Les voyages s’achèvent quand se retrouvent les amants.
Je tombai sur une voie ferrée et me retrouvai étendu entre les rails telle Pearl White dans un feuilleton du XXe siècle, si ce n’est que j’avais beaucoup plus de bagages qu’elle. Ils étaient éparpillés autour de moi, avec le canotier que j’avais perdu en plongeant vers le transmetteur.
La voix de Lady Schrapnell résonnait toujours dans mes oreilles, quand je me relevai et regardai de tous côtés avec méfiance. Mais je ne la vis nulle part. Il n’y avait pas non plus de canots et de fleuve. La ligne de chemin de fer suivait un talus bordé d’arbres.
La première consigne d’un historien est de « s’assurer de ses coordonnées spatio-temporelles », ce qui était en l’occurrence impossible. Le ciel bleu et les fleurs qui poussaient entre les traverses m’indiquaient seulement que c’était l’été, et les rails que j’étais arrivé après 1804.
Dans les vids, le héros trouve toujours un journal oublié sur le sol, avec à la une des renseignements aussi précieux que « Pearl Harbor bombardé ! » ou « Fin du siège de Mafeking ! » et il n’a qu’à lever les yeux pour voir une horloge dans une vitrine.
Je regardai ma montre, et découvris que je ne l’avais plus. Je tentai de me rappeler si Warder ne me l’avait pas subtilisée en m’essayant des chemises, et me souvins qu’elle avait fourré quelque chose dans la poche de mon gilet. Je tirai une chaîne en or. Une montre de gousset. Naturellement. Une montre-bracelet eût été anachronique, au XIXe siècle.
J’eus des difficultés à l’ouvrir puis à lire les chiffres romains, mais je réussis à savoir qu’il était X et quart. J’étais pile à l’heure. Si ce n’était pas la mauvaise guerre, évidemment. Ou le mauvais lieu.
Je n’aurais pu me prononcer sur ce point, car nul n’avait daigné m’informer de ma destination. Cependant, quand le décalage temporel était minime cela s’appliquait aussi aux coordonnées spatiales.
Je suivis la voie du regard. Au nord, elle allait se perdre au sein des arbres. Au sud, la forêt était plus clairsemée et un ruban de fumée s’en élevait. Une usine ? Un hangar à bateaux ?
J’aurais dû ramasser mes bagages et aller m’en assurer, mais je restai à inhaler l’air chaud estival et les douces senteurs du trèfle et du foin fraîchement coupés.
J’étais à cent soixante ans de la pollution, des embouteillages et de la potiche de l’évêque. Non, je me trompais. C’était en 1852 qu’un généreux donateur avait offert ce vase à la cathédrale de Coventry.
Qui n’était pas encore une cathédrale. L’église St. Michael ne deviendrait le siège d’un évêché qu’en 1908. Mais j’étais à plus d’un siècle des aboiements de Lady Schrapnell et des chiens méchants, en un temps où les femmes étaient douces tant en actes qu’en paroles.
Je regardai les arbres, les fleurs. Des boutons d’or poussaient entre les rails. L’infirmière m’avait prescrit du repos, et ne le trouverais-je pas en ce lieu idyllique ? Il me suffisait de rester là, au milieu de la voie, pour me sentir rétabli. Plus de troubles de la vision. Plus de sirènes.
J’avais parlé trop vite. Le raid aérien reprit, s’arrêta brusquement. Je secouai la tête, pour ordonner mes pensées.
Je n’étais pas encore guéri mais le serais bientôt si je continuais de respirer cet air pur. Je levai les yeux vers un ciel limpide et le ruban de fumée noire, qui s’était rapproché… Certainement un fermier qui brûlait des mauvaises herbes.
J’étais impatient de voir ce noble laboureur contempler son ouvrage appuyé à son râteau, ignorant tout des tracas et de la précipitation de la vie moderne. Je jubilais à la pensée de visiter sa fermette tapissée de roses et ceinte d’une clôture blanche immaculée, sa cuisine douillette, ses chambres aux doux lits de plume, ses…
La sirène mugit encore, deux fois. Comme un sifflet d’usine. Ou de train.
L’adrénaline est une drogue dont l’efficacité n’est plus à démontrer. Elle galvanise et pousse à l’action, et il est bien connu qu’elle a permis à certains d’accomplir des exploits en décuplant leurs forces. Et leur rapidité.
Je saisis la sacoche, la bourriche, la valise, le sac américain et celui en toile, les cartons et mon canotier que j’avais une fois de plus perdu. Je descendis le tout au bas du talus avant que la colonne de fumée noire ne fût sortie du bois.
Ne restait que le panier d’osier posé sur le rail opposé. Toujours dopé à l’adrénaline, je pus bondir, le ramasser et faire un roulé-boulé sur la pente à l’instant où le convoi passait avec fracas.
Non, je n’étais pas totalement remis. Je m’accordai le temps d’assimiler ce fait et de recouvrer une respiration normale.
Je finis par m’asseoir. La butte était haute et je l’avais dévalée sur une distance importante avant d’être arrêté par une touffe d’orties. D’ici, la vue était différente et j’entrevoyais au-delà d’un bosquet d’aulnes l’angle d’une bâtisse peinte en blanc. Certainement un hangar à bateaux.
Je me dégageai des plantes urticantes, gravis la déclivité et, désormais convaincu du bien-fondé des règles de prudence les plus élémentaires, je scrutai le lointain tant d’un côté que de l’autre. Je ne vis aucune fumée et n’entendis aucun son. Rassuré, je traversai la voie, ramassai mes bagages, regardai à gauche et à droite, revins sur mes pas et partis à travers bois en direction de la construction.
L’adrénaline a pour effet secondaire de dissiper en partie ce qui peut embrumer un esprit et, tout en cheminant, je pris conscience d’ignorer ce que je devrais faire une fois arrivé à destination.
Je me souvenais que M. Dunworthy avait déclaré : « Voici vos instructions », juste avant une succession chaotique de cuillers, de cols empesés et de fins d’alerte. Il avait en outre précisé que je pourrais passer le reste de ces deux semaines comme bon me semblerait. Ce qui signifiait de toute évidence que j’avais une mission à accomplir au préalable.
Laquelle ? Il y avait une vague histoire de canot et de fleuve. Et un Machin End. Audley End ? Non, ça commençait par un « N ». N’était-ce pas plutôt la beauté aquatique, dont le nom débutait par un « N » ? J’espérais que la mémoire me reviendrait une fois dans le hangar à bateaux.
Qui n’était pas un hangar à bateaux mais une gare. Je lus « Oxford » sur un panneau de bois tarabiscoté, au-dessus d’un banc vert.
Qu’étais-je censé faire, à présent ? Ne m’avaient-ils pas expédié en ce lieu afin que je prenne le train pour aller à Machin End, d’où je devrais remonter ou descendre le fleuve à la rame ? Était-ce bien M. Dunworthy qui avait parlé de chemins de fer ? N’avais-je pas entendu broder sur ce thème dans le cadre des leçons subliminales ?
En outre, n’était-ce pas à un décalage qu’il fallait attribuer mon arrivée à proximité de cette gare ? N’aurais-je pas dû me retrouver à Folly Bridge ? J’étais certain qu’il avait mentionné une promenade en barque.
J’avais toutefois trop de bagages pour qu’ils tiennent dans un canot.
Je m’intéressai au quai, dont les rails me séparaient. À l’opposé du banc vert étaient affichés les horaires des trains. Je n’aurais qu’à y jeter un coup d’œil pour savoir s’il y avait un Machin End sur la liste.
Le quai en question était désert, le ciel limpide dans les deux directions. Je regardai la voie puis la porte de la salle d’attente. Rien. Je scrutai l’horizon tant à droite qu’à gauche à trois ou quatre reprises, puis je franchis les rails en courant, hissai mes bagages sur le quai et montai les rejoindre.
Toujours personne. J’empilai mes biens à l’extrémité du banc et me dirigeai vers le panneau d’affichage. Je lus les destinations : Reading, Coventry, Northampton, Bath. Sans doute s’agissait-il d’une des gares en petits caractères : Aylesbury, Didcot, Swindon, Abingdon. J’atteignis le bas de la liste sans y avoir trouvé un seul End.
Et je ne pouvais aller au guichet des renseignements pour demander à quelle heure arriverait le prochain train pour Machin End. Quel « End » ? Howard’s End ? Non, c’était un roman de E.M. Forster qui n’avait même pas été écrit. Je connaissais un pub baptisé « The Bitter End », mais ce n’était pas ça non plus. Ça commençait par un « N ». Non, le « N » c’était pour les naïades. Un « M ».
Je regagnai le banc et m’y assis, afin de réfléchir. M. Dunworthy avait dit : « Voici vos instructions », puis il avait parlé de fourchettes à huître et d’une invitation à aller prendre le thé avec la reine. Non, je confondais avec la mise à niveau subliminale. Warder avait parlé du 7 juin 1888.
J’aurais dû m’assurer que c’était la bonne date, avant de me soucier du reste. Dans le cas contraire, il était sans objet que j’aille où que ce soit, que ce fût par voie ferrée ou fluviale. Je devrais demeurer ici jusqu’au moment où Warder procéderait au relèvement, comprendrait que les coordonnées ne correspondaient pas et organiserait ma récupération. Au moins n’étais-je pas dans un champ de seigle et d’orge.
Je m’étais remis de mes émotions et il me vint à l’esprit qu’elle avait pu régler ma montre en fonction de ma destination. Ce qui ne prouverait d’ailleurs absolument rien.
Je me levai et allai vers la fenêtre de la gare pour voir s’il n’y avait pas une horloge dans la salle d’attente. Je la vis et y lus onze heures moins vingt. Je sortis ma montre de gousset et comparai. XI moins vingt, parfait !
Dans les œuvres de fiction, il y a toujours un crieur de journaux qui brandit sous le nez du voyageur temporel un quotidien où la date est écrite en caractères gras, ou un calendrier où le jour a été marqué d’une croix. Mais il n’y avait ici ni éphéméride ni porteur bavard qui m’eût déclaré : « Beau temps pour un 7 juin, pas vrai ? Ah, ce n’est pas comme l’année dernière ! Tout l’été 1887 a été pourri. »
Je regagnai le banc et m’assis, en essayant de me concentrer. Marlborough End, Middlesex End, Montague End, Marple’s End.
J’entendis siffler un train et un convoi traversa la gare en grondant, sans s’arrêter. Le déplacement d’air emporta mon canotier et je me lançai à sa poursuite. Je venais de réussir à le rattraper et m’en coiffais, quand une grande feuille de papier charriée par le tourbillon vint se coller à mes jambes.
Je la pris et la dépliai. C’était la une du Times du 7 juin 1888.
J’étais donc arrivé au bon moment et il ne me restait qu’à déterminer ce que j’étais censé faire.
Je calai ma tête entre mes mains, car on disait cette posture propice à la concentration. Carruthers avait perdu une de ses chaussures, Warder avait fait claquer sa planchette porte-documents et M. Dunworthy avait parlé d’un fleuve et d’un contact. Un contact.
— Contactez Tennyson, avait-il dit.
L’ennui, c’était qu’il avait prononcé un autre nom. Même s’il commençait également par un « T ». Ou un « A ». L’important, c’est qu’ils avaient cité un contact. Un contact.
Il était normal que j’ignore quel était le but de ma mission, dès l’instant où quelqu’un était chargé de me l’apprendre. J’en fus soulagé. Cet intermédiaire m’expliquerait tout.
Ne restait qu’une double interrogation ; qui était-il ou elle, et où était-il ou elle ? « Contactez machin », avait dit M. Dunworthy. Quel nom ? Chiswick. Non, c’était le grand patron du Voyage Temporel. Correction, l’ex-grand patron du Voyage Temporel. « Contactez… » Klepperman. L’enseigne Klepperman. Non, il s’agissait de ce marin devenu un héros à titre posthume, celui qui était mort parce qu’il avait dû improviser.
« Contactez… » qui ? Comme pour me répondre, un autre train siffla puis daigna s’arrêter dans la gare. Il s’immobilisa en libérant des gerbes d’étincelles et des jets de vapeur. Un porteur sauta de la troisième voiture, installa un joli tabouret devant la porte et remonta à bord.
Lorsqu’il réapparut, il tenait un carton à chapeaux et un grand parapluie, et il aida deux ladies à descendre.
La plus vieille avait des crinolines, un chapeau et des mitaines de dentelle, et je crus un instant avoir été envoyé plus loin dans le temps. Mais la jeune avait une longue jupe évasée et un chapeau incliné sur son front. Et lorsqu’elle s’adressa au porteur pour lui énumérer leurs bagages, elle le fit d’une voix à la fois pleine de douceur et de réserve.
— Je savais qu’il ne serait pas là, déclara la dame âgée avec des intonations schrapnelliennes.
— Je suis certaine qu’il ne tardera pas, ma tante. Peut-être a-t-il été retenu au collège.
— Billevesées !
C’était un mot que je n’aurais jamais cru entendre un jour prononcer.
— Il a dû aller à la pêche. Un passe-temps malséant pour un adulte ! Lui as-tu écrit pour lui annoncer notre venue ?
— Oui, ma tante.
— En précisant la date et l’heure, j’espère ?
— Oui, ma tante. Il va arriver.
— En l’attendant, nous allons endurer cette épouvantable chaleur.
Je trouvais quant à moi le temps agréable, mais il est vrai que je n’avais ni une robe en laine noire boutonnée jusqu’au cou ni des mitaines.
— Absolument accablante, surenchérit-elle en cherchant un mouchoir dans un petit sac lesté de perles. Je me sens défaillir. Faites attention avec ça !
Elle s’était adressée au porteur qui se colletait avec une énorme malle. Finch avait raison. À cette époque, les gens voyageaient avec des montagnes de bagages.
Elle s’éventa apathiquement avec le carré de fine batiste.
— Je suis si faible.
— Vous devriez vous asseoir, ma tante. Je suis certaine que mon oncle sera ici d’un instant à l’autre.
La vieille dame s’installa sur l’autre banc dans un bruissement de jupons.
— Pas comme ça ! aboya-t-elle au porteur. C’est Herbert, la fautive. Se marier ! Juste quand je viens à Oxford. Vous allez érafler le cuir !
S’il était évident qu’aucune de ces voyageuses n’était mon contact, au moins n’avais-je plus de problèmes auditifs. Je comprenais ce qu’elles disaient, ce qui n’était pas toujours le cas dans le passé. Lors de ma première kermesse, par exemple, je n’avais saisi qu’un mot sur dix parmi lesquels « stands », « quilles » et « tombola ».
J’avais en outre l’impression d’avoir surmonté ma crise de sentimentalisme excessif. La jeune lady avait un ravissant minois et j’avais entrevu ses chevilles au galbe parfait à sa descente du train, mais je ne m’étais pas pour autant lancé dans des comparaisons extasiées avec des sylphes ou des chérubins. Plus positif encore, je venais de retrouver ces deux mots sans problème. J’étais totalement guéri.
— Il nous a oubliées, geignit la tante. Nous allons devoir prendre un berlingot.
Enfin, peut-être pas totalement guéri.
— Ce serait sans objet, mon oncle pense à nous.
— En ce cas, pourquoi n’est-il pas là, Maud ? Et pourquoi Herbert n’est-elle pas là ? Parce qu’elle se marie ! Les serviteurs, ça ne se marie pas ! Et comment a-t-elle pu faire la connaissance d’un individu convenable ? Je parie que ce n’est pas un homme de bonnes mœurs. Un coureur de jupons…
Elle baissa la voix pour ajouter :
— Ou pire.
— Je crois qu’ils se sont connus à l’église.
— À l’église ! Infamie ! Que devient le monde ? De mon temps, on y allait pour rendre grâces au Seigneur et non pour faire des rencontres. Écoute bien ce que je vais te dire, Maud. Dans un siècle, nul ne fera plus la différence entre une cathédrale et un music-hall.
Ou un centre commercial, pensai-je.
— C’est à cause de toutes ces divagations sur l’amour chrétien. Les ministres du culte ne rappellent plus à leurs ouailles quels sont leurs devoirs, ni qu’elles doivent rester à leur place… Et être ponctuelles. Ton oncle aurait grand besoin d’un sermon… Où vas-tu ?
Maud se dirigeait vers la porte de la gare.
— Regarder l’horloge. S’il n’est pas encore arrivé, c’est peut-être parce que notre train avait de l’avance.
Toujours serviable, je sortis ma montre de gousset et l’ouvris, en espérant ne pas avoir oublié comment on lisait l’heure.
— Tu me laisses seule, avec Dieu sait qui ?
Elle plia un doigt gainé de dentelle, pour le transformer en crochet et retenir sa nièce.
— Des hommes peu recommandables traînent dans les lieux publics afin d’engager la conversation avec les femmes isolées.
Elle avait murmuré cela comme sur une scène de théâtre.
Je refermai la montre que je remis dans la poche de mon gilet et fis de mon mieux pour paraître inoffensif.
— Ils espèrent voler leurs bagages, cela va de soi.
— Nul ne pourrait s’enfuir avec votre malle, ma tante, fit remarquer Maud.
Ce qui lui valut de grimper dans mon estime.
— Mais tu es placée sous ma garde, puisque mon frère n’a pas daigné venir nous chercher. Nous ne resterons pas ici une minute de plus. Portez nos biens à la consigne.
Elle s’était adressée au porteur qui avait finalement réussi à hisser les malles et trois gros cartons à chapeau sur un diable.
— Et rapportez-nous le récépissé.
— Le convoi va partir, madame, protesta-t-il.
— Mais moi, je reste. Et retenez-nous un berlingot. Avec un cocher digne de confiance.
L’homme lorgna le train qui crachait des panaches de vapeur, au désespoir.
— Madame, si je ne suis pas à bord je perdrai mon emploi.
J’aurais volontiers proposé de les aider, si je n’avais craint d’être pris pour Jack l’Éventreur. N’était-ce pas un anachronisme, au fait ? Avait-il débuté sa carrière, en 1888 ?
— Calembredaines ! Vous le perdrez à coup sûr si je signale votre conduite insolente à vos employeurs. Il est inadmissible que vous abandonniez les bagages des voyageurs sur le quai, là où le premier malandrin venu pourrait les voler.
Un autre regard menaçant dans ma direction.
— Et, surtout, que vous refusiez d’assister une vieille dame sans défense !
Le porteur lorgna le train qui s’ébranlait déjà et la porte de la gare, sans doute pour évaluer les distances. Il finit par effleurer sa casquette et bondir avec son diable.
La tante souleva son nid de crinolines.
— Viens, Maud.
— Mon oncle va nous rater.
— Ça lui apprendra à être ponctuel.
Sur ces mots, la tante s’éloigna.
Entraînée dans son sillage, Maud m’adressa un sourire d’excuse.
Je vis défiler devant moi les voitures puis le fourgon à bagages. L’homme n’était toujours pas de retour et il ne pourrait rattraper le convoi. Je voyais la lanterne du garde se balancer, lorsqu’il regagna le quai en courant et sauta. Je me levai.
Il referma la main sur la barre de cuivre et se hissa sur le marchepied inférieur où il s’immobilisa, le souffle court et le poing levé.
Je sus qu’il irait grossir les rangs du parti travailliste.
Quant à la tante, elle survivrait à ses proches et ne laisserait rien à ses serviteurs dans son testament. Il ne me restait qu’à espérer qu’elle serait encore de ce monde dans les années vingt et subirait les fumeuses de cigarettes et les danseuses de Charleston. Quant à Maud, je lui souhaitai de rencontrer un jeune homme convenable, même si c’était irréalisable tant que sa tante rivait sur elle son œil d’aigle.
Je consacrai plusieurs minutes à songer à leur avenir et au mien, qui devenait de plus en plus incertain. Le prochain train pour quelque part ne passerait qu’à 12:36, en provenance de Birmingham. Étais-je censé attendre mon contact ici ? N’était-il pas à Oxford même ? M. Dunworthy avait parlé d’un cab. Étais-je censé prendre un fiacre pour aller en ville ?
Un jeune homme se rua sur le quai, avec autant de hâte que le porteur. Il avait comme moi un pantalon de flanelle blanche, une moustache légèrement de guingois et un canotier qu’il tenait à la main, il courut jusqu’à l’extrémité du quai, visiblement à la recherche de quelqu’un.
Mon contact ! pensai-je. Sa précipitation m’indiquait qu’il avait été retardé. Comme pour le confirmer, il s’arrêta, sortit sa montre de gousset et l’ouvrit avec une dextérité impressionnante.
— Je ne suis pas en avance, déclara-t-il avant de refermer le boîtier.
Si c’était mon homme, viendrait-il me l’annoncer ? N’attendrait-il pas que j’aille lui murmurer : « Psst, c’est M. Dunworthy qui m’envoie » ? N’y avait-il pas un mot de passe du genre : « Le marmouset appareille à minuit », auquel j’étais censé répondre : « Certes, toutefois l’étourneau niche dans un sapin » ?
J’hésitais entre un « la lune se lève aussi le mardi » et un plus direct « je vous demande pardon, mais arrivez-vous de l’avenir ? » quand il se tourna vers moi, me regarda à peine, et scruta une nouvelle fois le quai.
— Ma foi, le train de 10:55 serait-il déjà arrivé ? s’enquit-il en revenant.
— Oui, l’informai-je. Il a redémarré il y a cinq minutes.
Redémarré ? N’était-ce pas un anachronisme ? N’aurais-je pas dû me contenter de dire « reparti » ?
Sans doute pas, car il marmonna :
— Je le savais.
Il remit son canotier sur sa tête et disparut à l’intérieur de la gare.
Il était de retour peu après.
— Excusez-moi, mais n’auriez-vous pas vu de vieilles reliques ?
— De vieilles reliques ?
J’avais l’impression d’être à une kermesse.
— Une paire de douairières ratatinées au teint bilieux, voûtées et tordues par les ans. « Vous êtes vieux, père Guillaume », et tout le toutim. Elles ont dû arriver par le train de Londres. En bombasin noir, très certainement.
Il remarqua mon incompréhension.
— Deux dames d’âge canonique que je devais venir chercher. Elles ne sont pas reparties, au moins ?
Sans doute se référait-il aux voyageuses qui venaient de prendre un berlingot, mais il ne pouvait être le frère de la tante et Maud était trop jeune pour correspondre à sa définition.
— Vieilles, dites-vous ?
— Des antiquités. Je les ai rencontrées au cours du premier trimestre. Les auriez-vous vues ? L’une avait certainement un châle et un fichu. L’autre est émaciée et a un nez crochu, façon bas-bleu et œuvres de charité. Amelia Bloomer et Betsey Trotwood.
Ce n’étaient pas elles. La nièce s’appelait Maud et le bas entrevu à sa descente du train était blanc.
— Non, il y avait une jeune fille et une…
Il secoua la tête.
— Ce ne sont pas les miennes. Elles sont antédiluviennes, ou le seraient si on croyait encore à cette histoire de déluge. Comment dirait Darwin, d’après vous ? Prépélagiques ou antétrilobitiennes ? Il a dû se tromper d’horaire.
Il alla jusqu’au tableau d’affichage, s’y intéressa et se redressa avec irritation.
— Saperlipopette ! fit-il, alors que je croyais l’emploi de ce mot strictement réservé aux romans. Le prochain train de Londres est à 15:18, et il sera alors trop tard.
Il abattit son canotier sur sa jambe.
— Enfin, je n’y peux rien ! À moins d’aller au Mitre pour solliciter un prêt auprès de Mags. Elle ne me refusera pas une ou deux couronnes. Dommage que Cyril ne soit pas là. Elle a un faible pour lui.
Il remit son chapeau et rentra dans la gare.
Ce n’était donc pas mon contact. Saperlipopette !
Et le convoi suivant n’arriverait qu’à 12:36. J’aurais dû attendre à mon point d’arrivée. Il me fallait reprendre mes bagages et retourner sur la voie. Je regrettai de ne pas avoir marqué l’emplacement en nouant une écharpe autour du rail.
Ne devais-je pas le retrouver près de la Tamise ? Ou partir à sa rencontre en canot ? M. Dunworthy avait cité le collège de Jésus. Non, il avait dit à Finch d’aller y chercher des provisions puis avait déclaré « voici vos instructions » et parlé d’un fleuve, de croquet, de Disraeli et… Je fermai les yeux pour explorer mes souvenirs.
— Pardonnez-moi de troubler vos méditations.
Je rouvris les paupières, sur le jeune homme qui avait raté les vieilles reliques.
— N’auriez-vous pas l’intention de faire du canotage ? Mais ma question est stupide ! Vous n’auriez pas mis un canotier, un blazer et un pantalon de flanelle pour venir assister à une exécution capitale, et il n’y a rien d’autre à faire à Oxford en cette période de l’année. Le Rasoir d’Occam, comme dirait le professeur Peddick. Ce que je voulais vous demander, c’est si vous avez prévu de rejoindre des amis ou si vous êtes seul.
— Je… je…
Je le suspectais de nouveau d’être mon contact. Peut-être s’agissait-il d’un code de reconnaissance compliqué.
— Ma foi, je m’y prends mal. Je ne me suis même pas présenté.
Il fit passer son canotier dans sa main gauche, afin de libérer la droite et me la tendre.
— Terence St. Trewes.
Je la serrai.
— Ned Henry.
— À quel collège allez-vous ?
Je tentais de me rappeler si M. Dunworthy avait mentionné un Terence St. Trewes, et sa question posée avec désinvolture me prit au dépourvu.
— Balliol, répondis-je avant d’espérer qu’il était quant à lui inscrit à Brasenose, ou à Keble.
— Je le savais ! On reconnaît de loin ceux de Balliol. L’influence de Jowett. Qui est votre tuteur ?
Qui enseignait à Balliol, en 1888 ? Jowett n’avait été le tuteur de personne. Ruskin ? Non, il était à Christ Church. Ellis ?
J’optai pour la prudence.
— J’ai été malade, cette année. Je reprendrai les cours cet automne.
— Et votre médecin vous a prescrit un voyage sur la Tamise pour vous remettre. De l’air pur, de l’exercice, du calme et toutes ces balivernes. Le repos qui raccommode les manches effilochées.
— Tout juste.
Et je me demandai comment il savait ça.
Peut-être s’agissait-il de mon contact, en dépit des apparences.
— Je suis arrivé ce matin, de Coventry.
J’avais apporté cette précision pour lui permettre de m’identifier.
— Coventry. C’est bien là que repose St. Thomas Becket ! « Qui me débarrassera de ce prêtre turbulent ? »
— Non, il est à Canterbury.
— Alors, qui est à Coventry ?
Il sourit.
— Lady Godiva et ce voyeur, Peeping Tom.
Ce n’était donc pas mon contact. Mais j’étais heureux de me retrouver en un temps où l’on n’associait pas Coventry à la cathédrale bombardée et à Lady Schrapnell.
Il s’assit près de moi.
— Je vais tout vous expliquer. Nous comptions canoter, Cyril et moi. Nous avions retenu une embarcation et fait nos bagages, quand le professeur Peddick m’a demandé d’aller chercher ses parentes parce qu’il devait quant à lui écrire une monographie sur la bataille de Salamine. Et comme il est délicat de refuser de rendre service à son tuteur, même quand on est très pressé, j’ai laissé Cyril à Folly Bridge afin qu’il surveille nos affaires et empêche Jabez de louer le canot sous notre nez… ce qu’il a fait à maintes occasions, même après avoir empoché un acompte. Sachant que je serais en retard, j’ai hélé un fiacre alors que j’avais juste de quoi régler le solde de la location. J’espérais que les vieilles reliques me prêteraient un peu d’argent, mais je me suis trompé de train et j’ai misé ma pension du prochain trimestre sur Beefsteak, dans le Derby. Et comme Jabez ne veut jamais faire crédit aux étudiants, pour une raison d’ailleurs incompréhensible, me voici bloqué ici comme Sœur Anne au sommet de sa tour pendant que Cyril m’attend en regardant tristement la route poudroyer.
Il me regarda. Tel ce Cyril, il semblait attendre quelque chose.
Et, bien que ce fût encore pire qu’au cours des kermesses et que je n’eus compris qu’un mot sur trois, sans saisir une seule des allusions littéraires, je sus quel était le fond de sa pensée. Il n’avait plus de quoi louer son canot.
J’en déduisis qu’il n’était pas mon contact mais un étudiant désargenté. Un de ces « bons à rien » qui rôdaient dans les gares, entamaient la conversation avec les voyageurs et essayaient de leur soutirer quelques pièces… ou de leur subtiliser leurs bagages.
— Cyril ne peut donc pas vous aider ?
— Seigneur, non ! Je ne vois pas où il trouverait un shilling. Et comme vous avez l’intention de descendre ou remonter la Tamise au même titre que nous, j’ai pensé que nous pourrions mettre nos fonds en commun, tels Speke et Burton… Si ce n’est que les sources de la Tamise ont déjà été découvertes, que nous irons vers l’aval et qu’il n’y aura ni sauvages ni mouches tsé-tsé. Que diriez-vous de partir avec nous ?
— Trois hommes dans un bateau, murmurai-je en regrettant qu’il ne fût pas mon contact.
Car c’est mon livre préféré, surtout le chapitre où Harris se perd dans le labyrinthe de Hampton Court.
— Nous comptions descendre le fleuve jusqu’à Muchings End. Mais nous nous arrêterons où vous voudrez. Il y a des ruines fort intéressantes, à Abingdon. Cyril adore fureter dans les décombres. Il y a aussi l’abbaye de Bisham où Anne de Clèves a attendu son divorce. Ou, si vous préférez, nous nous abandonnerons au courant qui s’écoule avec des bruissements langoureux.
J’avais cessé de lui prêter attention. Muchings End était le nom dont j’avais désespérément essayé de me souvenir. « Contactez quelqu’un » avait dit M. Dunworthy, et c’était cet individu. Ses références à la Tamise et aux prescriptions de mon médecin, son attribut pileux oblique et son blazer identiques aux miens ne pouvaient relever de simples coïncidences.
Je me demandais seulement pourquoi il ne s’exprimait pas sans détours. Nous étions seuls, sur ce quai. Je regardai par la fenêtre du bâtiment afin de m’assurer que le chef de gare ne nous épiait pas, mais les lieux étaient déserts. Peut-être craignait-il que je ne sois pas son homme.
— Je… commençai-je quand la porte s’ouvrit.
Un quadragénaire aux moustaches en guidon de vélo apparut, modifia l’inclinaison de son chapeau melon, marmonna des paroles inintelligibles et se dirigea d’un pas décidé vers le panneau d’affichage.
— Je serai ravi de vous accompagner jusqu’à Muchings End, répondis-je en accentuant les deux derniers mots. Une promenade sur le fleuve me reposera de l’agitation qui règne à Coventry.
Je fouillai la poche de mon pantalon, en essayant de me rappeler où Finch avait mis mon portefeuille.
— De combien avez-vous besoin ?
— Six et trois, pour une semaine. Je l’ai déjà retenu avec de la mitraille.
Il se trouvait dans mon blazer.
— J’ignore si j’aurai assez…
Je vidai son contenu dans ma paume.
— Il y a de quoi acheter le canot ! Ou le Koh-i-noor. Ce sont vos affaires ?
Il avait désigné ma pile de bagages.
— Oui.
Je tendis la main vers le sac américain, mais il s’en était déjà emparé ainsi que d’une des boîtes, de la sacoche et de la bourriche. Je pris le sac en toile, le panier d’osier et le reste puis le suivis.
— J’ai demandé au cocher de m’attendre, fit-il en descendant les marches.
Mais il n’y avait devant la gare qu’un corniaud pelé qui se grattait l’oreille. Il ne nous prêta pas attention et je jubilai en pensant que j’étais à des années des chiens méchants et des pilotes de la Luftwaffe, à une époque où tout était moins frénétique et bien plus convenable.
— Quel pignouf ! Je lui avais pourtant dit que je reviendrais. Nous devrons aller prendre un cab à Cornmarket.
Le chien changea de position afin de lécher ses parties intimes. Entendu. Pas aussi convenable qu’on le prétendait.
Et bien plus frénétique.
— Venez ! Nous n’avons pas une seconde à perdre.
Il s’engagea dans Hythe Bridge Street, au pas de course.
Je le suivis aussi rapidement que le permettaient mon handicap de bagages et les profondes ornières de la route de terre battue.
— Hâtez-vous, il va être midi !
Il m’attendait au sommet.
— J’arrive, répondis-je après avoir remonté le panier qui glissait.
Je le rejoignis, tant bien que mal, et restai bouche bée telle la nouvelle recrue lorsqu’elle avait vu le chat. J’étais dans Cornmarket, à l’intersection de St. Aldate’s et de High Street, sous la tour médiévale.
Je m’étais tenu là des centaines de fois, pour attendre une accalmie de la circulation. Mais c’était dans l’Oxford du XXIe siècle, avec ses boutiques pour touristes et ses stations de métro.
Alors que je me retrouvais dans l’Oxford « aux tours embrasées par le soleil » de Newman, Lewis Carroll et Tom Brown. High Street descendait en s’incurvant vers Queen’s et Magdalen, la vieille bibliothèque Bodléienne avec ses hautes fenêtres et ses livres enchaînés, la Radcliffe Camera et le Sheldonian Theatre. Et là-bas, à l’angle de Broad, je découvrais Balliol dans toute sa splendeur. Le Balliol de Mathew Arnold et de Gerd Manley, de Hopkins et d’Asquith. Derrière ces grilles se trouvait le grand Jowett, avec sa toison blanche broussailleuse et sa voix autoritaire, disant à un étudiant : « Jamais d’explications. Jamais d’excuses. »
L’horloge de la tour de Cornmarket sonna la demie de onze heures, et toutes les cloches d’Oxford tintèrent. Celles de St. Mary the Virgin et Great Tom de Christ Church, ainsi que le carillon au timbre cristallin de Magdalen, loin vers le bas de High Street.
Oxford ! J’étais là, dans la « cité des causes perdues » où résonnaient « les derniers échos du Moyen Âge ».
— Cette douce cité aux clochers qui rêvent, dis-je.
Juste avant que Terence ne saisisse mon bras pour m’écarter du passage d’une voiture sans chevaux.
— Sautez !
Puis il regarda l’automédon s’éloigner, avec envie.
— Ces monstres sont une véritable menace. Nous ne trouverons jamais un fiacre, aujourd’hui. Mieux vaut y aller à pied.
Et il plongea dans une cohue de femmes harassées en murmurant « Excusez-moi » et en effleurant son chapeau avec la bourriche.
Je le suivis dans Cornmarket, au sein de la foule grouillante, devant des boutiques et des épiceries. Je vis mon reflet dans la vitrine d’une modiste et m’arrêtai net. Une ménagère charriant un panier plein de choux faillit entrer en collision avec moi puis me contourna en marmottant, mais je la remarquai à peine.
Il n’y avait pas eu de miroir, dans le labo, et je n’avais guère prêté attention aux effets que me mettait Warder. Or j’avais tout d’un gentleman de l’époque victorienne parti faire une promenade sur la Tamise avec mon col empesé, mon blazer pimpant et mon pantalon de flanelle blanc. Et, par-dessus tout, mon canotier. Il existe des choses qu’on est fait pour porter, et ce couvre-chef entrait dans cette catégorie. En paille claire, avec un ruban bleu, il me donnait une allure désinvolte, impétueuse. Ce qui, associé à ma moustache, me rendait irrésistible. Je ne m’étonnais plus que la tante ait été si impatiente d’éloigner Maud.
Un examen plus attentif révélait que mon attribut pileux était de travers et que mes yeux avaient le reflet vitreux propre aux individus déphasés, mais cela s’estomperait rapidement et l’ensemble était vraiment une réussite…
Terence me prit par le bras.
— Ne restez pas planté là comme un mouton. Venez !
Il me fit traverser Carfax et descendre St. Aldate’s en continuant de débiter un flot de paroles.
— Prenez garde aux rails du tramway. Ils m’ont fait trébucher, la semaine dernière. C’est encore pire pour les voitures. Leurs roues s’y encastrent et elles font la culbute. Comme moi. Il n’y avait heureusement qu’une charrette tirée par une mule aussi vieille que Mathusalem, sinon je serais allé retrouver mon Créateur. Croyez-vous en la chance ?
Il s’engagea dans St. Aldate’s. Je voyais The Bulldog et son enseigne peinte, les murs dorés de Christ Church et la Tom Tower, le jardin clos du doyenné d’où s’élevaient des rires d’enfants. Alice Liddell et ses sœurs ? Mon cœur cessa de battre. J’essayai de me rappeler quand Charles Dodgson avait écrit Alice au pays des merveilles. C’était chose faite. De l’autre côté de la rue, il y avait la boutique tenue par la brebis.
Terence trottinait sur le chemin de Christ Church Meadow en soliloquant toujours.
— Avant-hier, j’aurais affiché un profond scepticisme. Mais j’y crois désormais fermement. Il s’est passé tant de choses. Le professeur Peddick qui se trompe de train, et vous qui étiez là. Où je veux en venir, c’est que vous auriez pu vous trouver ailleurs, ou ne pas avoir de quoi louer le canot. Et qu’aurions-nous fait, Cyril et moi ? Le destin tire les ficelles et les hommes, comme les enfants, suivent leurs mouvements.
Un fiacre s’arrêta près de nous.
— On est en vacances, les jumeaux ?
Terence secoua la tête.
— Le temps de charger nos bagages, nous serons arrivés à destination.
C’était exact. Je voyais Folly Bridge, une taverne, le fleuve et la berge où une multitude d’embarcations étaient amarrées.
— Destin, montre ta force. Ce qui est écrit doit être, et qu’il en soit ainsi, cita encore Terence en traversant le pont.
Il descendit des marches, vers un homme debout près des flots.
— Jabez ! Vous n’avez pas loué notre canot, au moins ?
Ce Jabez sortait tout droit d’Oliver Twist, avec sa barbe broussailleuse et ses façons bourrues. Il avait calé sous des bretelles crasseuses les pouces de ses mains qui étaient encore plus sales que le reste de sa personne.
À ses pieds était allongé un énorme bouledogue brun et blanc dont le mufle aplati reposait sur ses pattes. En dépit de la distance, je discernais nettement ses épaules puissantes et sa mâchoire belliqueuse. Le Bill Sikes d’Oliver Twist avait bien eu un tel chien, non ?
Mais je ne voyais nulle part un jeune homme qui aurait pu être l’ami de Terence, et je suspectai aussitôt Jabez et son acolyte canin de l’avoir assassiné et de s’être débarrassés du cadavre dans la Tamise.
Terence descendit rapidement en direction du canot. Je le suivis, en espérant que ce chien nous ignorerait comme l’avait fait celui de la gare. Mais il se leva sitôt qu’il nous vit, tous ses sens en alerte.
— Nous voici, cria Terence.
Et le monstre nous chargea.
Je lâchai la sacoche et la boîte, serrai le panier contre ma poitrine tel un bouclier et cherchai un bâton du regard.
Tout en fondant sur moi, l’abomination ouvrit sa gueule sur des rangées de crocs de trois centimètres. Les bouledogues n’étaient-ils pas des bêtes de combat, au XIXe siècle ? Si, ils sautaient à la jugulaire d’un taureau et y restaient accrochés. C’était ainsi qu’ils s’étaient aplati le nez pendant que leurs bajoues se mettaient à tomber. On les avait croisés pour réduire la longueur de leur mufle afin qu’ils puissent respirer sans devoir desserrer les dents.
— Cyril ! appela Terence.
Mais nul sauveteur providentiel n’intervint et le chien passa près de lui pour venir vers moi.
Je lâchai le panier qui roula vers le fleuve. Terence plongea pour le rattraper. Le monstre sanguinaire s’arrêta, hésita, reprit sa charge.
Je n’avais jamais compris pourquoi un lapin restait bêtement sur place quand un serpent approchait pour le gober. Je découvrais que ces petits mammifères devaient être fascinés par le mode de déplacement de ces reptiles.
Ce que je voyais était étrange. S’il était indubitable que le bouledogue avait décidé de me sauter à la gorge, il penchait à tel point sur sa gauche que j’espérai un instant qu’il me raterait. Et lorsque je pris conscience de mon erreur, il était trop tard pour fuir.
Il bondit et je chus en levant les mains vers mon cou et en regrettant de ne pas avoir compati aux malheurs de Carruthers.
Il avait posé ses pattes antérieures sur mes épaules et sa gueule béante n’était plus qu’à quelques centimètres de mon visage, quand Terence cria :
— Cyril !
Mais je n’osai tourner la tête pour voir s’il avait trouvé son ami ou une arme.
— Gentil, le chien, dis-je sur un ton manquant de conviction.
— Votre panier a failli tomber à l’eau. C’est le meilleur rattrapage que j’ai réalisé depuis ce match contre Harrow, en 84.
Terence posa l’objet sur le sol, près de moi.
— Pourriez-vous…
J’écartai prudemment une main de mon cou afin de désigner mon assaillant.
— Oh, bien sûr ! Où avais-je la tête ? Je n’ai pas procédé aux présentations.
Il s’accroupit à côté de nous.
— Voici M. Henry, dit-il au bouledogue. Commanditaire et nouveau membre de notre joyeuse équipe.
Le chien me gratifia d’un large sourire baveux.
— Ned, ajouta Terence. Je vous présente Cyril.