Chapitre vingt-trois

« Savez-vous ramer ? S’enquit la Brebis, en lui tendant une paire d’aiguilles à tricoter.

— Oui, un peu… Mais pas sur la terre ferme… Et pas avec des aiguilles… » commençait de dire Alice quand soudain les aiguilles dans ses mains se changèrent en avirons et elle s’aperçut que la Brebis et elle-même se trouvaient dans un petit esquif en train de glisser entre deux rives ; de sorte que tout ce qu’il lui restait à faire, c’était de ramer de son mieux.

Lewis Carroll


Dans le labo – Je tente de déterminer mes coordonnées spatio-temporelles – Dissimulation – Indiscrétions – Les trésors des cathédrales – Dans une librairie – Les vêtements masculins sont indémodables – Les livres sont intemporels – Autres indiscrétions – Un dénouement révélé – Dans un cul-de-basse-fosse – Chauves-souris – Je mets à contribution mes petites cellules grises – Je m’endors – Autre entretien avec un artisan – L’origine de la légende du fantôme de Coventry

J’étais dans une vieille salle de conférence de Balliol et je voyais sur un mur un tableau noir et une carte déroulante, sur la porte des avis et bulletins.

Mais les lieux avaient été transformés en laboratoire. Des ordinateurs primitifs et leurs moniteurs s’alignaient sur une longue table, reliés par un fouillis de cordons et d’adaptateurs.

Je regardai derrière moi une croix de ruban adhésif au centre d’un grand cercle dessiné à la craie. Il y avait au-delà un assortiment impressionnant de condensateurs, de boîtiers métalliques couverts de cadrans et de boutons de tuyaux en PVC, de gros câbles, de fiches diverses et de résistances, le tout étant connecté par un enchevêtrement de fils encore plus angoissant. Les composants d’un transmetteur, bien qu’il fût difficile d’admettre qu’un tel bric-à-brac permettait de remonter dans le passé.

J’eus une pensée effrayante. L’incongruité n’avait-elle pas affecté les progrès de la science au même titre que les amours de Terence et de Maud et le bombardement de Berlin ?

J’approchai de la porte, sans oser espérer que les bulletins n’étaient pas rédigés en allemand.

Je poussai un soupir de soulagement en lisant sur celui du haut : « Il est formellement interdit de se garer sur le Broad, Parks Road et l’aire de stationnement de Naffield College. Mise en fourrière immédiate. » Si de telles mesures avaient des accents fascistes, les avis des services de surveillance du campus avaient toujours été dictatoriaux et aucun svastika n’agrémentait celui-ci, pas plus que les horaires des chemins de fer se trouvant à côté. Je lus sur un papier rose : « Les étudiants qui n’ont pas réglé leurs droits d’inscription du deuxième trimestre sont attendus à l’économat. »

Et, naturellement : « Brocante au profit des orphelins du la Pandémie et kermesse de St. Michael le 10 avril de dix heures à seize heures. Réalisez de bonnes affaires. Dénichez l’objet rare. »

Je n’étais donc pas dans une Angleterre nazie et rien n’avait empêché la grande épidémie de décimer l’humanité.

Je regrettais seulement que l’année ne fût précisée nulle part.

Du papier condamnait les fenêtres et j’allai en soulever un angle pour regarder à l’extérieur. J’étais bien à Balliol, par une magnifique journée de printemps. Devant la chapelle, les lilas étaient en fleurs et l’énorme hêtre du centre de la cour avait toutes ses feuilles.

Étant donné que le châtaignier qui s’y dressait à mon époque avait au moins trente ans, j’étais arrivé avant 2020 mais après la Pandémie. Par ailleurs le voyage temporel était déjà devenu une réalité et l’horaire des trains m’indiquait que le métro n’avait pas encore atteint Oxford. Entre 2013 et 2020, donc.

Je retournai vers les ordinateurs. Sur le moniteur central papillotaient les mots « Pressez la touche de réinitialisation ! ».

Ce que je fis. Les voiles redescendirent avec un bruit sourd. Ils n’étaient pas transparents mais en velours rouge, comme dans un théâtre.

« Destination ? » J’ignorais quelles instructions il convenait de fournir à la machine pendant cette période héroïque où les historiens partaient au jugé, sans relèvements de Pulhaski ni vérification des paramètres, sans savoir où ils iraient et s’ils en reviendraient. Le bon vieux temps.

Mais l’interface était déjà conviviale et je saisis : « Coordonnées actuelles ? »

Tout s’effaça et « Erreur » se mit à clignoter.

Je réfléchis puis enfonçai F1 pour obtenir de l’aide.

Un nouvel effacement. Cette fois, l’écran resta vierge. Merveilleux.

Je testai d’autres touches de fonction. « Destination ? » réapparut.

Un bruit m’incita à chercher une cachette. Je ne vis que le transmetteur, plongeai derrière le rideau rouge et le tirai.

Le visiteur batailla longtemps avec la serrure, qui finit par cliqueter.

Je reculai et m’immobilisai. J’entendis la porte se refermer, puis le silence.

Je tendais l’oreille. Rien. L’inconnu avait-il changé d’avis et fait demi-tour ? J’approchai précautionneusement du voile et écartai ses pans d’un millimètre. À côté du seuil, une fille au demeurant fort séduisante mordillait sa lèvre inférieure et regardait dans ma direction.

Je contins un besoin instinctif de me rejeter en arrière. Perdue dans ses pensées, elle ne m’avait pas vu.

Sa robe blanche qui s’arrêtait aux chevilles pouvait dater des années trente, ses longs cheveux roux réunis en queue de-cheval du début du millénaire. Ce qui ne m’était d’aucune utilité étant donné que des historiennes du milieu du siècle avaient, elles aussi, adopté cette coiffure… lorsqu’elles ne se faisaient pas des tresses ou des chignons pour ne pas avoir des mèches devant les yeux.

Encore plus jeune que Tossie, elle avait une alliance et me rappelait quelqu’un. Ce n’était pas Verity, malgré son air décidé. Ni Lady Schrapnell ou une de ses ancêtres. Une personne que j’avais rencontrée à une vente de charité ?

Je tentai de la situer. Sa chevelure avait été différente. Plus claire.

Elle demeura sur place une bonne minute, paraissant à la fois effrayée et en colère, puis elle se dirigea vers la batterie d’ordinateurs et sortit de mon champ de vision.

Je l’entendis pianoter et espérai qu’elle ne saisissait pas les coordonnées d’un saut, ou les instructions qui feraient remonter les voiles.

Je gagnai l’interstice suivant et pus constater qu’elle avait toujours la même expression déterminée.

Et son désespoir paraissait aussi profond que celui que j’avais lu sur les traits de Verity quand Tossie et Terence nous avaient annoncé leurs fiançailles.

Un bruit l’incita à se lever et disparaître. Une clé tourna dans la serrure. Lorsque j’atteignis mon point d’observation précédent, le nouveau venu se dressait sur le seuil et la fixait.

Ce jeune homme à lunettes, jean et vieux sweat-shirt troué, avait des cheveux châtain clair de la longueur intermédiaire adoptée par les historiens pour pouvoir passer à peu près inaperçus à toutes les époques. Je lui trouvais un je-ne-sais-quoi de familier.

Il tenait une grosse liasse de feuilles et de chemises, ainsi que la clé du labo.

— Salut, Jim, lui dit-elle.

— Que fais-tu ici ?

Et je reconnus aussitôt cette voix.

M. Dunworthy !

Il m’avait souvent parlé des balbutiements du voyage temporel mais je ne l’avais jamais imaginé maigre, jeune, empoté et… apparemment amoureux.

— Je suis venue vous voir, toi et Shoji. Où est-il ?

— Le grand patron l’a convoqué. Une fois de plus.

M. Dunwor… Jim alla poser son chargement sur la table.

Je changeai de trou d’observation, en maugréant contre leur bougeotte.

— Ça va mal ?

Il feuilleta ses documents.

— Plutôt. Arnold P. Lassiter a remplacé notre doyen, depuis que tu nous as quittés pour épouser Bitty. Ce « P » doit être l’initiale de Prudence. Il est si pusillanime qu’il n’a pas autorisé un seul transfert de tout le trimestre. En partant du principe qu’il « serait dangereux de se déplacer dans le temps avant d’avoir compris de quoi il retourne », il nous oblige à remplir des tonnes de formulaires. Il réclame une analyse complète de tous les sauts… les rares auxquels il donne son feu vert : contrôles des paramètres, graphiques des décalages, risques d’anachronismes, contrôles de sécurité…

Il cessa de fouiller dans la pile.

— Comment es-tu entrée ?

— La porte n’était pas verrouillée.

— Super ! S’il l’apprend, il en aura une attaque.

Il trouva la chemise qu’il cherchait et la sortit du tas.

— Bitty n’est pas avec toi ?

— Il est allé à Londres, pour faire appel de la décision de l’Église d’Angleterre.

L’expression de Jim changea.

— J’ai entendu dire qu’elle avait décrété Coventry sans intérêt. Désolé, Lizzie.

Coventry. Lizzie. Il s’agissait d’Elizabeth Bittner, la future veuve de l’évêque.

— Sans intérêt, répéta-t-elle. Une cathédrale, sans intérêt. Ce sera bientôt la religion qu’ils jugeront sans intérêt, puis l’art et la vérité. Sans parler de l’histoire.

Elle se dirigea vers les fenêtres condamnées et disparut à ma vue.

Allez-vous rester tranquille ? pensai-je pendant qu’elle ajoutait :

— C’est trop injuste. Sais-tu qu’ils ont conservé Bristol ! Bristol !

Jim sortit à son tour de mon champ de vision.

— Pourquoi ont-ils éliminé Coventry ?

— Ils estiment que chaque diocèse doit s’autofinancer à soixante-quinze pour cent, ce qui impose d’attirer des touristes. Et ces derniers ne s’intéressent qu’aux tombeaux et aux trésors. Canterbury a Becket, Winchester Jane Austen et ses fonts baptismaux en marbre noir de Tournai. St. Martin’s-in-the-Fields est à Londres et les gens en profitent pour visiter la tour et le musée de cire de Madame Tussaud. Nous avions nous aussi des trésors, mais la Luftwaffe les a détruits en 1940.

— Il y a le vitrail du baptistère.

— Le problème, c’est que la nouvelle cathédrale ressemble à un entrepôt, que les vitraux dont tu parles sont orientés du mauvais côté et qu’on ne pourrait imaginer une tapisserie plus atroce. Le milieu du XXe siècle n’est pas une période faste pour les arts, ni pour l’architecture.

— Les ruines…

— Elles n’intéressent personne. Bitty a tenté de convaincre le comité d’attribution des crédits que Coventry est un site historique, mais la Seconde Guerre mondiale appartient au passé. La démarche qu’il entreprend aujourd’hui est également vouée à l’échec.

— Vous allez fermer boutique ?

— Le diocèse est trop endetté. Vendre est la seule solution.

Elle revint dans mon champ de vision, la mine sévère.

L’Église de l’Au-Delà nous a fait une offre. Une secte New Age. Planchettes oui-ja, apparitions, conversations avec les morts. Ça le tuera…

— Que va-t-il faire ?

— Comme il n’y a plus de vocations et que les rats quittent le navire, ils lui ont déjà proposé un canonicat à Salisbury.

— Voilà qui est parfait ! Salisbury ne figure pas sur la liste des trucs sans intérêt, au moins ?

— Non. Il y a des trésors, là-bas. Et Turner. Dommage qu’il ne se soit pas installé à Coventry. Mais Bitty ne s’en remettra pas. Il est un descendant de Thomas Botoner, un des constructeurs de l’ancienne cathédrale. Il ferait n’importe quoi pour sauver la nouvelle.

— Et toi, tu ferais n’importe quoi pour le sauver.

— Oui. C’est pour cela que je suis venue te voir. J’ai un service à te demander.

Elle se rapprocha de lui, et ils ressortirent de mon champ de vision.

— Si nous pouvions emmener des gens voir l’incendie de 1940, ils prendraient conscience de tout ce que ça représente.

— Tu voudrais qu’on organise des excursions touristiques quand Prudence nous interdit de saut ?

— Il n’y aurait que des individus triés sur le volet.

— Les membres du comité d’attribution des crédits ?

— Et quelques journalistes qui filmeraient tout ça. Si ça passait à la télé, le public nous soutiendrait…

Jim avait dû secouer la tête, car elle changea de tactique.

— Assister au raid n’est d’ailleurs pas indispensable. Nous pourrions y aller un peu avant, en pleine nuit, quand personne ne risquerait de nous surprendre. Il suffirait qu’ils voient les orgues, La Danse macabre et la croix à l’enfant du XVe siècle pour qu’ils comprennent qu’ils ne peuvent cautionner une nouvelle destruction.

— Lizzie.

Le ton de Jim indiquait qu’il refusait d’en discuter.

Elle dut prendre conscience qu’elle n’obtiendrait pas gain de cause.

— Tu ne comprends pas, Jim. Ça le tuera.

La porte s’ouvrit, sur un jeune Asiatique décharné.

— Jim, as-tu saisi les paramètres…

Il la dévora du regard, et je sus qu’elle avait dû briser bien des cœurs.

— Salut, Shoji.

— Salut, Liz. Que fais-tu là ?

— Comment s’est passée l’entrevue avec Prudence ? s’enquit Jim.

— Comme on pouvait s’y attendre. À présent, ce sont les décalages qui l’inquiètent. Quelle est leur fonction ? Pourquoi sont-ils fluctuants ? « Nous devons tenir compte de toutes les conséquences possibles avant d’entreprendre la moindre action. »

Il avait ajouté cela d’une voix efféminée pleine d’affectation.

— Pour résumer, il refuse d’autoriser un seul saut tant qu’il ne disposera pas de l’analyse complète des précédents.

Il alla vers les ordinateurs et je cessai de le voir.

— Tu plaisantes ! Ça nous prendra six mois. Nous n’irons nulle part, comme ça.

— C’est le but recherché. Pourquoi les voiles sont-ils baissés ?

Il n’était pas mentionné dans nos archives qu’un voyageur venu d’une autre époque s’était matérialisé dans le labo de Balliol. Il en découlait qu’ils ne m’avaient pas vu ou que je leur avais débité des justifications très convaincantes. Il ne me restait qu’à les concocter.

— Comment apprendrons-nous quoi que ce soit ? Lui as-tu rappelé que la science progresse grâce aux expériences ?

Shoji tapa sur le clavier et reprit sa voix de fausset.

— « Nous parlons du continuum spatio-temporel, M. Fujisaki, pas de physique amusante. »

Les voiles remontaient déjà, par à-coups.

— Jim…

Ils se tournèrent vers elle.

— Vas-tu aborder le sujet ? Je veux dire…

Et je me retrouvai dans un recoin de la librairie Blackwell. Ses étagères de bois sombre étaient intemporelles et je me crus revenu en 2057, auquel cas je n’aurais qu’à suivre le Broad jusqu’à Balliol pour atteindre le labo. Mais je sus que ce ne serait pas aussi simple dès que je tendis la tête pour lorgner la rue à travers la vitrine. Il neigeait et une Daimler était garée devant le Sheldonian.

Et je n’eus qu’à regarder autour de moi pour constater que je n’étais ni au XXIe siècle ni à la fin du XXe. Pas de terminaux, pas de livres de poche ou brochés. Que des ouvrages reliés, sans jaquette, dans des tons de bleu, de vert et de brun.

Et une employée qui me chargeait, armée d’un carnet et d’un crayon jaune calé sur son oreille.

Il était trop tard pour regagner mon recoin. Elle m’avait vu. Par chance, et contrairement à ceux féminins, les vêtements masculins ne changent guère au fil des ans et on peut encore voir à Oxford des gens se promener en blazer et en pantalon de flanelle, même si c’est assez rare en plein cœur de l’hiver. Peut-être réussirais-je à me faire passer pour un étudiant qui arrivait d’un pays chaud.

Elle portait une robe bleu marine ajustée dont Verity aurait sans doute pu déterminer la date de confection au mois près, mais les décennies du milieu du XXe siècle étaient pour moi identiques. 1950 ? Non, son crayon était planté dans un chignon et ses chaussures étaient lacées. Début des années quarante ?

Il n’y avait pas de rideaux dans la vitrine ni sacs de sable près de la porte, et l’employée semblait bénéficier d’un niveau de vie trop décent pour que ce fût l’immédiat après-guerre. Les années trente, donc.

La spécialité de Verity. Le transmetteur avait pu garder en mémoire les coordonnées d’un de ses sauts et m’y expédier. Si elle n’était pas ici, elle aussi.

Non, c’était impossible. Pas avec sa longue robe à col montant et ses cheveux empilés.

Étant donné que le continuum se protégeait des anachronismes, la fourchette spatio-temporelle de ses points de chute était réduite. Et tous se situaient heureusement au sein de sociétés civilisées.

La vendeuse grimaça en lorgnant ma moustache.

— Puis-je vous aider, monsieur ?

Je l’avais oubliée. Les hommes rasaient-ils leurs attributs pileux, dans les années trente ? Hercule Poirot était-il glabre ?

— Puis-je vous aider, monsieur ? répéta-t-elle plus sèchement. Cherchez-vous un livre ?

— Oui.

Puis je me demandai ce qu’on trouvait chez Blackwell dans les années trente et des poussières. Le Seigneur des anneaux ? Non, il serait écrit plus tard. Au revoir M. Chips ? Le copyright datait de 1934, mais n’étions-nous pas en 1933 ? Je ne pouvais voir la date sur son carnet à souche, et provoquer la moindre incongruité supplémentaire n’était pas conseillé quand le continuum était instable à ce point.

Je décidai de ne courir aucun risque.

— Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, de Gibbon.

— C’est au premier, monsieur. Section Histoire.

Je ne voulais pas changer d’étage, m’éloigner du point de saut. Dans quatre-vingts ans, il y aurait au rez-de-chaussée la métafiction et les autoécrits, mais qu’y trouvait-on à présent ? De l’autre côté du miroir ? Non, la littérature enfantine avait peut-être déjà son magasin spécialisé.

— L’escalier est ici, monsieur.

Elle retira le crayon de son oreille pour s’en servir comme un agent de la circulation eût utilisé son bâton.

— Et avez-vous Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome ?

— Il va falloir que je vérifie.

Elle partit pour l’arrière-boutique.

— Sans parler du chien, lui criai-je.

Je retournai me réfugier dans mon coin dès qu’elle eut disparu derrière une étagère.

J’avais espéré que la porte se serait rouverte, ou que des miroitements annonceraient son activation, mais rien n’indiquait qu’il y avait ici un point de passage. Je décidai d’en profiter pour me renseigner sur l’année.

Je pris des livres et les ouvris. 1904, 1930, 1921, 1756. C’est tout le problème, avec les bouquins. Ils sont intemporels 1892, 1914, pas de copyright. Je tournai la page. Toujours rien. Je revins au titre et le lus. Pas étonnant. LHistoire d’Hérodote que le colonel et le professeur Peddick avaient consultée la veille.

Le carillon de la porte tinta. Je me penchai hors de mon abri, en espérant que c’était Verity. Il s’agissait de trois femmes entre deux âges, en étoles et chapeaux aux bords rabattus.

Sitôt après avoir franchi le seuil, elles s’immobilisèrent pour faire tomber les flocons de neige des dépouilles qu’elles avaient autour du cou. Elles les caressaient comme des animaux familiers et s’exprimaient d’une voix nasillarde.

— … et elle est partie avec lui ! fit celle de droite.

J’aurais pu prendre sa fourrure pour la Princesse Arjumand passée sous un rouleau compresseur.

— C’est tellement romantique !

— C’est un fermier ! rappela celle du milieu.

Son étole me rappelait quant à elle Cyril, tant par son aspect que ses dimensions.

— Peu m’importe, fit la troisième. Je me félicite qu’elle l’ait épousé.

Elle avait la plus belle des fourrures, un chapelet de renardeaux aux yeux de verre.

— Si elle était restée à Oxford, elle s’étiolerait dans les comités paroissiaux et les kermesses. Ah, que voulais-je acheter, déjà ? Ce matin, j’ai dit à Harold, « je ne dois surtout pas oublier de prendre ça, chez Blackwell » mais de quoi s’agissait-il ?

— Je voudrais offrir quelque chose à ma filleule pour son anniversaire, dit celle qui avait Cyril sur ses épaules. Alice ? J’avoue n’avoir jamais compris comment les enfants peuvent aimer ça. Elle va de-ci de-là sans rime ni raison. Et il y a toutes ces apparitions et disparitions.

Renardeau prit un livre à la reliure verte.

— Oh, regardez !

Son gant, du même roux que son étole, couvrait le titre et je ne pus lire que le nom de l’auteur : Agatha Christie.

— Avez-vous lu son dernier roman ?

— Non, répondit Cyril.

— Oui, répondit la Princesse Arjumand. Et c’est…

Renardeau leva la main.

— Stop ! Ne me raconte pas la fin.

Elle se tourna vers Cyril.

— Cora se débrouille toujours pour gâcher le plaisir de la lecture. Tu te souviens du Meurtre de Roger Ackroyd !

— Tu voulais savoir pourquoi ils en parlaient dans les journaux, Miriam, rappela la Princesse Arjumand, sur la défensive. Aurais-je pu te l’expliquer sans préciser qui était le meurtrier ? Quoi qu’il en soit, ce livre est totalement différent. Il y a une fille que quelqu’un veut assassiner. C’est à tout le moins ce que l’auteur fait croire au lecteur, car…

Renardeau agita son index.

— Ne me raconte pas la fin !

La Princesse Arjumand se drapa dans sa dignité.

— Je n’en ai pas l’intention. J’allais simplement déclarer que ce qu’on croit être un meurtre n’en est pas un, et que les apparences sont souvent trompeuses.

— Comme dans Le Mystère du stylo plume où le premier crime est en fait le second, intervint Cyril. Le tueur…

Renardeau se boucha les oreilles.

— Je ne veux pas le savoir !

— C’est le majordome qui a fait le coup, révéla malgré tout Cyril.

Renardeau baissa les mains.

— Je croyais que tu ne l’avais pas lu ?

— Non, mais c’est toujours le majordome.

Et tout s’éteignit.

Alors que nous étions en plein jour. S’il s’était produit une panne d’électricité, la clarté filtrant de la vitrine aurait dû me permettre d’y voir clair.

Je tendis la main et tâtai prudemment l’étagère. Elle était désormais humide et avait la texture de la pierre. J’avançai d’un pas, et manquai choir dans le vide.

Je me rejetai en arrière, titubai et m’assis. Je tapotai derrière moi une paroi, me penchai. Un escalier en hélice, avec d’étroites marches en coin, ce qui signifiait que j’étais dans une tour. Ou des oubliettes.

L’air frais à l’odeur de moisi semblait indiquer que je n’étais pas sous terre. Les relents d’un cul-de-basse-fosse auraient été bien plus nauséabonds. Mais si c’était une tour, de la lumière aurait dû filtrer d’une meurtrière alors que je ne pouvais même pas discerner ma main en la levant devant mes yeux. Des cachots, donc.

À moins que ces sauts désordonnés ne m’aient rendu aveugle, évidemment.

Je fouillai mes poches à la recherche d’allumettes, en découvris une et la frottai contre le mur. La petite flamme me révéla des pierres et des marches qui s’élevaient en spirale. Des oubliettes. Ce qui signifiait que je n’étais pas à Oxford en 2018. Pas même en 1933.

De tels cachots avaient été en vogue du XIIe au XVIIe siècle. Si on remontait plus loin dans le temps, on ne trouvait en Angleterre que des porcheries et des cabanes en rondins. J’étais donc enfermé dans une prison normande au cœur du Moyen Âge.

Ou dans un recoin de la tour de Londres à l’époque actuelle. Auquel cas une horde de touristes ne tarderait guère à dévaler l’escalier et me piétiner. Mais je n’osais l’espérer. J’avais pu constater que les marches n’étaient pas érodées et qu’il n’y avait aucune rampe.

— Verity ! criai-je dans les ténèbres.

Seul l’écho me répondit.

Je me levai et me calai contre la paroi pour entamer mon ascension à tâtons.

— Verity ! Êtes-vous là ?

Rien.

— Verity !

Je trouvai le degré suivant, qui bascula sous mon poids. J’entamai une chute en battant des bras et m’écorchai les paumes avant de choir brutalement sur un genou, deux niveaux plus bas.

J’avais fait tant de bruit que Verity m’aurait certainement entendu, si elle avait été dans les parages. J’insistai malgré tout.

— Verity !

Il se produisit une explosion, un fracas qui fondait sur moi. Des chauves-souris ! Je protégeai mon visage avec un avant-bras que je ne pouvais voir.

Les sons s’intensifièrent, mais je ne discernais toujours rien.

Les chiroptères me chargeaient. L’un d’eux m’effleura. Formidable. Ils n’y voyaient goutte, eux non plus. J’agitai frénétiquement les bras et ils en firent autant avec leurs ailes, avant de se calmer. Ces monstres se contentaient désormais de me survoler et je m’assis en veillant à ne pas faire de bruit.

Mieux valait attendre la réouverture de la porte, en espérant que je n’étais pas bloqué comme Carruthers.

— Et pendant que je reste ici à me morfondre, Verity erre quelque part dans le temps !

Je regrettai aussitôt d’avoir exprimé mon désespoir, car je subis un nouvel assaut qui dura cinq minutes.

Je me contentai ensuite de tendre l’oreille. Soit ces oubliettes étaient parfaitement insonorisées, soit j’avais remonté le temps sur plus de trois siècles. Les bruits avaient envahi le monde en même temps que la révolution industrielle. Les victoriens campagnards avaient leurs trains et leurs chaloupes à vapeur, les citadins les grondements des roues et les claquements des sabots sur les pavés, les prémisses d’une circulation qui deviendrait sous peu assourdissante. Or, à présent que les chauves-souris étaient retournées se suspendre la tête en bas, il n’y avait plus aucun son.

Reprendre mes explorations risquait de me coûter la vie et de me faire rater l’ouverture de la porte. Si elle se rouvrait, évidemment.

Je pris dans ma poche une autre allumette et ma montre. X et demi. À Muchings End, Warder avait établi une liaison intermittente à une demi-heure d’intervalle et j’étais demeuré une vingtaine de minutes dans le labo, un quart d’heure chez Blackwell. Je pouvais en déduire que le transmetteur se remettrait en activité à n’importe quel moment, ou jamais.

Devais-je contempler les ténèbres en m’inquiétant pour Verity ou mettre cette pause à profit pour tenter de déterminer ce qu’était devenue la potiche de l’évêque ?

Selon Verity, les détectives n’avaient nul besoin de se rendre sur les lieux du crime. Leur travail n’était pas fatigant, puisqu’ils n’avaient qu’à s’asseoir dans un fauteuil confortable (ou des oubliettes) et résoudre le mystère auquel ils étaient confrontés en utilisant leurs « petites cellules grises ». Et j’avais suffisamment d’énigmes à ma disposition pour me tenir occupé. Qui aurait pu convoiter ce vase ? Qui était monsieur C et pourquoi ne s’était-il pas manifesté ? Que mijotait Finch ? Que faisais-je en plein Moyen Âge ?

La réponse à la dernière question était facile. Suite à notre échec, le continuum tombait en morceaux. Carruthers était bloqué à Coventry, il y avait des décalages même lors des retours et Verity… Je me reprochais de l’avoir laissé repartir. J’aurais dû prévoir ce qui se passerait quand la porte ne s’était pas ouverte, quand Tossie avait raté son rendez-vous avec monsieur C.

La pire des simulations de T.J. se réalisait, une incongruité si dévastatrice que le continuum ne pouvait redresser la situation. « Vous voyez ça ? avait-il dit en désignant de vagues taches grisâtres. Le décalage atteint son maximum mais c’est insuffisant pour contrer les anomalies qui se développent ici, ici et là. En outre, il décroît très nettement dans ce secteur. Nous constatons que les contre-mesures s’avèrent inefficaces et que le cours de l’histoire commence à s’altérer. »

Le cours de l’histoire… Terence n’épouse pas Maud et un pilote remplace leur petit-fils pour effectuer la mission sur Berlin. Cet imbécile rate sa cible ou se laisse abattre par la DCA, s’il ne croit pas que son moteur a des ratés et rentre au bercail. S’imaginant qu’il a reçu des ordres, ses collègues en font autant. Ou ils s’égarent en le suivant, comme les pilotes allemands deux nuits plus tôt. Il est encore possible que son séjour prolongé dans les Limbes modifie l’évolution de l’aéronautique, les réserves d’essence de l’Angleterre ou les conditions climatiques sur toute l’Europe. Quelle qu’en soit la cause, le raid n’a pas lieu.

Hitler n’a aucune raison d’exercer des représailles contre l’Angleterre. La Luftwaffe ne bombarde pas Coventry et il est inutile de reconstruire une cathédrale qui n’a pas été détruite. Il n’y a pas non plus de Lady Schrapnell qui envoie Verity en 1888. Les paradoxes se multiplient et atteignent une masse critique. Le transmetteur tombe en rideau. Il bloque Carruthers à Coventry et m’expédie de plus en plus loin de mon but. C’est le chat qui a lâché la bombe qui a rasé le trou du rat.

J’avais froid et je fermai mon blazer, en regrettant de ne pas avoir pris la veste en tweed.

Mais les faits ne correspondaient pas à un scénario catastrophe. « Les décalages commencent par s’accroître sur le site », avait dit T.J. en montrant diverses taches. Dans tous les cas de figure, le nôtre excepté.

Neuf minutes lors de ce saut, entre deux et trente pour tous les autres, une moyenne de quatorze dans toute l’époque victorienne et deux zones de décalage majeur, dont une due à Ultra.

Je retirai mon blazer pour m’en envelopper comme d’une couverture, en frissonnant.

Ce projet avait également bénéficié de nombreuses protections. La première ligne de défense était le secret, mais les responsables avaient prévu des mesures à prendre en cas de fuites. Ce qui s’était passé au cours de la campagne d’Afrique du Nord.

L’utilisation de la machine Enigma leur permettait de décrypter les communications de l’ennemi et de localiser les convois ravitaillant Rommel en carburant. Qu’ils se fassent systématiquement couler aurait mis la puce à l’oreille des nazis si les Anglais n’avaient envoyé avant chaque intervention un avion qui était censé repérer les navires.

Mais un jour la brume avait empêché les aviateurs de trouver les unités allemandes. Pris de panique à l’idée que les panzers pourraient faire le plein, les commandants de la RAF et de la Royal Navy avaient maintenu l’opération, manquant révéler le pot aux roses.

Les contre-mesures avaient alors été mises en œuvre. On avait répandu des rumeurs dans le port de Malte et fait en sorte qu’un message de félicitations adressé à un agent inexistant censé avoir informé les Alliés de la position du convoi soit intercepté. Et les nazis avaient consacré six mois à tenter de localiser cet individu imaginaire, sans se douter de l’existence d’Ultra.

Et si cela avait échoué, ils auraient tenté autre chose, et autre chose encore.

Quelle que fût la gravité de l’incongruité temporelle, le continuum aurait dû s’en protéger au lieu de décaler le saut de Verity de seulement neuf minutes. Ce qui lui avait d’ailleurs permis d’arriver pile pour sauver la Princesse Arjumand. Alors que la moyenne était plus importante et que cinq minutes en plus ou en moins auraient suffi pour tout éviter. Confronté à la menace, le continuum s’était évanoui à la façon de Mme Mering.

Verity m’avait conseillé de chercher ce qui ne collait pas avec le reste, mais rien n’était logique. Dès l’instant où l’espace-temps avait pour principe de régler lui-même ses problèmes, pourquoi ne m’avait-il pas permis de rapporter la chatte avant que Mme Mering n’aille consulter Mme Iritosky ? Pourquoi m’avait-il expédié à Oxford avec trois jours de retard, juste au moment où Terence aurait dû rencontrer Maud ? Et, plus étonnant encore, pourquoi le transmetteur avait-il fonctionné ?

« Tout cela est hypothétique… la porte refuserait de s’ouvrir », avait conclu T.J.

Il était impossible d’approcher de Waterloo, du Ford’s Theatre ou de Sarajevo. Si la Princesse Arjumand jouait un rôle historique capital, pourquoi n’y avait-il pas eu une augmentation du décalage lors du saut de Verity, alors qu’elle était si importante à Oxford en avril 2018 ? Et comment, dès l’instant où ce site était inaccessible, avais-je pu l’atteindre ?

On aurait pu croire que la réponse m’attendait en ce lieu et à cette date, mais Jim Dunworthy et Shoji Fujisaki n’étaient responsables de rien puisque le doyen les avait condamnés à l’inaction.

Si Hercule Poirot eût certainement trouvé la solution du Mystère de l’Incongruité inexplicable, il brillait par son absence au même titre que ce dandy de Lord Peter Wimsey. D’ailleurs, s’ils avaient été avec moi, je ne leur aurais pas demandé quelle était la clé de l’énigme. Je me serais contenté de leur voler leurs manteaux.

À un moment ou un autre, au cours de ces rêveries, j’avais remarqué que je fixais un point d’irrégularité au sein des ténèbres. J’en déduisis qu’une lumière approchait.

Je m’aplatis contre le mur et constatai que cette clarté ne vacillait pas comme la flamme d’une torche.

Ce n’était pas non plus le halo jaunâtre d’une lanterne. Et je devais être plus ou moins déphasé, car il me fallut cinq bonnes minutes pour comprendre que j’avais passé la nuit dans une tour et que la sortie était en bas.

Un début de chute et une main écorchée m’incitèrent à attendre l’aube qui me permettrait de voir où je mettais les pieds.

J’avais présumé qu’obscurité égalait oubliettes et tout interprété de travers. N’avions-nous pas fait la même chose au sujet de l’incongruité ? N’étions-nous pas partis d’un postulat erroné ?

C’était fréquent : Napoléon qui croyait que Ney avait pris Quatre Bras, Hitler qui était convaincu que les Alliés débarqueraient à Calais, les Saxons du roi Harold qui s’imaginaient que les hommes de Guillaume le Conquérant battaient en retraite alors qu’ils les attiraient dans un piège.

N’avions-nous pas sauté sur une conclusion hâtive ? En abordant autrement la question, ne trouverions-nous pas une explication tant à l’absence de décalage lors du transfert de Verity qu’à son augmentation radicale en 2018 ? Une hypothèse où tout devenait logique, de la Princesse Arjumand à Carruthers, en passant par la potiche de l’évêque, les kermesses et les vicaires, sans oublier le chien.

J’avais dû m’endormir, car lorsque je rouvris les yeux il faisait jour et des voix s’élevaient dans l’escalier.

Je regardai de toutes parts sans voir la moindre cachette puis montai rapidement les marches.

J’en avais gravi au moins cinq quand je pensai à en tenir le décompte pour pouvoir regagner l’emplacement de la porte. Six, sept, huit, neuf, dix, onze. Je m’arrêtai et tendis l’oreille.

— Hastyeh doon awthaslattes ? fit une femme.

On aurait dit du moyen anglais. Je ne m’étais pas trompé en pensant que j’étais à l’époque médiévale.

— Goadahdahm Boetenneher, thahslattes ayrnacoom.

— Thahslattes maun bayendoon uvthisse wyke.

— Tha kahnabay.

Les mots étaient incompréhensibles mais l’intonation m’indiquait que j’avais souvent été témoin de telles conversations, la dernière fois devant la porte sud de l’église St. Michael. L’inconnue, probablement une lointaine ancêtre de Lady Schrapnell, voulait savoir pourquoi les travaux n’étaient pas terminés et son interlocuteur, certainement un artisan, se cherchait des excuses. Elle rétorquait qu’elle s’en fichait et qu’il fallait que tout soit prêt pour la kermesse.

— Thatte kahna bay, Goadahdahm Boetenneher, dit-il. Tha wolde hahvneedemorr holpen thanne isseheer.

— So willetby, Gruwens.

J’entendis une marche entamer un mouvement de bascule et elle lança sèchement :

— Lokepponthatt, Gruwens ! The steppe bay loossed.

Une remontrance à mon avis bien méritée.

— Ye charge yeseyye at nought, ajouta-t-elle.

— Ne gan speken rowe.

Ils montaient toujours. Je regardai vers le haut, me demandant s’il y avait une pièce ou une terrasse au sommet.

— Tha willbay doone bylyve, Goadahdahm Boetenneher.

Botoner ? S’agissait-il d’Ann ou de Mary Botoner, ces saintes femmes qui avaient fait construire le clocher de la cathédrale de Coventry ? Étais-je dans cette tour ?

Je repartis, le plus silencieusement possible et en comptant les degrés. Dix-neuf, vingt.

J’atteignis un balcon surplombant un espace dégagé, l’emplacement qu’occuperaient les cloches. Je venais de déterminer mes coordonnées spatio-temporelles. J’étais dans la cathédrale de Coventry en 1395, l’année de sa construction.

N’entendant plus rien, je redescendis et faillis entrer en collision avec eux.

Ils étaient juste au-dessous de moi. Sitôt après avoir vu le haut d’une coiffe blanche, je regagnai la plate-forme et repris mon ascension. Je manquai piétiner un pigeon.

Il roucoula et prit son envol, avant de me charger telle une chauve-souris puis de descendre se poser près du couple.

— Shoo ! cria Dame Botoner. Shoo ! Thah divils minion !

Je tentais de réduire les sifflements de ma respiration haletante, prêt à reprendre la fuite, mais ils s’étaient arrêtés sur le palier et je regagnai un point d’où il me serait possible de les voir.

L’homme avait une chemise brune, des jambières de cuir et une expression affligée.

— Nay, Goadudahm Marree. It wool bay fortnicht ahthehlesst.

Mary. Mary Botoner. Je regardais avec émerveillement cette ancêtre de l’évêque Bittner qui portait une robe couleur brique aux larges manches fendues. Un ceinturon métallique tombait au-dessous de sa taille et une coiffe enserrait son visage replet de femme entre deux âges. Elle me rappelait quelqu’un, elle aussi. Lady Schrapnell ? Mme Mering ? Non, une personne plus âgée, aux cheveux blancs.

Elle désigna diverses choses.

— Thahtoormaun baydoon ah Freedeywyke.

L’artisan secoua vigoureusement la tête.

— Tha kahna bay, Goaduhdahm Boetennher.

Elle tapa du pied, comme Tossie.

— So willetbay, Gruwens.

Elle fit demi-tour et se dirigea vers l’escalier.

Je reculai pour reprendre mon ascension, mais elle redescendit.

L’artisan lui emboîta le pas.

— Bootdahmuh Boetenneher… Gottabovencudna do swich…

Je les suivis, à un tour d’hélice.

J’étais presque arrivé à la porte temporelle.

— Whattebey thisse ?

Je posai prudemment le pied sur la marche inférieure, la suivante, et je les vis. Mary Botoner désignait le mur.

— Thisse maun bey wroughtengain.

L’air miroitait au-dessus de sa tête, la parant d’une sorte d’auréole.

Pas maintenant, pensai-je. Pas après avoir attendu toute une nuit.

— Bootdahmuh Boetenneher…

Elle tendit un index osseux.

— So willet bey.

Le scintillement s’amplifiait. Ils risquaient de lever les yeux et de le voir d’un instant à l’autre.

— Takken under eft ! ajouta-t-elle.

Vite, vite ! réponds-lui que tu feras le nécessaire !

Elle descendit enfin une autre marche.

— Thisse maun bey takken bylyve.

L’artisan soupira, resserra la corde qui lui tenait lieu de ceinture et la suivit.

Deux marches. Trois. La coiffe de Mary Botoner disparut au-delà de la courbe, remonta.

— You hyre isse neyquitte till allisse doone

Je ne pouvais attendre plus longtemps, et il était probable qu’ils me prendraient pour un ange…

Je dévalai les marches et enjambai le pigeon qui s’envola en piaillant.

— Guttgottimhaben, fit l’artisan.

Et ils se tournèrent pour me fixer.

Mary Botoner se signa.

— Holymarr remothre…

Je plongeai dans le passage qui se refermait déjà et allai m’étaler sur le sol du labo.

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