Chapitre dix-sept

Dans la vallée de la mort.

La charge de la brigade légère

Lord Alfred TENNYSON


Dans un vestibule – Une convocation – Baine fait une intéressante découverte – Dans les cuisines – Étonnantes révélations sur les dons de voyance de Jane – Préparatifs – Je compatis avec Napoléon – Joyaux – Duel de médiums – Une manifestation spectrale

Mme Mering se précipita vers la visiteuse qui attendait dans le vestibule avec neuf valises, une grande malle noire et le comte de Vecchio.

— Madame Iritosky, monsieur le comte ! Quelle agréable surprise ! Baine, allez dire au colonel que nous avons des invités. Il en sera ravi ! Vous connaissez déjà Mlle Brown, et je vous présente M. Henry.

Le comte de Vecchio s’inclina vers moi.

— Yé souis ravi dé vous connaître, signor Henry.

— Vous auriez dû nous informer de votre venue, déclara Mme Mering. Baine serait passé vous prendre à la gare.

— Je suis venue sitôt après avoir reçu un message de l’Au-Delà. On ne peut faire fi des convocations des esprits.

Mme Iritosky était très différente de ce que j’avais imaginé. Petite et boulotte, elle avait des cheveux grisonnants à la propreté douteuse et une robe brune élimée aussi miteuse que son chapeau orné de plumes de coq. Une femme telle que Mme Mering aurait dû la regarder de haut, mais elle battit des mains et s’exclama :

— Un message des esprits ! C’est sensationnel ! Que vous ont-ils dit ?

— Allez !

— Avanti ! traduisit le comte de Vecchio. Ils ont tapé cé mot sour la table. Allez.

— Aller où ? ai-je voulu savoir.

J’ai attendu la réponse, mais il n’y avait plus que le silence.

— Il silenzio.

— Aller où ? ai-je répété.

Et une petite lumière est brusquement apparue devant moi, avant d’entrer en expansion pour devenir…

Elle fit une pause mélodramatique.

— … votre lettre.

— Ma lettre ! murmura Mme Mering.

Je me dirigeai vers elle, craignant qu’elle ne tombât en pâmoison. Elle se contenta de vaciller et de me préciser :

— Je lui ai écrit pour l’informer que nous avions vu des esprits. Et ils sont intervenus pour hâter la remise du message !

Mme Iritosky regarda le plafond.

— Parce qu’ils ont quelque chose à vous annoncer. Je sens leur présence. Ils sont parmi nous à cet instant.

De même que Tossie, Terence, Baine et le colonel qui approchait. Il était botté, muni d’une épuisette et visiblement mécontent.

— Veut dire quoi, ça ? Espère que c’est important. Parlais de la bataille de Monmouth avec Peddick.

— Signorina Mering, amore mio, s’exclama le comte en se précipitant vers Tossie. Yé souis si heureux dé vous revoir.

Il lui fit le baisemain et Terence s’interposa.

— Enchanté. Terence St. Trewes, le fiancé de Mlle Mering.

Le comte et Mme Iritosky échangèrent un regard.

— Mesiel, vous ne devinerez jamais qui est là ! roucoulait Mme Mering. Madame Iritosky, permettez-moi de vous présenter mon mari, le colonel Mering !

Mme Iritosky s’inclina et ses plumes de coq chatouillèrent le nez du maître de maison.

Colonel, je vous remercie de nous offrir votre hospitalité.

— Hmmmmm, gronda-t-il à travers sa moustache.

— Je vous avais dit que j’avais vu des esprits, Mesiel. Mme Iritosky est venue les contacter. Elle sait qu’ils sont déjà parmi nous.

— Me demande bien où. Pas de place pour eux, dans ce capharnaüm.

— Oh !

Et Mme Mering remarqua enfin que nous étions à l’étroit.

— Madame Iritosky, monsieur le comte, allons dans la bibliothèque. Baine, dites à Jane de nous apporter du thé et portez les affaires de nos visiteurs dans leurs chambres.

— La malle aussi, madame ?

— La…

Mme Mering parut impressionnée par la pile de bagages.

— Seigneur ! Partez-vous en voyage ?

Mme Iritosky échangea un autre regard avec son compagnon.

— Qui me dit que les esprits ne m’enverront pas faire un interminable périple ?

— Certes, certes ! Non, Baine, Mme Iritosky en aura besoin pour notre séance. Allez la mettre au salon.

Je m’interrogeai. Où pourrait-il la caser ? Entre les ottomanes, l’écran pare-feu et l’aspidistra, peut-être ?

— Montez le reste au premier et défaites…

— Non ! l’interrompit sèchement Mme Iritosky. Je préfère m’en charger. Il convient de préserver le champ ectoplasmique, voyez-vous.

— Cela va de soi, répondit Mme Mering, qui ne devait pas savoir mieux que moi ce qu’était un tel champ. Après le thé, je vous conduirai là où j’ai vu mon premier spectre.

— Je crains que cet épuisant voyage n’ait réduit mes pouvoirs. Ah, ne me parlez pas des trains ! Je dois me reposer. Vous me ferez visiter les lieux demain.

— Naturellement, acquiesça Mme Mering, déçue.

— Nous chercherons tous les habitats des esprits. Leur présence ici est indéniable. Nous établirons une communication.

— Chic ! fit Tossie. Y aura-t-il des apparitions ?

— Peut-être, déclara Mme Iritosky.

Elle avait levé la main à son front et Mme Mering la guida vers la bibliothèque.

— Venez vous asseoir pour le thé.

Le comte leur emboîta le pas et nous en fîmes autant.

Terence se pencha vers Tossie.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas parlé de ce Vermicello ?

— De Vecchio. Il est très séduisant, n’est-ce pas ? Iris Chattisbourne dit que tous les Italiens sont irrésistibles.

Le colonel fit claquer son épuisette contre sa cuisse puis repartit vers la bataille de Monmouth en grommelant :

— Esprits ! Fariboles ! Billevesées !

Baine, qui avait regardé les bagages avec un air réprobateur, s’inclina et s’éloigna vers les cuisines. Je me retrouvai seul avec Verity.

— Qu’allons-nous faire ?

— Procéder à nos préparatifs. Avez-vous récupéré votre panier ?

— Oui, il est dans ma penderie.

— Portez-le au salon, pendant que je couds la boîte à violettes au sucre à mes jarretières.

Elle s’engagea dans l’escalier.

— Vous comptez organiser cette séance en présence de Mme Iritosky ?

— Le quinze, c’est demain. Avez-vous une autre solution à proposer ?

— Nous pourrions suggérer à Tossie de visiter l’église de Coventry… Ça a marché, pour celle d’Iffley.

— Elle s’intéressait moins à cet édifice qu’à Terence. Et vous l’avez entendue. Elle meurt d’impatience de voir des apparitions. Elle ne raterait ça pour rien au monde.

— Et le comte de Vecchio ? N’est-ce pas notre homme ? Il débarque au bon moment et si quelqu’un paraît avoir un nom d’emprunt, c’est bien lui.

— Impossible. Nous savons que Tossie a connu soixante années de bonheur auprès de son époux, et cet individu dilapiderait sa fortune et la plaquerait à Milan dans trois mois.

— Je dus reconnaître le bien-fondé de cette remarque.

— Que font-ils ici, d’après vous ?

— Je l’ignore. Je pensais que Mme Iritosky n’organisait jamais de séances hors de sa demeure parce que les lieux étaient truffés de trappes et de passages secrets.

Elle désigna sa malle.

— Mais elle a dû apporter certains de ses effets spéciaux. À moins qu’elle soit venue en repérage. Vous savez, fouiller dans les tiroirs, lire des lettres, jeter un coup d’œil aux portraits.

Elle prit le ferrotype d’un couple photographié à côté d’un écriteau sur lequel était écrit « Loch Lomond » puis feignit de se concentrer en effleurant son front du bout des doigts.

— Je vois un homme en haut-de-forme… Il se dresse… près d’une étendue d’eau… un lac, me semble-t-il. Oui, c’est un lac. Et Mme Mering de s’exclamer : « C’est tonton George ! » C’est comme ça qu’ils procèdent. Ils collectent des renseignements pour convaincre les sceptiques. Ce qui n’est d’ailleurs pas nécessaire, car Mme Mering est aussi crédule qu’Arthur Conan Doyle. Mme Iritosky doit avoir prévu de consacrer son « repos » à explorer les chambres et trouver de quoi alimenter sa prochaine séance.

— Nous pourrions lui demander de nous apporter le journal de Tossie, si elle met la main dessus.

— À propos, qu’a dit Finch ? Est-il formel, pour la date ?

— La graphologue a établi que ce voyage a eu lieu le quinze.

— Sait-il comment elle a procédé ? Un cinq ressemble à un six, ou un huit. Si c’était le seize ou le dix-huit, nous aurions le temps de… Il faut que je lui parle. Si Mme Mering vous interroge à mon sujet, dites-lui que je suis allée inviter le révérend Arbitage. Et cherchez-moi deux bouts de fil de fer d’environ quarante centimètres.

— Pour quoi faire ?

— Nous en aurons besoin. Finch n’aurait pas glissé un tambourin dans vos bagages, par hasard ?

— Non. Croyez-vous que c’est conseillé ? Rappelez-vous ce qui vous est arrivé hier.

Elle enfila ses gants.

— Je vais voir Finch, pas la graphologue. En outre, j’ai surmonté cette crise. Je ne vous trouve plus attirant du tout.

Sur ces paroles rassurantes, elle me laissa.

Je montai dans ma chambre, pris le panier d’osier et allai le déposer dans le salon. Verity ne m’avait pas dit ce qu’elle comptait en faire, aussi le laissai-je dans l’âtre, derrière l’écran pare-feu.

Quand je regagnai le couloir, Baine m’attendait.

— Puis-je vous dire deux mots, monsieur ? En privé.

— Naturellement, acquiesçai-je.

J’allai m’enfermer avec lui dans la bibliothèque, en espérant qu’il ne me poserait pas d’autres questions sur la société américaine.

— Vous n’avez pas rejeté la Princesse Arjumand dans la Tamise, au moins ?

— Oh, non, monsieur ! C’est au sujet de Mme Iritosky. En défaisant ses bagages, j’ai trouvé des objets qui m’ont laissé perplexe.

— Ne voulait-elle pas s’en charger ?

— Il serait malséant qu’une dame range ses affaires, monsieur. Et quand j’ai ouvert ses malles, j’y ai découvert des tiges, des trompettes, des clochettes, un accordéon qui joue tout seul, des fils de fer, des mètres de voile noir, un manuel de tours de passe-passe et… ceci !

Il me tendit une bouteille.

Je lus l’étiquette à voix haute :

— Peinture phosphorescente de chez Balmain.

— Je la soupçonne d’être un charlatan.

— Tout le laisse en effet supposer.

Je débouchai le flacon. Il contenait un fluide vert pâle.

— Je crains que ses intentions, et celles du comte de Vecchio, ne soient pas honorables. C’est pourquoi j’ai pris la liberté de dissimuler les bijoux de Mme Mering.

— C’est une excellente initiative.

— Mais ce que je redoute le plus, c’est l’influence de Mme Iritosky sur Mlle Mering qui risque d’être victime d’une machination. Pendant que ces dames prenaient le thé, Mme Iritosky a lu les lignes de sa main et lui a annoncé qu’elle voyait un mariage dans un avenir proche. Un mariage avec un étranger, monsieur. Or, Mlle Mering est impressionnable. Elle n’est pas suffisamment rationnelle pour pouvoir analyser ses sentiments. J’ai peur qu’elle ne fasse une sottise.

— Vous avez pour elle beaucoup d’affection, déclarai-je, surpris.

Il rougit.

— Elle a certes quelques menus défauts. Elle est vaniteuse, superficielle et sotte, mais seule son éducation est à blâmer. Si c’est une enfant gâtée, le cœur du fruit est sain.

Il paraissait gêné.

— Toutefois, elle ne sait rien du monde et c’est pour ça que je m’adresse à vous.

— Nous partageons vos inquiétudes, Mlle Brown et moi-même. Nous voudrions persuader Mlle Mering de nous accompagner à Coventry pour l’éloigner de ces individus peu recommandables.

— Oh ! C’est une très bonne idée, et si je puis vous aider…

Je lui rendis la peinture phosphorescente de chez Balmain.

— Rapportez ceci à Mme Iritosky, avant qu’elle ne découvre sa disparition.

Mais j’avais des regrets, car elle eût parfaitement convenu pour écrire « Coventry » sur la table.

— Oui, monsieur.

— Peut-être faudrait-il mettre également l’argenterie en lieu sûr.

— C’est fait, monsieur. Merci, monsieur.

Il alla vers la porte.

— Baine, je suis convaincu que de Vecchio n’est pas plus comte que moi et qu’il voyage sous un nom d’emprunt. Si vous trouvez de la correspondance en défaisant ses bagages…

— Comptez sur moi, monsieur. Et si je puis être utile, n’hésitez pas à me le dire. Je n’ai d’autre désir que de protéger Mlle Mering.

— Je sais, dis-je en me dirigeant vers les cuisines.

— Du fil de fer ? répéta Jane en s’essuyant les mains dans son tablier. Pour quoi faire, monsieur ?

— Attacher ma valise. La fermeture est cassée.

— Baine la réparera. Va-t-il y avoir une séance, à présent que la madame est là ?

— Oui.

— Y aura-t-il des trompettes ? Ma sœur, qui travaille à Londres, a accompagné sa maîtresse chez une spirite. Elle m’a raconté qu’une trompette était arrivée en flottant au-dessus de la table et avait joué les premières mesures du « Temps des cerises ».

— Je ne puis garantir qu’il y aura des cuivres, avouai-je. Mais Baine s’occupe des bagages des visiteurs et je ne voudrais pas le déranger. Il m’en faudrait deux longueurs d’environ un pied et demi de long.

— Et un bout de ficelle ?

— Non.

Elle ouvrit un tiroir et y fouilla, pendant que je regrettais de ne pas avoir chargé Baine d’en subtiliser à Mme Iritosky.

— Savez-vous que j’ai reçu le don de la clairvoyance, comme ma mère ?

— Hmm ?

Je découvrais de nombreux ustensiles non identifiables, mais pas le moindre bout de fil de fer.

— Quand Sean a cassé son collier, j’ai tout vu en rêve. Je sens comme des fourmis au creux de mon estomac, quand une catastrophe se prépare.

Cette séance, par exemple ?

— La nuit dernière, j’ai rêvé d’un grand bateau. Vous êtes libre de ne pas me croire, mais j’ai dit à la cuisinière que quelqu’un allait faire un voyage. Et voilà que cette madame arrive ! Vous croyez qu’il y aura une apparition, ce soir ?

J’espère que non, me dis-je. Je ne pouvais cependant être sûr de rien, avec Verity.

— Qu’avez-vous projeté ? lui demandai-je lorsqu’elle revint, peu avant le dîner. Vous n’avez pas prévu de vous couvrir de voiles ou de faire un numéro de ce genre, au moins ?

— Non, murmura-t-elle, comme à regret.

Nous nous tenions à l’extérieur des portes à la française du salon où, sur le canapé, Mme Mering décrivait à sa fille les ronflements de Cyril.

Les plaintes d’une âme damnée subissant les tourments de l’enfer…

Le professeur et le colonel avaient pris Terence en étau pour lui raconter des histoires de pêcheurs et nous devions quant à nous nous exprimer à voix basse. Ni Mme Iritosky ni le comte n’étaient descendus. Sans doute se reposaient-ils encore. J’espérais qu’ils n’avaient pas surpris Baine fouillant dans leurs bagages.

— Rien ne vaut la simplicité, me déclara Verity. Avez-vous les fils de fer ?

— Jane les a trouvés après m’avoir infligé pendant plus d’une heure la narration de ses expériences de clairvoyance. À quoi vont-ils servir ?

— À incliner la table. Vous tordrez les extrémités et dissimulerez le tout dans vos manches. Quand ils éteindront les lumières, vous les ferez glisser pour les accrocher sous le plateau que vous pourrez ainsi soulever sans lâcher les mains de vos voisins.

— Le soulever ? Vous parlez de cet énorme machin en bois de rose ? Il me faudrait un palan !

— L’effet est celui d’un levier.

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai lu dans un roman policier.

— J’aurais dû m’en douter.

— Et si on me voit ?

— Impossible. Tout sera plongé dans l’obscurité.

— Quelqu’un peut décider d’éclairer la pièce.

— Non, ça ferait fuir les esprits.

— C’est pratique, reconnus-je.

— Très. Nul ne pourra vous démasquer quand vous remuerez la table.

— Si j’y arrive. Elle doit peser une tonne.

— Mlle Climpson l’a fait, dans Poison violent. Elle n’avait pas le choix, notez bien. Comme nous, Lord Peter était pressé par le temps.

— Avez-vous vu Finch ?

— Oui. J’ai dû aller jusqu’à la ferme des Bakers, où il était allé acheter une botte d’asperges. Qu’est-ce qu’il mijote ?

— Le chiffre était bien un cinq ?

— C’était écrit en toutes lettres. Le 15 juin.

— Le 15 juin, dit le professeur Peddick. La veille de la bataille de Quatre Bras et des erreurs qui ont provoqué un désastre. Napoléon n’aurait jamais dû confier à Ney la prise de Quatre Bras. Un jour funeste.

— Ce sera un jour funeste si nous n’emmenons pas Tossie à Coventry, me murmura Verity. Voilà ce que nous allons faire. Vous inclinerez la table et Mme Iritosky demandera si un esprit est là. Je taperai une fois. Ça veut dire oui. Elle voudra alors savoir si j’ai un message à adresser à quelqu’un, et je n’aurai qu’à l’épeler.

— Comment ça ?

— On récite l’alphabet et le fantôme frappe quand on arrive à la bonne lettre.

— Ça doit être long. Je m’étonne qu’ils n’aient pas trouvé un moyen de communication plus rapide.

— La planchette oui-ja ne sera inventée qu’en 1891. Nous devrons nous en contenter.

— Comment taperez-vous ?

— J’ai cousu la boîte à violettes au sucre à une jarretière et son couvercle à l’autre. Je n’aurai qu’à rapprocher mes genoux. J’ai fait des essais, dans ma chambre.

— Ne risquez-vous pas de vous mettre à claquer de façon intempestive ? Pendant le dîner, par exemple.

— J’ai monté une des jarretières. Je la redescendrai une fois assise. Non, le plus difficile, ce sera d’empêcher Mme Iritosky d’en faire autant.

— Utilise-t-elle une boîte à violettes au sucre, elle aussi ?

— Non, elle fait craquer ses orteils comme les sœurs Fox. Mais si vous collez votre jambe à la sienne, elle n’osera pas intervenir. Pas avant que j’aie épelé « Coventry », en tout cas.

— Vous êtes sûre que ça va marcher ?

— Mlle Climpson a réussi, et c’est écrit. Vous avez entendu Finch. Tossie est allée là-bas le quinze. Il ne nous reste qu’à donner un coup de pouce au destin.

— C’est absurde.

— À l’époque victorienne, les femmes n’ont pas à faire preuve de bon sens.

Elle me prit par le bras.

— Voici Mme Iritosky et le comte. Nous pouvons aller participer au dîner.

Ce que nous fîmes en mangeant de la sole grillée et de l’agneau à la broche, et en écoutant le colonel et le professeur réécrire l’histoire.

— Aurait pas dû passer la nuit à Fleurus, disait le colonel. S’il était allé à Quatre Bras, l’affrontement aurait eu lieu vingt-quatre heures plus tôt et les forces de Wellington et de Blücher n’auraient pu opérer leur jonction.

— Allons donc ! s’exclama Peddick. Il aurait dû attendre que le sol s’assèche, pas continuer dans ce bourbier.

Je ne pus m’empêcher de penser que la critique était facile. Qu’auraient-ils fait s’ils n’avaient comme Napoléon, Verity et moi-même disposé que de vagues indices et d’une date lue dans un journal autrement illisible ?

— Calembredaines ! Aurait dû attaquer plus tôt et prendre Ligny. N’aurait pas eu à se battre à Waterloo.

— Vous avez dû participer à de grandes batailles quand vous étiez aux Indes, colonel, les interrompit Mme Iritosky. Et voir d’innombrables trésors. N’avez-vous pas ramené des souvenirs ? L’émeraude d’un radjah ou la pierre de lune sertie dans l’œil d’une idole ?

— Quoi ? postillonna le colonel Mering à travers sa moustache. Pierre de lune ? Idole ?

Tossie décida de faire étalage de son érudition.

— Oui, père, vous savez, La Pierre de lune. C’est un roman.

— Jamais entendu parler.

— Un ouvrage de Wilkie Collins. La Pierre de lune a été volée et le héros récupère l’objet du délit sans le savoir. Vous devriez le lire.

— Inutile, à présent que je connais la fin.

— Mesiel m’a apporté un magnifique collier de rubis de Bénarès, confia Mme Mering.

Mme Iritosky lorgna de Vecchio.

— Des rubis ! Vraiment !

— La signora n’a pas bésoin dé roubis quand elle a pour fille oun pareil joyau, dit le comte. Mlle Mering est oun diamant. Qué dis-je, c’est un zaffiro perfetto. Comment dites-vous, déjà ? Oun saphir sans crapauds ?

Je m’intéressai à Baine qui servait la soupe, la mine lugubre.

— Mme Iritosky a établi un contact avec l’esprit d’un radjah qui avait été écrasé par un éléphant, expliqua Mme Mering. Croyez-vous que nous verrons des apparitions, lors de la séance de ce soir ?

— De ce soir ? répéta la spirite, alarmée. Non, non, c’est hors de question. Ces choses ne s’improvisent pas. Je dois m’y préparer, me recueillir.

Et déballer les trompettes, pensai-je. Je regardai Verity, m’attendant à la voir aussi chagrinée que Baine, mais cette déclaration ne lui avait pas coupé l’appétit car elle continuait de manger sa soupe.

— Je serais en outre surprise que nous puissions voir quoi que ce soit, madame Mering. Cela ne se produit qu’à proximité de ce que nous appelons des portes, des points de passage entre notre monde et l’Au-Delà…

— Il y en a un, à Muchings End. J’en suis certaine. J’ai vu des fantômes dans la maison et la propriété. Je sais qu’ils se manifesteront, si vous acceptez d’organiser une séance.

— Il ne faudrait pas que Mme Iritosky se surmène, intervint Verity. Les voyages en train sont épuisants et elle doit économiser ses précieux pouvoirs. Nous nous passerons d’elle.

— Vous vous passerez de moi ?

— Nous ne voudrions pas abuser. Nous attendrons que votre champ ectoplasmique se soit reconstitué pour établir un contact digne de ce nom.

Mme Iritosky ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit… tel le ryunkin aux yeux globuleux du colonel Mering.

— Du poisson ? demanda justement Baine en lui présentant un plat de soles.

Il ne restait qu’à espérer que nous remporterions également le deuxième round.

Le révérend Arbitage arriva à neuf heures, et je mis les présentations à profit pour dissimuler les fils de fer dans mes manches. Puis – à l’exception de Mme Iritosky qui nous avait priés de l’excuser et du colonel Mering qui était allé lire son journal dans la bibliothèque – nous pénétrâmes dans le salon et nous assîmes autour de la table en bois de rose. Un meuble que je ne réussirais jamais à faire bouger, avec ou sans effet de levier.

Verity me fit asseoir près d’elle et déposa sitôt après quelque chose sur mes genoux.

— Qu’est-ce ? lui murmurai-je pendant que Terence, le comte et le révérend Arbitage se bousculaient pour s’installer à côté de Tossie.

— Le panier de la Princesse Arjumand. Vous l’ouvrirez à mon signal.

— Quel signal ?

Elle m’en fit la démonstration en m’assénant un coup de pied dans les tibias.

Le comte et le vicaire remportèrent la joute et Terence fut relégué entre M. Arbitage et Mme Mering. Peddick se plaça près de moi.

— Napoléon s’intéressait au spiritisme, me dit-il. Il a participé à une séance de ce genre dans la Grande Pyramide de Gizeh.

— Nous dévons joindre nos mains, disait le comte à Tossie. Cosi…

— Oui, oui, joignons nos mains, fit Mme Mering. Oh, madame Iritosky !

La spirite se dressait sur le seuil de la pièce, drapée d’une ample robe pourpre aux larges manches.

— Les esprits m’ont ordonné d’écarter les voiles de l’Au-Delà. Je ne puis me soustraire à mon devoir, malgré ma profonde lassitude.

— C’est merveilleux ! Venez vous asseoir. Baine, apportez une chaise à Mme Iritosky.

— Non, non, fit cette dernière en tendant l’index vers le professeur. C’est là que convergent les vibrations téléplasmiques.

Avec obligeance, il lui céda son siège.

Au moins ne s’était-elle pas assise entre moi et Verity. Mais elle me séparait à présent du comte de Vecchio, ce qui signifiait qu’elle garderait une main libre et qu’il me serait encore plus difficile que prévu de faire sautiller la table.

— Il y a trop de lumière, ici. Où est ma malle ?

— Baine, ne vous avais-je pas dit de l’amener au salon ? fit Mme Mering.

— Une charnière a été endommagée pendant le transport et j’ai pris la liberté de la porter dans les cuisines pour la remettre en état, madame. C’est chose faite, dois-je aller la chercher ?

— Non ! décida Mme Iritosky. C’est inutile. Il n’y aura pas d’apparitions, ce soir. Les esprits souhaitent seulement nous parler. Formons un cercle.

Elle étala ses grandes manches pourpres sur la table et j’agrippai fermement sa main droite.

— En douceur, voyons !

— Désolé. C’est la première fois que je fais ça.

— Éteignez tout, ordonna-t-elle à Baine. Les esprits craignent une clarté trop vive. Apportez un bougeoir. Ici.

Elle avait désigné un guéridon proche de son coude.

Baine alluma la mèche et alla fermer le gaz.

— N’éclairez la pièce sous aucun prétexte, ce serait très dangereux.

Tossie gloussa. Mme Iritosky toussa et lâcha ma main pour la placer devant sa bouche. J’en profitai pour accrocher les fils de fer sous la table.

— Veuillez m’excuser. J’ai la gorge fragile, dit-elle en rétablissant le contact.

Et si Baine avait enfreint ses instructions et fait la lumière, j’aurais probablement constaté que c’était la main du comte de Vecchio qui se blottissait désormais dans la mienne.

Une jarretière se déplaçait sur ma droite.

— Je n’ai jamais participé à une séance, rappelai-je pour couvrir ses bruissements. Nous ne risquons pas d’apprendre une mauvaise nouvelle, au moins ?

— Les esprits s’expriment comme ils l’entendent.

— N’est-ce pas passionnant ? fit Mme Mering.

— Silence, gronda Mme Iritosky d’une voix sépulcrale. Esprits, nous vous appelons du monde des vivants. Venez nous révéler notre destinée.

La flamme de la chandelle vacilla, s’éteignit.

Mme Mering cria.

— Silence ! Ils approchent.

Il y eut un long silence pendant lequel plusieurs personnes toussèrent discrètement. Quand Verity effleura mon tibia, je lâchai sa main et soulevai le couvercle du panier.

— Je sens quelque chose, dit-elle.

Je savais qu’elle mentait, car c’était contre mes jambes que se frottait la Princesse Arjumand.

— Je le perçois, fit le révérend Arbitage. Une sorte de caresse spectrale.

— Oh ! criola Tossie. Moi aussi.

— Esprit es-tu là ? demanda Mme Iritosky.

Je me penchai en avant, remontai mes poignets et fus sidéré. Car la table avait bougé. À peine, mais suffisamment pour que Mme et Mlle Mering glapissent et que Terence s’exclame :

— Ça, ma foi !

Ce fut avec irritation que Mme Iritosky reprit l’initiative.

— Esprit, es-tu là ? Si oui, tape une fois.

Je retins ma respiration.

Clac, fit la boîte à violettes, comme dans un roman policier.

— Es-tu Gitcheewatha ?

— C’est son guide spirituel, précisa Mme Mering. Un vieux chef peau rouge.

Clac, clac.

— Serais-tu l’esprit que j’ai vu l’autre soir ? s’enquit-elle.

Clac.

— Je le savais !

— Qui es-tu ? lança sèchement Mme Iritosky.

Un silence.

— Il doit souhaiter que nous utilisions l’alphabet, fit remarquer Verity.

Et je sus que si nous n’avions pas été dans une obscurité totale Mme Iritosky l’aurait empalée du regard.

— Veux-tu que nous récitions les lettres de l’alphabet ? suggéra à son tour Mme Mering.

Clac, plus un coup de pied aux tibias.

— Compris, m’empressai-je de dire. ABC…

Clac.

— Continuez, monsieur Henry, m’encouragea Mme Mering.

Il me fallait avant tout empêcher Mme Iritosky d’intervenir. Je déplaçai latéralement ma jambe pour caler mon pied contre le sien.

— ABCDEFGHIJKLMNO… débitai-je rapidement.

Clac.

Je sentis ses jupes s’éloigner et envisageai un court instant d’abattre ma main sur son genou afin de le bloquer.

Mme Mering profita de mon inattention pour prendre la relève.

— ABCDEFGHIJKL…

Un claquement se fit entendre, bien trop tôt.

— C-O-L ? reconstitua Mme Mering.

— C’est justement au col de Roncevaux que s’est joué… commença le professeur Peddick.

— Je sais, l’interrompit fièrement Tossie. C’est là que Roland a joué avec un éléphant…

— Col, colchique, Coleridge, fit le révérend Arbitage. Es-tu l’esprit de Samuel Taylor Coleridge ?

La situation dégénérait, et je cherchai désespérément quelque chose ayant un rapport avec Coventry.

— Non ! m’exclamai-je. J’ai compris ! L’esprit a confondu les lettres. La première n’est pas un C mais un G, car qu’est-ce qu’un G sinon un C rabattu vers l’intérieur ? Et la dernière lettre n’est pas un L mais un D, autrement dit un L dont la barre horizontale remonte au début.

Et j’espérai que nul ne ferait remarquer que les lettres n’avaient pas été écrites mais prononcées et que mon raisonnement ne tenait absolument pas la route.

— Ce qui donne G-O-D… Ne serais-tu pas l’esprit de Lady Godiva, par hasard ?

Un clac catégorique nous remit heureusement sur la bonne voie.

— Lady Godiva ? répéta Mme Mering, hésitante.

— Celle qui est allée se promener toute…

— Tocelyn !

— Lady Godiva est une sainte femme, affirma Verity. Si elle a parcouru ainsi les rues de Coventry, c’était pour obtenir un allégement des impôts. Son message doit être très important.

— Oui, dis-je en accentuant la pression contre la jambe de Mme Iritosky. Qu’as-tu à nous dire, Lady Godiva ? ABC…

Clac.

Je redémarrai, bien décidé à ne pas laisser Mme Iritosky faire claquer ses orteils.

— ABCDEFGH…

Il y eut un bruit très sec, comme si ses pieds étaient fous de rage. Je n’en fis pas cas et continuai jusqu’au O, en vain.

— H, avait relevé Mme Mering. C-H…

— Quel mot commence par CH ? s’interrogea Tossie.

À peine Mme Mering eut-elle le temps d’ouvrir la bouche qu’un claquement se produisit. Je compris que nous n’arriverions jamais au O et encore moins au V.

— C-H-A…

— Chat, prononça Mme Iritosky. Elle veut nous parler du chat de Mlle Mering.

Elle changea brusquement de timbre de voix pour annoncer :

— Je vous apporte des nouvelles de la Princesse Arjumand. Elle est ici, avec nous, dans l’Au-Delà…

— La Princesse Arjumand ? Dans l’Au-Delà ? fit Tossie. C’est impossible ! Elle…

— Il ne faut pas être chagrinée par sa mort, mon enfant. Elle est heureuse, outre-tombe.

La Princesse Arjumand choisit cet instant pour sauter sur la table, effrayant tout le monde et incitant Tossie à crioler.

— Oh, Princesse Arjumand ! Je savais bien que tu n’étais pas morte. Pourquoi l’esprit a-t-il menti, madame Iritosky ?

Je n’attendis pas que le médium eût trouvé une explication plus ou moins plausible.

— Je doute que nous ayons interprété correctement les réponses. Il faut tout reprendre au début. Qu’essaies-tu de nous faire comprendre, ô esprit ?

Et je recommençai, le plus vite possible.

— ABC…

Clac.

— A…

Clac.

Zut !

— ABDEFGHIJKLMNOPQRSTUV…

Cette fois, ce fut Verity qui claqua et Tossie demanda :

— C-A-V… Ça veut dire quoi ? Cav… ? Cave ? Elle désire que nous descendions à la cave ?

— Cav ? Cov ? tentai-je.

— Coventry ! s’exclama Mme Mering, et j’eus envie de l’embrasser. Esprit, veux-tu que nous allions à Coventry ?

Un clac plein de ferveur.

Je pesai de tout mon poids sur la chaussure de Mme Iritosky.

— À quel endroit de Coventry ?

Et je récitai l’alphabet au galop.

Verity décida avec sagesse de ne pas attendre le S du mot « saint ». Elle tapa sur le M, le I et le C. Et, ne sachant trop pendant combien de temps je pourrais encore immobiliser les orteils de ma voisine, je lançai :

— Michael ?

Et obtins un clac de confirmation.

— Veux-tu que nous allions à l’église St. Michael ?

Un autre clac, et je ramenai mon pied.

— L’église St. Michael, répéta Mme Mering. Oh, madame Iritosky, nous partirons dès l’aube…

— Silence ! intima la spirite. Je perçois la présence d’un esprit malin.

Et mon pied se mit à chercher frénétiquement le sien.

— Es-tu un esprit malin ? s’enquit-elle.

Clac.

J’attendais que Verity ajoute un claquement de négation mais n’entendais que des bruissements. La boîte à violettes avait dû glisser le long de sa jambe.

— Es-tu sous l’emprise d’une puissance satanique ?

Clac.

— Baine ! Faites la lumière ! ordonna Mme Iritosky.

Elle gratta une allumette et ralluma la bougie.

Une rafale de vent s’engouffra par les portes à la française et souffla la flamme.

Tossie hurla et Terence hoqueta. Un gémissement spectral s’éleva et une chose luminescente se matérialisa au-delà des rideaux qui s’enflaient.

— Mon Dieu ! fit le révérend Arbitage.

— Un ectoplasme, murmura Mme Mering.

La forme venait vers nous en flottant au ras de la pelouse, légèrement inclinée vers bâbord et nimbée d’un halo verdâtre surnaturel.

Mme Iritosky – ou plus exactement le comte de Vecchio – lâcha ma main et j’en profitai pour remonter les fils de fer dans mes manches. Je sentis Verity soulever ses jupes et se pencher pour fourrer la boîte à violettes dans ma bottine droite.

— Comte, faites la lumière !

— Oun fantasma ! s’exclama de Vecchio, sans doute en se signant.

Verity se redressa et prit ma main.

— Ô, apparition, es-tu l’esprit de Lady Godiva ?

— Comte de Vecchio, je vous somme d’ouvrir le gaz ! insistait Mme Iritosky.

Le spectre atteignit les portes à la française puis parut s’élever, nous révélant un visage voilé aux grands yeux noirs et au nez écrasé, avec des bajoues.

La main de Verity se crispa sur la mienne.

— Ô, esprit, veux-tu que nous allions à Coventry ?

L’apparition recula lentement et disparut soudain, comme si on avait jeté sur elle une toile noire. Les portes se refermèrent en claquant.

— Lady Godiva nous a dit d’aller à Coventry, résumai-je. Nous ne pouvons ignorer les ordres d’un esprit.

— Avez-vous vu ça ? balbutiait le comte. C’était horrible, horrible !

— J’ai vu un séraphin, disait quant à lui le révérend Arbitage, extasié.

Et la lumière fut, nous révélant Baine juché sur une table, à côté de la lampe dont il réglait la flamme.

— Oh, madame Iritosky ! fit Mme Mering en s’effondrant sur le tapis. J’ai reconnu ma défunte mère !

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