George proposa : « remontons la tamise ! » nous aurions du bon air, de l’exercice et du repos, affirma-t-il. Le changement constant du paysage occuperait nos esprits (Harris excepté : le malheureux a peu à occuper de ce côté-là). Ramer nous donnerait bon appétit et nous ferait bien dormir.
— Comment allez-vous, Cyril ? demandai-je, sans essayer pour autant de me lever.
Car j’avais lu quelque part que le moindre mouvement incitait ces molosses à attaquer. À moins que ce fût les ours ? Je regrettais que Finch eût jugé utile de parfaire mes connaissances sur les majordomes et non sur les bouledogues. De nos jours, ils sont comparables à de gros Chamallow. La mascotte d’Oriel passe son temps couchée devant la loge du concierge, en espérant qu’un passant lui accordera une caresse.
Mais j’étais confronté à un de ses ancêtres, une bête obtenue par croisements pour se battre contre des taureaux. Je me réfère à un sport charmant où ces chiens dont on avait développé la ténacité et la férocité bondissaient vers les artères vitales d’un bovidé enchaîné qui, irrité par un tel comportement, tentait de les éviscérer en les empalant sur ses cornes. Quand avait-on interdit de tels affrontements ? Avant 1888, très certainement. Mais toute cette ténacité et cette férocité n’avaient pu disparaître en seulement quelques années, non ?
— Enchanté de faire votre connaissance, Cyril, surenchéris-je pour l’amadouer.
Je ne sus si le son qu’il émit était un grondement ou un rot.
— Cyril a un excellent pedigree. Son père était Dan le Tueur, fils de Méduse. Son arrière-arrière-grand-père était l’Exécuteur. Un des meilleurs bouledogues de tous les temps. Il a remporté tous ses combats.
— Vraiment ? fis-je d’une voix grêle.
— Même contre le vieux Silverback, un grizzly de huit cents livres. Il a happé son mufle et y est resté agrippé cinq heures durant.
— Mais ils ont désormais perdu toute leur ténacité et leur férocité, n’est-ce pas ?
— Absolument pas.
Ce que confirma un autre grondement.
— Ils ne sont agressifs que sons la contrainte. Se trouver confronté à un ours rendrait n’importe qui féroce. N’est-ce pas, Cyril ?
La réponse du molosse et les précisions apportées par son maître me permirent d’identifier une éructation.
— Exécuteur avait un cœur d’or, à ce qu’on raconte. Cyril, M. Henry va venir sur la Tamise avec nous.
Terence lui avait fourni cette précision comme s’il ne m’avait pas jeté à terre et humidifié de sa bave.
— Sitôt que nous aurons chargé le canot et réglé certains détails, cela va de soi.
Il sortit sa montre de gousset et l’ouvrit.
— Venez, Ned. Il est presque midi moins le quart. Vous pourrez jouer avec Cyril plus tard.
Il ramassa les deux cartons à chapeau et se dirigea vers le quai.
Apparemment désireux de se rendre utile, Cyril alla renifler le panier d’osier. Je me redressai, récupérai mon bien et suivis Terence vers le fleuve.
Jabez se dressait à côté d’une grande pile de bagages, les bras croisés, en marmonnant :
— Ils s’imaginent que je vais les laisser entasser leur fourbi dans le canot avant d’avoir payé. Mais Jabez n’est pas né de la dernière pluie.
Il leva une main sale sous mon nez pour ajouter :
— Écornifleurs.
Sans mieux savoir ce que voulait dire « écornifleur » que « mitraille », je tendis mon portefeuille à Terence.
— Tenez, réglez ça pendant que je récupère le reste.
Je pris le sac de voyage et la sacoche, que l’impact avec Cyril avait projetés au milieu des marches, et je les descendis jusqu’au quai. Le bouledogue m’accompagna, en agitant son semblant de queue.
Terence était déjà dans le canot, une embarcation verte écaillée sur laquelle on avait écrit au pochoir Victory. Bien qu’en piteux état, cette barque était grande et je m’en félicitai en comprenant que la montagne de bagages appartenait à Terence.
Il prit le sac en toile et le fourra sous le banc central.
— Magnifique, pas vrai ? Nous serons sur le fleuve en un rien de temps.
Il venait de faire preuve d’optimisme. Nous rangeâmes ses affaires – un grand sac américain, deux cartons à chapeau, une valise, trois bourriches, une caisse en bois, une malle en fer-blanc, des plaids enroulés et deux cannes à pêche – en proue et les miennes en poupe. Ce qui ne nous laissa pas la moindre place et nous obligea à tout reprendre au début.
— Il faut procéder méthodiquement, déclara-t-il. Les objets les plus volumineux en premier. Nous comblerons les vides ensuite.
Ce que nous fîmes, en commençant par le sac américain pour finir par les couvertures que nous déroulâmes et enfonçâmes dans les angles. Cette fois, il subsistait un espace d’environ trente centimètres de côté que Cyril s’appropria aussitôt.
J’envisageai d’abandonner une partie de mes bagages. Faute de connaître leur contenu, je m’en abstins.
— J’aurais dû faire venir Dawson. Il est imbattable, pour ce genre de choses.
Je présumai que ce Dawson était son valet, mais il n’était pas à exclure que ce fût son raton laveur.
— Quand je suis venu à Oxford, il a réussi à caser tous mes biens et ceux de Cyril dans une unique malle. Il restait même de la place. Naturellement, s’il nous accompagnait, nous devrions également emporter ses affaires.
Il contempla pensivement les nôtres.
— Peut-être qu’en commençant par ce qui est moins encombrant…
Je finis par suggérer de donner à Jabez un peu de mitraille (quoi que ce terme pût signifier) et le charger de nous remplacer. Ce qu’il fit en comprimant nos biens grâce à sa force musculaire, tout en débitant un monologue ininterrompu.
— Jabez doit attendre une demi-journée pour empocher son dû. Et ensuite ils le prennent pour leur domestique et lui demandent de tout ranger. Pour couronner le tout, ils se plantent là pour le regarder s’échiner, comme deux imbéciles.
Ce qui était exact. En ce qui me concernait, à tout le moins. Je le fixais, fasciné par la ténacité et la férocité dont il avait quant à lui hérité. J’espérais qu’il n’y avait rien de fragile dans nos bagages. Chassé du canot, Cyril retourna renifler le panier fermé et j’en déduisis qu’il contenait de la nourriture. Terence sortit sa montre de gousset et pria Jabez d’aller un peu plus vite, ce qui me parut manquer de sagesse.
— Plus vite, qu’il dit ! S’ils n’avaient pas décidé d’emporter la totalité de ce qu’ils possèdent, ce serait bien moins long. On pourrait croire qu’ils partent à la recherche des sources du Nil. S’ils se noient, ce sera bien fait pour eux.
Après avoir aplati un carton à chapeau, maugréé et défoncé des valises, il arriva finalement à ses fins. Le résultat n’avait rien de scientifique et la pile de proue était si instable qu’elle menaçait de basculer, mais il y avait suffisamment de place pour nous trois.
— Juste dans les temps, déclara Terence en refermant sa montre. On embarque, moussaillons !
Cyril grimpa dans le canot, se coucha et s’endormit aussitôt.
— Ohé, matelot ! On largue les amarres.
Je me dirigeai vers l’embarcation et Jabez s’interposa, la main tendue. Je déposai dans sa paume crasseuse un shilling, ce qui devait être un pourboire royal car il me gratifia d’un large sourire édenté.
— Bienvenue à bord, fit encore Terence. Le début du parcours étant assez délicat, vous ramerez et je ferai le barreur.
J’acquiesçai et m’assis en lorgnant les avirons avec méfiance. Si j’avais pratiqué ce sport au collège, je disposais de supraglisseurs synchrones alors que ces rames étaient en bois et pesaient une tonne. Comme nul dispositif électronique n’assurait la coordination de leurs mouvements, l’une toucha les flots à plat et l’autre resta en l’air quand je tentai de les déplacer.
— Désolé, je n’ai pas canoté depuis le début de ma maladie.
— Ça reviendra, c’est comme monter à cheval.
Je réussis à les plonger dans l’eau, mais pas à les ressortir. Je bandai mes muscles ainsi que je l’avais fait pour soulever des poutres dans la cathédrale de Coventry, et projetai de l’eau dans toute l’embarcation.
Jabez secoua la tête.
— Quels empotés ! Il saute aux yeux qu’ils se noieront avant d’avoir atteint Iffley, et qui remboursera son canot à Jabez ?
— Ma foi, je ferais mieux de vous remplacer, déclara Terence en joignant le geste à la parole. Prenez les drosses.
Il saisit fermement les avirons, qui descendirent et remontèrent avec un synchronisme parfait et sans la moindre éclaboussure.
— Jusqu’à la fin du passage délicat.
Autrement dit le pont, une multitude de yoles, de bateaux plats et de canots ainsi que deux grosses péniches jaune et rouge. Il rama vigoureusement et me cria de redresser la barre. Je m’y efforçai, mais nous avions comme Cyril tendance à virer à gauche.
Malgré mes efforts, nous dérivions vers des saules et un mur.
— À tribord ! À tribord !
J’ignorais quel côté désignait ce terme nautique mais je tirai sur les drosses tant que nous ne nous fûmes pas redressés et nous finîmes par laisser derrière nous le fouillis d’embarcations.
Je vis un grand pré verdoyant et ne reconnus pas immédiatement Christ Church Meadow. Il n’y avait pas de bulldozers, pas d’échafaudages, pas de grandes bâches. Nulle cathédrale ne s’élevait de piles de moellons de grès rouge, de ciment et de tuiles. Il n’y avait ni des maçons qui criaient des instructions à leurs robots ni une Lady Schrapnell qui hurlait des ordres aux maçons… pas plus que des manifestants venus protester contre la destruction de l’environnement, du patrimoine culturel, du paysage, etc.
Trois corbeaux picoraient quelque chose là où se dresserait le clocher enveloppé de plastique bleu en attendant que Lady Schrapnell et le conseil municipal terminent leurs négociations au sujet de la cloche.
Sur un sentier de terre battue, deux professeurs se dirigeaient d’un pas tranquille vers les murs couleur de miel de Christ Church, penchés l’un vers l’autre pour philosopher ou se réciter des poèmes de Xénophon.
Je me demandai une fois de plus comment Lady Schrapnell avait obtenu l’autorisation de construire sa cathédrale en ce lieu. Au XIXe siècle, la municipalité avait projeté de faire traverser Christ Church Meadow par une route, et dû céder aux volontés de l’université. Plus tard, quand Oxford avait été doté d’un métro, les protestations contre la construction d’une station avaient été encore plus vives.
Mais la physique temporelle avait atteint un stade où il était impossible d’aller plus loin sans un oscillateur nucléaire. Les chercheurs ne pouvaient obtenir de subventions des multinationales qui avaient cessé de s’intéresser au voyage dans le temps sitôt que piller le passé s’était avéré irréalisable. Il n’y avait plus d’argent pour le matériel, les bourses universitaires et les salaires. Les caisses étaient vides, point. Et Lady Schrapnell, une femme à la fois très déterminée et très riche, avait menacé de faire bénéficier Cambridge de ses largesses.
— Non, non. Vous nous conduisez vers la berge !
Je tirai les drosses et nous repartîmes vers le large.
Je voyais les hangars à bateaux du collège et l’arche verte de l’entrée de Cherwell, au-delà la tour grise de Magdalen et la longue courbe de la Tamise. Dans un ciel d’un bleu limpide, quelques nuages blancs filtraient le soleil. Près de la rive opposée, il y avait des nénuphars entre lesquels les flots étaient du même marron que les yeux des nymphes de Waterhouse.
— Brune est l’eau du fleuve, citai-je. Et le sable est doré.
Avant de craindre que ce texte n’eût pas encore été écrit.
— Elle s’écoule à jamais, et d’arbres est bordée, compléta Terence.
Mes peurs avaient été sans fondement.
— Mais c’est complètement faux, ajouta-t-il. Il n’y a un peu plus loin que des champs et la Tamise ne coule que jusqu’à son embouchure. C’est tout le problème, avec la poésie, son manque de précision. Prenez la Dame de Shalott, par exemple. Elle défit l’amarre puis elle s’allongea ; et au loin, le grand fleuve, la belle il emporta. La voilà donc qui se couche dans son embarcation, part à la dérive et arrive à Camelot. C’est absolument impossible. Je vous mets au défi de barrer en étant au fond d’une barque. Elle se serait échouée dans les roseaux à moins d’un quart de mile de son point de départ. Ce que je veux dire, c’est qu’il est difficile de garder le bon cap même quand on voit où on va.
Il avait raison. D’ailleurs, nous nous rapprochions de nouveau des noisetiers de la berge.
— Virez à tribord !
Je tirai sur les drosses et nous filâmes droit vers un canard qui s’était bâti un nid flottant de brindilles et de feuilles.
Il cancana et battit des ailes.
— À tribord ! À droite !
Terence rama frénétiquement en arrière pour épargner le palmipède, avant de regagner le centre de la Tamise.
— Je n’ai jamais compris les principes auxquels obéissent les courants. Si on laisse sa pipe ou son chapeau tomber à l’eau, ne serait-ce qu’à un pas du rivage, l’objet en question est emporté jusqu’à la mer et contourne le Cap pour aller s’échouer sur une plage des Indes, ce qui a dû arriver à la Princesse Arjumand. Mais il suffit d’être dans un bateau et de souhaiter suivre le fleuve pour qu’il n’y ait que des tourbillons et des remous contraires, à tel point qu’on peut s’estimer chanceux si on ne se retrouve pas en plein milieu du chemin de halage. D’ailleurs, même si la Dame de Shalott n’a pas fini dans les roseaux, ça ne résout pas le problème posé par les écluses. À tribord ! Tribord, pas bâbord !
Il ouvrit sa montre de gousset, la regarda et se mit à ramer plus vigoureusement en me criant régulièrement d’aller à tribord.
Mais bien qu’embarqué à bord du Bounty gauchisant, je commençais à me détendre.
J’avais rencontré mon contact, et il était très expérimenté. Il tenait son rôle d’élève d’Oxford à la perfection et nous étions en route pour Muchings End. La prairie de Christ Church Meadow était intacte et cent soixante années me séparaient de Lady Schrapnell.
Je ne me rappelais toujours pas ce que j’étais censé faire une fois à destination, mais des bribes des déclarations de M. Dunworthy me revenaient à l’esprit. Il m’avait dit : « dès que vous l’aurez ramené », et à Finch : « c’est une tâche d’une extrême simplicité », avant de parler d’une chose sans importance. Je ne savais pas ce que c’était, mais elle se trouvait sans doute dans la pile de bagages entassés en proue, et dans le pire des cas je n’aurais qu’à tout laisser à Muchings End. En outre, Terence devait être au courant. J’aborderais le sujet dès que nous aurions quitté Oxford. Si nous allions à Iffley, c’était certainement pour y retrouver quelqu’un qui se chargerait d’éclairer ma lanterne.
En attendant, je pourrais reconstituer mes forces et me remettre des ravages du déphasage, de Lady Schrapnell et des ventes de charité, m’allonger comme Cyril qui ronflait béatement et respecter les instructions de mon infirmière traitante.
Si l’époque victorienne était une panacée, le fleuve était quant à lui un centre de convalescence idéal. J’y bénéficiais de la chaleur bienfaitrice du soleil sur ma nuque, des clapotis apaisants des avirons dans les flots, du paysage reposant dans des tons de vert sur vert, des bourdonnements rassurants des abeilles, des ronflements de Cyril et de la voix de Terence qui brodait de nouveau sur le thème de la Dame de Shalott.
— Prenez Lancelot, par exemple. Harnaché de pied en cap et coiffé de son heaume il chevauche son fier destrier en trimballant son bouclier et sa lance, et il se met à fredonner « Traderidera, tradreridera ! » Vous trouvez que ça fait sérieux, vous ? « Traderidera ». Mais là n’est pas la question. Voilà qu’il tombe amoureux, et je dois avouer que je trouve tout ce passage un tantinet mélodramatique. Je parle de cette histoire de miroir qui se craquelle de part en part. Vous croyez au coup de foudre, Ned ?
Je revis soudain la naïade qui essorait sa manche sur le tapis du bureau de M. Dunworthy. Conscient que l’effet qu’elle avait eu sur moi était dû au déphasage, à un simple dérèglement hormonal, je répondis :
— Non.
— Je n’y croyais pas moi non plus, jusqu’à hier. Pas plus qu’à la Destinée, d’ailleurs. Le professeur Overforce affirme que tout est accidentel, fortuit, mais en ce cas que faisait-elle sur la berge, juste à cet endroit ? Et pourquoi Cyril et moi avions-nous décidé d’aller faire du canot au lieu de lire Appius Claudius ? Nous venions de traduire Negotium populo romano melius quam otium committi, « Les Romains accordaient plus d’importance au travail qu’aux loisirs », quand je me suis dit : « Voilà la raison de la chute de l’Empire romain et il serait regrettable qu’il arrive la même chose à celui britannique. » Fort de ce raisonnement, Cyril et moi sommes allés louer une embarcation pour partir vers Godstow. Nous traversions ce bosquet lorsque j’ai entendu une voix angélique appeler : « Princesse Arjumand ! Princesse Arjumand ! » et que j’ai regardé la berge. Et je l’ai aperçue, la femme la plus belle qu’il m’avait été donné de voir.
— La Princesse Arjumand ?
— Non, non, une jeune fille tout de rose vêtue, avec des boucles blondes et un visage magnifique. Des joues assorties à sa tenue et une bouche évoquant une fleur en bouton ! Où je veux en venir, c’est que même un individu qui fait du cheval en fredonnant des « Traderidera » ne peut se contenter de déclarer qu’elle « a un ravissant minois » quand le miroir s’est craquelé. Je suis resté assis, les mains crispées sur les avirons, n’osant ni bouger ni dire un seul mot de peur que cette sublime apparition ne s’évapore en entendant le son de ma voix. Et c’est alors qu’elle a levé les yeux, m’a vu et s’est adressée à moi. « Oh, monsieur, n’auriez-vous pas vu ma chatte ? » Et tout s’est passé exactement comme dans « La Dame de Shalott », mais sans malédiction ni glace qui volait en morceaux. C’est tout le problème, avec la poésie. L’auteur a tendance à exagérer. Il ne me serait pas venu à l’esprit de m’allonger au fond du canot pour y rendre mon dernier soupir. Non, j’ai ramé vigoureusement jusqu’à la berge, sauté sur la terre ferme et demandé de quel genre de chatte il s’agissait, où elle l’avait aperçue pour la dernière fois, etc. Elle m’a dit qu’elle était noire avec une face et des pattes blanches, qu’elle avait disparu deux jours plus tôt et qu’elle redoutait qu’il ne lui soit arrivé malheur. « N’ayez crainte, lui ai-je répondu. Les chats ont neuf vies. » Nous avons alors été interrompus par son chaperon – sa cousine, apprendrais-je par la suite – qui lui a rappelé qu’elle ne devait pas parler à des inconnus. Elle a rétorqué : « Oh, ce jeune homme m’a aimablement proposé de m’aider ! » et sa parente m’a déclaré : « C’est très gentil à vous, monsieur… » J’ai précisé que je m’appelais St. Trewes et elle a procédé aux présentations. Après avoir dit : « Comment allez-vous, monsieur St. Trewes ? Je suis mademoiselle Brown, et voici mademoiselle Mering », elle s’est tournée vers l’élue de mon cœur pour ajouter : « Tossie, il faut rentrer si nous ne voulons pas être en retard pour le thé. » Tossie ! Existe-t-il un prénom plus ravissant ? Nom à la douceur éternelle, à jamais chéri dans mon cœur ! Ta musique berce mes oreilles, c’est la mélodie du bonheur ! Tossie !
Tossie ?
— Alors, qui est la Princesse Arjumand ?
— Sa chatte. Elle l’a baptisée comme la maharani qui a donné son nom au Taj Mahal, qui devrait logiquement s’appeler le Taj Arjumand. Son père était aux Indes… La révolte des Cipayes, les Radjahs et tout le toutim.
— Le père de la princesse Arjumand ?
— Non, le père de Mlle Mering. Il était colonel des troupes coloniales, et à présent il collectionne les poissons.
Je m’abstins de lui demander en quoi consistait cette activité ludique.
— Quoi qu’il en soit, la cousine a insisté pour repartir et Tossie – Mlle Mering – a dit : « Oh, j’espère que nous nous reverrons, monsieur St. Trewes. Demain, à deux heures de l’après-midi, nous visiterons l’église romane d’Iffley. »
Son chaperon a lancé un « Tossie ! » sur un ton de vif reproche, et Mlle Mering a précisé qu’elle me communiquait cette information au cas où je retrouverais sa chatte. J’ai promis d’effectuer des recherches avec diligence et ai tenu parole. J’ai remonté et descendu la berge en compagnie de Cyril, pour appeler « Minet, minet », jusqu’à point d’heure.
— En compagnie de Cyril ?
Je me demandais si un bouledogue était l’assistant idéal pour mener à bien une mission de ce genre.
— Il a presque autant de flair qu’un limier. Telles étaient nos activités quand nous avons rencontré le professeur Peddick qui nous a envoyés chercher les deux reliques.
— Mais vous n’avez pas trouvé le chat ?
— C’était prévisible, si loin de Muchings End.
— Muchings End ?
— Elle vit là-bas. Près de Henley. Elle est venue à Oxford avec sa mère pour consulter un médium…
— Un médium ?
— Oui, vous savez, ces charlatans qui font tourner les tables, se couvrent de voiles vaporeux et se saupoudrent le visage de farine pour vous annoncer que votre oncle est extrêmement satisfait de son séjour dans l’Au-Delà et qu’il a rangé son testament dans le tiroir du haut du buffet. Je n’ai jamais cru ces sornettes, mais il est vrai que je ne croyais pas non plus à la Destinée. Alors que tout ceci porte son sceau. Mon problème, c’est que je n’avais pas assez d’argent pour louer un canot et aller retrouver Mlle Mering à Iffley. C’est là que le Destin intervient de nouveau. Ce que je veux dire, c’est que toutes ces rencontres n’auraient rimé à rien si vous n’aviez pas eu l’intention de faire du canotage, ni de quoi régler son dû à Jabez. Nous ne serions pas en route pour Iffley, et je ne l’aurais jamais revue. Mais je m’égare. Pour en revenir aux médiums, on les dit aussi forts pour retrouver les chats que les testaments et les Mering sont venues en consulter un à Oxford. Toutefois, les esprits ignoraient où était la Princesse Arjumand et Tossie pensait qu’elle avait pu la suivre de Muchings End, ce qui me laisse sceptique. Il est bien connu qu’un chien parcourt des miles pour aller retrouver son maître, mais les chats…
Une seule chose était claire, dans ce récit pour le moins embrouillé : Terence n’était pas mon contact. Il ne pourrait me dire ce que j’étais censé faire à Muchings End, si c’était bien à Muchings End que je devais me rendre. J’étais donc parti avec un inconnu – et son chien – pendant que l’envoyé de M. Dunworthy poireautait sur le quai de la gare, au milieu de la voie ferrée ou dans un hangar à bateaux. Il me fallait regagner mon point de départ au plus tôt.
Je regardai Oxford. Le soleil illuminait ses tours déjà lointaines. Sauter à l’eau et rentrer à la nage m’était impossible, car j’aurais dû pour cela laisser mes bagages. Après avoir abandonné mon contact, je ne pouvais de surcroît abandonner le reste.
— Terence, je crains de…
— Fatras de balivernes ! entendis-je crier.
Une vague faillit franchir le plat-bord et le panier d’osier posé sur le sac américain manqua tomber dans la Tamise. Je le retins de justesse.
— Que se passe-t-il ?
Terence grimaça.
— Oh, c’est probablement Darwin !
Je me croyais guéri, alors que mes troubles auditifs démontraient que j’étais toujours déphasé.
— Je vous demande pardon ?
— Darwin. Depuis que le professeur Overforce lui a appris à grimper aux arbres, il prend un malin plaisir à sauter dans les canots. Éloignez-nous de la berge, Ned.
Il tendit le doigt afin de souligner ses propos.
J’obtempérai, tout en essayant de discerner quelque chose sous les saules.
— La semaine dernière, il a fait chavirer une barque où se trouvaient deux couples, précisa Terence en souquant ferme pour gagner le large. Cyril désapprouve, lui aussi.
Ce que confirmait l’expression du bouledogue.
Il y eut un autre éclaboussement, plus sonore, et Cyril plaqua ses oreilles en arrière. Je suivis son regard.
Soit je n’avais aucun problème d’ouïe soit mes troubles de la vision étaient plus graves que je ne l’avais supposé. Un vieil homme barbotait dans les flots en gesticulant.
Et c’était effectivement Darwin.
Je reconnaissais sa barbe blanche, ses favoris et sa tête dégarnie. Ce qui ressemblait à une redingote noire s’enflait autour de lui. Son chapeau, retourné, se trouvait à plusieurs mètres. Il tendit le bras pour le récupérer et coula. Il remonta, en toussant et se débattant, et le couvre-chef s’éloigna plus encore.
— Dieu du Ciel, c’est mon tuteur ! s’exclama Terence. Vite, faites virer le bateau. Non, de l’autre côté !
Nous souquâmes vigoureusement, Terence avec les avirons et moi avec les mains. Quant à Cyril, il se posta en proue, les pattes calées sur une malle en fer-blanc tel Nelson à Trafalgar.
— Arrêtez ! Il ne faudrait pas lui passer dessus.
Terence ramena les rames et se pencha.
Le vieil homme ne nous prêtait pas attention. Bien que gonflée comme un gilet de sauvetage, sa redingote ne le maintenait pas à la surface. Il coula pour la énième fois, la main toujours tendue vers son chapeau. Je m’inclinai à mon tour et agrippai son col.
— Je le tiens, criai-je.
Avant de me souvenir qu’à cette époque les cols de chemise étaient amovibles. Je cherchai à tâtons une prise plus fiable et le tirai.
— Je l’ai !
Il ressortit des flots et nous aspergea telle une baleine.
— Sous les yeux ébahis des hommes et des anges ; il surgira, grondant, des flots et de la fange ! déclara Terence.
Il cala une main du professeur sur le plat-bord et tenta de saisir l’autre. J’avais tout lâché lorsqu’il nous avait arrosés, mais je le rattrapai. Sa tête réapparut, et il la secoua comme un chien qui s’ébrouait.
J’ignorais toutefois comment nous le hisserions à bord. La barque gîta et nous prîmes de l’eau.
— Non, Cyril ! cria Terence. Ned, reculez ! Nous allons couler !
Mais nos nombreux bagages durent faire office de ballast, car nous ne chavirâmes pas quand Cyril vint ajouter son poids au nôtre.
J’agrippai finalement un bras du malheureux et Terence nous fit virer pour nous positionner du côté opposé. Puis il cala son pied contre le sac de voyage afin d’améliorer la stabilité de notre embarcation et saisit l’autre poignet. Nous réussîmes à hisser à bord cet enseignant ruisselant et pathétique.
— Est-ce que ça va ? lui demanda Terence.
— Oui, grâce à vous, dit l’intéressé en essorant sa manche.
Et je pus constater que ce que j’avais pris pour une redingote était en fait une toge académique de gabardine noire.
— Que vous soyez passés juste à cet instant est un heureux effet du hasard… Mon chapeau !
Terence s’étira au-dessus des flots.
— Je l’ai.
Il s’agissait d’une toque universitaire, complétée de son gland.
Puis Terence se mit à fouiller dans ses bagages.
— J’ai emporté des couvertures. Je me rappelle quand Dawson les a sorties. Que diable faisiez-vous dans la Tamise, professeur Peddick ?
— Je me noyais.
— Il s’en est fallu de peu. Mais que vous est-il arrivé ? Êtes-vous tombé ?
— Tombé ? Tombé ? J’ai été poussé, oui !
— Poussé ? Par qui ?
— Cet infâme meurtrier d’Overforce.
— Le professeur Overforce ? Pourquoi vous a-t-il poussé à l’eau ?
— À cause des faits. À ses yeux, ils sont secondaires. Le courage, l’abnégation et la foi sont pour lui des broutilles. Nous devons étudier l’histoire dans sa globalité et faire abstraction des détails. Pouah ! Quel ramassis de sornettes pseudo-scientifiques ! Il affirme que tout se résume aux effets des forces naturelles sur les populations. La bataille de Monmouth ! L’Inquisition espagnole ! La guerre des Roses ! La reine Elizabeth ! Copernic ! Hannibal !
— Peut-être serait-il préférable de commencer par le début.
— Ab initio. Une excellente idée. J’avais décidé d’aller au bord de la Tamise pour réfléchir à ma monographie sur la narration de la bataille de Salamine que nous devons à Hérodote. J’avais opté pour la méthode que M. Walton préconise afin de stimuler l’activité cérébrale : « un repos pour l’esprit, un reconstituant pour l’âme, un oubli pour la tristesse et un calmant pour les pensées agitées ». Mais, hélas, cette sérénité allait m’être refusée. Car j’étais venu piscatur in aqua turbida.
C’est bien ma veine, me dis-je. J’étais tombé sur un autre individu qui disait n’importe quoi et accompagnait ses propos sans queue ni tête de citations… en latin, de surcroît !
— Un de mes élèves, Tuttle Junior, m’avait signalé la présence d’un goujon blanc le long de cette berge. Il l’avait vu alors qu’il s’entraînait pour les régates. Un brave garçon, ce Tuttle Junior… nul en récitation et en calligraphie, mais très calé en ichtyologie.
Terence lui tendit une couverture de laine verte.
— Je savais que je les avais. Tenez. Retirez votre toge et couvrez-vous avec ceci.
Le professeur Peddick fit sauter des boutons.
— Son frère, Tuttle Senior, était comme lui. Des pattes de mouche illisibles.
Il sortit un bras d’une manche, ouvrit de grands yeux et le plongea dans l’autre.
— Et il faisait des tas de pâtés. C’est à lui que nous devons la traduction de Non omnia possumus omnus par « Aucun opossum n’est admis dans l’omnibus ».
Il effectua une dernière contorsion puis ressortit son bras de la manche.
— Je croyais qu’il ne réussirait jamais un seul examen.
Il ouvrit la main, sur un petit poisson blanc frétillant.
— Ah, un ugubio fluviatilis albinus ! Où est mon chapeau ?
Dès que Terence lui eut remis sa toque, il l’emplit d’eau du fleuve puis y lâcha son ugubio.
— Un très beau spécimen. Il est désormais l’adjoint du ministre des Finances, conseiller de Sa Majesté.
Pendant qu’il étudiait sa prise, je m’interrogeai sur la nôtre. Un authentique professeur excentrique d’Oxford. C’était une espèce désormais éteinte, car même M. Dunworthy avait trop de bon sens pour être rattaché à cette catégorie. Je m’étais toujours senti un peu floué de ne pas avoir fréquenté Oxford à l’époque des Jowett et R.W. Roper. Spooner était le plus célèbre, naturellement, à cause de son talent pour massacrer l’anglais.
Mais mon préféré était Claude Jenkins, qui vivait dans une maison où régnait un tel désordre qu’il lui arrivait de ne pouvoir ouvrir la porte d’entrée. Un jour, il avait justifié son retard à une réunion en disant : « Ma femme de ménage vient de mourir, mais j’ai réussi à la caler sur une chaise de la cuisine et elle devrait y rester jusqu’à mon retour. »
Tous avaient été des personnages hauts en couleurs. Le professeur de logique Cook Wilson qui, au terme de deux heures de discours ininterrompu, avait annoncé : « après ces remarques préliminaires »… ; le professeur de mathématiques Charles Dodgson qui avait adressé à la reine Victoria son traité de mathématiques Condensation of Determinants lorsqu’elle lui avait écrit pour lui dire tout le bien qu’elle pensait d’Alice au Pays des Merveilles et lui demander un exemplaire de son prochain livre ; et le professeur d’humanités dont j’avais oublié le nom qui estimait qu’un baromètre eût été plus esthétique si on l’avait placé à l’horizontale plutôt que verticalement.
Et, bien sûr, Buckland et sa ménagerie. Son aigle dressé avait remonté d’un pas majestueux le collatéral de la cathédrale de Christ Church pendant les prières du matin. (Aller à l’office devait être amusant, à l’époque. L’évêque Bittner aurait dû acclimater des animaux dans la cathédrale de Coventry, ou se lancer dans des « spoonerismes ».)
Mais je ne m’étais jamais attendu à rencontrer un jour un de ces personnages. Et j’avais sous les yeux un magnifique spécimen qui brodait sur le thème de l’histoire tout en observant un autre spécimen qui nageait dans sa toque.
— Pour Overforce, l’étudier en tant que succession de rois, de batailles et d’événements est dépassé. Darwin a révolutionné la biologie, a-t-il dit…
Darwin. Le Darwin à qui cet Overforce avait appris à grimper aux arbres ?
— … et il faut en faire autant avec l’histoire. Elle doit cesser d’être une morne énumération de dates, d’incidents et de faits. Ces derniers ne sont pas plus importants qu’un fringille et un fossile ne le sont pour l’évolution.
Un point de vue que je ne partageais pas.
« Seules les lois sous-jacentes comptent. » Je lui ai demandé : « Que faites-vous des événements qui ont façonné nos destinées, pour le meilleur ou pour le pire ? » Et il a eu le front de répondre : « Les événements sont secondaires ». L’assassinat de Jules César ! Léonidas aux Thermopyles ! Secondaires !
— Donc, vous péchiez sur la berge quand le professeur Overforce est arrivé et vous a poussé ? résuma Terence en mettant la toge à sécher sur nos bagages.
— Oui. J’étais sous un saule, occupé à accrocher un ver à l’hameçon – les goujons préfèrent les Polycirrus et les Enoplobranchus, mais ils ne font pas pour autant la fine bouche lorsqu’on n’a que des Pseudoccoccidae sous la main – quand cet imbécile de Darwin a bondi sur moi de la ramure, tel un de ces anges de Satan que le Tout-Puissant projeta, enflammés, du haut des cieux éthérés, avant de se jeter à l’eau en provoquant un tel raz de marée que j’ai lâché ma canne.
Tout en se déchaussant, il lorgna Cyril avec une expression menaçante.
— Ah, les chiens !
Un chien, pensai-je, soulagé. Darwin était le chien de cet Overforce. Ce qui expliquait beaucoup de choses, mais pas pourquoi il sautait des arbres.
Peddick retira ses chaussettes, les vrilla pour les essorer et les renfila.
— Il finira par tuer quelqu’un. Mardi dernier, il a aplati l’économe de Trinity. Son maître est complètement fou. Il se prend pour un nouveau Buckland. Mais, malgré tous ses défauts, Buckland n’a jamais appris à son ours à sauter des arbres. Tiglath Pileser était aussi bien élevé que ses chacals, même si nul n’était enthousiasmé à la perspective de dîner à sa table. Il était capable de vous faire manger du crocodile. Je me souviens d’un soir où il a servi du campagnol. Mais il y avait également deux carpes, quant à elles savoureuses.
— Darwin vous a fait lâcher votre canne… lui rappela Terence.
— Oui, et quand je me suis tourné, Overforce était là. Et c’est en riant comme une des hyènes de Buckland qu’il m’a lancé : « Vous péchez ? Tssk, tssk, ce n’est pas ainsi que vous obtiendrez la chaire de Haviland. » Je lui ai répondu : « Je m’interroge sur les effets de la ruse de Thémistocle, à Salamine », et il a déclaré : « C’est une occupation encore plus futile que la pêche. L’histoire a cessé d’être une énumération d’anecdotes pour devenir une science. » Je me suis exclamé : « D’anecdotes ? Que les Grecs aient défait la flotte des Perses serait pour vous une anecdote ? » Il a agité la main. « C’est sans importance. » Je lui ai rétorqué : « Et la bataille d’Azincourt, la guerre de Crimée, l’exécution de Mary Stuart ? » Et il a insisté. « Des détails. Darwin et Newton se sont-ils intéressés aux détails ? »
Ils l’avaient fait. Comme aime tant le répéter Lady Schrapnell : Dieu est dans les détails.
« Darwin ! Newton ! » me suis-je exclamé. « Vos exemples réfutent vos arguments. C’est l’individu qui compte, et non la population. Et ce ne sont pas les forces naturelles qui façonnent l’histoire. Que faites-vous du courage, de l’honneur et de la foi ? Que faites-vous de la vilenie, de la lâcheté et de l’ambition ? »
— Et de l’amour, surenchérit Terence.
— Tout juste. « Que faites-vous de l’amour d’Antoine et Cléopâtre ? N’a-t-il pas influencé l’histoire ? lui ai-je demandé pendant qu’il barbotait. Et l’infamie de Richard III ? Et la ferveur de Jeanne d’Arc ? C’est la personnalité des hommes qui la façonne ! »
— Pendant qu’il barbotait ? répétai-je.
— Vous l’avez poussé dans le fleuve ? souhaita savoir Terence.
— Tout acte individuel est pour lui sans importance. Je ne me suis pas privé de le lui rappeler, lorsqu’il m’a supplié de le secourir.
— Seigneur ! Faites tourner le canot, Ned. Nous devons repartir en amont, en espérant qu’il ne s’est pas noyé.
— Noyé ? Selon sa théorie, une noyade est sans conséquence. Et, pendant qu’il se débattait et hurlait, je lui ai demandé : « Comment pourrais-je vous tendre une main secourable, dès l’instant où selon vous il n’y a ni intention ni morale ? » C’est alors qu’il s’est exclamé en s’agitant de plus belle : « Je le savais ! Ce n’est qu’un plaidoyer en faveur d’un Dessein supérieur ! » Et, alors que je l’aidais finalement à regagner la berge, j’ai rétorqué : « N’y aurait-il pour vous que le hasard ? Nulle place ne serait donc laissée au libre arbitre, aux actes de bonté ? Vous devez convenir que les actes individuels ont leur importance. » C’est alors que ce fou m’a poussé !
— Mais s’en est-il remis ?
— S’il s’en est remis ? Il est toujours aussi bouffi d’orgueil, entêté, puéril et violent ! S’il s’en est remis ?
— Je veux dire… Est-il hors de danger ?
— Évidemment. Il a dû aller exposer ses théories absurdes au comité ! En me laissant me noyer. Si vous n’étiez pas passés par là à cet instant, j’aurais partagé le tragique destin du duc de Clarence. Et Overforce, ce misérable, aurait obtenu la chaire de Haviland !
Terence regarda sa montre.
— Enfin, tout est bien qui finit bien. Ned, prenez les drosses. Nous devons nous hâter si nous voulons ramener le professeur à Oxford et atteindre Iffley dans les temps.
Parfait, pensai-je. Une fois de retour à Folly Bridge, je trouverais un prétexte pour ne pas repartir avec lui – le mal de mer, une rechute ou autre chose – et je regagnerais la gare en espérant que mon contact y était encore.
Mais le professeur Peddick s’était redressé.
— Iffley ? C’est un lieu idéal ! On y pêche des chevesnes magnifiques. Tuttle Junior m’a dit avoir vu un arc-en-ciel à queue fendue un demi-mile en amont de l’écluse.
— Ne devriez-vous pas vous changer ?
— Pourquoi ? Mes vêtements sont pratiquement secs. Et je serais bien sot de ne pas saisir cette occasion. Je présume que vous avez des cannes et des appâts ?
— Et le professeur Overforce ? intervins-je. Ne va-t-il pas s’inquiéter ?
— Bah ! Il a dû aller écrire des inepties et apprendre à son chien à monter à bicycle ! L’histoire est forgée par les individus ! Lord Nelson, Catherine de Médicis, Galilée !
— Si vous êtes certain de ne pas prendre froid, je dois être à Iffley à deux heures.
— En ce cas, hâtons-nous ! Tant que nous le pouvons encore ! Vestigio nulla retrorsum.
Et Terence reprit les avirons et souqua avec détermination.
Les saules se rabougrirent en buissons puis en herbe, et au-delà d’un méandre du fleuve je pus voir un clocher. Iffley.
Je pris ma propre montre et comptai les chiffres romains. Il était II moins cinq. Terence arriverait à temps à son rendez-vous et il ne me restait qu’à espérer que j’en ferais autant.
Peddick se leva brusquement.
— Arrêtez !
Terence lâcha les rames.
— Non !
Je tendis la main et agrippai la couverture qui tombait autour des pieds de notre passager. L’embarcation se balança dangereusement et nous prîmes un peu d’eau. Cyril cilla et se leva avec lourdeur.
— Assis, intimai-je.
Seul le professeur obtempéra, en tendant le doigt vers le rivage.
— Nous devons gagner immédiatement la berge. Regardez !
Ce que nous fîmes, tous, même Cyril. Nous vîmes une prairie pointillée de panais et de boutons d’or.
— C’est le champ de bataille de Blenheim. Voilà le village de Sondeheim et au-delà le ruisseau de Nebel. Ce qui démontre mon point de vue. Les forces aveugles de la nature ! Foutaises ! C’est le duc de Marlborough qui a remporté une victoire magistrale ! Avez-vous un cahier ? Et une ligne ?
— Ne vaudrait-il pas mieux reporter tout cela à plus tard ? À notre retour d’Iffley ?
Le professeur Peddick renfilait ses chaussures.
— Il a attaqué Tallard en tout début d’après-midi. Quel genre d’appâts avez-vous apportés ?
— Nous n’avons pas le temps. J’ai un rendez-vous…
— Omnia aliéna sunt, tempus tantum nostrum est. Seul le temps nous appartient.
Je me penchai pour murmurer à Terence :
— Déposez-nous ici et allez à Iffley.
Il hocha la tête et entreprit de nous rapprocher de la berge.
— Mais j’ai besoin de vous pour tenir la barre. Professeur, je vais vous laisser ici pour vous permettre d’étudier la bataille. Nous vous reprendrons au retour.
Il chercha un lieu où le débarquer.
Trouver le matériel de pêche et un point du talus où la pente était suffisamment douce pour que Peddick pût la gravir fut plus long que prévu. Terence fouilla dans le sac américain en jetant des coups d’œil frénétiques à sa montre de gousset, pendant que j’explorais la malle en fer-blanc à la recherche des lignes et des esches.
— Là ! fit Terence.
Il fourra des mouches dans la poche de son tuteur, saisit un aviron et nous poussa contre la berge.
— Terre ! Vous voici rendu, professeur.
Peddick regarda de tous côtés, ramassa sa toque et la leva vers sa tête.
— Un instant, intervins-je. N’auriez-vous pas un bol ou un autre récipient, Terence ? Pour le goujon.
Nous fouillâmes encore, Terence dans un carton à chapeau et moi dans ma sacoche. Je n’y trouvai que des cols empesés, deux paires de chaussures noires trop petites de deux pointures et une brosse à dents.
Si Cyril avait si souvent reniflé le panier, c’était parce qu’il devait contenir de la nourriture et, très certainement, une casserole. Je plongeai dans le fouillis de poupe puis sous le siège. Il était là, posé en proue. Je tendis la main.
— Une bouilloire ! s’exclama Terence qui me la remit.
J’y versai le poisson et l’eau avant de rendre la toque à son propriétaire.
— Ne la mettez pas tout de suite, lui conseillai-je. Attendez que l’humidité se soit évaporée.
— Que voilà un élève prévenant ! Beneficiorum gratia sempiterna est.
— Tout le monde débarque. Nous serons de retour dans une heure. Deux au maximum.
Je n’avais pas posé la bouilloire que Terence le tirait hors du canot.
— Je serai là, promit le professeur du sommet du talus. Fidelis as urnum.
— Ne risque-t-il pas de retomber dans la Tamise ? m’enquis-je.
— Non, affirma Terence sur un ton qui manquait toutefois de conviction.
Puis il mania les avirons comme si nous participions à des régates.
Nous nous éloignâmes de Peddick qui s’était courbé pour étudier le sol à travers son pince-nez. La boîte d’appâts tomba de sa poche et roula à mi-pente. Il s’inclina plus encore pour la ramasser.
— Nous devrions peut-être…
D’un coup de rames vigoureux, Terence nous fit franchir une courbe et nous vîmes une église ainsi que l’arche d’un pont de pierre.
— Elle a dit qu’elle m’attendrait là. Pouvez-vous la voir ? Je plaçai ma main en visière au-dessus de mes yeux et scrutai le tablier. J’y vis une silhouette en robe blanche et ombrelle assortie.
— Est-elle là ?
Elle portait un chapeau blanc décoré de fleurs bleues sur des cheveux auburn lustrés par le soleil.
— Suis-je en retard ?
— Non, lui répondis-je. Mais moi oui, pensai-je.
Car c’était la plus belle femme qu’il m’avait été donné de voir.