Vite, Hastings. J’ai été aveugle, stupide. Vite, un taxi.
Quand, oh, quand apprendrai-je à m’assurer de mes coordonnées spatio-temporelles sitôt arrivé à destination ? Je pourrais certes avancer que j’avais de nombreuses préoccupations, mais ce n’est pas une excuse.
— Où est M. Dunworthy ? demandai-je à Warder. Sans attendre la remontée des voiles, j’agrippai la main de Verity et les franchis.
— M. Dunworthy ?
Warder portait une robe imprimée et sa coiffure bouclée lui donnait un aspect presque angélique.
— Il est à Londres, déclara Carruthers en entrant. Il s’était lui aussi changé et lavé.
— Je constate que vous l’avez retrouvée, fit-il en souriant à Verity. Je présume que vous n’avez pas vu la potiche de l’évêque, pendant votre séjour à Coventry ?
— Si. Que fait-il à Londres ?
— Lady Schrapnell pense qu’ils ont pu la remiser dans un tunnel désaffecté du métro, avec les trésors du British Museum.
— Il perd son temps. Débrouillez-vous pour le joindre et lui dire de revenir immédiatement. T.J. ne l’a pas accompagné, au moins ?
Je me tournai vers les moniteurs utilisés pour les sims de Waterloo.
— Non. Il est allé se rendre présentable et devrait être de retour dans une minute. Que se passe-t-il ?
— Où est Lady Schrapnell ?
— Lady Schrapnell ? répéta Warder.
Et on aurait pu croire qu’elle entendait ce nom pour la première fois.
— Lady Schrapnell. La bâtisseuse de cathédrale. Notre fléau.
Carruthers s’avança.
— Ne vouliez-vous pas la fuir ?
— C’est exact, mais la situation pourrait évoluer sous peu. Savez-vous où elle est ?
Ils échangèrent un regard.
— Dans la cathédrale, je présume.
— L’un de vous doit s’en assurer. Informez-vous de son emploi du temps.
— Son emploi du temps ? répéta Carruthers.
Pendant que Warder grondait :
— Allez la chercher vous-même.
Et je sus que ce n’étaient pas quelques bouclettes qui adoucissaient le caractère d’une personne.
— Elle risque de m’attribuer des corvées supplémentaires. Il me reste à repasser les nappes d’autel et…
— Laissez tomber, décrétai-je.
Voir Lady Schrapnell pouvait attendre et j’avais des points importants à vérifier.
— Faites autre chose pour moi. Il me faut des exemplaires du Coventry Standard et du Midlands Daily Telegraph du 15 novembre au…
Je me tournai vers Carruthers.
— Quand êtes-vous revenu de Coventry ?
— Il y a trois jours. Mercredi.
— La date de votre départ.
— Le 12 décembre.
— Du 15 novembre au 12 décembre 1940, dis-je à Warder.
— C’est hors de question ! J’ai à récupérer trois historiens et à repasser les nappes d’autel et les surplis de la chorale. Du lin ! Elle a voulu du lin, alors qu’il existe tant de tissus infroissables ! Dieu est dans les détails, qu’elle a dit. Et vous voudriez que j’aille vous chercher des journaux…
— Je m’en charge, fit Verity. Des exemplaires complets ou certains articles ?
— Des exemplaires complets.
— Je devrais dénicher ça à la bibliothèque Bodléienne.
Elle m’adressa un de ses sourires de naïade et disparut.
— Carruthers, vous allez retourner à Coventry.
Son mouvement de recul fut si brutal qu’il percuta Warder.
— Coventry ? N’y comptez pas. J’ai eu bien trop de mal à en revenir.
— Pas pendant le bombardement. Ce qu’il me…
— Je refuse. Auriez-vous oublié les chiens sanguinaires du champ de seigle et d’orge ? Non !
— Je ne parle pas d’un voyage temporel. J’ai besoin de renseignements que vous trouverez dans les registres paroissiaux. Vous n’aurez qu’à prendre le métro. Il me faut…
T.J. entra à cet instant, en chemise blanche et toge académique. Je soupçonnai Lady Schrapnell de leur avoir imposé de nouvelles règles vestimentaires.
— Attendez une minute, Carruthers, fis-je. T.J., changez le foyer de votre modélisation.
— Quel foyer ?
— Les coordonnées de l’incongruité.
Warder secoua la tête.
— Ne me dites pas qu’il y en a une autre ! Il ne manquerait plus que ça. J’ai cinquante surplis en lin à repasser, trois rendez-vous…
— T.J., vous avez bien dit qu’une autocorrection pouvait affecter le passé ?
— Ouais.
— Et que la seule fois où un objet avait pu être emporté vers le futur, c’était dans le cadre d’une telle opération ?
Il acquiesça encore.
— Vous avez en outre précisé que notre incongruité ne correspondait à aucune autre. Je veux savoir si tout ne collerait pas en changeant de site.
T.J. remonta ses manches et s’assit à sa console.
— Ce serait ?
— La cathédrale de Coventry, le 14 novembre…
— Le 14 novembre ? firent-ils à l’unisson.
Et Warder m’adressa un de ses regards signifiant : « combien de sauts avez-vous faits ? »
— Le 14 novembre 1940. Je ne connais pas le moment exact. Entre dix-neuf heures quarante-cinq et vingt-trois heures. Vers neuf heures et demie du soir, en toute logique.
— C’est en plein raid aérien, protesta Carruthers. Nul n’a pu approcher.
T.J. me dévisagea.
— À quoi rime tout ceci, Ned ?
— Le Mystère du stylo plume et Hercule Poirot. Nous avons abordé le problème à l’envers. Est-il absurde de penser que le sauvetage du chat n’est pas la cause de l’incongruité mais un élément de son autocorrection ? Qu’elle a pu se produire plus tôt ou plus tard ?
Il saisit les données pendant que je poursuivais mes explications.
— Cinq minutes de plus ou de moins auraient suffi pour que Verity ne puisse intervenir. Un blocage de la porte aurait eu le même effet, mais les protections ne se sont pas déclenchées. En outre, c’est un décalage qui m’a expédié à Oxford pour empêcher Terence de rencontrer Maud et lui prêter de quoi louer le canot et aller retrouver Tossie. N’est-ce pas parce que le continuum en avait besoin pour se raccommoder ? Ne doit-on pas en conclure que ce que nous avons pris pour les symptômes d’un effondrement – mon envoi au Moyen Âge, Carruthers coincé à Coventry – entrait dans le cadre de telles mesures de redressement ?
Un tableau s’afficha et T.J. fournit d’autres chiffres.
— Seulement les coordonnées spatio-temporelles ?
— Vous avez dit que les anomalies n’apparaissent que dans son voisinage immédiat. Supposons que ce n’est pas Muchings End mais la cathédrale, pendant le raid, et que ce que nous y avons alors vécu est en fait ce qui se serait passé s’il avait été impossible de remédier à l’incongruité.
— Intéressant.
— Conservez le décalage.
— Ce sera long.
Je me tournai vers Carruthers et pris un multifonction auquel je dictai :
— Il me faut les noms de tous les ecclésiastiques et assistants laïcs du diocèse en 1940, ainsi que le registre des mariages de 1888 à…
J’hésitai un instant, puis me décidai.
— … de 1888 à 1915. Non, 1920. Autant disposer d’une marge.
— Et si les archives ont disparu ?
— Réclamez à l’Église d’Angleterre la liste des curés en 1940. Le Blitz n’a pas tout détruit.
Je pressai la touche d’impression, déchirai la bande de papier et la tendis à Carruthers.
— Il me faut ça le plus vite possible.
— Vous voudriez que j’y aille maintenant ?
— Oui. Si j’ai vu juste, nous aurons la potiche de l’évêque à temps pour la consécration.
— Alors, vous avez intérêt à vous grouiller, lança sèchement Warder. Vous n’avez que deux heures devant vous.
— Hein ? C’est impossible…
Et je demandai enfin :
— Quel jour sommes-nous ?
Verity arriva au pas de course, les bras chargés de journaux. Elle avait enfilé une robe anthracite et des baskets, ce qui me permit de constater que ses jambes étaient aussi belles que je l’avais imaginé.
— Ned, la cérémonie va débuter sous peu !
— Je viens de l’apprendre.
J’avais cru disposer de deux jours pour obtenir de quoi étayer ma théorie, mais nous pourrions uniquement effectuer un aller et retour jusqu’à Coventry…
— Je peux t’être utile ?
— Il nous faut obtenir la preuve que l’incongruité a disparu. Je comptais envoyer Carruthers…
— J’irai.
— Nous n’avons pas le temps.
Je regardai T.J.
— Et cette sim, ça vient ?
— Une minute. Ça y est…
Les colonnes de coordonnées furent remplacées par une modélisation.
J’ignore à quoi je m’étais attendu. C’était une tache informe.
— Eh, vous voyez ça ? fit-il en tapant sur des touches. Je vais superposer la sim de la marmite.
Il parla dans le micro. Ce qui apparut correspondait.
— C’est identique ? voulut savoir Warder.
T.J. désigna des choses invisibles avant de nous montrer rien de particulier.
— Les différences sont mineures. Le décalage est un peu moins important sur le site et on constate de légers écarts ici et là. Et si je ne peux pas dire à quoi correspond ceci, c’est indubitablement une autocorrection. Le phénomène décroît autour de 1888, puis cesse complètement le…
— Dix-huit juin, dis-je.
T.J. saisit d’autres nombres et le confirma.
— Le 18 juin. Je n’ai pas encore de certitudes, mais tout laisse supposer que c’est ça, l’incongruité.
— Ça quoi ? fit Carruthers. Et qui l’a provoquée ?
— Vous l’auriez découvert à Coventry, si vous aviez pu y aller. Il est trop tard, à présent.
— Nous disposons d’une machine à remonter le temps, nous rappela Verity.
— Il ne peut retourner en 1940, puisqu’il y est déjà.
— Inutile de l’envoyer si loin.
— Il ne doit pas se trouver en deux lieux à la fois, rétorquai-je avant de me rappeler qu’il avait passé la semaine précédente au XXe siècle. Warder, il vous faudra longtemps pour préparer ce saut ?
— Un saut ? J’ai trois rendez-…
— Je repasserai les surplis, proposa Verity.
— Carruthers, un jour… ça vous suffira ?
— Deux.
— Les archives paroissiales ne sont pas accessibles au public le week-end. Choisissez une période qu’il a passée en 1940. Puis ramenez-le immédiatement.
Warder avait un air buté.
— Il risque de se retrouver coincé.
— Ces problèmes étaient dus à l’incongruité, et elle a disparu.
— C’est bon, Peggy, j’y vais. Ned, vous avez la liste ?
Je la lui donnai.
— Ah, autre chose ! Il me faut également les noms de tous les membres des diverses associations paroissiales en 1940.
— Pas la présidente du Comité floral. C’est cette harpie de Mlle Sharpe.
— « Toutes » ces dames.
Verity lui remit un crayon et un bloc-notes.
— Pour que vous ne soyez pas tenté de nous rapporter un bout de papier.
— Prête, Peggy ?
— Prête, répondit Warder, à contrecœur.
Il gagna le centre du transmetteur. Elle alla lisser son col et sa cravate.
— Sois prudent, lui dit-elle.
— Je n’en aurai que pour une minute.
— Si tu ne reviens pas, j’irai te chercher…
— Qui aurait pu imaginer une chose pareille ? murmurai-je à Verity.
— Les effets du déphasage, sans doute.
— Je lancerai un intermittent de dix minutes, roucoula Warder.
— Je ne m’attarderai pas. Je compte t’accompagner à la consécration.
Il la prit dans ses bras et lui donna un baiser interminable. Je décidai d’intervenir :
— Écoutez, je suis sincèrement désolé d’écourter cette scène attendrissante mais la cérémonie débutera dans deux heures.
— Je sais, fit sèchement Warder.
Elle redressa le col de Carruthers et regagna à pas lourds sa console. Si l’amour était toujours le plus fort, il ne pouvait empêcher le naturel de revenir au galop et j’espérais pour Baine que les jeunes mariés s’installeraient sur la berge d’un fleuve, une fois aux États-Unis.
Warder baissa les voiles, Carruthers disparut, et elle lança :
— S’il n’est pas là dans dix minutes, je vous expédierai en pleine guerre de Cent Ans. Et Verity a promis de repasser les surplis.
— Une seconde, intervins-je en rendant à Verity quelques-uns des journaux qu’elle avait apportés.
— Que faut-il chercher ?
— Le courrier des lecteurs, je ne sais pas trop.
Je feuilletai le Midlands Daily Telegraph. Un article sur la visite du roi, une liste des victimes, un entrefilet commençant par « Coventry renaît déjà de ses cendres ».
Je pris le Coventry Standard. Une publicité pour des sacs de sable de dimensions et qualité réglementaires, 36 shillings et 6 pence le lot de cent. Une photographie des ruines de la cathédrale.
Verity me tendit une page.
— Tiens.
Un monsieur rendait hommage au courage des pompiers. Une dame voulait savoir si personne n’avait vu Molly, « magnifique chatte tigrée aperçue pour la dernière fois la nuit du 14 novembre dans Greyfriars Lane ». Une autre lectrice se plaignait des méthodes des membres de la Défense passive.
La porte extérieure s’ouvrit. Verity sursauta, mais ce n’était que Finch.
Sa redingote de majordome et ses cheveux étaient pointillés de neige, et sa manche droite trempée.
— D’où venez-vous ? lui demandai-je. De Sibérie ?
— Je ne suis pas libre de vous le dire. Monsieur Lewis, où est M. Dunworthy ?
T.J. ne quitta pas l’écran des yeux.
— À Londres.
— Oh ! Alors, dites-lui… que j’ai terminé ma mission, en dépit du fait que l’étang était gelé et l’eau glaciale. Précisez que je…
Il nous lorgna.
— … que j’en ai six.
Warder lui tendit un grand sac de toile.
— N’y passez pas la journée. Mais vous ne pouvez pas repartir comme ça. Venez. Je vais vous sécher.
Elle le conduisit dans l’autre pièce.
— Je ne suis même pas une technicienne, seulement une remplaçante. Et j’ai les nappes d’autel à repasser, un intermittent de dix minutes à…
La porte se referma.
— Ça rime à quoi, tout ça ?
Verity me tendit une feuille.
— Un autre courrier des lecteurs.
Trois lettres se rapportant à la visite du roi à Coventry, une de récrimination contre la nourriture distribuée aux cantines mobiles et l’annonce d’une vente de charité organisée à St. Aldate au profit des victimes du raid aérien.
Finch revint avec Warder, sec et peigné.
— Je ne comprends pas pourquoi vous faites tant d’aller et retour, grommela-t-elle en gagnant la console. J’ai trois rendez-vous, cinquante…
— Finch, savez-vous si Mme Bittner a l’intention d’assister à la cérémonie ?
— M. Dunworthy m’a chargé de lui envoyer une invitation. J’aurais cru qu’elle serait ravie de voir la nouvelle vieille cathédrale, mais elle a répondu que ce serait trop fatigant.
Je pris le Standard du douze et le feuilletai.
— Parfait, pas de courrier des lecteurs. Et dans le Telegraph ?
— Itou, me répondit Verity.
— Itou, répétai-je gaiement pendant que Carruthers se matérialisait derrière les voiles, l’air hébété.
J’allai vers lui.
— Alors ?
Il sortit le bloc-notes de sa poche et me le tendit. Je l’ouvris et suivis du doigt les diverses listes, à la recherche d’un nom. Il n’y figurait pas. Je passai aux curés.
Carruthers grimaça.
— En 1940, la présidente du comité floral était une certaine Lois Warfield.
Warder se précipita vers lui.
— Est-ce que ça va ?
— Hertfordshire, Surrey, Northumberland, lus-je. Là ! St. Benedict, Northumberland.
— Il n’y avait de Mlle Sharpe dans aucun comité, marmonnait Carruthers. Ni sur le registre des bénévoles.
Je griffonnai un message sur une des pages du bloc-notes.
— Je sais. Finch, joignez M. Dunworthy. Il doit revenir immédiatement à Oxford. Quand il sera ici, remettez-lui ceci.
J’arrachai la feuille, la pliai et la lui tendis.
— Puis contactez Lady Schrapnell et dites-lui de ne pas s’inquiéter. Nous maîtrisons la situation et elle ne doit pas donner le coup d’envoi de la cérémonie avant notre retour.
— Où allez-vous ?
— Vous aviez promis de repasser les surplis des choristes, accusa Warder.
— Nous essayerons d’être là-bas à onze heures, dis-je à Finch en prenant la main de Verity. Si nous n’y sommes pas, faites-les attendre.
— Les faire attendre ! Il y aura l’archevêque de Canterbury et la princesse Victoria. Que voulez-vous que je fasse ?
— Vous trouverez bien quelque chose. J’ai confiance en vous, Jeeves.
Il arbora un large sourire.
— Vous me flattez, monsieur. Que dois-je dire à Lady Schrapnell ?
— Que nous sommes allés chercher sa potiche.
Et nous partîmes d’un pas rapide vers la station de métro.
Le ciel était couvert.
— J’espère que la pluie ne gâchera pas la cérémonie ! fit Verity.
— Tu plaisantes ? Lady Schrapnell ne l’autorisera jamais.
De nombreux individus chapeautés, cravatés et munis de parapluie sortaient du sol. Je croisai une fille aux cheveux tressés qui arborait un macaron du parti de la Terre.
— Une cathédrale ! Savez-vous combien d’arbres nous aurions pu planter dans Christ Church Meadow, pour ce qu’elle a coûté ?
— Nous devrions pouvoir quitter la ville, criai-je à Verity dont plusieurs personnes me séparaient. Les rames qui partent d’Oxford seront désertes.
Nous nous frayâmes un chemin jusqu’aux escaliers mécaniques. Je la perdis de vue, avant de l’apercevoir loin en contrebas.
— Où vont-ils tous ?
— Accueillir la princesse Victoria, m’expliqua une grosse dame qui tenait un drapeau. Elle vient de Reading.
Verity avait atteint le niveau inférieur. Je désignai la Warwickshire Line par-dessus des têtes.
— Coventry !
— Je sais !
Elle s’engageait déjà dans le bon couloir.
Il était bondé, de même que le quai. Elle réussit à me rejoindre.
— Tu n’es pas le seul à posséder un esprit de déduction hors pair, Sherlock. J’ai compris ce que fabrique Finch.
— Et ce serait ?
Elle n’eut pas le temps de me l’apprendre que la rame arriva. La foule la prit d’assaut et nous sépara.
Je pus me rapprocher d’elle.
— Où vont tous ces gens ? La princesse n’est pas à Coventry.
— Ils vont manifester contre le vol de leur cathédrale, expliqua un adolescent.
— Leur cathédrale ou leur centre commercial ? demanda Verity.
Puis elle ajouta en repoussant une pancarte où était écrit : Les architectes réunis disent non !
— Es-tu conscient qu’il doit y avoir dans cette foule un historien venu du futur qui juge tout ceci incroyablement désuet et charmant ?
— Ça, j’ai peine à le croire. Que fait Finch ?
— Il…
Les portes s’ouvrirent sur des gens qui s’entassèrent dans la voiture et me poussèrent sur une banquette, entre un vieillard et son fils d’âge mûr qui maugréait :
— Pourquoi ont-ils reconstruit la cathédrale de Coventry ? Refaire la banque d’Angleterre aurait été plus utile. Une église, ça sert à quoi ?
— Les voies de Dieu sont impénétrables, citai-je.
Ils me foudroyèrent du regard et je les oubliai pour réfléchir au continuum et à ses voies elles aussi impénétrables.
Confronté à une incongruité majeure, il avait mis en œuvre toutes ses défenses secondaires. Il avait bloqué le transmetteur, modifié les destinations et les décalages pour que j’empêche Terence de rencontrer Maud et pour que Verity arrive à l’instant précis où Baine jetait la Princesse Arjumand dans la Tamise. Afin de sauver le chat qui avait mangé le rat qui avait mangé le blé du meunier.
« Coventry », lus-je dans la station où nous entrions. Je me dégageai d’entre les deux hommes d’affaires et fis signe à Verity de me suivre. Nous nous frayâmes un chemin jusqu’au sommet des escaliers mécaniques et sortîmes dans Broadgate, en face de la statue de Lady Godiva. Le ciel était encore plus menaçant et les manifestants déployèrent leurs parapluies avant de se diriger vers le centre commercial.
— Ne devrions-nous pas lui téléphoner ? suggéra Verity.
— Non.
— Tu es sûr qu’elle est à son domicile ?
— Absolument !
Ce n’était qu’une supposition, mais elle vint ouvrir la porte et finit par me reconnaître.
— Excusez-moi, j’ai une bronchite. Oh !
Elle recula, pour nous permettre d’entrer.
— Je vous attendais. Vous devez être mademoiselle Kindle. Je crois savoir que vous aimez les romans policiers, vous aussi.
— Seulement ceux des années trente.
— Les meilleurs, surtout quand le criminel réussit presque à s’en tirer.
— Madame Bittner, commençai-je.
Ne sachant quoi ajouter, je regardai Verity. Ce fut Mme Bittner qui prit l’initiative.
— Vous avez tout compris, n’est-ce pas ? Je le craignais. James m’a dit que vous étiez ses plus brillants élèves. Allons-nous au salon ?
— Je… C’est que, le temps presse…
— Ne dites pas de bêtises. On accorde toujours un chapitre aux aveux du coupable.
Elle nous guida dans la pièce où je l’avais interrogée et nous désigna un canapé couvert de chintz.
— Asseyez-vous. L’usage veut que le détective réunisse les suspects dans le salon et que l’assassin leur offre à boire. Un doigt de porto, mademoiselle Kindle ? Et vous, monsieur Henry ? De la liqueur de cassis, comme Hercule Poirot ? C’est imbuvable, je vous avertis. J’ai voulu y goûter, quand je lisais Drame en trois actes. On dirait du sirop pour la toux.
— Du porto, merci.
Elle en versa dans deux verres, qu’elle nous tendit.
— J’ai provoqué une incongruité, c’est ça ?
Je les pris, en remis un à Verity et m’assis près d’elle.
— Oui.
— C’est ce que je craignais. La semaine dernière, quand James m’a parlé de ce phénomène et des objets devenus insignifiants déplacés de leur site spatio-temporel, j’ai su que la potiche de l’évêque était en cause.
Elle secoua la tête, en souriant.
— Tout aurait été réduit en cendres, mais pas elle. Elle est indestructible.
Elle se servit à son tour.
— J’ai aussitôt regretté mon acte et voulu la rapporter. Cependant, le doyen avait fait changer les serrures du labo. J’aurais dû tout avouer à James, ou à mon mari. Je n’ai pas osé.
Elle prit son verre.
— J’ai tenté de me convaincre que si la porte refusait de s’ouvrir, c’était parce que ce vol n’avait eu aucune conséquence. Mais je savais au fond de mon être que je me berçais d’illusions.
Elle se dirigea vers un des fauteuils d’une démarche lente et prudente, s’assit et regarda Verity.
— Je présume que vous n’avez jamais eu à regretter un acte irréfléchi ?
Elle se plongea dans la contemplation de son porto.
— L’Église d’Angleterre fermait les lieux de culte qui ne pouvaient subvenir à leurs besoins. Mon mari adorait la cathédrale de Coventry. C’était un descendant de la famille Botoner à laquelle nous devons la construction de la première église.
Et vous aussi, pensai-je en remarquant sa ressemblance avec Mary Botoner.
— Il disait souvent qu’un tel édifice n’avait de valeur qu’en tant que symbole. Et, malgré sa laideur, la nouvelle cathédrale était tout pour lui. Je me suis dit que ramener des trésors de l’ancienne église nous ferait de la publicité. Les touristes afflueraient pour les voir et il ne serait plus nécessaire de vendre. Je croyais que mon mari ne s’en remettrait pas, si nous devions nous en séparer.
— Darby et Gentilla n’avaient-ils pas démontré qu’il était impossible d’emporter quoi que ce soit vers le futur ?
— Si, mais il m’est venu à l’esprit que cette loi ne devait pas s’appliquer à ce qui cessait d’exister dans son espace-temps d’origine. Darby et Gentilla n’avaient jamais tenté de récupérer un objet juste avant qu’il ne soit détruit. Et j’étais aux abois.
Elle fit tourner le pied du verre entre ses doigts grêles.
— Un soir, je suis entrée par effraction dans le labo et j’ai fait le coup. Le lendemain, James m’a téléphoné pour me proposer du travail. Il m’a dit que Lassiter avait autorisé une série de sauts vers Waterloo puis…
Elle s’interrompit, songeuse.
— … Il m’a parlé de la théorie de Shoji. Il estimait que s’il était impossible de rapporter des choses du passé, c’était parce qu’un tel acte aurait provoqué une incongruité capable d’altérer le cours de l’histoire ou de détruire l’Univers.
— Vous avez alors décidé de ramener la potiche en 1940, fit Verity.
— Oui. Je suis allée voir Shoji, afin d’obtenir un maximum d’informations sans éveiller pour autant ses soupçons. Le pire, c’est quand il m’a dit qu’ils avaient adapté le transmetteur pour s’en protéger parce qu’une incongruité de ce genre aurait pu entraîner l’effondrement du continuum. Il ne me restait qu’à cacher mon magot, comme on dit dans les romans policiers, et à attendre la fin du monde. La cathédrale a été désacralisée et vendue à l’Église de l’Au-Delà, puis transformée en centre commercial.
Elle fixa son porto.
— Le comble de l’ironie, c’est que je m’inquiétais pour rien. Mon mari s’est immédiatement plu à Salisbury. Je croyais que la perte de la cathédrale lui serait fatale, mais il était sincère en disant qu’une église n’avait de la valeur qu’en tant que symbole. Ça ne lui a fait ni chaud ni froid, lorsqu’ils ont construit un Marks and Spencer’s à son emplacement. Et savez-vous ce qu’il a dit quand il a été informé du projet de Lady Schrapnell ? « J’espère que cette fois le clocher sera droit. »
Elle posa son verre.
— Je suis revenue ici à la mort de Harold. Et il y a deux semaines James m’a téléphoné pour me demander si je me souvenais des sauts que nous avions faits à l’époque. Il a précisé qu’ils avaient relevé en 2018 un décalage accentué sans doute dû à une incongruité, et j’ai su immédiatement que je serais tôt ou tard démasquée. Il m’a parlé de cette chatte et de l’arrière-arrière-arrière-grand-mère de Lady Schrapnell. Avez-vous réussi à lui faire épouser ce mystérieux monsieur C ?
— Pas vraiment, dis-je. Elle s’est effectivement mariée avec lui, mais nous n’y sommes pour rien.
— C’était le majordome, sous une identité d’emprunt, expliqua Verity.
Mme Bittner réunit ses mains veinées sous son menton.
— Évidemment. Les vieilles recettes sont les meilleures. Le majordome, les quiproquos, le moins suspect des suspects… la lettre volée.
Elle se leva et s’engagea dans l’escalier.
— La potiche est au grenier. Je craignais que la déplacer fasse empirer la situation. C’est pourquoi je l’ai laissée ici, à notre départ pour Salisbury. Je l’ai cachée et je n’ai loué la maison qu’à des couples sans enfants – ces derniers sont curieux, voyez-vous – mais j’avais constamment peur que quelqu’un la trouve et modifie le cours de l’histoire.
Elle se tourna et se tint à la rampe pour me fixer.
— Et c’est chose faite, n’est-ce pas ?
— Oui.
Elle n’ajouta rien, semblant se concentrer sur son ascension. Quand nous atteignîmes le couloir du premier étage, elle nous précéda vers une porte étroite donnant sur une autre volée de marches.
— Le grenier est là-haut. Désolée. Je dois me reposer un instant. Il y a une chaise dans la chambre.
J’allai la chercher et elle s’assit.
— Voulez-vous un verre d’eau ? s’enquit Verity.
— Non, merci, mon enfant. Parlez-moi de l’incongruité que j’ai provoquée, monsieur Henry.
— Vous n’êtes pas la seule à avoir considéré que la potiche de l’évêque était indestructible. C’était aussi le cas de la présidente du comité floral, une certaine…
— Delphinium Sharpe, me souffla Verity.
— Oui. Elle a passé la nuit du raid devant la porte ouest de l’église et a pu constater que personne n’avait emporté cette abomination. Comme on ne l’a pas retrouvée dans les gravats, elle en a conclu qu’on l’avait volée juste avant le début des bombardements et que le coupable savait que l’attaque aurait lieu. Le problème, c’est qu’elle n’a pas gardé sa théorie pour elle…
— Elle a écrit à un quotidien local, précisa Verity.
— Les seules preuves dont nous disposons sont le témoignage de Carruthers, la liste des membres des divers comités paroissiaux en 1940 et une dénonciation qui n’a pas été publiée.
Mme Bittner hocha la tête.
— L’étrange comportement du chien qui n’a pas aboyé.
— Tout juste. Les nazis se procuraient les journaux des Alliés pour y chercher des informations. Mlle Sharpe affirmait que le coupable avait été informé à l’avance du bombardement, et si sa lettre avait été publiée les Allemands auraient pu suspecter les Alliés d’avoir percé au jour leur système de codage et finir par découvrir que le Haut Commandement avait effectivement envoyé des chasseurs de la RAF vers Coventry et tenté de brouiller les signaux de guidage de la Luftwaffe.
— Ils en auraient déduit que nous avions Ultra et modifié leurs machines de cryptage en conséquence, compléta Verity.
— Nous aurions été vaincus en Afrique du Nord, et sur les plages de Normandie…
— Et si vous n’aviez pas été là, les nazis auraient remporté la Seconde Guerre mondiale, conclut Mme Bittner d’une petite voix.
— C’est le continuum qui a tout orchestré, avec autant d’efficacité que les responsables d’Ultra. Ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est le décalage lors du saut de Verity. Son absence aurait signifié que les moyens de défense avaient disparu. Or, il existait mais n’était pas assez important. Selon Fujisaki, des incongruités apparaissent lorsque le décalage requis pour redresser la situation dépasse les possibilités du système. Étant donné qu’il restait une marge amplement suffisante, j’en ai conclu qu’elle devait arriver à cet instant…
Verity me dévisagea.
— Voudrais-tu dire que je devais sauver la Princesse Arjumand ?
— Absolument. Alors que nous avons cru que c’était la cause de l’incongruité. C’est pour y remédier que nous avons organisé une séance de spiritisme et incité Tossie à aller à Coventry, voir la potiche de l’évêque et écrire dans son journal que cette expérience avait bouleversé son existence…
— Et quand Lady Schrapnell l’a lu, elle a décidé de reconstruire l’ancienne cathédrale de Coventry. Elle m’a envoyée à Muchings End découvrir ce qu’était devenue la potiche de l’évêque, ce qui m’a permis de sauver le chat…
— M. Dunworthy m’a chargé de le rapporter à son époque et j’ai pu entendre une conversation chez Blackwell, passer une nuit dans le clocher…
— Et résoudre le mystère de la potiche de l’évêque, conclut Mme Bittner.
Elle se leva et s’engagea dans l’escalier.
— J’en suis soulagée, vous savez. Il n’y a rien de plus lourd à porter qu’un secret.
Elle ouvrit une porte.
— Le pot aux roses aurait quoi qu’il en soit été découvert sous peu. Mon neveu fait des pieds et des mains pour que je déménage.
Dans les livres et les vids, les greniers sont des lieux pittoresques où on trouve un vieux vélo, des chapeaux emplumés, un cheval à bascule et, naturellement, une malle contenant le testament égaré ou le cadavre.
Je ne voyais ni coffre ni cheval à bascule, mais peut-être y en avait-il hors de mon champ de vision, à côté de l’Arche d’Alliance et de la grande pyramide de Gizeh.
Mme Bittner regarda de toutes parts, consternée.
— Ciel ! Je crains que tout ceci soit moins proche de La Lettre volée que de Cinq heures vingt-cinq.
— Un roman d’Agatha Christie, m’expliqua Verity. Personne ne remarque la pièce à conviction parce qu’elle est fourrée dans un placard avec un sac de clubs de golf, des raquettes de tennis et un tas d’autres machins.
« Un tas d’autres machins » était un euphémisme. Les lieux étaient bondés de cartons, de chaises de jardin imbriquées les unes dans les autres, de vêtements suspendus à une conduite apparente, de puzzles du Grand Canyon et de la colonie martienne, d’un jeu de croquet, de raquettes de squash, de guirlandes de Noël poussiéreuses, de livres divers et d’un assortiment de meubles recouverts de vieux draps. Le tout étant empilé en strates sédimentaires.
Mme Bittner tendit le doigt vers une atrocité plastifiée du XXe siècle juchée sur une machine à laver.
— Voudriez-vous me descendre ce siège ? La station debout m’est pénible.
Je dégageai une truelle et des cintres qui s’agrippaient à ses pieds.
Elle s’assit, précautionneusement.
— Merci. Passez-moi cette boîte en fer-blanc.
Je la lui tendis et elle la posa près d’elle, sur le sol.
— Et poussez de côté ces cartons. Et ces valises.
Quand j’eus obtempéré, elle se leva et s’engagea dans l’allée que je venais d’ouvrir au sein des ténèbres.
— Faites de la lumière. Il y a une prise, là-bas.
Elle désigna le mur, derrière un énorme aspidistra artificiel.
Je pris la lampe la plus proche, un gros machin métallique à la décoration surchargée surmonté d’un abat-jour démesuré.
— Pas celle-là, la rose.
Elle me montra une chose à franges du début du XXe siècle.
Je la branchai et fis basculer l’interrupteur. La clarté diffusée ne fut pas à la hauteur de mes espérances.
Mme Bittner dut également s’en rendre compte, car elle alla vers le luminaire tarabiscoté que j’avais pris en premier.
— Le Meurtre travesti, commenta-t-elle.
Verity se pencha vers moi pour traduire :
— Une pièce à conviction qu’on fait passer pour autre chose.
— Tout juste, confirma Mme Bittner en soulevant l’abat-jour plissé de la potiche de l’évêque.
Je regrettai qu’il n’y eût avec nous ni Lady Schrapnell ni Carruthers. Alors que nous la cherchions dans des montagnes de décombres, elle avait été là. Bien en sécurité et absolument intacte. La mer Rouge s’ouvrait ; le printemps, l’été, l’automne et l’hiver se paraient de guirlandes de fleurs de pommier, de roses, d’épis de blé et de houx ; sur son plateau, la tête de saint Jean Baptiste adressait un regard de reproche au roi Arthur et aux chevaliers de la table ronde. Les griffons, les coquelicots, les ananas, les macareux et les participants à la bataille de Prestonpans n’étaient même pas poussiéreux.
— Lady Schrapnell en sera folle de joie, dit Verity.
Elle s’avança pour mieux voir.
— Dieu du ciel. Ce côté devait être tourné vers le mur. C’est quoi ça ? Des éventails ?
— Des coquillages sur lesquels sont écrits les noms des plus grands combats navals.
Mme Bittner s’intéressait quant à elle à Shadrach, Meshach et Abednego qui sortaient de la fournaise de Babylone.
— Il est difficile de croire que cette chose a pu changer le cours de l’histoire. Elle est aussi laide que l’Albert Memorial.
— Avec lequel elle a de nombreux points communs, commenta Verity en caressant un éléphant.
J’inclinai le cou pour la voir sous un autre angle.
— Je ne sais pas trop. Je commence à m’y attacher.
— Déphasage temporel, en conclut Verity. Ned, ne vois-tu pas que ce pachyderme apporte une coupe pleine d’ananas et de bananes à un aigle qui tient une fourchette à poisson ?
— Ce n’est pas une fourchette à poisson mais un glaive embrasé, et ton aigle est un archange qui monte la garde aux portes du jardin d’Éden. Ou d’un zoo.
Mme Bittner était atterrée.
— C’est hideux. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’avais effectué de nombreux sauts et je devais être moi aussi déphasée. En outre, je ne voyais pas grand-chose.
Verity se tourna vers elle.
— De nombreux sauts ? Combien ?
— Quatre. Non, cinq. Mais le premier ne compte pas, car je suis arrivée trop tard. Toute la nef était en feu, et la fumée a manqué me terrasser. J’en ai gardé des poumons fragiles.
— Vous êtes allée cinq fois dans la cathédrale ?
— Oui. Je ne disposais que de quelques minutes entre le départ des volontaires et l’instant où tout serait en feu. Passez-moi ce carton à chapeau. La deuxième fois, on a failli me surprendre.
— C’était moi, lui dis-je. Je vous ai vue vous réfugier dans le chœur.
Elle rit.
— Vous ? J’ai cru que c’était le prévôt Howard et qu’il allait m’arrêter.
Verity lui remit la boîte. Elle retira son couvercle et fouilla à l’intérieur.
— J’ai emporté la potiche de l’évêque lors du dernier saut. Je voulais atteindre la chapelle des Forgerons, mais elle était la proie des flammes. J’ai gagné la chapelle des Teinturiers et pris les candélabres de l’autel. Cependant, ils étaient brûlants et j’en ai lâché un. Il a roulé sous un des bancs.
Où je l’avais trouvé, avant d’en déduire qu’il avait été emporté jusque-là par le souffle d’une bombe.
— Des poutres s’effondraient et j’ai remonté la nef. Tout était en feu – l’orgue, la charpente, le chœur – et je ne pouvais rien sauver. Sans réfléchir, j’ai pris l’objet le plus proche et couru vers la porte temporelle, en semant derrière moi des chrysanthèmes et de l’eau.
Elle déroula le papier de soie qui emballait un chandelier en bronze.
— C’est pour cela qu’il n’y en a qu’un.
Il fallait être sans peur, pour faire de telles navettes sous une pluie de poutres et de bombes incendiaires, quand la porte s’ouvrait à n’importe quel moment et risquait de se verrouiller. Elle m’inspirait de l’admiration.
— Ned, apportez-moi ce tableau. Celui qui est sous un dessus de lit.
Je le fis et elle nous révéla le tableau du Christ qui tenait la brebis égarée dans ses bras.
— Le reste est là-bas, sous ce plastique.
Et nous récupérâmes ainsi la nappe d’autel de la chapelle des Forgerons, un calice en étain, un coffre du XVIe siècle, une petite statue de saint Michel, un ciboire médiéval émaillé, un candélabre en argent et ses cierges, une miséricorde où était reproduite une des Sept Œuvres de Charité, le poêle des chapeliers, un plateau de style George V et la croix de bois de la chapelle des Ceinturiers, avec l’enfant agenouillé à sa base.
Tous les trésors de la cathédrale de Coventry.