaient nimbés par la clarté de l’Au-Delà. Ils venaient nous informer que la pauvre Princesse Arjumand gisait dans une tombe aquatique.

Elle désigna les portes à la française.

— Ils sont arrivés par là !

— Savais que nous aurions dû frapper, reconnut Terence. Voulions pas vous déranger, mais notre canot a chaviré et…

— Qui est cet impertinent jeune homme ?

— Terence St. Trewes, se présenta Terence.

— Un de vos esprits, expliqua le colonel.

— Terence St. Trewes, se représenta Terence. Et voici M. Ned Henry et…

— Esprits ! se moqua le colonel. Si n’aviez pas tout éteint pour faire tourner les tables, auriez vu qu’il s’agissait de canoteurs qui avaient fait un plongeon. Tombeau aquatique ? Billevesées !

— La Princesse Arjumand se porte à merveille, mère, annonça Tossie en lui tendant le chat afin qu’elle pût le constater de visu. Elle ne s’est pas noyée. M. St. Trewes l’a trouvée et apportée ici. Pas vrai, ma Juju ? Oui, le gentil monsieur a n’avait été très courageux, n’est-ce pas ? Oui, oui !

— Vous avez trouvé la Princesse Arjumand ? fit Mme Mering.

— Eh bien, en fait, c’est Ned…

Elle remarqua que nous étions ruisselants, dépenaillés et matériels.

Je crus un instant qu’elle allait de nouveau défaillir. Verity dut également le penser, car elle s’avança en débouchant le flacon de sels.

Mais Mme Mering s’assit et gronda :

— Comment avez-vous osé usurper l’identité d’un défunt, monsieur St. Trewes ?

— Je… nous… notre canot a chaviré et…

— Terence St. Trewes ! Ne seriez-vous pas irlandais ?

La température venait de chuter de plusieurs degrés et ce fut en tremblant qu’il répondit :

— Non, madame. J’appartiens à une très vieille famille anglaise. Elle remonte à la Conquête, et tout ça. J’ai parmi mes ancêtres des croisés qui ont combattu aux côtés de Richard Cœur de Lion.

— On dirait pourtant un nom irlandais.

— C’est le gentil jeune homme dont je vous ai parlé, mère. Celui que j’ai rencontré au bord de la Tamise et auquel j’ai demandé de chercher la Princesse Arjumand. Et il l’a retrouvée !

— Au bord de la Tamise ? Seriez-vous un marinier ?

Et je crus qu’on avait déversé de l’azote liquide dans la pièce.

— Non madame. Étudiant. Deuxième année. Balliol.

— Oxford ! renifla le colonel Mering. Pouah !

Tout laissait présumer que nous serions mis à la porte dans quelques minutes, et je m’en félicitai étant donné que Tossie faisait toujours autant d’effet sur Terence. Le continuum devait se régénérer, à présent que la « très chère Juju » était revenue à son point de départ. Je l’espérais, à tout le moins.

J’espérais aussi pouvoir m’entretenir avec Verity avant d’être expulsé de la propriété. Après m’avoir lancé ce regard joyeux, à notre arrivée, elle ne m’avait plus prêté attention et il me fallait absolument découvrir ce que lui avaient dit T.J. et M. Dunworthy. S’ils lui avaient dit quelque chose, bien entendu.

— C’est à Oxford qu’on vous apprend à entrer par effraction chez les gens ? demanda Mme Mering.

— N… non, vous nous avez invités…

— Je m’adressais aux esprits !

— Suppose que vous faites des études « modernes », grommela le colonel.

— Non, mon colonel. Sciences humaines, mon colonel. Et voici mon tuteur, le professeur Peddick.

— Il n’était pas dans nos intentions de faire intrusion chez vous, intervint ce dernier. Ces étudiants m’avaient aimablement proposé de me conduire à Runnymede quand…

La température venait de remonter de quelques degrés et j’avais l’impression que le colonel souriait sous sa moustache.

Arthur Peddick ? Auteur des Caractéristiques physiques des Shubunkin japonais ?

— Auriez-vous lu cet ouvrage ?

— Si je l’ai lu ? Vous ai écrit il y a une semaine au sujet de mon ryunkin nacré aux yeux globuleux ! Quelle surprenante coïncidence !

Peddick le lorgna à travers son pince-nez.

— Hmm, je m’en souviens. Je n’ai pas trouvé le temps de vous répondre. Une espèce fascinante, les ryunkin.

— Sidérant que vous ayez chaviré juste ici. Quelles sont les probabilités ? Astronomiques.

Je regardai Verity, qui semblait partager cette opinion.

— Dois vous faire voir mon télescope noir. Magnifique spécimen. Originaire de Kyoto. Baine, une lanterne !

— Oui, monsieur.

Le colonel prit le bras du professeur pour le guider dans le labyrinthe de meubles vers les portes à la française.

— Et un goujon strié de trois livres. Pris la semaine dernière.

— Mesiel ! lança sèchement son épouse. Où allez-vous ?

— Au bassin, très chère, montrer mes poissons rouges au professeur.

— À cette heure ? C’est de la folie. Il va prendre froid, avec ses effets trempés.

Le colonel remarqua que la manche qu’il agrippait était ruisselante.

— Exact. Baine, trouvez-lui de quoi se changer.

— Oui, monsieur.

— M. Henry et M. St. Trewes auraient également besoin de vêtements secs, intervint Verity.

— Oui, mademoiselle.

— Et apportez du brandy, fit le colonel.

— Et du poisson, rappela Tossie.

Mme Mering redescendit le thermostat en déclarant :

— Je doute que ces messieurs aient le temps de boire quelque chose. Il est tard et ils veulent certainement regagner leur auberge. Je présume qu’ils sont au Cygne ?

— Eh bien…

— Pas en entendre parler. Trop vulgaire. Sanitaires épouvantables. Restez ici ! De la place pour vous et vos amis. Aussi longtemps que vous voulez. Baine, dites à Jane de préparer des chambres pour ces messieurs.

Baine, qui avait fort à faire pour servir le brandy, aller chercher une lanterne et trouver de quoi vêtir la moitié des personnes présentes, répondit aussitôt :

— Oui, monsieur.

Et il sortit de la pièce.

— Et amenez leurs bagages, ajouta le colonel Mering.

— Je crains que nous n’en ayons plus, fit Terence. Nous sommes chanceux d’avoir pu atteindre la berge, après notre naufrage.

— J’ai perdu un goujon albinos magnifique, précisa le professeur Peddick. Il avait des nageoires dorsales extraordinaires.

— Faudra le reprendre. Baine, essayez de récupérer leur canot et leurs biens. Où est cette lanterne ?

Je m’étonnais que Baine lût Carlyle plutôt que Marx, tant il était opprimé.

— Je vais la chercher, monsieur.

— Je vous l’interdis ! Il est trop tard pour aller au bassin, lança Mme Mering. Canoter ! En pleine nuit. Vous auriez pu franchir un déversoir et vous noyer.

La température venait de chuter en flèche, et je sus à son expression qu’elle regrettait que nous en ayons réchappé.

— Je suis certaine qu’ils sont épuisés.

— Cela ne fait aucun doute, approuva le vicaire. Je vous laisse. Bonne nuit, madame Mering.

Elle lui présenta sa main.

— Oh, révérend, je suis désolée qu’aucun esprit ne se soit manifesté.

— Ce n’est que partie remise. J’attendrai impatiemment notre prochaine incursion dans le monde du paranormal. Et nous nous reverrons après-demain. Ce sera une réussite, avec vous et votre charmante fille pour assistantes.

Il lança une œillade à Tossie et je me demandai s’il n’était pas notre mystérieux monsieur C.

— Nous sommes ravies de pouvoir nous rendre utiles, dit Mme Mering.

— Nous manquons de nappes.

— Baine, portez-en immédiatement une douzaine à la cure.

Que ce majordome consacrât ses loisirs à noyer les animaux domestiques et non leurs maîtres me laissait perplexe.

— Enchanté d’avoir fait votre connaissance, nous dit le vicaire sans quitter Tossie des yeux. Et si vous êtes encore là, j’aimerais étendre mon invitation…

— Je doute que ces messieurs s’attardent, fit Mme Mering.

— Oh ? Alors, bonne nuit.

Baine lui remit son chapeau et il prit congé.

— Tu aurais tout de même pu saluer le révérend Arbitage, reprocha Mme Mering à sa fille.

Et je dus le biffer de la liste.

— Professeur Peddick, devez au moins voir mon ryunkin nacré aux yeux globuleux, insistait le colonel. Baine, où est cette lanterne ? Une coloration parfaite…

— Ahhhhh ! fit Mme Mering.

— Quoi ? voulut savoir Terence.

Et tous se tournèrent vers les portes à la française, s’attendant à y voir un ectoplasme.

Verity tendait déjà la main vers le flacon des sels.

— Que se passe-t-il, tante Malvinia ?

Mme Mering tendait un doigt tremblant vers Cyril qui se réchauffait près du feu.

— Là ! Qui a laissé entrer ce monstre ?

Le bouledogue se leva, visiblement vexé, et Terence se hâta d’aller agripper son collier.

— Je… Moi, madame.

— C’est Cyril, le chien de M. St. Trewes, expliqua Verity. Ce fut à cet instant que l’instinct de Cyril prit le dessus et qu’il s’ébroua, ce qui imprima des balancements inouïs à ses bajoues.

— Oh, l’immonde créature ! Baine, débarrassez-nous-en immédiatement !

Le majordome s’avança et je crus avoir affaire à un tueur en série d’animaux de compagnie.

— Je m’en charge, déclarai-je.

— Non, moi, fit Terence. Viens, Cyril.

Le bouledogue le dévisagea, n’en croyant pas ses oreilles.

— Désolé, il était avec nous dans le canot et…

— Baine, conduisez M. St. Trewes à l’écurie. Dehors ! Mme Mering avait ajouté cela à l’intention de Cyril, qui franchit les portes à la française tel un boulet de canon en entraînant son maître dans son sillage.

— Le vilain chienchien a n’est parti et la gentille Juju n’a plus à avoir peur, commenta Tossie.

Mme Mering leva la main à son front, comme au théâtre.

— Oh, c’en est trop !

Verity lui fourra les sels sous le nez.

— Tenez-les, je vais conduire M. Henry à sa chambre.

— Verity ! La bonne est là pour ça !

Et l’intonation de Mme Mering me confirma ses liens de parenté avec Lady Schrapnell.

— Oui, ma tante.

Verity traversa la pièce en remontant ses jupes, afin qu’elles n’emportent ni les pieds de griffon d’une table ni le guéridon tarabiscoté de l’aspidistra. En tendant la main vers le gland de la cloche, elle me murmura :

— Je suis si heureuse de vous revoir. Je me suis fait un sang d’encre.

— Je…

— Guide-moi jusqu’à mon lit, Tossie, ordonna Mme Mering à sa fille. Je suis toute retournée. Verity, dites à Baine de m’apporter une tasse de camomille. Mesiel, cessez d’importuner le professeur avec vos histoires de poissons.

Colleen arriva et reçut pour instructions de s’occuper de moi.

— Oui, madame.

Après s’être inclinée bien bas, la servante me précéda vers l’escalier et s’arrêta pour allumer une lampe.

Le dépouillement n’était pas encore considéré comme une preuve de bon goût, à l’époque victorienne. Entre les murs du couloir tapissés du sol au plafond de portraits de divers ancêtres des Mering, on trouvait un porte-parapluies, un buste de Darwin, une grande fougère et une statue de Laocoon autour duquel s’entortillait un énorme boa.

Colleen me précéda jusqu’au milieu du passage et s’arrêta devant une porte. Elle l’ouvrit, fit une courbette et la tint ouverte.

— Votre chambre, monsieur.

Cette pièce était moins encombrée que le salon. Elle ne contenait qu’un lit, une table de toilette, une table de chevet, une chaise, un fauteuil recouvert de chintz, un bureau, un miroir et une immense penderie qui occupait toute une paroi… une excellente chose, étant donné que la tapisserie représentait un treillage qu’escaladaient des liserons bleus monstrueux.

La bonne posa la lampe sur la table de chevet et alla prendre un broc sur la table de toilette.

— Je vais vous apporter de l’eau chaude, monsieur.

Sur ces mots, elle s’éclipsa.

Je regardai autour de moi et établis que le principe de base consistait à « tout dissimuler ». Le lit disparaissait sous un couvre-lit recouvert d’un machin ajouré. La coiffeuse et le bureau étaient encombrés de bouquets de fleurs séchées et de napperons bordés de dentelle, et la table de nuit était drapée d’un foulard en cachemire sur lequel était posé un carré au crochet.

Même les articles de toilette étaient glissés dans des étuis tricotés. Je les pris et les examinai, en espérant qu’ils étaient plus faciles à utiliser que les ustensiles de cuisine. Je reconnus immédiatement des brosses à cheveux, un blaireau et un bol de savon à barbe.

Pour nous éviter de nous balafrer, le XXe nous fournissait des dépilatoires. J’avais employé un tel produit avant d’aller à ma première vente de charité, mais son effet ne durerait pas jusqu’à la fin de mon séjour à Muchings End. L’invention du rasoir mécanique était-elle antérieure à 1888 ?

Je retirai la pochette d’une boîte laquée, l’ouvris et obtins la réponse à ma question. Elle contenait deux petits sabres à manche d’ivoire d’aspect redoutable.

J’entendis approcher. La servante entra avec le broc et effectua une autre génuflexion.

— Votre eau, monsieur. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à sonner.

Elle désigna un long ruban brodé de violettes qui pendait au-dessus du lit, et je me félicitai d’avoir vu Tossie utiliser un tel cordon que j’aurais autrement pris pour une décoration.

— Merci, Colleen.

Elle interrompit une nouvelle révérence pour torsader son tablier, visiblement mal à l’aise.

— Je vous demande pardon, monsieur. C’est Jane.

— Oh, désolé ! Je croyais que vous vous appeliez Colleen.

Elle tortilla plus encore le tissu.

— Non, monsieur. C’est Jane, monsieur.

— Eh bien, alors… Merci, Jane.

Elle parut soulagée.

— Bonne nuit, monsieur.

Elle s’inclina, sortit et referma la porte.

Je regardai le lit, avec appréhension. Je ne pouvais croire que j’allais enfin bénéficier d’une nuit de repos. C’était trop beau pour être vrai. Un lit moelleux, de chaudes couvertures, une inconscience régénératrice. Pas de rochers, pas de chats disparus à chercher sous la pluie, pas de ventes de charité, pas de potiche d’évêque et, surtout, pas de Lady Schrapnell.

Je m’assis sur le matelas qui s’affaissa en dégageant des senteurs de lavande, et l’entropie prit le dessus. J’étais trop las pour me dévêtir. Je me demandai à quel point Colleen – non, Jane – serait outrée de découvrir que j’étais tout habillé, quand elle entrerait au matin.

Il me restait à décider ce que je dirais à Verity, mais cela pouvait attendre. Je serais bientôt frais et dispos, régénéré, débarrassé des séquelles du déphasage et à même d’analyser le problème. S’il y avait encore un problème. De nouveau comprimée contre les jabots de sa maîtresse, la Princesse Arjumand rétablirait l’équilibre du continuum et l’incongruité se résorberait. Et, dans le cas contraire, je trouverais un moyen de tout régler après une bonne nuit de sommeil.

Cette pensée était si réconfortante qu’elle m’insuffla l’énergie nécessaire pour ménager la bonne. Je me dépouillai de ma veste trempée et la suspendis à la colonne du lit, sur lequel je m’assis pour retirer mes bottines.

J’en avais enlevé une et la moitié d’une chaussette ruisselante, quand on frappa à la porte.

Ce devait être Jane qui m’apportait un autre broc d’eau chaude ou un essuie-plume. Bien que conscient que la vision d’un pied nu risquait de la choquer, je ne me sentais pas le courage de remettre ma chaussure.

Ce n’était pas la servante mais Baine, qui m’amenait le sac de voyage.

— J’ai le regret de vous annoncer que je n’ai pu récupérer qu’un de vos paniers, votre valise et ce sac malheureusement vide et endommagé.

Il désigna les entailles que j’avais pratiquées dans la toile pour permettre à la Princesse Arjumand de respirer.

— Il a dû franchir un déversoir avant d’atteindre la rive. Je le raccommoderai, monsieur.

Je ne souhaitais pas qu’il pût y découvrir des poils de chat.

— Non, ça ira comme ça.

— Je vous assure, monsieur. Il sera comme neuf.

— Merci, mais je m’en chargerai.

— Comme vous voudrez, monsieur.

Il alla tirer les rideaux de la fenêtre.

— Nous cherchons le canot. J’ai informé de l’incident l’éclusier de Pangbourne.

— Merci, répétai-je, impressionné par son efficacité.

— Les vêtements que contenait votre valise vont être lavés et repassés, monsieur. J’ai par ailleurs récupéré votre canotier.

— Merci.

— Il n’y a pas de quoi, monsieur.

J’avais cru qu’il me laisserait enfin, mais il s’incrustait.

Je me demandais ce que je devais faire pour m’en débarrasser. Donnait-on des pourboires aux majordomes ? J’essayai de me rappeler les cours subliminaux.

— Ce sera tout, Baine.

— Oui, monsieur.

Il s’inclina imperceptiblement, se dirigea enfin vers la porte et s’arrêta avant de la franchir.

— Bonne nuit, monsieur.

Il sortit. Je venais de m’asseoir sur le lit pour retirer la seconde chaussure quand on frappa.

C’était Terence.

— Dieu soit loué, vous êtes encore debout ! Il faut que vous m’aidiez. Nous avons un problème.

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