Mars la Verte

Olympus Mons est la plus haute montagne du système solaire. C’est un énorme volcan en bouclier de six cents kilomètres de diamètre, qui culmine à vingt-sept kilomètres d’altitude. Les pentes font avec l’horizon un angle moyen de cinq degrés seulement, mais la circonférence du bouclier de lave forme une falaise presque continue, à peu près circulaire, de six kilomètres de hauteur, entourée de forêts. Les sections les plus hautes et les plus abruptes de cet escarpement se trouvent près de South Buttress, une masse rocheuse isolée qui divise les arcs sud et sud-est de la falaise (sur la carte, elle se situe à 15° de latitude nord et 132° de longitude). Là, sous la paroi est de South Buttress, on peut se tenir sur la crête rocheuse à la limite de la forêt de Tharsis, et lever les yeux vers une falaise de six mille mètres de hauteur.


Plus haute qu’El Capitan, presque autant que l’Everest ou que les contreforts du Dhaulagiri : une falaise de six mille mètres occupe tout le ciel à l’ouest. Vous imaginez ça ? (C’est difficile.)


— Je n’arrive pas à me faire une idée de l’échelle ! hurle Arthur Sternbach, un Terrien, en bondissant sur place.

Dougal Burke, qui regarde dans ses jumelles, répond :

— La vision qu’on a d’ici est un peu en raccourci.

— Non, non. Ce n’est pas ça.

Le groupe d’escalade était arrivé en caravane : sept énormes véhicules tout-terrain, vert métallisé, avec des pneus démesurés aux sculptures hypertrophiées, qui mâchaient la poussière et la recrachaient dans le vent. Le compartiment passagers était abrité par une bulle transparente. Leurs conducteurs les avaient rangés selon un cercle approximatif et maintenant, au milieu de la prairie caillouteuse, on aurait dit un énorme collier d’émeraudes artificielles.


Cette prairie bosselée, avec ses petits bouquets de pins à cônes épineux et ses genévriers de Noctis, sert traditionnellement de camp de base pour les escalades de South Buttress. Autour des voitures on trouve des traces de pas, des murets coupe-vent de pierre sèche, des tranchées à usage de latrines à moitié pleines, des fosses à détritus sur lesquelles on a entassé des pierres et du matériel abandonné. Les membres de l’expédition font le tour du campement pour se dégourdir les jambes et bavardent en regardant certains des objets. Marie Whillans ramasse deux cartouches d’oxygène ultralégères : les inscriptions au pochoir les identifient comme des vestiges d’une expédition avec laquelle elle est partie il y a plus d’un siècle. Elle les brandit au-dessus de sa tête avec un grand sourire, les secoue en direction de la falaise, les cogne l’une contre l’autre. Ping ! Ping ! Ping !

— Marie Whillans, le retour !


Un dernier véhicule tout-terrain s’avance dans la plaine et s’immobilise. Les premiers arrivés l’entourent aussitôt. Deux hommes descendent du véhicule. On les accueille avec enthousiasme :

— C’est Stephan ! Et Roger est là aussi !


Mais Roger Clayborne est de mauvaise humeur. Il a fait un long voyage. Il est parti de Burroughs il y a six jours, après avoir quitté pour la dernière fois son bureau au palais du gouvernement, mettant fin à vingt-sept années au poste de ministre de l’Intérieur. Il a franchi les immenses portes du palais du gouvernement, descendu le majestueux escalier de silex noir et pris le trolley qui l’a ramené chez lui. Il a passé tout le trajet, le nez dans le vent tiède, à regarder la capitale plantée d’arbres qu’il a si rarement quittée pendant les vingt-sept années qu’il a passées au gouvernement, et une pensée lui a soudain traversé l’esprit : ça faisait vingt-sept ans de défaite ininterrompue. Trop d’opposants, de compromis, jusqu’au dernier, inacceptable, et voilà pourquoi il était là, hors de la ville, avec Stephan, dans la nature qu’il avait évitée pendant toutes ces années, sur les collines couvertes d’herbe, piquetées de bouquets de noyers, de peupliers, de chênes, d’érables, d’eucalyptus et de pins. Et chaque feuille, chaque brin d’herbe était la vivante preuve de son échec. Stephan ne lui a pas été d’un grand secours. Bien que conservateur, comme Roger, il était membre des Verts depuis des années. « C’est là que ça se passe, qu’on peut vraiment agir », disait-il en sermonnant Roger, oubliant qu’il était au volant et négligeant sa conduite. Roger aimait assez Stephan pour feindre d’être d’accord avec lui et regardait par la vitre de son côté. Il aurait préféré voir Stephan à doses plus homéopathiques, disons lors d’un déjeuner ou d’un match de batball. Mais ils étaient là, sur la large route de gravier, dans les steppes battues par les vents de la Bosse de Tharsis, au-delà des fermes et des villes de Noctis Labyrinthus, dans les forêts de krummholz à l’est de Tharsis, jusqu’à ce que Roger ait cette impression qu’on a toujours vers la fin d’un long voyage : l’impression d’avoir été en vadrouille toute sa vie, que le voyage ne prendra pas fin de ce côté de la tombe, qu’il était condamné à errer interminablement dans le décor de ses défaites, de ses échecs, et à les voir tous, éternellement, dans le rétroviseur. La route avait été longue.


Parce que – et c’était bien ça le pire – il se souvenait de tout.


Il descend maintenant du véhicule, prend pied sur le sol du camp de base. En tant qu’inscrit de dernière minute (Stephan lui a proposé de l’accompagner quand il a appris sa démission), on le présente aux autres grimpeurs, et il revêt le masque de cordialité qu’il s’est fabriqué pendant toutes ces années de politique.

— Hans ! dit-il en reconnaissant le visage souriant, familier, de Hans Boethe, l’aréologue. Ravi de vous voir. Je ne savais pas que vous faisiez de l’escalade.

— Pas à votre niveau, Roger, mais j’ai pas mal crapahuté dans Marineris.

— Alors, reprend Roger avec un geste en direction de l’ouest, vous allez trouver l’explication de cet escarpement ?

— Je la connais déjà, déclare Hans, tandis que les autres se mettent à rire. Mais si je pouvais trouver de quoi prouver ma théorie…

Une grande femme robuste, aux yeux noisette dans un visage boucané, apparaît à la périphérie du groupe. Stephan s’empresse de la lui présenter.

— Roger, voici le chef de notre expédition, Eileen Monday.

— Nous nous sommes déjà rencontrés, dit-elle en lui serrant la main. Il y a longtemps, reprend-elle, les yeux baissés, avec un sourire un peu confus. Quand vous étiez guide dans les canyons.

Ce nom, cette voix… Le passé remonte à la surface, des images fugitives lui reviennent à l’esprit, et à la mémoire stupéfiante de Roger se présente le souvenir d’un trek – (il guidait jadis des expéditions dans les fossae, plus au nord) – une aventure, oui, avec une fille tout en jambes : Eileen Monday, qui se tient à présent devant lui. Leur relation a duré quelque temps, il s’en souvient, maintenant ; elle était étudiante à Burroughs, une fille de la ville, et lui, il était tout le temps dans la nature. Ça n’avait pas duré. Il y avait deux cents ans qu’il ne l’avait pas revue.

— Vous vous souvenez… ? demande-t-il avec une étincelle d’espoir.

— J’ai bien peur que non, répond-elle avec ce sourire embarrassé, en plissant les paupières, des rides partant en éventail autour de ses yeux. Mais quand Stephan m’a dit que vous alliez vous joindre à nous, eh bien, on sait que vous avez une mémoire exhaustive, et je me suis dit que j’allais me renseigner. Ça veut peut-être dire que je me souvenais quand même de quelque chose. Alors j’ai relu mon journal d’autrefois, et j’ai retrouvé votre nom. Seulement j’avais déjà plus de quatre-vingts ans quand j’ai commencé à écrire, et les allusions ne sont pas très précises. Je sais que nous nous sommes rencontrés, mais je ne peux pas dire que je m’en souvienne.

Elle relève les yeux, hausse les épaules.

Cette situation est assez banale pour Roger. Sa « mémoire absolue » (qui n’a évidemment rien d’absolu) couvre la plupart de ses trois cents années d’existence, et il tombe sans arrêt sur des gens dont il se souvient et qui l’ont oublié. La plupart trouvent ça intéressant ; il y en a que ça met mal à l’aise. Les joues burinées par le soleil d’Eileen rosissent ; elle a l’air à la fois embarrassée et peut-être un peu amusée.

— Il faudra que vous me racontiez ça, dit-elle avec un petit rire.

Mais Roger n’est pas d’humeur à jouer les phénomènes de foire.

— Vous deviez avoir vingt-cinq ans, par là.

— Vous vous rappelez vraiment tout, répond-elle en esquissant un sifflement muet.

Roger secoue la tête. Ils sont maintenant dans l’ombre, et il éprouve une soudaine impression de froid. L’excitation passagère de la reconnaissance, de la résurgence des souvenirs, s’estompe. La route a été vraiment longue.

— Et nous étions… ? risque-t-elle.

— Nous étions amis, répond Roger, avec l’intonation voulue pour qu’elle se pose des questions.

Il trouve désespérante cette façon qu’ont les gens de tout oublier. Son don inhabituel fait de lui une sorte de monstre, une voix d’une autre époque. Peut-être son souci de préservation de la planète vient-il du fait qu’il emmagasine le passé. Il sait encore à quoi ressemblait Mars, au tout début. Quand il n’a pas le moral, il a tendance à en vouloir à sa génération de son ingratitude, de son manque de vigilance, et il se sent souvent un peu seul. Comme en ce moment.

Eileen incline la tête, l’air de se demander ce qu’il a bien pu vouloir dire.

— Allez, Mr Mémoire ! appelle Stephan. Viens manger ! Je meurs de faim et on gèle, ici !

— Il fera encore plus froid là-haut, répond Roger avec un haussement d’épaules désabusé, avant de suivre Stephan.


Dans la lumière vive de la plus grande tente du campement, tout le monde bavarde, le visage rayonnant. Roger savoure une écuelle de ragoût bien chaud. Les présentations ont été rapidement effectuées. Il connaît Stephan, Hans et Eileen, de même que le Dr Frances Fitzhugh. Les ouvreurs de voie sont Dougal Burke et Marie Whillans, les vedettes actuelles de l’école de montagne de Nouvelle-Écosse. Il a entendu parler d’eux. Ils sont dans un coin avec quatre jeunes collègues d’Eileen, des guides d’escalade recrutés par Stephan comme porteurs.

— Nous sommes les sherpas, dit allègrement Ivan Vivanov à Roger, et voici Ginger, Sheila et Hannah.

Les jeunes guides ont l’air très à l’aise dans leur rôle de comparses. Dans un groupe aussi important, tout le monde aura largement l’occasion de grimper. Le dernier membre du groupe est Arthur Sternbach, un alpiniste américain qui est venu voir Hans Boethe. Sitôt les présentations achevées, ils se mettent à vibrionner sous la tente comme dans n’importe quel cocktail. Roger s’occupe de son ragoût et regrette de s’être joint à l’expédition. Il a (plus ou moins) oublié à quel point les grandes escalades peuvent être intensément sociales. Trop d’années de solitude, dans les vallées rocheuses, au nord de Burroughs. Il se rend compte que c’est ce qu’il recherchait : une escalade interminable, en solo, toujours plus haut, hors du monde.

Stephan pose des questions à Eileen sur l’expédition, et elle a la précaution d’inclure Roger dans son auditoire.

— Nous allons commencer par escalader le Grand Goulet, qui est la voie classique pour les mille premiers mètres de la paroi. Mais alors que la voie a été ouverte par la cordillère de Nansen, à gauche du Goulet, nous avons l’intention de continuer par la droite. Dougal et Marie ont vu, sur les photos aériennes, une voie qui leur paraît réalisable, et ça nous donnera l’occasion de tenter quelque chose de nouveau. Nous suivrons donc une voie nouvelle sur la majeure partie du trajet. Et nous aurons été le plus petit groupe à avoir jamais escaladé l’escarpement de la région de South Buttress.

— Vous voulez rire ! s’exclame Arthur Sternbach.

Eileen le regarde avec un bref sourire.

— En raison de la taille du groupe, nous transporterons le minimum d’oxygène. Nous en aurons besoin pendant les derniers milliers de mètres.

— Et si nous réussissons l’escalade ? demande Roger.

— Nous trouverons un refuge en arrivant au sommet, nous changerons d’équipement là-haut et nous ferons le tour de la lèvre de la caldeira. Ce sera la partie facile de l’expédition.

— Je ne vois même pas l’intérêt de le faire, coupe Marie.

— C’est la voie la plus aisée pour redescendre. Et puis, certains d’entre nous ont envie de voir le sommet d’Olympus Mons, répond gentiment Eileen.

— Ce n’est qu’une grosse butte, réplique Marie.


Par la suite, Roger quitte la tente avec Arthur, Hans, Dougal et Marie. Tout le monde va passer une dernière nuit confortable dans les voitures. Roger suit les autres, les yeux levés vers l’escarpement. Le violet intense du crépuscule teinte encore le ciel, au-dessus. L’énorme masse de la paroi est zébrée par la cicatrice noire du Grand Goulet, une faille verticale, profonde, à peine visible dans la lumière déclinante. Au-dessus, la paroi a l’air lisse. Des arbres bruissent dans le vent. La plaine est sombre, rébarbative.

— C’est tellement gigantesque que je n’arrive pas à le croire ! s’exclame Arthur pour la troisième fois, avant d’ajouter dans un rire : C’est tout simplement incroyable !

— De ce point de vue, répond Hans, le sommet est à plus de soixante-dix degrés au-dessus de l’horizon réel.

— Vous voulez rire ! Je n’arrive pas à le croire !

Et Arthur part d’un rire inextinguible. Les Martiens qui suivent Hans et son ami le regardent avec une réserve amusée. Arthur est un peu moins grand qu’eux, et soudain, à Roger, il fait l’impression d’un gamin pris la main dans le sac, ou plutôt dans le cabinet à liqueurs. Il s’arrête et laisse les autres prendre de l’avance.

La tente brille comme une lanterne sourde, d’un jaune lumineux dans l’obscurité. La paroi de la falaise est noire, inerte. De la forêt monte un jappement modulé, inquiétant. Sans doute des sortes de loups mutants. Roger secoue la tête. Il y a longtemps, tous les paysages avaient le don de l’exalter. Il était amoureux de la planète. Maintenant, l’immense falaise lui fait l’impression de planer au-dessus de lui comme sa vie, son passé, oblitérant le ciel, barrant le passage vers l’ouest. Il est tellement déprimé qu’il doit se retenir pour ne pas s’asseoir dans l’herbe de la prairie et se cacher la figure dans les mains. Mais les autres ne vont pas tarder à sortir de la tente. Ce sinistre hurlement, encore une fois : la planète criant « Mars a disparu ! Mars a disparu ! A-ouuuuuuuuuuuuuuuh ! ». Le vieil homme qui n’a plus de maison va dormir dans une voiture.


Mais, comme toujours, l’insomnie dévore sa nuit. Roger est allongé sur sa couchette, le corps détendu, la conscience bondissant malgré lui d’une scène à l’autre de sa vie. L’insomnie, la mémoire : des docteurs lui ont dit qu’il y avait un rapport entre les deux. Ce qui est certain, c’est que les heures d’insomnie consciente et de demi-sommeil sont le terrain de jeu de ses souvenirs et, entre le moment où il s’allonge et celui où il s’endort enfin, il a beau essayer de meubler le temps (en lisant jusqu’à l’épuisement complet, ou en griffonnant des notes), la tyrannie du souvenir a son heure.

Cette nuit-là, il repense à toutes ces autres nuits à Burroughs. Tant d’adversaires, de compromis. Le Président lui donnant l’ordre de construire un barrage et d’inonder Coprates Chasma, et ça avec ce petit sourire, ce geste chevaleresque de sadique qui s’ignore. L’hostilité ouverte de Noyova, ce soir-là, des années auparavant, après sa nomination par le Président : « Les Rouges sont finis, Clayborne. Vous n’avez rien à faire à ce poste : vous êtes le chef d’un parti mort. » La lecture du décret ordonnant la construction du barrage remis par le Président, les souvenirs de Coprates au siècle précédent, quand il l’avait exploré, et il se dit que quatre-vingt-dix pour cent de ce qu’il a fait au cours de son mandat, il ne l’a fait que pour pouvoir continuer à faire n’importe quoi. C’est ça, être au gouvernement. Enfin, quatre-vingt-dix pour cent, ou plus. Qu’a-t-il fait, en réalité, pour préserver la planète ? Certains décrets de loi ont été abrogés avant d’être mis en application. Quelques projets de développement ont été retardés. C’est tout ce qu’il a pu faire : résister aux actions des autres. Sans grand succès. On pourrait même dire que le fait de tourner le dos au Président et à son cabinet de « coalition » n’est qu’une posture, une défaite supplémentaire.

Les souvenirs défilent. Sa première journée au gouvernement. Un matin dans les plaines polaires. Une journée à Burroughs, dans le parc. Dans son cabinet, à discuter avec Noyova. Et ainsi de suite, pendant une heure ou plus, scène après scène, jusqu’à ce que les souvenirs deviennent fragmentaires, oniriques, leur rapprochement quasi surréaliste, alors il quitte le royaume de la mémoire et entre dans celui du sommeil.


Il y a des topographies de l’esprit, et c’en est une.


Le lever du jour sur Mars. D’abord, le ciel violet, sur lequel brille le losange formé par les quatre miroirs de l’aube en orbite autour de la planète, et qui lui renvoient un petit supplément de lumière solaire. Des hordes de corvidés poussent des cris ensommeillés, prennent leur envol et planent au-dessus de la pente du talus. La quête quotidienne de nourriture commence. Des pigeons des neiges roucoulent dans un bouquet de bouleaux aux feuilles rousses. Plus haut, sur le talus, un bruit de pierres ; trois mouflons de Dall, surpris de voir des gens dans le camp de base de la prairie. Des alouettes filent dans le ciel.

Roger, qui s’est levé tôt avec un fort mal de tête, observe avec indifférence l’éveil de la vie sauvage. Il monte dans les roches brisées du talus pour s’en abstraire. La lèvre supérieure de l’escarpement est effleurée par les premiers rayons du soleil levant. Maintenant, une bande d’or rougeâtre barre le ciel, et sa lueur se reflète sur la pente encore dans l’ombre, en dessous. Les miroirs de l’aube blêmissent dans le ciel mauve. Des couleurs apparaissent dans les touffes de fleurs qui ponctuent la roche, et les aiguilles des genévriers verts se mettent à briller. La bande de falaise éclairée s’élargit rapidement ; même dans la pleine lumière, le haut de la paroi est encore morne et dénudé. Mais c’est l’effet de la distance et de la vision en raccourci. Plus bas, le système de failles fait comme des taches d’humidité brunes, et la roche a l’air rugueuse, ce qui est bon signe. Lorsqu’ils monteront, la muraille révélera ses irrégularités.

Dougal sort du champ de pierres où il se promenait tout seul. Il salue Roger d’un signe de tête.

— Ils n’ont pas encore bougé, hein ?

Son anglais est coloré d’un accent écossais caractéristique.

En fait, si. Eileen, Marie et Ivan ont sorti les premiers paquets des véhicules, et quand Roger et Dougal reviennent, ils les distribuent. Le bruit monte dans la prairie alors que la longue distribution prend fin et qu’ils s’apprêtent à partir. Les sacs à dos sont lourds, et les sherpas prennent leur fardeau en gémissant, font des plaisanteries. Arthur ne peut retenir un petit rire en les regardant.

— Sur Terre, vous ne pourriez même pas soulever un sac de cette taille, dit-il en poussant l’un des sacs surdimensionnés du bout du pied. Comment réussissez-vous à garder votre équilibre avec ça sur le dos ?

— Vous allez voir, répond joyeusement Hans.


Arthur découvre qu’il n’est pas facile de rester d’aplomb sous cette masse, même avec la gravité martienne. Le sac à dos est un gros tube vert presque cylindrique qui lui va du bas des fesses jusqu’au-dessus de la tête. Avec ça sur le dos, il a l’air d’un gros escargot vert. Il s’émerveille de sa légèreté relative, mais alors qu’il s’engage sur la pente du talus, sa masse le déporte beaucoup plus qu’il ne s’y attendait.

— Ouaouh ! Attention ! Pardon !

Roger répond d’un hochement de tête, essuie la sueur qui lui coule dans les yeux. Il voit que le premier jour est une longue leçon d’équilibre pour Arthur, alors qu’ils suivent le chemin accidenté menant vers le haut de la pente, à travers la forêt de blocs gros comme des maisons.

Des groupes précédents ont laissé une piste faite de cairns et d’éclats taillés dans la paroi des roches, et ils la suivent chaque fois qu’ils parviennent à la repérer. La marche est pénible. Bien que ce soit l’un des plus petits éventails de roche brisée du pied de la falaise (à certains endroits, elle est complètement éboulée), il leur faudra une longue journée pour négocier l’immense amas de caillasse qui les sépare du pied de la paroi proprement dite, à sept cents mètres environ au-dessus du campement.

Au début, Roger apprécie cette équipée à travers ce champ de pierres, semé de blocs de la taille d’une maison.

— La Cascade de Pierre du Khumbu ! crie Ivan, assumant son rôle de sherpa, alors qu’ils passent sous un gros amas de roche.

Contrairement à la fameuse Cascade de Glace du Khumbu, dans l’Himalaya, ce terrain accidenté est relativement stable. Les surplombs ne risquent pas de leur tomber dessus et rares sont les crevasses susceptibles de s’ouvrir sous leurs pieds.

Non, ce n’est qu’un champ de cailloux, et ça plaît à Roger. Pourtant, en avançant, ils passent devant de petites touffes de genévriers, des pins asiatiques à longues aiguilles, et Hans semble se croire obligé de désigner chaque fleur à Arthur.

— Voilà des aconits, et là des anémones, ça, c’est une espèce d’iris, et ça, des gentianes, et des primevères…

Arthur s’arrête et tend le doigt.

— Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Un petit mammifère au corps couvert de fourrure les regarde depuis un rocher au sommet plat.

— C’est un chien des sables, répond fièrement Hans. Ils ont clippé des gènes de marmotte et de phoque de Weddell sur ce qui est, à la base, un glouton.

— Vous voulez rire ! On dirait un ours polaire miniature !

Derrière eux, Roger secoue la tête, flanque distraitement un coup de pied dans un cactus de la toundra en pleine floraison. C’est le début du printemps martien, qui dure six mois dans le Nord. Sur tous les méplats sablonneux humides pousse de l’herbe de Syrtis. Partout où porte le regard, ce ne sont que de petites expériences de biologie : la planète entière est un immense laboratoire. Roger pousse un soupir. Arthur essaie de cueillir une fleur de chaque variété, réalisant un bouquet digne de funérailles nationales, mais c’est trop acrobatique ; il y renonce, et le bouquet multicolore pend au bout de son bras. À la fin de la journée, ils arrivent au pied de la paroi. Le monde entier est plongé dans l’ombre alors que le ciel est encore très lumineux, couleur lavande, au-dessus d’eux. Quand ils lèvent les yeux, ils ne voient plus le haut de l’escarpement. Ils ne le reverront que lorsqu’ils auront achevé leur escalade.


Le premier campement est un large disque de sable plat entouré de blocs de pierre qui se sont naguère détachés de la paroi. Comme il est placé sous le léger surplomb formé par le rempart de basalte qui se dresse sur la droite du Grand Goulet, il est abrité des chutes de pierres. Le Camp Numéro Un est vaste, confortable ; c’est l’emplacement idéal pour une halte à basse altitude. Il a déjà été utilisé. Entre les pierres, ils trouvent des pitons, des bouteilles d’oxygène et des latrines enterrées, sur lesquelles poussent des mousses vertes, luxuriantes.

Le lendemain, ils rebroussent chemin et redescendent au camp de base – tous sauf Dougal et Marie : ils passent la journée à examiner les voies qui partent du camp numéro un. Les autres repartent avant le lever du jour et retraversent le talus à vive allure, en courant presque. Ils font rapidement le plein de matériel et remontent en faisant la course afin de regagner le camp numéro un avant la tombée du jour. Ils passeront les quatre jours suivants à faire ainsi la navette entre les blocs de pierre, et les sherpas continueront encore pendant plus de trois jours, jusqu’à ce que tout l’équipement soit hissé jusqu’au camp numéro un.

Exactement comme on appuie sans cesse avec sa langue sur une dent qui fait mal, Roger se met à suivre Hans et Arthur, pour écouter les explications de l’aréologue. Il s’est rendu compte, à son grand dépit, qu’il n’en sait pas beaucoup plus long qu’Arthur sur ce qui vit à la surface de la planète.

— Vous voyez ce faisan rouge ?

— Non. Où ça ?

— Là-bas. Il a une aigrette de plumes noires sur la tête. Son camouflage est assez réussi.

— Vous voulez rire ! Hé, mais c’est vrai !

— Ils adorent ces pierres. Les faisans rhésus, les rouges-queues, les accenteurs. On en voit des quantités, maintenant.

Plus tard :

— Regardez !

— Où ça ?

Roger regarde dans la direction indiquée par Hans.

— Sur cette grosse pierre, vous voyez ? On appelle ça un lapin chasseur. C’est une blague.

— Une blague, hein ? relève Arthur pendant que Roger revient sur son estimation de la subtilité du Terrien. Un lapin avec des crocs ?

— Pas tout à fait. En réalité, il n’a pas grand-chose à voir avec un lièvre. Ce serait plutôt un lemming croisé avec un pika, auquel on aurait injecté une bonne dose de lynx. Une créature très réussie. En partie due à Harry Whitebook. Il est vraiment très fort.

— Un de vos fameux designers biologiques ?

— Très fameux. C’est l’un des meilleurs concepteurs de mammifères. Et tout le monde a un faible pour les mammifères, non ?

— C’est mon cas, du moins. La seule chose…, halète Arthur, quelques marches de pierre plus haut – des marches qui lui arrivent à la taille. Ce que je me demande, c’est comment ils résistent au froid.

— Oh, il ne fait pas si froid que ça ici, d’abord. Nous sommes en fait à la limite supérieure de la zone alpine. L’adaptation au froid est généralement empruntée à des créatures arctiques et antarctiques. La plupart des phoques savent couper la circulation dans leurs extrémités lorsque c’est nécessaire pour conserver leur chaleur. Et ils ont une espèce d’antigel dans le sang, une glycoprotéine qui s’attache à la surface des cristaux de glace et les empêche de se multiplier, stoppant l’agrégation des sels. Une merveille. Les membres de certains de ces mammifères peuvent geler et dégeler sans inconvénient pour les chairs.

— Vous voulez rire ? murmure Roger pour lui-même en continuant à grimper.

— Vous voulez rire ! fait Arthur.

— Et ces adaptations caractérisent la plupart des mammifères martiens. Regardez ! Voilà une oursette. Encore un coup de Whitebook !

Roger décide de ne plus les suivre. Il en a jusque-là, de Mars.


C’est la nuit noire. Les six grandes tentes en forme de boîte du camp numéro un brillent comme un collier de perles lumineuses au pied de la falaise. Roger les regarde avec curiosité en se soulageant dans la caillasse. Ils forment un drôle de groupe, se dit-il. Des gens venus de tout Mars (et un Terrien). Qui font une escalade en commun, c’est tout. Les ouvreurs de voie sont drôles. Dougal donne parfois l’impression d’être muet, il regarde toujours en coin sans rien dire. Un système autonome. Marie parle pour deux, peut-être. Roger entend sa grosse voix des Midlands, une voix de pocharde, en train d’expliquer à quelqu’un comment escalader la paroi. Elle a l’air dans son élément.

Dans la tente d’Eileen, il tombe sur une discussion animée. Marie Whillans dit :

— Écoutez, nous avons déjà grimpé près de mille mètres dans ces prétendues dalles lisses, Dougal et moi. Elles sont pleines de failles d’un bout à l’autre.

— Il y en a jusqu’à l’endroit où vous vous êtes arrêtés, répond Eileen. Les vraies dalles se trouvent au-dessus des premières failles. Quatre cents mètres de roche lisse. Nous pourrions être brutalement dans l’impossibilité d’aller plus loin.

— Bah, il doit bien y avoir quelques fissures. Et s’il le faut, on pourra toujours continuer en artif, en pitonnant les passages vraiment lisses. Au moins, comme ça, on ouvrirait vraiment une voie.

Hans Boethe secoue la tête.

— Ce ne sera pas une partie de plaisir de planter des pitons dans ce basalte.

— Je n’aime pas les pitons, de toute façon, reprend Eileen. Ce qu’il y a, c’est qu’en prenant le Goulet jusqu’au premier amphithéâtre, nous savons que nous avons une bonne voie jusqu’en haut, et tous les passages au-dessus seront nouveaux.

Stephan acquiesce d’un hochement de tête, Hans et Frances aussi. Roger les regarde avec intérêt en buvant son thé.

— Ce qu’il y a, relève Marie, c’est quel genre d’escalade on veut faire !

— Nous voulons arriver en haut, répond Eileen en jetant un coup d’œil à Stephan, qui acquiesce.

C’est lui qui a financé l’essentiel de cette expédition, de sorte que la décision lui appartient plus ou moins.

— Attendez une seconde, coupe sèchement Marie en les parcourant rapidement du regard. La question n’est pas là : nous ne sommes pas venus uniquement pour reprendre la voie du Goulet, hein ? fait-elle d’un ton accusateur, personne n’osant soutenir son regard. Enfin, ce n’est pas ce qu’on m’avait dit. On m’avait assuré que nous ferions une première, et c’est pour ça que je suis venue !

— Ce sera inévitablement une première, insiste Eileen. Vous le savez bien, Marie. En haut du Goulet, nous serons en terrain inexploré. Ça nous permettra seulement d’éviter les dalles lisses qui se trouvent à droite du Goulet !

— Je pense que nous devrions tenter le coup quand même, insiste Marie. Nous avons vérifié, Dougal et moi, que c’était faisable.

Elle énumère les arguments en faveur de cette voie, et Eileen l’écoute patiemment. Stephan a l’air ennuyé. Marie est persuasive, et il n’est pas impossible que son caractère volontaire emporte l’adhésion d’Eileen, leur faisant emprunter une voie qu’on dit impossible.

Mais Eileen répond :

— Faire gravir cette paroi à un groupe de onze personnes, par n’importe quelle voie, sera déjà un exploit en soi. Écoutez, la question ne se pose que pour les mille deux cents premiers mètres de l’escalade. Au-delà, nous prendrons vers la droite dès que possible, et au-dessus de ces dalles nous nous retrouverons en terrain inconnu.

— Je ne crois pas que ces dalles soient infranchissables, répète Marie. (Après quelques échanges elle ajoute :) Enfin, si c’est comme ça, je ne vois pas pourquoi vous nous avez envoyés, Dougal et moi, gravir cette paroi, tous ces jours-ci…

— Je ne vous ai pas envoyés là-haut, réplique Eileen, un peu agacée. C’est vous qui avez choisi de partir en éclaireurs, vous le savez très bien. Mais c’est un choix fondamental, et je pense que le Goulet est la voie que nous sommes venus prendre. Nous voulons arriver en haut, vous comprenez. Pas seulement en haut de la paroi ; en haut de cette montagne.

La discussion se poursuit encore un moment, puis Marie hausse les épaules.

— D’accord. C’est vous le chef. Mais je me demande pourquoi nous faisons cette escalade.


Roger repense à la question en regagnant sa tente. Il respire l’air froid en regardant autour de lui. Au camp numéro un, le monde a l’air d’un endroit plissé, ridé : une moitié horizontale se perd dans les ténèbres, redescend dans le passé mort ; l’autre partie, verticale, monte vers les étoiles, vers l’inconnu. Seules deux tentes sont encore éclairées de l’intérieur, deux douces masses jaunes dans tout ce noir. Roger s’arrête devant sa tente plongée dans l’obscurité et les regarde. On dirait qu’elles essaient de lui dire quelque chose. Les yeux de la montagne, qui l’observent. Pourquoi fait-il cette escalade ?


Et les voilà partis à l’assaut du Grand Goulet. Dougal et Marie grimpent en tête, passage après passage, dans la roche rugueuse, instable. Ils laissent derrière eux un guide-rope, une corde fixée à des pitons, le plus près possible du Goulet, pour éviter les pierres qui se détachent et dévalent trop fréquemment la paroi. Les autres grimpeurs les suivent, longueur après longueur, par petits paquets de deux ou trois. En montant, ils voient les quatre sherpas retraverser le talus vers le camp de base, comme de petits animaux rampants.

Roger fait équipe avec Hans pour la journée. Ils s’accrochent à la corde fixe au moyen d’un jumar, une sorte de poignée de métal qu’on pousse vers le haut et qu’on bloque, l’empêchant de redescendre. Ils transportent de lourds paquets vers le camp numéro deux, et bien que la pente du Goulet ne soit que de quinze degrés à cet endroit, et que la roche noire soit bosselée et facile à escalader, le passage leur donne du fil à retordre. Il fait très chaud au soleil, et ils sont vite en sueur.

— Je ne suis pas dans la forme idéale pour ce genre d’exercice, hoquette Hans. Il va peut-être me falloir quelques jours pour trouver le rythme.

— Ne vous en faites pas pour moi, répondit Roger. Je ne supporterais probablement pas d’aller plus vite non plus.

— Je me demande si le camp deux est encore loin.

— On ne devrait plus tarder à y arriver. Trop d’allers et retours, sans treuil ni poulie.

— J’ai hâte d’arriver aux passages verticaux. Tant qu’à faire de l’escalade, autant que ça grimpe, hein ?

— D’autant que les charges seront treuillées, hein ?

— Oui.

Ils rigolent, à bout de souffle.


Une ravine profonde, abrupte. De l’andésite, une roche volcanique ignée, d’un gris moyen piqueté de cristaux plus sombres, déformée par de petites bosses dures. Les pitons sont fixés dans de minuscules fissures verticales.

À la mi-journée, ils retrouvent Eileen, Arthur et Frances, l’équipe d’en haut, assis sur une vire, une étroite plate-forme sur la paroi du Goulet. Ils s’octroient un rapide casse-croûte. Le soleil est presque au zénith ; d’ici une heure, il disparaîtra. Roger et Hans s’asseyent avec soulagement. Le déjeuner se compose de « rations de survie » concoctées par Frances, arrosées de limonade. Les autres discutent du Goulet, de l’escalade de la journée, et Roger mange en écoutant. Il réalise qu’Eileen est assise à côté de lui, sur la vire. Son talon heurte doucement la paroi, et ses quadriceps, ces gros muscles hypertrophiés en haut de ses cuisses, se crispent et se décrispent, se crispent et se décrispent, tendant le tissu de son pantalon d’escalade. Elle suit la description que fait Hans de la roche et n’a pas l’air de remarquer le discret examen de Roger. Se peut-il vraiment qu’elle ne se souvienne pas de lui ? Roger soupire en silence. Longue aura été sa vie. Et tous ces efforts…

— Allez ! Destination : camp numéro deux ! annonce Eileen en le regardant d’un air intrigué.

Au début de l’après-midi, ils retrouvent Marie et Dougal sur une large corniche en saillie sur la paroi abrupte, à droite du Grand Goulet. C’est là qu’est établi le camp numéro deux : quatre grandes tentes en forme de boîte, conçues pour résister à des chutes de pierres assez importantes.

À présent, la verticalité de la falaise devient immédiate et tangible. Ils ne voient de la paroi que quelques centaines de mètres, au-dessus d’eux. Au-delà, elle est invisible, à part dans l’anfractuosité formée par la gorge verticale du Grand Goulet, qui fend la paroi verticale juste à côté de leur corniche. En regardant vers le haut de ce gigantesque couloir, ils voient une section supplémentaire de falaise, sombre et menaçante sur le ciel rose.

Roger passe une heure de ce froid après-midi assis au bord de la corniche, les yeux levés vers le haut du Goulet. Ils ont encore du chemin à faire. Il a mal aux mains dans ses gros gants laineux. Il en a plein les jambes, plein les épaules, ses pieds sont glacés. Surtout, il voudrait secouer la dépression qui l’envahit, mais rien que d’y penser, ça s’aggrave.

Eileen Monday s’assied à côté de lui.

— Alors, vous avez dit que nous étions amis, dans le temps.

— Ouais. Vous ne vous en souvenez vraiment pas ? demande Roger en la regardant dans les yeux.

— C’était il y a si longtemps…

— Oui. J’avais vingt-six ans et vous vingt-trois.

— Vous vous souvenez de ça, après tout ce temps ?

— En partie, oui.

Eileen secoue la tête. Elle a un visage agréable, se dit Roger. De beaux yeux.

— Je voudrais bien pouvoir en dire autant. Mais plus ça va, plus ça empire. J’ai l’impression de perdre une année de souvenirs chaque fois que je vieillis d’un an. C’est triste. J’ai tout oublié des soixante-dix ou quatre-vingts premières années de ma vie. Enfin, soupire-t-elle, je sais que la plupart des gens sont comme moi. Vous êtes une exception.

— J’ai l’impression que certaines choses sont gravées à jamais dans ma mémoire, répond Roger. (Il n’arrive pas à croire que tout le monde ne puisse en dire autant. Enfin, c’est ce qu’ils disent tous, et ça le rend mélancolique. À quoi bon vivre tout court ?) Vous avez passé le cap des trois cents ans ?

— D’ici quelques mois. Mais allez-y. Racontez-moi.

— Eh bien… Vous étiez étudiante. Ou vous veniez de finir vos études, je ne sais plus. Bref, poursuit-il, la voyant sourire, je guidais des groupes comme celui-ci dans les petits canyons, au nord. Vous étiez dans un de ces groupes. Une petite balade de rien du tout, si je me souviens bien. Nous nous sommes revus pendant un moment, après notre retour, mais vous étiez à Burroughs, et moi j’étais toujours guide d’excursion, et… Enfin, vous savez ce que c’est, ça n’a pas duré.

Eileen sourit à nouveau.

— Alors je suis devenue guide de montagne. C’est ce que j’ai toujours été, aussi loin que remontent mes souvenirs. Et pendant ce temps-là, vous vous êtes installé en ville et vous avez fait de la politique ! (Elle a un petit rire ; Roger esquisse un sourire crispé.) Nous nous sommes fait une grosse impression, manifestement.

— Mais si ! confirme Roger avec un petit rire. Seulement nous nous cherchions. (Il a un sourire en coin ; il se sent plein d’amertume.) En réalité, il n’y a que quarante ans que je suis au gouvernement. Il faut croire que j’y suis entré trop tard.

Un moment de silence.

— Alors, c’est comme ça qu’ils ont eu votre peau ? dit-elle.

— Comment ça ?

— Les Rouges. Le parti est tombé en défaveur.

— Il a disparu, vous voulez dire.

Elle réfléchit.

— Je n’ai jamais pu comprendre le point de vue des Rouges…

— Vous n’étiez pas la seule, apparemment.

— … jusqu’à ce que je lise un passage de Heidegger où il fait la distinction entre la terre et le monde. Vous connaissez ce passage ?

— Non.

— La terre est la matérialité nue de la nature préexistante, qui fixe plus ou moins les paramètres de nos possibilités. Sartre appelait ça la facticité. Le monde est le domaine humain, la dimension sociale, historique, qui donne son sens à la terre.

Roger hoche la tête en signe d’assentiment.

— Alors, si j’ai bien compris, poursuit-elle, les Rouges défendaient la terre. Enfin, Mars, dans ce cas précis. Ils essayaient de préserver la primauté de la planète sur le monde, ou du moins de maintenir l’équilibre entre les deux.

— Oui, confirme Roger. Mais le monde a envahi la planète.

— Exact. Vu sous cet angle, on se dit que vos efforts étaient voués à l’échec. Un parti politique fait inévitablement partie du monde, et toutes ses actions aussi. Et comme nous ne connaissons la matérialité de la nature que par l’intermédiaire de nos sens humains, en réalité, nous ne connaissons directement que le monde.

— Mouais. Je ne sais pas, objecte Roger. Enfin, c’est logique, et généralement, je suis sûr que c’est vrai – mais il y a des moments… (Il flanque de sa main gantée un coup sur la paroi de la corniche.) Vous comprenez ?

Eileen met la main sur son gant.

— Le monde.

Roger a un rictus irrité. Il enlève son gant, frappe à nouveau la roche glacée.

— La planète.

Eileen a un froncement de sourcils pensif.

— Peut-être.

Or il y avait de l’espoir, se dit farouchement Roger. Nous aurions pu vivre sur cette planète telle que nous l’avons trouvée, affronter la matérialité de la terre chaque jour de notre vie. Nous aurions pu.

On appelle Eileen pour aider à organiser les transferts du lendemain.

— Nous aurons l’occasion d’en reparler, dit-elle avec une petite tape sur l’épaule de Roger.

Il se retrouve seul pour franchir le Goulet. La mousse colore la roche en dessous de lui, elle pousse partout dans les failles de la roche. Des hirondelles filent dans le couloir comme des pierres qui tombent, à la recherche de souris ou de lézards à sang chaud. À l’est, au-delà de la grande ombre du volcan, des forêts sombres marquent la Bosse de Tharsis inondée de soleil. On dirait des plaques de lichen. Nulle part on ne voit Mars, rien que Mars, la Mars primitive. Ils ont oublié à quoi ça ressemblait de marcher sur la face nue de la vieille Mars.

Une fois, il était allé explorer le grand désert au nord de Vastitas Borealis. Toutes les caractéristiques géographiques de Mars sont immenses selon les critères terriens, et de même que l’hémisphère Sud est marqué par des canyons, des bassins, des volcans et des cratères énormes, l’hémisphère Nord est étrangement, immensément lisse. Il y avait, dans les latitudes les plus septentrionales, autour de ce qui était, à l’époque, la calotte polaire (c’est maintenant une petite mer), une bande géante de sable vide, lisse, qui faisait le tour de la planète. Un désert infini. Un matin, avant l’aube, il avait quitté le campement et fait quelques kilomètres sur les grandes dunes pareilles à des vagues qui ridaient le désert balayé par les vents, et il s’était assis en haut de l’une des plus hautes bosses. Il n’y avait aucun bruit, que sa respiration, le sang battant à ses oreilles et le doux sifflement du régulateur d’oxygène dans son casque. La lumière avait commencé à filtrer au-dessus de l’horizon, au sud-est, faisant ressortir l’ocre terne du sable, piqueté de rouge. Puis le soleil avait émergé à l’horizon, sa lumière avait rebondi sur les courts versants abrupts des dunes et tout investi. Il avait profondément inspiré l’air doré, et senti poindre quelque chose en lui. Il était devenu une fleur dans un jardin de rocaille, l’unique conscience du désert, son cœur, son âme. Il n’avait jamais éprouvé une telle exaltation, jamais il n’avait à ce point ressenti la lumière éclatante, l’immensité, la présence intense, fulgurante, de la matière. Il avait regagné son campement, à la fin de la journée, avec l’impression qu’une époque, une ère entière avait passé. Il avait dix-neuf ans, et sa vie en avait été changée.


Le seul fait de pouvoir se rappeler cet incident, près de deux cent quatre-vingts ans plus tard, fait de Roger un monstre.

Moins d’un pour cent de la population partage ce don (ou cette malédiction) : une mémoire puissante, à long terme. Ces jours-ci, cette faculté lui fait l’impression d’un fardeau. Chaque année est une pierre, et il charrie en tout lieu le poids écrasant de trois cents pierres rouges. L’oubli des autres le met en colère. Une colère peut-être mêlée d’envie.


Le souvenir de ce moment marquant de ses dix-neuf ans lui en rappelle un autre, survenu des années plus tard, à la lecture du Moby Dick de Melville. Le petit garçon de cabine noir, Pip (Roger s’était toujours identifié à Pip, dans De grandes espérances), « le plus insignifiant des membres de l’équipage du Pequod », tombe par-dessus bord alors que sa baleinière est tirée par une baleine harponnée. Le navire prend le large, abandonnant Pip tout seul sur l’océan. « Cette intense concentration, ce resserrement de soi sur soi au cœur de ces impitoyables immensités, mon Dieu ! qui peut les dire ? » Pip a de plus en plus peur. Et puis : « Par le plus grand des hasards, le navire lui-même, au bout du compte, tomba sur lui et le sauva. Mais à partir de cette heure, le pauvre petit Noir erra sur le pont comme égaré, ayant perdu l’esprit… L’océan railleur n’avait pas voulu de son corps physique et l’avait rendu ; mais il avait englouti son âme immatérielle. »

Cette lecture avait beaucoup troublé Roger. Quelqu’un avait vécu une heure très semblable à sa journée dans le désert du pôle, le vide infini de la nature. Et ce que Roger avait trouvé exaltant avait fait basculer Pip dans la folie.

Il s’était demandé, en regardant le gros livre, s’il n’était pas devenu fou, lui aussi. La terreur, l’exaltation – ces extrêmes de l’émotion faisaient des tours et des détours dans l’esprit et se rapprochaient, bien que partant à l’origine de la perception dans des directions opposées. Fou de solitude, extatique à l’idée d’être – ces deux pans de la reconnaissance de soi allaient étrangement ensemble. Mais la folie de Pip avait seulement imposé à Roger, choqué, un amour plus aigu pour sa propre expérience des « impitoyables immensités ». Il la voulait. Soudain, les coins les plus éloignés, les plus désolés de Mars devinrent sa joie très particulière. Il se réveillait la nuit et il s’asseyait dans son lit comme Jean dans le désert, voyant Dieu dans les pierres, le gel et le ciel qui se convulsait, tel un rideau de théâtre embrasé.


Il est maintenant assis sur une saillie d’une falaise, sur une planète qui n’est plus la sienne, à contempler des plaines et des canyons pleins de vie, une vie issue de l’esprit humain. C’est comme si l’esprit s’était extrudé dans le paysage : chaque fleur est une idée, chaque lézard une pensée… Il n’y a plus d’impitoyable immensité, plus de miroir du vide dans lequel se regarder. Il n’y a que soi, partout, en tout, étouffant la planète, affadissant toute sensation, emprisonnant le vivant.

Peut-être cette perception était-elle en elle-même une sorte de folie.

Après tout, se dit-il, le ciel lui-même est, nuit après nuit, une impitoyable immensité qui passe la faculté d’entendement.

Il avait peut-être besoin d’une immensité dont il aurait pu imaginer l’étendue, qu’il aurait pu percevoir comme une extase plutôt que comme une épouvante.

Et donc Roger se remémore sa vie et il pense à tout ça en lançant des gravillons par-dessus la corniche, dans l’espace, et ça fait de petits pip.

À sa grande surprise, Eileen le rejoint. Elle s’assied sur ses talons, récite tout bas :

— « J’aime les endroits vastes et isolés/Où l’on savoure le plaisir de rêver/Qu’est infini ce que nous voyons, tout/Comme nos âmes, du moins le voudrions-nous. »

— De qui est-ce ? demanda Roger, surpris.

— Shelley, répond-elle. Dans Julien et Maddalo.

— J’aime beaucoup.

— Moi aussi, dit-elle en lançant à son tour un petit caillou dans le vide (pip). Vous venez dîner ?

— Comment ? Oh oui, bien sûr. Je ne savais pas qu’on allait manger tout de suite.


Le raclement, dans la nuit, de la tente chahutée par le vent. Crissement de la pensée, frottement d’un monde contre une planète.

Le lendemain, ils commencent à se déployer. Marie, Dougal, Hannah et Ginger s’engagent très tôt dans le Goulet et disparaissent derrière une arête, laissant derrière eux une guide-rope fixée à la paroi. De temps à autre, ceux qui sont restés en arrière entendent leurs voix, ou le tintement d’un piton qu’on fixe dans la roche dure. Un autre groupe redescend vers le camp numéro un pour le démonter. Lorsqu’ils auront tout remonté au camp numéro deux, les derniers grimpeurs rapporteront la corde avec eux, jusqu’au bivouac, en se l’enroulant autour de la taille.


À la fin de la journée, le lendemain, Roger monte de la corde à Marie, Dougal, Hannah et Ginger. Frances l’accompagne.

Le Grand Goulet est plus raide au-dessus du camp numéro deux et, au bout de quelques heures de lente progression, Roger trouve son paquetage de plus en plus lourd. Il a les mains endolories, les prises pour les pieds deviennent de plus en plus petites, et il est obligé de s’arrêter tous les cinq ou dix pas.

— Je ne suis pas en forme, aujourd’hui, dit-il alors que Frances prend la tête.

— Moi non plus, répond-elle en cherchant sa respiration. Je pense que nous allons bientôt devoir utiliser l’oxygène.

Mais les grimpeurs de tête ne sont pas d’accord. Dougal franchit un rétrécissement du Goulet en cassant la glace d’une faille avec son piolet, puis en éliminant les morceaux à coups de poing. Il coince ses semelles de chaussure en les tordant comme des marches et il escalade la faille aussi vite qu’il la dégage. Marie l’assure, et ce sont Hannah et Ginger qui accueillent Roger et Frances.

— Génial ! disent-ils. Un peu plus, nous allions manquer de corde.

Dougal s’arrête et Marie en profite pour indiquer la paroi gauche du Goulet.

— Regardez-moi ça, dit-elle, dégoûtée. (Roger et Frances voient un trait bleu, lumineux : une longueur de corde de xylar pendue à un piton rouillé.) Je parie que c’est l’expédition terrienne, dit-elle. Il paraît qu’ils ont abandonné des cordes tout du long.

D’en haut, elle entend Dougal rire. Marie secoue la tête.

— Moi, je ne supporte pas.

— Je pense que nous allons bientôt devoir nous brancher sur l’oxygène, dit Frances.

Sa remarque est accueillie par des regards surpris.

— Pourquoi ? demande Marie. Nous venons à peine de commencer.

— Eh bien, nous sommes à près de quatre mille mètres au-dessus du niveau moyen…

— Exactement, répond Marie. Je vis plus haut que ça.

— Oui, mais nous faisons des efforts importants, ici, et nous montons assez vite. Je ne veux pas que vous fassiez un œdème.

— Je ne ressens aucun symptôme, réplique Marie, Hannah et Ginger hochant la tête.

— Personnellement, je ne cracherais pas sur un peu d’oxygène, dit Dougal, d’en haut, avec un rapide sourire.

— On ne sent pas venir l’œdème, dit Frances avec raideur.

— L’œdème, répète Marie, comme si elle n’y croyait pas.

— Marie est immunisée ! lance Dougal de son perchoir. Sa tête ne peut pas enfler plus qu’elle ne l’est déjà.

Hannah et Ginger ricanent en voyant le regard faussement noir que leur lance Marie, en tirant sur la corde de Dougal.

— Allez, descends, sale gosse !

— D’accord, mais sur ta tête !

— On va voir comment le temps évolue, propose Frances. Mais de toute façon, si nous avançons comme prévu, nous aurons bientôt besoin d’oxygène.

C’est trop évident, manifestement, pour justifier une discussion. Dougal arrive en haut de la faille et place un piton. Le tintement des coups de marteau devient de plus en plus clair au fur et à mesure que le piton entre dans la pierre.


Cet après-midi-là, Roger aide les grimpeurs de tête à dresser un petit abri mural, une tente très étroite, munie d’un tapis de sol rigide, gonflable. On peut le fixer à l’aide d’un unique piton si nécessaire, de sorte que les occupants évoluent sur un coussin d’air suspendu dans le vide, comme les laveurs de carreaux. Mais la plupart du temps ces tentes murales reposent sur des vires ou des indentations de la paroi, qui contribuent à supporter le tapis de sol. Ils ont découvert, ce jour-là, au-dessus de l’étranglement du Grand Goulet, un ressaut plus ou moins plan, abrité par un surplomb. Les failles au-dessus de cette échancrure sont de médiocre qualité, mais après avoir fixé quelques pitons, les grimpeurs paraissent satisfaits. Ils seront protégés des chutes de pierres, et le lendemain ils monteront voir s’ils peuvent trouver, pas trop loin, un meilleur emplacement pour le camp numéro trois. Comme il y a tout juste la place (et de quoi manger) pour deux, Roger et Frances repartent vers le camp numéro deux.


Au cours de la descente, Roger se représente la paroi de la falaise comme un terrain plat, et se laisse distraire par la nouvelle perspective que cela lui procure. Par exemple, les ravines creusées dans ce terrain plat : verticalement on les appelle des goulets, des couloirs, des dièdres ou des cheminées, selon leur forme et leur inclinaison. La pente y est moins forte et on est mieux protégé. La plaine est mamelonnée, déformée par des rangées de collines : verticalement, elles deviennent des tertres, des crêtes, des étagères ou des contreforts. Qui peuvent, selon leur forme et leur inclinaison, constituer soit des obstacles, soit, dans le cas de certaines crêtes, des voies faciles vers le sommet. Puis les parois deviennent des corniches, les lits des cours d’eau des failles, sauf que celles-ci suivent leur propre pente et ressemblent rarement à des sentiers creusés par l’eau.

Alors que Roger aide Frances à descendre en rappel un passage difficile (ils voient mieux, maintenant, pourquoi l’escalade était tellement épuisante), il regarde autour de lui le peu qu’il y a à voir : la roche noir et gris du Goulet, un peu au-dessus et en dessous de lui ; la paroi abrupte du rempart, à gauche du Goulet. Et c’est tout. Étrange dualité. Parce que cette topographie se dresse presque à la verticale, à certains égards, il ne la verra jamais aussi bien que s’il s’agissait d’un banal flanc de colline horizontal. Mais par d’autres côtés (en observant le grain de la pierre pour voir si un bloc presque détaché va supporter le poids de son corps pour une longue enjambée vers le bas, par exemple), il la voit beaucoup plus nettement, plus intensément qu’il ne verra jamais le monde sûr de l’horizontalité. Cette intensité de vision est une richesse pour le grimpeur.


Le lendemain, Roger et Eileen gravissent le Goulet avec une autre longueur de corde lorsqu’une pierre grosse comme un homme de belle taille tombe à côté d’eux, heurte une aspérité et explose, ses débris criblant les plus petites pierres en dessous. Roger s’arrête et la regarde disparaître. Son casque ne l’aurait pas protégé contre la chute d’une pierre de cette taille.

— Je commence à me demander si nous ne ferions pas mieux de sortir de ce Goulet…

— C’est presque aussi sérieux sur la paroi. L’an dernier, Marie guidait un groupe sur la paroi quand une pierre est tombée sur une corde fixe et l’a sectionnée alors qu’un client effectuait une traversée. Il a été tué.

— C’est réjouissant, comme boulot.

— Ces chutes de pierres sont redoutables. Je déteste ça.

Sa voix trahit une émotion surprenante. Peut-être un accident s’est-il produit alors qu’elle guidait une expédition ? Roger la regarde avec un regain de curiosité. C’est drôle de ne pas faire preuve de plus de stoïcisme envers ce genre de danger quand on est guide de montagne.

D’un autre côté, les chutes de pierres sont un danger sur lequel la compétence ne peut rien.

Elle lève les yeux. Désespérée.

— Vous comprenez.

— On a beau faire attention…, acquiesce-t-il.

— Exactement. Enfin, on peut toujours prendre des précautions, mais ça ne suffira jamais.


Le campement des grimpeurs de tête a disparu sans laisser de trace, et une nouvelle corde monte à gauche du Goulet, passe par une anfractuosité du surplomb et disparaît au-dessus. Ils s’arrêtent pour boire et manger et repartent. Ils sont impressionnés par la difficulté du passage suivant. Même avec la corde, il a l’air infranchissable. Ils s’insinuent dans l’interstice entre une colonne de glace et la paroi gauche et montent péniblement, pouce par pouce.

— Je me demande pour combien de temps on en a, fait Roger en regrettant qu’ils n’aient pas emporté de crampons.

Eileen, qui est au-dessus de lui, ne répond pas tout de suite.

— Plus que trois cents mètres, dit-elle au bout d’une longue minute, d’une voix qui sort de nulle part.

Roger pousse un gémissement théâtral, de client persécuté par son guide.

En réalité, il adore suivre Eileen dans ce passage difficile.

Elle observe et se déplace selon un rythme rapide qui lui rappelle Dougal, mais son choix de prises est tout à fait personnel. Et plus proche de celui que ferait Roger à sa place. Son calme alors qu’ils commentent les ancrages, la façon coulée dont elle se hisse sur les appuis, les proportions élégantes de ses longues jambes, se tendant vers les prises incertaines : c’est une belle grimpeuse. Et de temps en temps, Roger éprouve un petit pincement à la mémoire.


Trois cents mètres plus haut, ils retrouvent leurs ouvreurs de voie, qui sont sortis du Goulet et se sont arrêtés sur une plate-forme de près d’un hectare, du côté gauche, cette fois. De ce point de vue, ils voient des sections de la paroi situées à droite du Goulet, au-dessus d’eux.

— Bel emplacement pour bivouaquer, remarque Eileen.

Marie, Dougal, Hannah et Ginger s’asseyent pour se reposer avant l’installation de leurs petites tentes murales.

— On dirait que vous avez passé une sale journée, en bas.

— Ravigotante, répond Dougal en haussant les sourcils.

Eileen les passe en revue, l’un après l’autre.

— J’ai l’impression que vous n’aurez pas volé un peu d’oxygène.

Le groupe de tête proteste.

— Je sais, je sais. Rien qu’un peu. Un apéritif.

— Ça ne fait que regretter de ne pas en avoir plus, décrète Marie.

— Peut-être. Mais nous ne pouvons pas en prendre beaucoup aussi bas, de toute façon.

Au cours du point radio avec les campements du bas, Eileen dit aux autres de replier les tentes du camp numéro un.

— Amenez-les en premier, avec les treuils électriques. Nous devrions pouvoir utiliser les treuils entre les campements.

Ils accueillent ces paroles avec de grands hourras. Le soleil disparaît derrière la falaise, au-dessus d’eux, et ils poussent tous des gémissements. Le groupe de tête s’affaire au montage des tentes. L’air se rafraîchit très vite.


Roger et Eileen redescendent dans l’ombre de l’après-midi vers le camp numéro deux, parce qu’il y a juste assez de matériel pour héberger le groupe de tête au camp numéro trois. La descente est moins pénible que la montée pour les muscles mais elle exige tout autant de concentration. Le temps qu’ils arrivent au camp numéro deux, Roger est très fatigué et la paroi froide, sans soleil, l’a de nouveau déprimé. Monter, descendre, remonter, redescendre…

Ce soir-là, l’échange radio entre Eileen et Marie tourne à la discussion quand Eileen ordonne à l’équipe de tête de redescendre pour effectuer du portage.

— Enfin, Marie, les autres n’ont pas ouvert un seul passage, que je sache ? Et nous ne sommes pas venus ici pour vous servir de porteurs, hein ?

La voix d’Eileen a quelque chose de tranchant, de mordant, quand elle est contrariée. Marie insiste pour que l’équipe de tête avance rapidement, elle n’est pas encore fatiguée.

— Ce n’est pas le problème. Demain, vous allez redescendre au camp numéro un et finir de tout remonter. L’équipe du bas va remonter à son tour et relier le camp deux au camp trois, et ceux d’entre nous qui seront au camp deux effectueront un trajet vers le camp trois et reprendront la tête. C’est comme ça, Marie : avec moi, on fait des sauts de puce, vous le savez.

Derrière le bruit d’électricité statique de la radio, on entend Dougal parler à Marie. Pour finir, Marie reprend :

— Ouais, eh ben, vous serez bien contents de nous avoir quand ça se compliquera. Mais nous ne pouvons pas nous permettre de trop ralentir.


Après l’échange radio, Roger sort de la tente et s’assied sur la corniche pour regarder le coucher de soleil. Loin à l’est, il y a encore du soleil, mais sous ses yeux le paysage s’assombrit, devient vaguement violet sous le ciel cassis. La poussière qui fait miroir. Quelques étoiles piquettent le dais, très haut au-dessus de lui. L’air est froid mais il n’y a pas un poil de vent, et il entend Hans et Frances qui s’engueulent sous leur tente au sujet du poli glaciaire. Frances est une aréologue assez réputée, et elle n’est apparemment pas d’accord avec Hans sur les origines de l’escarpement. Elle passe un certain temps, au cours de l’escalade, à chercher des preuves dans la roche.

Eileen s’assied à côté de lui.

— Je vous dérange ?

— Non.

Elle n’ajoute rien et il se dit qu’il l’a peut-être froissée.

— Dommage que Marie soit d’un contact si difficile, dit-il.

Elle élude sa remarque d’un revers de sa main gantée.

— C’est toujours pareil, avec elle. Ça ne veut rien dire. La seule chose qui l’intéresse, c’est de grimper. C’est toujours comme ça, chaque fois qu’on part ensemble, dit-elle en riant. Enfin, je l’aime bien quand même.

— Hmph, fait Roger en haussant les sourcils. Je n’aurais pas cru.

Pendant un long moment ils restent là. Les pensées vagabondes de Roger remontent dans le passé et il ne peut empêcher son moral de sombrer à nouveau.

— Vous avez l’air… ennuyé par quelque chose, risque Eileen.

— Bof, répond Roger. Par tout, j’imagine.

Et il lui fait un clin d’œil pour excuser sa confidence. Mais elle a l’air de comprendre.

— Alors vous avez toujours combattu le terraforming ? reprend-elle.

— Pour l’essentiel, ouais. D’abord, à la tête d’un groupe de lobbying. Vous devez en faire partie, maintenant : les Explorateurs Martiens.

— Je paie la cotisation.

— Alors j’ai été dans le gouvernement Rouge. Et au ministère de l’Intérieur, quand les Verts ont pris le dessus. Mais ça n’a servi à rien.

— Pourquoi ?

— Parce que… bredouille-t-il. Parce que j’aimais la planète comme elle était quand nous l’avons trouvée. Comme beaucoup d’entre nous, à l’époque. Elle était si belle… Plus que ça. Elle était plus renversante que belle. La taille des choses, leur forme… La planète avait évolué, les formes géologiques, je veux dire, pendant cinq milliards d’années, et on trouvait encore en surface des traces de ces cinq milliards d’années, visibles, lisibles. À condition de savoir regarder. C’était tellement merveilleux, rien que d’être là.

— Le sublime n’est pas toujours beau.

— Exact. Ça transcendait la beauté, vraiment. Une fois, je suis sorti me promener dans les dunes du pôle, vous voyez ce que je veux dire… Et puis… et puis je me suis dit que nous avions déjà une Terre, vous voyez ? Nous n’avions pas besoin d’une Terre ici. Ils ont érodé la planète sur laquelle nous étions arrivés. Ils l’ont détruite ! Et maintenant, c’est… n’importe quoi. Un genre de parc de loisirs. Un laboratoire d’essai pour nos nouvelles plantes, nos animaux, tout ça. Tout ce que j’aimais tant au début a disparu. Vous ne le verrez plus nulle part.

Il la voit à peine hocher la tête dans le noir.

— Alors, le travail de toute votre vie…

— Inutile ! Tout ça pour rien.

Il ne peut s’empêcher de laisser paraître une certaine frustration dans sa voix. Soudain, il n’a plus envie de se retenir, il veut qu’elle comprenne ses sentiments. Il la regarde, dans le noir.

— Trois cents années vécues en pure perte ! J’aurais aussi bien pu…

Il ne sait que dire.

Un long silence.

— Au moins, vous vous en souvenez, dit-elle tout bas.

— À quoi bon ? Je préférerais tout oublier, je vous assure.

— Ah. Vous ne savez pas quel effet ça fait.

— Oh, le passé ! Ce foutu passé ! Il n’a rien de génial. Ce n’est qu’une chose morte.

Elle secoue la tête.

— Le passé ne meurt jamais. Vous connaissez Sartre ?

— Non.

— C’est bien dommage. Pour des gens qui vivent aussi longtemps que nous, son œuvre peut être d’une aide réelle. Par exemple, à plusieurs reprises, il suggère qu’il y a deux façons de considérer le passé. On peut y voir une chose morte, à jamais figée ; qui fait partie de soi mais qu’on ne peut pas changer et dont on ne peut pas changer le sens. Dans ce cas, votre passé limite ou même domine ce que vous pouvez être. Mais Sartre n’est pas d’accord avec cette vision des choses. Il dit que le passé est constamment modifié par ce qu’on fait dans le moment présent. Le sens du passé est aussi fluide que notre liberté dans le présent, parce que chacune de nos actions nouvelles peut tout remettre en perspective !

Roger émet un grognement.

— C’est l’existentialisme.

— Appelez ça comme vous voudrez. Ce qui est sûr, c’est que ça fait partie de sa philosophie de la liberté. Pour Sartre, le seul moyen de nous approprier notre passé – et moi j’ajoute : que nous nous en souvenions ou non – consiste à y ajouter de nouvelles actions qui lui confèrent une valeur nouvelle. Il appelle ça « assumer son passé ».

— Ce n’est pas toujours possible.

— Pour Sartre, si. Pour lui, le passé est toujours assumé, parce que nous n’avons pas la liberté de cesser d’y ajouter de nouvelles valeurs. La seule question est de savoir ce que seront ces valeurs ; ce n’est pas de savoir si on va assumer son passé, c’est comment.

— Et pour vous ?

— Sur ce point, je le suis totalement. C’est pour ça que je lis son œuvre depuis plusieurs années. Ça m’aide à comprendre les choses.

— Hum, fait-il d’un ton méditatif. Vous avez fait des études d’anglais, à la fac, vous le saviez ?

Elle ignore sa remarque.

— Alors, dit-elle en lui flanquant un petit coup d’épaule, vous n’avez plus qu’à décider comment vous allez assumer votre passé. Maintenant que votre Mars a disparu.

Il réfléchit.

Elle se lève.

— Il faut que je m’occupe de la logistique en prévision de la journée de demain.

— D’accord. On se revoit tout de suite, à l’intérieur.

Un peu déconcerté, il la regarde s’éloigner, grande silhouette noire qui se découpe en ombre chinoise sur le ciel. La femme dont il se souvient n’était pas comme ça. À la lumière de ce qu’elle vient de dire, pour un peu, cette idée le ferait rire.


Pendant quelques jours après cela, tous les membres de l’équipe s’échinent à transporter le matériel au camp numéro trois, sauf deux d’entre eux qui sont envoyés, chaque jour, en reconnaissance pour repérer la voie qui mène au camp suivant. Il se trouve qu’il y a, dans le Goulet même, une voie qui permet de treuiller le matériel, lequel est presque complètement monté au camp numéro trois dès son arrivée au camp numéro deux. Tous les soirs, il y a un point radio au cours duquel Eileen évalue les stocks, jongle avec la logistique de l’escalade et donne les ordres pour le lendemain. Depuis le premier soir, Roger écoute sa voix transmise par les ondes, intéressé par sa relaxation, sa façon de décider, au vu et au su de tout le monde ; l’aisance avec laquelle elle change de ton en fonction de son interlocuteur. Il décide qu’elle est très bonne dans son métier et se demande si leurs conversations font partie de son savoir-faire. Quelque part, il pense que non.


Roger et Stephan prennent la tête très tôt, dès les miroirs de l’aube, et gravissent rapidement les cordes fixes au-dessus du camp numéro trois, à la lumière de leurs lampes frontales, celle des miroirs étant insuffisante. Ce départ matinal met Roger en pleine forme. En haut du passage, les cordes fixes sont assujetties à un nid de pitons, dans une vaste faille désagrégée. Le soleil se lève et baigne soudain la paroi de sa lumière blafarde. Roger continue à grimper, confirme les signaux pour l’ancrage et entame l’escalade du Goulet.

Il est enfin premier de cordée. Il n’y a plus de guide-rope au-dessus de lui pour s’assurer. Il n’y a que l’immense falaise noire, rugueuse, qui a l’air plus verticale que jamais. Roger choisit la paroi de droite et grimpe sur une butte arrondie. La roche est de l’andésite bosselée, délitée, noirâtre, parfois d’un gris rougeâtre dans la lumière blafarde du matin. La paroi noire du Goulet est plus lisse, stratifiée comme une ardoise au grain très grossier, occasionnellement rompue par des fissures horizontales. À la jonction entre le fond et la paroi latérale, les fissures s’élargissent un peu, offrant par endroits des prises parfaites pour les pieds. Grâce à elles et aux nombreuses bosses de la paroi, Roger arrive à se hisser vers le haut. Il s’arrête plusieurs mètres au-dessus de Stephan dans une faille qui lui offre une bonne vue vers le bas et fixe un piton. Le seul fait de le prendre dans son logement, à sa ceinture, est une tâche ardue. Quand il est en place, il fait passer une corde dans l’anneau et lui imprime une secousse. Ça a l’air de tenir. Il recommence à monter. Il a les pieds écartés, l’un dans une fissure, l’autre sur une bosse, et il palpe, avec les doigts, une fissure située juste au-dessus de sa tête. Il monte encore, les deux pieds sur une bosse, à l’intersection des parois, la main gauche tendue sur la paroi arrière du Goulet, cramponnée à une petite indentation. Un souffle âpre lui racle la gorge. Il a les doigts gelés, engourdis. Le Goulet s’élargit, devient moins profond, et la jonction entre la paroi latérale et le fond devient une rampe étroite, abrupte, indépendante. Un quatrième piton, et le tintement des coups de piolet emplit l’air matinal. Un nouveau problème : la roche désagrégée de la rampe ne présente pas de bonnes fissures, et Roger doit effectuer une traversée au milieu du Goulet pour trouver une meilleure voie vers le haut. S’il dévisse, il pendulera et heurtera la paroi latérale. Or il est dans la zone de chute de pierres. La paroi latérale gauche, vite, un piton. Problème résolu. Il aime l’immédiateté de la résolution des problèmes posés par l’escalade, bien qu’en cet instant il ne soit pas conscient de ce plaisir. Un rapide coup d’œil vers le bas : Stephan est à une bonne distance en dessous de lui ! Il se concentre à nouveau sur la tâche en cours. Un replat aussi large que sa botte lui offre un point d’appui. Il reste un moment collé là, reprend son souffle. Une traction sur la corde – c’est Stephan. Il a déroulé la corde. Bon travail, se dit-il en pensant à la façon dont il ouvre la voie. Il regarde, vers le bas du Goulet, la longue piste tracée par la corde verte qui serpente de piton en piton. Peut-être un meilleur moyen de traverser le Goulet de droite à gauche ? Le visage casqué de Stephan hurle quelque chose dans sa direction. Roger fixe trois pitons et ancre la corde. « Remontez ! » crie-t-il en réponse. Il a les doigts et les mollets endoloris. Il a tout juste la place d’appuyer la pointe de ses fesses sur le replat où il a posé ses bottes : un monde immense s’étale là, sous le soleil matinal, d’un rose éclatant ! Il aspire l’air à grandes goulées et assure la montée de Stephan, remontant la corde et l’enroulant soigneusement. Pour le prochain passage, ce sera au tour de Stephan d’être premier de cordée. Roger aura un peu plus de temps pour rester assis sur son replat et ressentir la solitude intense de sa position dans cette désolation verticale. « Ah ! » dit-il. Sortir du monde en grimpant…


C’est la plus forte des dualités : quand il grimpe, face à la paroi, inspectant chacune de ses failles, de ses aspérités, son attention est fortement concentrée sur la roche, dans un rayon d’un mètre ou deux. Ce n’est pas une roche particulièrement favorable à l’escalade, mais le Goulet forme une pente de près de soixante-dix degrés à cet endroit, et la difficulté technique n’est pas si grande. Ce qui est important, c’est de s’imprégner de la logique de la roche afin de ne trouver que les bonnes prises et les bonnes failles, de reconnaître les prises suspectes et de les éviter. Ces cordes fixes devront supporter un poids considérable, et même s’il est possible que les pitons soient refixés, ils resteront probablement à l’endroit où il les a mis. Il faut voir la roche et le monde sous la roche.

Alors, ayant trouvé une saillie pour s’asseoir et se reposer, il se retourne et contemple l’immense étendue de la Bosse de Tharsis. Tharsis est une masse continentale de la surface martienne ; au centre, elle culmine à onze kilomètres au-dessus du niveau moyen des océans martiens. Les trois princes des volcans sont alignés, du nord-est au sud-est, sur le plus haut plateau de la bosse. Olympus Mons est à la limite nord-ouest, presque sur l’immense plaine d’Amazonis Planitia. De là, alors qu’il n’est même pas à la moitié de l’escarpement, Roger voit tout juste les trois princes des volcans qui pointent à l’horizon, au sud-est, parfaite démonstration de la taille de Mars elle-même. Son champ de vision englobe un huitième de la planète.


Au milieu de l’après-midi, Roger et Stephan ont épuisé leurs trois cents mètres de corde et ils rentrent au camp trois très contents d’eux. Le lendemain matin, ils repartent à la lueur des miroirs de l’aube, remontent à toute vitesse le long des cordes fixes et recommencent. Roger ouvre la voie pour la troisième fois lorsqu’il tombe sur le site idéal pour dresser le campement : une sorte de pilier qui monte à droite du Grand Goulet et se termine abruptement par un plat qui paraît très prometteur. Après avoir négocié une traversée brève mais difficile pour arriver au sommet du pilier, ils attendent le point radio de la mi-journée. Eileen leur confirme que le pilier est à peu près à la bonne distance du camp numéro trois, et tout d’un coup, ça y est : ils sont au camp numéro quatre.

— Vous n’êtes pas loin du haut du Goulet, de toute façon, reprend Eileen.

Roger et Stephan ont donc quartier libre jusqu’à la fin de la journée pour dresser une paroi de tente et explorer les environs. L’escalade se passe bien, se dit Roger, pas de difficultés techniques majeures, un groupe qui s’entend bien… Peut-être South Buttress ne sera-t-il pas si difficile, après tout.

Stephan sort un petit carnet de croquis. Roger jette un coup d’œil aux pages déjà pleines alors que Stephan le feuillette.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Un pin asiatique à longues aiguilles. J’en ai vu qui poussaient dans la roche, au-dessus du camp numéro un. C’est fou la vie qui grouille sur cette paroi de falaise.

— Oui, dit Roger.

— Oh, je sais, je sais. Ça ne te plaît pas. Je ne vois vraiment pas pourquoi, je t’assure, dit-il en s’arrêtant sur une page blanche de son carnet de croquis. Regarde dans les failles, de l’autre côté du Goulet. Il y a beaucoup de glace, à cet endroit, et des plaques de mousse. Tu vois les fleurs lavande sur les coussins de mousse ? C’est de la silène acaule.

Il se met à crayonner, et Roger le regarde, fasciné.

— C’est merveilleux d’avoir le don du dessin comme ça.

— C’est une technique. Regarde, il y a des edelweiss et des asters qui poussent presque les uns sur les autres. (Il sursaute, porte son doigt à ses lèvres.) Des pikas, murmure-t-il.

Roger regarde les fractures de la roche dans le Goulet, en face d’eux. Il y a un mouvement et, soudain, il les voit : deux petites boules de fourrure grise avec de petits yeux noirs, brillants – non, trois, le dernier bondit sans crainte dans les roches. Ils ont fait leur nid dans un trou, au fond d’une anfractuosité de la paroi. Stephan esquisse rapidement, met les trois créatures en place, ajoute les détails. Des yeux martiens, brillants.


Jadis, dans l’automne septentrional de Burroughs, quand le sol disparaissait sous les feuilles qui crayonnaient l’air d’arabesques couleur de sable et de craie, beige antilope, vert pomme ou jaune beurre – il traversait le parc. Une petite bise âpre soufflait du grand entonnoir formé par le delta, au sud-ouest, chassant les nuages qui filaient au-dessus de leurs têtes, boules de coton blanc éparses à l’ouest, masses menaçantes, bleu ardoise, à l’est. Les conifères agitaient leurs branches de tous les tons de vert foncé, tandis que devant flamboyaient les feuilles rousses des arbres feuillus. Au-dessus, à l’est, une lumière d’orage embrasait les murs blancs d’une église avec ses tuiles rougeâtres, son clocher blanc, sous les nuages sombres. Des enfants jouaient à la balançoire, de l’autre côté du parc, des peupliers jaune orangé oscillaient dans le vent au-dessus du bâtiment de briques de la mairie, plus loin, au nord, et Roger sentait – en se promenant entre les arbres au tronc blanc qui levaient vers le ciel leurs branches fantomatiques –, il sentait – en voyant le vent emporter les feuilles mortes –, il sentait ce que tous les autres avaient dû sentir quand ils se promenaient là, que Mars était devenue un endroit d’une beauté exquise. Dans l’air ténu, il voyait tout avec une extrême acuité, les branches, les feuilles et les aiguilles dansant dans la marée du vent, les corbeaux qui rentraient au nid, les nuages bas, gonflés de blancheur, sous le dais plus sombre, et ça l’avait soudain frappé : Quel monde ! Quel monde, avec ses couleurs fraîches, sa lumière éclatante, son espace, sa vie dans le vent – quel monde !

Seulement, une fois arrivé à son bureau, il avait été incapable d’en parler. Ce n’était pas son genre.

En pensant à cela, en repensant à sa récente conversation avec Eileen, Roger se sent mal à l’aise. Son passé envahissait la promenade de ce jour-là, à travers le parc : quel genre de postulat était-ce là ?


Roger passe l’après-midi à grimper librement autour du camp numéro quatre, à regarder un peu autour de lui, content de pouvoir exercer ses dons de grimpeur. Ils reviennent enfin. Mais il n’y a presque plus de fissures dans la roche depuis qu’ils sont sortis du Goulet, et il décide que ce n’est pas une bonne idée de faire de la varappe. Et puis il remarque une chose étrange : à une cinquantaine de mètres au-dessus du camp quatre, le Grand Goulet central a disparu. Il se perd dans un empilement de surplombs qui évoque ce que l’on appelle en architecture les échines d’un toit. Ce n’est sûrement pas la bonne voie pour monter. Cela dit, à droite des surplombs, la paroi n’est pas vraiment meilleure. Elle commence par faire des bosses et des creux, mais elle est bientôt à peu près lisse. Les rares lézardes visibles sur cette masse ne seront pas faciles à escalader. En fait, Roger commence à se demander si ce sera possible, et si les premiers de cordée seront à la hauteur. Et puis il se dit que oui, bien sûr. Ils escaladeraient n’importe quoi. N’empêche que ça a l’air terrible. Hans leur a parlé de « la période difficile » du volcan, une époque où la lave qui se déversait de la caldeira était plus dense, plus consistante qu’au cours des premières années de son existence. Les nombreuses strates horizontales de l’escarpement, qui est une sorte de géant issu de l’histoire volcanique de la planète, reflètent naturellement les changements de consistance de la lave. Jusque-là, ils ont grimpé sur de la roche relativement tendre, mais ils viennent d’arriver à la limite inférieure d’une bande plus dure. En regagnant le camp quatre, Roger regarde la partie visible de la falaise, en haut, et se demande par où ils vont passer.


Autre dualité : les deux parties de la journée, le matin et l’après-midi. Le matin est ensoleillé, donc chaud : une douche matinale de glace et de pierres dans le Goulet, et le temps de faire sécher les sacs de couchage et les chaussettes. Et puis, à midi, le soleil disparaît derrière la falaise, au-dessus d’eux. Pendant une heure à peu près, c’est la maigre clarté des miroirs du crépuscule ; mais ils disparaissent à leur tour, et l’air est soudain d’un froid mordant. Sans gants, les gelures sont à peu près assurées. La lumière est indirecte, inquiétante : un monde d’ombres. L’eau gèle sur la paroi, délogeant des pierres. Autre période au cours de laquelle les pierres tombent en sifflant à côté d’eux. Les gens bénissent leur casque, rentrent la tête dans les épaules et évoquent pour la énième fois la possibilité de se protéger à l’aide de rembourrages. Dans le froid, l’allégresse du matin est oubliée et c’est comme si toute l’escalade avait lieu dans l’ombre.


Quand le camp numéro quatre est installé, ils tentent plusieurs escalades de reconnaissance à travers ce que Hans appelle la Bande de Jaspe. Il leur montre une roche terne et la découpe au laser, exposant une surface brune, lisse, piquetée de petits cercles jaunes, verts, rouges et blancs.

— On dirait des lichens, remarque Roger. Des lichens fossiles.

— Oui. C’est du jaspe orbiculaire. Le fait qu’il soit piégé dans le basalte indique une coulée métamorphique, de la lave qui aurait partiellement fondu la roche dans la gorge, au-dessus de la chambre magmatique, et tout éjecté au-dehors.

Telle était donc la Bande de Jaspe, et ce n’était pas une partie de plaisir. Trop abrupte – presque verticale, en fait, et sans voie évidente vers le haut.

— Au moins, c’est de la bonne roche bien dure, dit allègrement Dougal.


Et puis, un jour, Arthur et Marie rentrent en vitesse, en souriant d’une oreille à l’autre, d’une longue traversée vers la droite et vers le haut.

— C’est une corniche, annonce Arthur. Une corniche parfaite, d’une cinquantaine de centimètres de large. Incroyable. Elle longe ce rempart sur quelques centaines de mètres. Un vrai trottoir ! Nous avons marché dessus jusqu’à ce détour de la paroi ! C’est complètement vertical en dessus et en dessous. Quand vous verrez ça…


Pour une fois, Roger trouve l’enthousiasme d’Arthur justifié. La Corniche Grâce-à-Dieu, ainsi que l’a baptisée Arthur (« Il y en a une comme ça sur le Half Dome de Yosemite »), est une fracture horizontale de la falaise, qui a produit une dalle plate juste assez large pour qu’on puisse marcher dessus. Roger s’arrête au milieu et regarde autour de lui. Vers le haut : la roche et le ciel. Vers le bas : le petit amas de débris du talus, qui a l’air d’être juste en dessous d’eux, parce que Roger n’a pas très envie de se pencher suffisamment pour voir la paroi qui l’en sépare. La vue est stupéfiante.

— Vous avez suivi cette corniche sans vous assurer, Marie et vous ? demande Roger.

— Oh, elle est assez large, répond Arthur. Vous ne trouvez pas ? J’ai fini à quatre pattes, à l’endroit où elle se rétrécit un peu. Mais la plupart du temps, c’était parfait. Marie a marché tout du long.

— Ça, je n’en doute pas.

Roger secoue la tête, heureux d’être accroché par un mousqueton à la corde fixée au-dessus de la corniche, à hauteur de poitrine, et qui lui permet d’apprécier cette étrange saillie – un parfait trottoir dans un monde rigoureusement vertical : la paroi dure, bosselée, juste à droite de sa tête, et, en dessous de lui, la surface lisse de la corniche, et le vide, l’espace.

La verticalité. Un balcon élevé en fournit une médiocre analogie : il faut l’avoir vécue. Sur la face de cette falaise, contrairement à la façade d’un bâtiment, il n’y a pas de sol en dessous. Le monde, en bas, est un monde du dessous. Un sous-monde ; l’air qui se rue sous vos pieds. La paroi noire, lisse et rébarbative de la falaise dressée là, à côté de vous, occupe la moitié du ciel. Il y a la terre, l’air. Le solide, ici et maintenant, l’infini de l’air. La paroi de basalte, la mer de gaz. Autre dualité : grimper c’est vivre en même temps sur le plan d’existence le plus symbolique et le plus physique qui soit. Ça aussi, c’est une richesse pour le grimpeur.


Tout au bout de la Corniche Grâce-à-Dieu, il y a un système de faille qui fissure la Bande de Jaspe – on dirait une version réduite, plus étroite, du Grand Goulet, et elle est envahie par la glace. Ça renouvelle l’escalade. Ces failles mènent vers un demi-entonnoir plein de glace qui divise encore plus loin la Bande de Jaspe. Le fond de l’entonnoir est juste assez en pente pour qu’ils y installent le camp numéro cinq, qui devient le plus étroit de leurs campements jusqu’alors. L’ennui, c’est que le passage par la Corniche Grâce-à-Dieu interdit l’utilisation du treuil électrique entre les camps quatre et cinq. Chacun doit effectuer dix ou douze allers et retours entre les deux campements. Chaque fois que Roger emprunte cette corniche suspendue dans le vide, il éprouve la même stupéfaction.


Pendant le démantèlement des campements deux et trois et les portages par le biais de la corniche, Arthur et Marie ont commencé à explorer les voies vers le haut. Roger monte avec Stephan pour leur apporter de la corde et de l’oxygène. C’est une escalade mixte, à moitié sur la roche, à moitié sur la glace noire bordée de neige sale, durcie. Ce n’est pas une partie de plaisir. Il y a des passages qui les font suer et transpirer, et ils se regardent, épuisés, en ouvrant des yeux ronds.

— Marie devait être première de cordée.

— Mmm, je ne sais pas. Cet Arthur est sacrément bon.

La roche est couverte, en de nombreux endroits, par de la glace noire, dure et cassante : des années de pluies d’été suivies par des gelées ont cristallisé les surfaces exposées à cette altitude. Les bottes de Roger glissent sans arrêt sur la glace lisse.

— Il va nous falloir des crampons, ici.

— Sauf que la glace est tellement fine qu’on va heurter la roche.

— Escalade mixte.

— C’est marrant, hein ? dit-elle, le souffle rauque, le cœur battant.

Des trous dans la glace ont été faits au piolet ; la roche en dessous est saine, striée de fissures verticales. Un bloc de glace tombe dans un sifflement, se fracasse sur la paroi, en dessous d’eux.

— Je me demande si c’est Arthur et Marie qui les ont faits.

Seule la corde fixe permet à Roger de franchir ce passage, tellement il est difficile. Un autre bloc de glace dégringole, et ils poussent un juron.

Un pied apparaît en haut de la fissure pareille à un livre ouvert dans laquelle ils grimpent – un dièdre.

— Hé ! Faites attention, là-haut ! Vous nous balancez des blocs de glace sur la tête !

— Oh, pardon ! Nous ne savions pas que vous étiez là !

Arthur et Marie descendent en rappel vers eux.

— Pardon, répète Marie. Nous ne pouvions pas penser que quelqu’un monterait si tard. Vous avez encore de la corde ?

— Ouais.

Le soleil disparaît derrière la falaise, abandonnant le ciel aux miroirs du crépuscule et leur lumière de réverbère. Arthur les regarde alors que Marie bourre leur sac de corde.

— C’est magnifique ! s’exclame-t-il. Sur Terre aussi, ils connaissent le parhélie, vous savez : c’est un effet d’optique qui se produit quand il y a des cristaux de glace dans l’atmosphère. On l’observe généralement dans l’Antarctique : de grands halos autour du soleil, et de faux soleils en deux points du halo. Mais je ne pense pas qu’ils aient jamais eu quatre faux soleils de chaque côté. C’est magnifique !

— Allons-y, dit Marie sans lever les yeux. On se retrouve au camp cinq, ce soir.

Et les voilà partis, très vite, vers le haut de la falaise, à l’aide de la corde et des deux parois du dièdre.

— Drôle de couple, dit Stephan en redescendant vers le camp cinq.


Le lendemain, ils remontent encore des longueurs de corde. À la fin de l’après-midi, au bout d’une très longue escalade, ils retrouvent Arthur et Marie assis dans une grotte, à flanc de falaise. L’anfractuosité est assez vaste pour contenir tout le campement.

— Vous imaginez ça ? s’écrie Arthur. On se croirait à l’hôtel !

L’ouverture de la grotte est une faille horizontale de près de quatre mètres de haut et d’une quinzaine de mètres de largeur. Le sol est relativement plan, couvert, près de l’entrée, par une mince couche de glace, et jonché de débris tombés de la voûte, qui est irrégulière, mais solide. Roger ramasse l’une des pierres trouvées à terre et la dépose dans l’ouverture de la grotte, à l’endroit où le sol rencontre la paroi, formant une fissure étroite. Marie essaie de joindre quelqu’un en bas, à la radio, pour raconter sa trouvaille. Roger s’aventure vers le fond de la grotte, à une vingtaine de mètres de l’entrée, et se penche pour inspecter l’amas de gravats, à l’endroit où le sol et la voûte se rencontrent.

— Ça va être agréable de dormir à plat, pour changer, dit Stephan.

En regardant par l’ouverture de la grotte, Roger voit un grand sourire de ciel lavande.


Quand Hans arrive et voit ça, il est tout excité. Il donne des coups de poing et de piolet partout, braque sa lampe-torche dans les creux et les anfractuosités de la grotte.

— C’est du tuf, vous voyez ? dit-il en leur montrant un bout de caillou. C’est un volcan en bouclier, ce qui veut dire qu’il a craché très peu de cendres, d’où sa forme aplatie. Mais il a bien dû y avoir quelques éruptions de cendres, au fil des ans, et quand les cendres sont comprimées ça devient du tuf – cette roche que vous voyez là. Le tuf est beaucoup plus tendre que le basalte et l’andésite, et avec le temps, la couche supérieure, exposée aux intempéries, s’est érodée, nous laissant ce magnifique hôtel.

— Magnifique, vraiment, commente Arthur.

Le reste de l’équipe les rejoint dans le crépuscule des miroirs, et il y a encore de la place dans la grotte. Ils dressent les tentes pour dormir, posent les lampes à même le sol et prennent leur dîner en formant un vaste cercle autour d’une collection de petits réchauds rougeoyants. Les grimpeurs avalent des écuelles de ragoût, les yeux brillants d’allégresse. Il y a quelque chose de merveilleux dans cet abri sûr, creusé à même la paroi de la falaise, trois mille mètres au-dessus de la plaine. C’est une joie inespérée de se prélasser sur le sol plat, sans être obligé de s’accrocher. Hans n’a pas cessé de rôder dans la grotte, sa lampe torche à la main. De temps en temps, il pousse un sifflement.

— Hans ! appelle Arthur après dîner, quand les bols et les gamelles ont été nettoyés. Allez, venez par ici. Asseyez-vous là, tenez.

Marie fait circuler sa flasque de cognac.

— Expliquez-moi, Hans : comment se fait-il que cette grotte soit là ? Et pourquoi, d’ailleurs, cet escarpement est-il là ? Pourquoi Olympus Mons est-il le seul volcan du monde connu à être entouré d’une telle falaise ?

— Ce n’est pas le seul volcan dans ce cas, objecte Frances.

— Allons, Frances, répond Hans. Vous savez bien que c’est le seul grand volcan en bouclier à être encerclé par une falaise. Ceux auxquels vous songez, qui ont été remarqués en Islande, ne sont que les petits évents de volcans plus vastes.

— D’accord, convient Frances en hochant la tête. Mais l’analogie tient peut-être quand même.

— Peut-être, convient Hans avant de se tourner vers Arthur. Comme vous pouvez le constater, il n’y a pas de consensus général quant à l’origine de l’escarpement, mais je crois pouvoir dire que ma théorie est généralement admise… vous êtes d’accord, Frances ?

— Oui…

Hans a un bon sourire et parcourt le groupe du regard.

— Vous comprenez, Frances fait partie de ceux qui croient que les éruptions du volcan se sont produites, à l’origine, à travers une calotte glaciaire, et que le glacier a agi comme une muraille qui aurait contenu la lave, créant cet effet de falaise après la disparition de la glace.

— On retrouve en Islande des volcans assez analogues, confirme Frances. Leur formation s’explique par le fait que la lave jaillissait sous la glace et à travers elle.

— Quoi qu’il en soit, reprend Hans, je crois plutôt, et je ne suis pas le seul, que c’est le poids d’Olympus Mons qui a provoqué l’escarpement.

— Je vous l’ai déjà entendu dire, intervient Arthur, mais je ne comprends pas comment les choses auraient pu se passer.

Stephan se déclare d’accord avec cette objection, et Hans soutire un peu de cognac dans la flasque.

— Le volcan est très vieux, vous comprenez, reprend-il d’un air réjoui. Près de trois milliards d’années, sur le même site, ou tout près – la dérive tectonique est infime, contrairement à ce qui se passe sur Terre. Alors, le magma jaillit vers le haut, la lave se répand à l’extérieur, de façon répétée, se dépose sur une roche plus tendre – probablement le régolite labouré résultant du bombardement météoritique intense qui a suivi la naissance de la planète. Un poids énorme s’est trouvé accumulé à la surface, et ce poids n’a cessé d’augmenter au fur et à mesure que le volcan croissait. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est un très, très gros volcan. À la fin, son poids était tel qu’il a écrasé la roche plus tendre en dessous. On retrouve de cette roche au nord-est, sur la partie aval de la Bosse de Tharsis ; c’est par là que la roche compressée a dû être repoussée. L’un de vous a-t-il visité l’auréole d’Olympus Mons ? C’est une région fascinante, commente-t-il comme plusieurs d’entre eux hochent la tête en signe d’acquiescement.

— D’accord, reprend Arthur. Mais pourquoi cela n’a-t-il pas tout simplement enfoncé la zone entière ? Normalement, ça aurait dû former une dépression autour du bord du volcan, plutôt que cette falaise ?

— Exactement ! s’exclame Stephan.

Hans secoue la tête en souriant. Et fait un geste en direction de la flasque de cognac.

— Ce qu’il y a, c’est que le bouclier de lave d’Olympus Mons n’est qu’une seule et unique masse de roche – stratifiée, je vous l’accorde, mais dans l’ensemble une grosse calotte de basalte déposée sur une surface un peu plus tendre. Bon, l’essentiel du poids de cette calotte, et de loin, se trouve près du centre – le pic du volcan, vous me suivez ? Le basalte a une certaine flexibilité, comme toutes les roches. La calotte proprement dite est donc quelque peu déformable. Ça explique que le centre, qui est le plus lourd, s’enfonce le plus, et que la périphérie du bouclier, qui est solidaire d’une unique calotte flexible, remonte vers le haut.

— De six kilomètres ? objecte Arthur. Vous voulez rire !

Hans hausse les épaules.

— N’oubliez pas que le volcan se dresse à vingt-cinq kilomètres au-dessus de la plaine environnante. Le volume du volcan est cent fois supérieur au volume du plus grand volcan de la Terre, le Mauna Loa, et pendant trois milliards d’années au moins il appuie sur cet endroit.

— Même si c’est comme ça que les choses se sont passées, ça n’explique pas la symétrie de l’escarpement, objecte Frances.

— Mais si, justement. C’est même l’aspect le plus révélateur. La périphérie du bouclier de lave se soulève, d’accord ? De plus en plus haut, jusqu’à ce que la limite de flexibilité du basalte soit atteinte. En d’autres termes, le bouclier n’est pas déformable à l’infini. Lorsque les tensions sont trop importantes, la roche cède. La partie qui se trouve à l’intérieur de la cassure continue à s’élever tandis que ce qui est au-delà s’effondre. C’est ainsi que la plaine qui se trouve en dessous de nous fait encore partie du bouclier de lave d’Olympus Mons, bien qu’elle soit au-delà du point de rupture. Et comme la lave faisait partout à peu près la même épaisseur, elle a cédé partout à la même distance à peu près du pic, nous donnant l’escarpement vaguement circulaire que nous sommes en train d’escalader !

Hans agite la main avec une fierté d’architecte. Frances renifle.

— J’ai du mal à imaginer ça, dit Arthur en tapotant le sol. Vous voulez dire que l’autre moitié de cette grotte serait sous le talus couvert de débris, en contrebas ?

— Exactement, répond Hans, rayonnant. Sauf que l’autre moitié n’a jamais été une grotte. C’était probablement une petite plaque plus ou moins circulaire de tuf, emprisonnée dans cette lave basaltique beaucoup plus dure. Lorsque le bouclier s’est rompu, entraînant la formation de l’escarpement, le dépôt de tuf a été coupé en deux, et l’endroit de la section a été exposé à l’érosion. Et voilà comment, quelques siècles plus tard, nous avons cette petite grotte si confortable…

— J’ai du mal à imaginer ça, répète Arthur.

Roger s’octroie une gorgée de cognac et acquiesce sans mot dire. Décidément, il n’est pas facile de transposer les théories de l’aréologie, où les montagnes se comportent comme de la pâte à modeler ou du dentifrice, à l’immense réalité de basalte dur et concret qui se trouve tout autour d’eux.

— C’est le temps nécessaire à ces transformations qui est difficile à imaginer, dit-il tout haut. Ça a dû prendre…

Il agite la main.

— Des milliards d’années, poursuit Hans. Nous ne pouvons pas nous représenter correctement cette durée. Mais nous pouvons voir des signes certains de son passage.

Et il ne nous aura pas fallu plus de trois siècles pour réduire ces signes à néant, ajoute silencieusement Roger. Ou la plupart. Et faire un parc à la place.


Au-dessus de la grotte, la paroi de la falaise recule un peu, et la Bande de Jaspe lisse laisse place à une pente chaotique, confuse, de goulets de glace, de contreforts et de rainures horizontales, peu profondes, qui singent leur grotte, en contrebas. Ces rainures, qu’ils appellent des marches, sont à éviter comme les crevasses sur sol horizontal, car le surplomb forme à chaque fois un obstacle redoutable à franchir. Les goulets de glace procurent la meilleure voie vers le haut, et l’escalade se résume à négocier ce qui apparaît comme un delta à la verticale, ou le tracé d’un éclair figé dans la paroi par le gel. Tous les matins, lorsque le soleil frappe la paroi, il y a une heure environ de chutes de pierres et de glace assez pénible. Ils ont parfois des sueurs froides. Un matin, Hannah est sérieusement contusionnée par un bloc de glace reçu en pleine poitrine.

— Le truc, c’est de rester dans la faille entre la glace de la cheminée et la paroi rocheuse, dit Marie à Roger alors qu’ils battent en retraite dans un cul-de-sac.

— Ou d’arriver à destination avant le lever du soleil, répond Dougal.

C’est ce qu’il suggère à Eileen et, suivant sa recommandation, ils commencent à se lever bien avant l’aube pour effectuer les parties exposées de l’escalade. Dans l’obscurité glaciale, l’alarme d’un bloc-poignet se met à sonner. Roger se retourne dans son duvet, essaie d’éteindre le sien, mais c’est celui de sa compagne de tente. Il pousse un gémissement, s’assied, tend le bras et allume son réchaud. Bientôt, les résistances brillent d’une lueur orangée réconfortante qui permet d’y voir un peu, et la température remonte sous la tente. Eileen et Stephan se redressent et tentent de chasser les dernières bribes de sommeil. Ils ont les cheveux ébouriffés, le visage bouffi, fatigué, marqué par ce qui leur tenait lieu d’oreiller. Il est trois heures du matin. Eileen pose un faitout de glace sur le réchaud, faisant baisser la lumière. Elle allume une lampe au minimum, arrachant néanmoins un gémissement à Stephan. Roger fouille dans les provisions, sort du thé et du lait en poudre. Le petit déjeuner est merveilleusement revigorant, et puis, tout à coup, il faut qu’il aille aux toilettes – providentielles mais glaciales. Il enfile ses bottes – le moment le plus pénible de la séance d’habillage. Autant mettre ses pieds dans des blocs de glace. Et puis il faut sortir de la tente bien chaude dans le froid intense de la grotte. Il va, dans le noir, aux toilettes. Les autres tentes brillent d’une douce lueur – le moment est venu de partir, dans le petit matin, à l’assaut du haut des pentes.

Le temps qu’Archimède, le premier des miroirs de l’aube, apparaisse, ils sont sur les pentes, au-dessus de la grotte, depuis près d’une heure, et ils grimpent à la lueur de leurs lampes frontales. C’est mieux avec les miroirs de l’aube : ils ont assez de lumière pour voir où ils mettent les pieds, mais la roche et la glace ne sont pas encore assez réchauffées pour se mettre à tomber. Roger escalade les cordons de glace à l’aide de ses crampons ; il adore les utiliser, taper dans la glace souple avec les pointes de devant, et adhérer à la paroi comme avec de la glu. Dessous, Arthur chante un hymne en l’honneur de ses crampons : « Spiderman, Spiderman, Spiderman, Spidermannnn. » Mais une fois au-dessus des cordes fixes, le souffle lui manque pour chanter ; être premier de cordée n’est pas de tout repos. Roger se retrouve bras et jambes écartelés sur une faille, le pied droit enfoncé dans la cascade de glace, le pied gauche calé dans une niche de la taille de l’ongle de son gros orteil, la main gauche tenant le manche du piolet, qui est fermement planté dans la glace, au-dessus, la main droite en train de tourner laborieusement la poignée d’une broche à glace qui servira de piton dans ce petit couloir. L’espace d’un instant, il se dit qu’il est à dix mètres au-dessus du premier ancrage, suspendu par trois pitons minuscules. Et à bout de souffle.

En haut de cette faille, il y a une petite vire sur laquelle se reposer, et quand Eileen se hisse au-dessus de la corde fixe, elle trouve Roger et Arthur allongés sur la roche, dans le soleil du matin, comme des poissons mis à sécher. Elle les regarde en reprenant son souffle.

— Le moment est venu d’utiliser l’oxygène, déclare-t-elle, haletante.

Lors du point radio du milieu de la matinée, elle dit à l’équipe du dessous de monter les bouteilles d’oxygène au campement suivant avec les tentes et le reste du matériel.


Trois bivouacs ont été montés au-dessus de la grotte, qui sert en quelque sorte de camp de base, auquel ils peuvent retourner de temps en temps, et ils avancent assez bien. Chaque nuit, ils dorment par petits groupes, dispersés dans chacun des bivouacs. Ils sont obligés d’utiliser l’oxygène pendant presque toute l’escalade, et ils dorment pour la plupart avec un masque, le régulateur tourné au minimum. Ils essaient de monter les campements d’altitude sans oxygène, mais ils sortent de l’opération épuisés et gelés. Quand les bivouacs sont dressés, à la fin de la journée d’escalade, ils passent les après-midi dans l’ombre, à rôder en buvant des boissons chaudes et en battant la semelle pour se réchauffer les pieds, dans l’attente du point radio du soir et des consignes pour la journée du lendemain. À ce stade, c’est un plaisir de laisser réfléchir Eileen.


Une après-midi, en grimpant au-dessus du campement le plus élevé avec Eileen, Roger se tient dos à la paroi parce qu’il assure Eileen pour franchir un point difficile. Le vent souffle dans leur direction des nuages d’orage pareils à des champignons à longue queue. Seul le haut des nuages est plus haut qu’eux. C’est la fin de l’après-midi, et la paroi de la falaise n’est qu’une ombre. La tige cotonneuse des nuages est sombre, d’un gris menaçant. Au-dessus s’épanouissent les nuages proprement dits, d’un blanc étincelant, dans la partie du ciel éclairée par le soleil, et cette lumière est partiellement renvoyée sur la falaise. Roger tend la corde, lève les yeux vers Eileen. Elle amorce le franchissement d’un dièdre, un angle de rocher qui a la forme d’un livre ouvert à quatre-vingt-dix degrés. Son masque à oxygène lui couvre la bouche et le nez. Roger effectue une traction. Elle baisse les yeux, et il lui indique l’immense amas de nuages. Elle hoche la tête, écarte son masque.

— On dirait des vaisseaux ! De gros paquebots ! dit-elle.

Roger repousse son masque sur sa joue.

— Vous pensez qu’il pourrait y avoir de l’orage ?

— Je n’en serais pas surprise. Nous avons eu de la chance, jusque-là.

Elle replace son masque et commence à grimper en enfonçant les doigts des deux mains dans la faille, plaquant les semelles de ses deux bottes sur la paroi, juste en dessous de ses mains, et se hissant sur le côté, si bien qu’elle se retrouve à marcher latéralement vers le haut sur l’une des parois. Roger veille à ce que la corde qui l’assure reste bien tendue.


Les vents d’ouest dominants de Mars se heurtent sur Olympus Mons et les masses d’air montent le long du pic au lieu de se déverser sur ses flancs. La montagne est si haute qu’elle se dresse au-dessus de l’atmosphère, repoussant les vents de part et d’autre. L’air ainsi compressé redescend en tournoyant le long du flanc est, froid et glacé, après avoir abandonné son humidité sur le flanc ouest, où se forment les glaciers. C’est le schéma habituel, en tout cas ; mais quand un système cyclonique souffle du sud-ouest, il assène au volcan un coup violent venu du sud, se comprime en heurtant le quart sud-est du bouclier et rebondit avec une force accrue vers l’est.


— Que dit le baromètre, Hans ?

— Quatre cent dix millibars.

— Vous voulez rire !

— Ce n’est pas tellement en dessous de la normale, en fait.

— Vous voulez rire ?

— D’un autre côté, c’est assez bas quand même. Je pense que nous entrons dans un système de basses pressions.


L’orage commence par des vents catabatiques : de l’air froid qui tombe sur le bord de l’escarpement et s’abat sur la plaine. Parfois, la force du vent d’ouest soufflant sur le bouclier provoque des bourrasques sur la falaise dressée dans sa parfaite immobilité. La légère dépression ainsi provoquée est rapidement comblée par un coup de vent vers le bas, qui fait claquer la paroi des tentes et soumet leur structure à rude épreuve. Roger pousse un grognement alors qu’une bourrasque manque écraser la tente, et regarde Eileen en secouant la tête.

— Il va falloir s’y habituer, dit-elle. Il arrive que des coulées de vents descendants heurtent le haut de la paroi. (Et SBAM !) Cela dit, celle-ci semble un peu plus forte que d’habitude. Enfin, tant qu’il ne neige pas, hein ?

Roger jette un coup d’œil par le petit hublot pratiqué dans le rabat de la tente.

— Non, il ne neige pas. Mais il fait un froid épouvantable, dit-il en se retournant dans son duvet.

— Tant mieux. S’il neigeait, ce serait très mauvais signe.

Elle commence à lancer des appels radio. Ils sont, Roger et elle, au camp huit (la grotte a maintenant été rebaptisée camp six) ; Dougal et France sont au camp neuf, le plus haut et le plus exposé des nouveaux campements. Arthur, Hans, Hannah et Ivan sont au camp sept, et les autres en bas, dans la grotte. Ils sont un peu trop éparpillés, mais Eileen rechignait à démonter les dernières tentes de la grotte. Roger commence maintenant à comprendre pourquoi.

— Tout le monde reste à l’abri, demain matin, jusqu’à ce que je donne de nouvelles instructions. On fera le point aux miroirs de l’aube.

Le vent forcit toute la nuit, et Roger est réveillé à trois heures du matin par un coup de boutoir particulièrement violent contre les parois de la tente. On n’entend presque pas le vent qui heurte la roche, et puis il y a un WHAOUF ! et brusquement la tente rugit et se convulse comme une baleine torturée. Le vent faiblit quelque peu, les roches se mettent à ululer doucement. Un moment de calme. Il écoute le souffle du vent, ses soudaines bourrasques, les grincements de la tente, repoussée dans le fond de la niche où ils l’ont dressée, puis de nouveau aspirée vers le haut. Le sifflement réconfortant d’un masque à oxygène, qui lui réchauffe le nez, pour une fois – et WHAOUF ! Eileen a l’air de dormir, la tête enfouie dans son duvet ; seuls son bonnet et le tuyau d’oxygène émergent du haut, resserré. Roger s’émerveille que les hurlements du vent ne la réveillent pas. Il regarde sa montre et décide qu’il est inutile d’essayer de se rendormir. Le givre formé par la condensation, sur la paroi intérieure de la tente, lui tombe sur la figure comme de la neige, l’effrayant un instant. Mais il braque rapidement le rayon de sa lampe sur le petit hublot transparent pratiqué dans le rabat de la tente et vérifie qu’il ne neige pas. À la maigre lueur de la lampe, Roger pose un faitout de glace sur le réchaud cubique, l’allume. Il remet ses mains glacées dans le duvet et regarde le réchaud. Très vite, les résistances concentriques brillent d’un bel orange vif et irradient une chaleur palpable.

Une heure plus tard, il fait sensiblement plus chaud sous la tente. Roger déguste un thé bouillant et essaie d’anticiper les coups de vent. Il y a apparemment du dépôt dans l’eau obtenue en fondant la glace de la grotte. Roger a eu des problèmes digestifs, ainsi que trois ou quatre autres, et il éprouve à nouveau les premiers symptômes de dysenterie glaciaire. Il se retient à grand-peine. Un coup particulièrement violent sur la paroi de la tente réveille Eileen. Elle passe la tête hors de son duvet, l’air désorientée.

— Le vent souffle de plus en plus fort, lui explique Roger. Vous voulez du thé ?

— Mmouais, fait-elle en ôtant son masque à oxygène avant de prendre la tasse pleine qu’elle vide goulûment. Hé, j’avais soif !

— Oui. C’est un effet de l’oxygène, apparemment.

— Quelle heure est-il ?

— Quatre heures.

— Ah. Mon réveil a dû sonner. C’est presque l’heure du point radio.

Il y a des nuages à l’est, mais ils constatent un sensible accroissement de la lumière quand Archimède se lève. Roger enfile ses bottes glaciales et gémit.

— Il faut que j’y aille, dit-il à Eileen tout en baissant juste assez la fermeture à glissière de la tente pour sortir.

— Restez attaché, surtout !

Dehors, une bourrasque catabatique manque le plaquer au sol. Il fait très froid, peut-être moins vingt, et l’effet aggravant du vent soufflant avec cette violence doit être extrême. Il a de nouveau la courante, hélas. Très soulagé, et complètement gelé, il remonte son pantalon et rentre dans la tente. Eileen est à la radio. Tout le monde doit rester à l’abri jusqu’à ce que le vent soit un peu retombé, dit-elle. Roger acquiesce vigoureusement. Lorsqu’elle coupe la communication, elle le regarde en souriant.

— Vous savez ce que dirait Dougal ?

— Mmm, très ravigotant !

Elle éclate de rire.


Le temps passe. Roger somnole. Il a enfin réussi à se réchauffer. En réalité, il préfère dormir pendant la journée, quand il fait plus chaud sous la tente.

Il est brutalement réveillé en fin de matinée par un cri poussé du dehors. Eileen sautille dans son duvet jusqu’au rabat de la tente. Dougal passe la tête par l’ouverture, abaisse son masque à oxygène sur sa poitrine, les refroidit avec son souffle haletant, glacé.

— Notre tente a été écrasée par un bloc de pierre, annonce-t-il d’un ton d’excuse. Frances a le bras cassé. J’ai besoin d’aide pour la faire redescendre.

— Redescendre où ça ? lance Roger, sans réfléchir.

— Je pensais à la grotte, ou au moins ici. Notre tente est écrasée, elle est exposée à tous les vents. Elle est dans son duvet, mais autant dire qu’il n’y a plus de tente.

Eileen et Roger enfilent gravement leur tenue d’escalade.


Dehors, le vent s’acharne sur eux, et Roger se demande s’il arrivera à grimper. Ils s’accrochent à la corde et montent, grâce à un jumar, avec la célérité que commande l’urgence. Les coups de vent qui s’abattent sur eux sont parfois si brutaux qu’ils doivent attendre, accrochés au rocher, réduits à l’impuissance. Au cours d’une bourrasque particulièrement violente, Roger commence à paniquer : il paraît impossible que la chair et les os, les étriers, la corde, les pitons et les mousquetons, que tout ça résiste aux forces incroyables déchaînées par le vent descendant, mais qu’y faire ? Alors il attend, blotti dans l’anfractuosité de la roche que suit la corde, en se refroidissant à chaque instant.

Ils entrent dans un long couloir sinueux, gelé, qui les protège un peu du vent, de sorte que leur progression est un peu facilitée. Des pierres, des blocs de glace dégringolent autour d’eux, comme des bombes ou des grêlons géants. Dougal et Eileen grimpent si vite qu’il a du mal à les suivre. À un moment donné, il est pris de faiblesse et se sent glacé ; il est bien couvert, mais il a le nez et les doigts gelés. Ses intestins se rappellent à son mauvais souvenir alors qu’il rampe sur un bloc de pierre encastré dans le couloir, et il pousse un gémissement. Il aurait mieux fait de rester sous la tente, ce jour-là.

Soudain, ils sont au camp neuf, une grande tente en forme de boîte, aplatie d’un côté. Le vent s’acharne sur les pans déchirés et elle claque comme un grand drapeau dans la tourmente, si fort qu’ils ont du mal à s’entendre. Frances est heureuse de les voir. Elle a les yeux rouges derrière ses lunettes.

— Je pense que je pourrai m’asseoir dans un anneau de corde et descendre en rappel si vous m’aidez ! crie-t-elle pour se faire entendre malgré le vacarme.

— Comment ça va ? demande Eileen.

— J’ai le bras gauche cassé juste au-dessus du coude. Je me suis fabriqué une espèce d’attelle. Je crève de froid, sinon je ne me sens pas trop mal. J’ai pris des analgésiques, mais pas assez pour être vaseuse.

Ils s’entassent dans ce qui reste de la tente, et Eileen allume un réchaud. Dougal se démène au-dehors dans l’espoir de rattacher la partie endommagée de la tente et de l’empêcher de claquer, mais ses efforts sont vains. Ils se font du thé et se glissent dans des duvets pour le déguster.

— Quelle heure est-il ?

— Deux heures.

— Mmm. Nous ferions mieux de partir tout de suite.

— Ouais.


Ramener Frances au camp huit prend du temps et ils sont tous gelés. Tant qu’ils grimpaient rapidement à l’aide de la corde fixe, ils arrivaient à garder leur chaleur, mais là, ils restent longtemps cramponnés à la roche pendant que Frances franchit en rappel l’une des sections les plus difficiles. Elle les aide de son mieux, avec son bras droit.

Elle négocie le bloc de pierre qui a donné tant de fil à retordre à Roger quand un coup de vent la heurte comme un poing géant et elle bascule, se retrouve à plat ventre sur la roche. Roger remonte d’un bond et la rattrape juste avant qu’elle ne roule sur son côté gauche, incapable de se retenir. L’espace d’un moment, il reste accroché là sans pouvoir faire autre chose que la stabiliser. Au-dessus d’eux, Dougal et Eileen poussent des cris. Mais il n’y a pas de place pour eux. Roger bloque le jumar sur la guide-rope au-dessus de lui, se hisse avec un bras, l’autre passé dans le dos de Frances. Ils se regardent dans les yeux à travers leurs lunettes. Elle cherche frénétiquement une prise avec son pied, en trouve plus ou moins une et le soulage d’une partie de son poids. En attendant, ils sont coincés là. Roger montre sa main à Frances, essaye de lui faire comprendre son plan : il va lui faire la courte échelle. Elle acquiesce. Il détache le jumar de la corde fixe, le rattache juste en dessous de Frances et descend jusqu’à ce qu’il trouve une bonne prise pour ses pieds. Il croise les mains, les lève vers le pied libre de Frances, le guide vers lui. Elle porte son poids sur son pied et descend – bel effort de sa part, car elle doit déguster… Ils n’ont pas le temps d’achever le mouvement qu’un nouveau coup de vent manque les déséquilibrer, mais ils se cramponnent l’un à l’autre et tiennent bon. Ils sont sous le rocher ; Dougal et Eileen peuvent maintenant passer par-dessus et redescendre Frances en rappel.

Ils repartent donc vers le bas. Hélas, l’effort a déclenché certaines réactions physiologiques chez Roger, qui est pris de coliques. Il maudit l’eau de la grotte et se retient désespérément, mais ses tripes ne veulent rien savoir. Il explique ce qui lui arrive, par geste, aux autres, descend le long de la corde fixe, dégageant la voie pour ceux qui descendent, et trouve un petit coin tranquille. Baisser son pantalon alors que le vent s’acharne sur lui et le fait tourner comme un pantin autour de la corde fixe est un véritable exploit, et il ne cesse de jurer tout en se soulageant. C’est indiscutablement la chiasse la plus glacée de toute sa vie. Le temps que les autres le rejoignent, il tremble si fort qu’il arrive à peine à avancer.


Ils déboulent au camp huit vers le coucher du soleil. Eileen lance des appels radio, informe les camps d’en bas de la situation et leur donne ses instructions. Personne ne discute quand elle prend ce ton tranchant.

Le problème est que les ressources en vivres et en oxygène du camp huit sont au plus bas.

— Je vais descendre chercher du ravitaillement, propose Dougal.

— Vous êtes dehors depuis assez longtemps, objecte Eileen.

— Non, non. Un bon repas chaud et j’y retourne. Restez là avec Frances et Roger, qui est gelé.

— On pourrait demander à Arthur ou à Hans de monter nous rejoindre…

— Je ne vois pas l’intérêt. Ils seraient obligés de rester ici, et nous sommes déjà assez à l’étroit. Et puis je suis le plus habitué à grimper dans le noir, avec ce vent.

— D’accord, acquiesce Eileen.

Dougal se tourne vers Roger.

— Vous avez assez chaud ? lui demande-t-il.

Roger frissonne, incapable de répondre. Ils l’aident à se glisser dans son duvet et lui font prendre du thé, mais il a du mal à boire. Il tremble encore longtemps après le départ de Dougal.

— C’est bon signe, ces frissons, commente Frances. Mais il a affreusement froid. Trop pour se réchauffer. Il est peut-être en hypothermie. J’avoue que je n’ai pas chaud, moi non plus.

Eileen monte le réchaud au maximum jusqu’à ce qu’une sorte de touffeur emplisse la tente. Elle se glisse dans le duvet de Frances, à côté d’elle, en faisant bien attention à ne pas heurter son bras blessé. La situation n’est pas brillante et, à la lumière rougeoyante du poêle, ils ont les traits pincés.

— Ça va mieux, murmure Frances au bout d’un moment. J’ai bien chaud. Occupez-vous de lui, maintenant.

Roger se rend à peine compte qu’Eileen se glisse dans son duvet auprès de lui. Elle le bouscule, et il n’est pas content.

— Enlevez vos vêtements de dessus, ordonne Eileen.

En se contorsionnant, à moitié dans le duvet, à moitié au-dehors, ils réussissent à ôter la tenue d’escalade de Roger. Ils sont enfin blottis l’un contre l’autre dans leurs sous-vêtements thermiques, et Roger se réchauffe lentement.

— Dites donc, vous êtes gelé, commente Eileen.

— J’apprécie, murmure mollement Roger. Sais pas ce qui m’est arrivé.

— J’aurais dû me méfier. Vous n’avez pas assez bougé pendant la descente. Vous avez dû vous mettre le postérieur à l’air par ce vent glacial. Je n’ose imaginer l’indice éolien du froid.

Elle lui communique sa chaleur corporelle, son long corps dur collé contre le sien. Elle ne le laisse pas dormir.

— Pas encore. Retournez-vous. Tenez, buvez ça.

Frances le titille, lui maintient les paupières ouvertes.

— Allez, buvez !

Il s’exécute. Et elles finissent par le laisser dormir.


Dougal les réveille en faisant irruption sous la tente avec le ravitaillement. Il est couvert de neige.

— Af-freux, dit-il avec son sourire inimitable.

Il se précipite dans un duvet et se gave de thé. Roger regarde sa montre : minuit. Dougal est sur la brèche depuis près de vingt-quatre heures. Après avoir englouti une gamelle de ragoût, il remet sa cagoule, se roule en boule dans un coin de la tente et s’endort du sommeil du juste.


Le lendemain matin, la tempête fait toujours rage. Ils se préparent, non sans mal : ils sont quatre dans une tente prévue pour trois, et ils doivent faire attention au bras de Frances. Eileen contacte, par radio, ceux d’en bas. Elle leur ordonne de lever le camp sept et de se replier dans la grotte. Lorsqu’ils reprennent l’escalade, ils se rendent compte que Frances a tout le côté engourdi. Ils doivent fixer de nouveaux pitons et attacher des cordes de rappel pendant que l’un d’eux descend, à l’aide d’un jumar, le long de la corde fixe, à côté d’elle, la tête rentrée dans les épaules pour offrir le moins de prise possible au blizzard. Ils font une halte d’une heure au camp sept pour se reposer, manger un morceau, et ils repartent vers la grotte, en dessous. Le temps qu’ils regagnent ce sombre refuge, c’est le crépuscule.


Ils sont donc tous de retour dans la grotte où s’engouffre le vent. Les autres ont passé la journée de la veille à empiler les pierres du côté sud de l’entrée afin de construire un muret protecteur. Ça améliore un peu les choses.

La quatrième journée de tempête se passe dans les hurlements du vent, parfois entrecoupés de silence, avec de temps en temps une chute de neige. Tous les membres du groupe sont entassés dans l’une des grandes tentes carrées. Ils sont assis tout raides et jouent des coudes afin de se faire une place.

— Écoutez, je ne vais pas redescendre rien que parce que l’un de nous a un bras amoché, dit Marie.

— Je ne peux plus grimper, dit Frances.

Roger trouve qu’elle donne vraiment bien le change. Elle a une mine de papier mâché et un regard de droguée, mais elle est très cohérente et très calme.

— Je sais, répond Marie, mais nous pouvons nous diviser. Il ne faudra pas beaucoup de monde pour vous ramener aux voitures. Les autres pourraient prendre le matériel et continuer l’escalade. Si nous arrivons à la cache en haut de l’escarpement, nous n’aurons plus de problème de ravitaillement. Et dans le cas contraire, nous n’aurons qu’à redescendre comme vous. Mais je ne vois pas l’utilité d’abandonner maintenant. Nous ne sommes pas montés jusqu’ici pour redescendre si nous pouvons faire autrement.

Eileen regarde Ivan.

— Normalement, ce serait à vous d’aider Frances à redescendre.

Ivan fait la grimace, acquiesce d’un hochement de tête.

— C’est à ça que servent les sherpas, dit-il bravement.

— Vous pensez pouvoir y arriver à quatre ?

— À plus de quatre, nous ne ferions que nous gêner.

Il y a une rapide discussion sur l’état de leurs provisions. Hans est d’avis qu’ils en ont juste assez pour que la séparation en deux groupes présente un risque.

— Il me semble que notre responsabilité première doit être de veiller à ce que Frances redescende saine et sauve. Nous pourrons achever l’escalade une autre fois.

Marie argumente avec lui, mais Hans reçoit le soutien de Stephan, et tout le monde reste sur ses positions. Après un silence plein d’appréhension, Eileen s’éclaircit la gorge.

— Le plan de Marie me paraît jouable, dit-elle. Il y a suffisamment de provisions pour tout le monde, et les sherpas pourront redescendre Frances tout seuls.

— Ça ne nous laisse pas beaucoup de marge d’erreur, remarque Hans.

— Nous pouvons laisser l’eau au groupe qui redescend, insiste Marie. Il y aura assez de glace et de neige jusqu’au sommet pour ceux qui continueront l’escalade.

— Il va falloir nous rationner en oxygène, reprend Hans, pour que Frances en ait assez jusqu’en bas.

— D’accord, convient Eileen. Je propose que nous repartions demain ou après-demain, quel que soit le temps.

— Pas de problème, décrète Marie. Nous avons prouvé que nous pouvions monter et descendre par tous les temps avec les cordes fixes. Il va falloir que nous montions installer le camp neuf le plus vite possible. Disons demain.

— Pourvu que le temps s’arrange un peu.

— Nous devons remonter des vivres dans les campements du haut…

— Ouais. Nous allons nous en occuper, Marie. Ne vous en faites pas.


Tandis que les éléments se déchaînent, ils font les préparatifs en vue de la séparation. Roger, qui ne tient pas à s’en mêler, aide Arthur à ériger le muret à l’entrée de la grotte. La faille est complètement fermée du côté sud, d’où ils sont partis, et ils la poursuivent vers l’autre extrémité, mais ils doivent se contenter d’un mur de deux mètres de haut, car ils finissent par épuiser les blocs de pierre qui jonchent le sol de la grotte. Alors ils s’adossent à leur mur et regardent les autres se répartir les provisions. Le vent souffle toujours dans la grotte, mais de leur position, au pied du mur, ils se rendent compte qu’ils ont bien fait.

La répartition du matériel pose quelques problèmes. Marie est intransigeante sur le chapitre des bouteilles d’oxygène.

— Écoutez, vous redescendez, non ? lance-t-elle à Ivan. Vous n’en aurez plus besoin d’ici un camp ou deux.

— Frances en aura besoin beaucoup plus longtemps que ça, réplique Ivan. Et nous ne pouvons pas savoir combien de temps nous allons mettre à la redescendre.

— Allons ! Vous pourrez la treuiller quand vous aurez passé la Corniche Grâce-à-Dieu. Vous devriez y arriver en un rien de temps.

— Marie, ne vous mêlez pas de ça ! lance Eileen. Nous allons nous diviser équitablement le matériel. Vous n’avez pas à mettre votre grain de sel là-dedans.

Marie la foudroie du regard, s’éloigne en frappant le sol du pied et rentre sous sa tente.

Arthur et Roger échangent un coup d’œil éloquent. La division se poursuit. La corde est apparemment le plus gros point d’achoppement. Mais le partage sera juste.


Dès que le vent s’apaise un peu, l’équipe de sauvetage – Frances et les quatre sherpas – part. Roger descend avec eux pour les aider à franchir la Corniche Grâce-à-Dieu et récupérer la corde fixe qui se trouve là. Le vent souffle toujours par rafales, mais moins violemment. Au milieu du franchissement de la corniche, Frances perd l’équilibre et se retrouve pendue au bout d’une corde. Roger plonge sans même s’en rendre compte, la rattrape et la maintient.

— Nous ne pouvons plus nous rencontrer comme ça, dit Frances d’une voix étouffée par sa cagoule. On va jaser.

Lorsqu’ils arrivent au Grand Goulet, Roger leur dit au revoir. Les sherpas sont assez chaleureux, mais Frances est pâle comme un linge, et ne dit pas grand-chose. C’est à peine si elle a prononcé deux paroles au cours des deux derniers jours, et Roger se demande ce qu’elle peut bien penser.

— C’est la malchance, lui dit-il. Mais vous aurez une autre occasion un jour.

— Merci de m’avoir rattrapée quand je suis tombée après le camp neuf, dit-elle, l’air mal à l’aise, alors qu’il s’apprête à repartir. Vous êtes rudement rapide. Je me serais fait un mal de chien si j’avais roulé sur le côté gauche.

— Ravi d’avoir pu vous aider, dit-il avant d’ajouter, en repartant : Vous avez du cran. Franchement, chapeau.

Elle lui fait une grimace.


Sur le chemin du retour, Roger doit récupérer la corde fixe pour la suite de l’escalade, de sorte que sur la Corniche Grâce-à-Dieu, il est uniquement assuré par le piton d’au-dessus. S’il dévissait, il tomberait de vingt-cinq mètres peut-être et se balancerait comme un pendule sur le basalte rugueux. La corniche devient tout autre. Il s’aperçoit que la surface de cette chaussée est assez large, en effet, pour marcher dessus, mais le vent lui souffle brutalement dans le dos, il est tout seul, le ciel est bas et sombre, et la neige menace. Alors, tout d’un coup, il sent ses poils se hérisser, il avale à grandes goulées l’oxygène qui siffle dans son masque, la paroi rocheuse tavelée semble briller d’une lueur interne, et le monde entier paraît se dilater indéfiniment, devenir plus immense à chacune de ses pulsations. Et il se gonfle, se gonfle, se gonfle les poumons.


Roger ne parle pas de ce moment étrange et inquiétant sur la corniche lorsqu’il retrouve Eileen et Hans dans la grotte. Les autres sont montés ravitailler les campements d’en haut. Dougal et Marie sont même repartis jusqu’au camp neuf. Eileen, Hans et Roger chargent leurs sacs – très lourdement, ils s’en rendent compte lorsqu’ils ressortent de la grotte – et remontent en se hissant à la guide-rope. La corde est parfois glacée, et la montée pénible, parfois dangereuse. Le vent souffle de la gauche, maintenant, et non plus d’en haut. Le temps qu’ils arrivent au camp sept, il fait presque nuit, et Stephan et Arthur occupent déjà l’unique tente. Dans le crépuscule des miroirs et le fort vent latéral, ils ont du mal à dresser une seconde tente. D’autant qu’il n’y a pas d’autre endroit horizontal. Ils doivent l’ériger sur une pente, et la fixer à l’aide de pitons fixés dans la falaise. Lorsque Eileen, Roger et Hans entrent enfin dans la nouvelle tente, Roger est gelé, il meurt de faim et de soif. « Af-freux », dit-il avec accablement, imitant Marie et les sherpas. Ils font fondre de la neige et réchauffent un faitout de ragoût, blottis dans leurs duvets. Quand ils ont fini de manger, Roger met son masque à oxygène, règle le débit pour dormir et s’endort aussitôt.

L’épisode de la Corniche Grâce-à-Dieu lui revient à l’esprit et le réveille un instant. Le vent s’acharne sur les parois tendues de la tente, et Eileen, qui rédige des notes logistiques pour la journée du lendemain, glisse le long de la pente sous la tente, jusqu’à ce que leurs deux duvets ne forment plus qu’une masse informe. Roger la regarde : un bref sourire de ce visage las, bouffi, marqué par les gelures. De grands deltas de rides sous les yeux. Il commence à se réchauffer les pieds et se rendort, bercé par les claquements de la toile de tente, le sifflement de l’oxygène, le scritch-scratch d’un stylo.

Cette nuit-là, la tempête reprend toute sa violence.


Le lendemain matin, ils démontent la tente par grand vent – rude tâche – et entreprennent de transférer le matériel vers le camp huit. À mi-chemin entre les deux, il se met à neiger. Roger regarde ses pieds à travers des tourbillons de granulés durs et secs. Ses doigts gantés s’enroulent autour du jumar glacé, il le fait glisser vers le haut de la corde gelée, le bloque, se hisse vers le haut. Il a un mal fou à repérer les appuis pour ses pieds dans le poudrin que le vent chasse horizontalement devant la paroi. La falaise entière semble réduite à un fleuve d’écume fouettée. Toute son attention est concentrée sur ses pieds et ses mains. Il a très froid aux doigts, au nez, aux orteils. Il se frotte le nez à travers son masque, ne sent rien. Le vent le secoue violemment, comme un géant qui essaierait de le faire tomber. Dans les passes étroites, le vent est moins fort, mais ils ont l’impression de se retrouver sous une avalanche : la neige s’accumule par paquets entre les corps et la pente, les enfouit, se glisse entre leurs jambes et continue à couler. Ils franchissent une rigole qui leur paraît interminable. Roger s’en fait pour son nez, par intermittence, mais il est surtout préoccupé par la situation immédiate : grimper à la corde, garder une prise pour le pied. La visibilité est inférieure à vingt mètres. Ils ont l’impression d’être dans une petite bulle blanche qui vole vers la gauche à travers la neige.

À un moment donné, Roger doit attendre Eileen et Hans pour franchir le bloc de pierre avec lequel Frances a eu tant d’ennuis. Ses pensées vagabondent et il se prend à songer que leurs chances de succès ont radicalement changé – et avec elles, la nature de l’escalade. Peu de vivres, confrontés à une voie inconnue dans des conditions météo qui vont en se détériorant… Roger se demande comment Eileen va s’en tirer. Elle a déjà mené des expéditions, mais les circonstances sont assez exceptionnelles.

Elle le dépasse à vive allure, chasse la glace de la corde, balaye le grésil du haut du rocher. Se hisse, le franchit d’un mouvement coulé. Tout en regardant Hans répéter l’opération, Roger sent le vent qui le transperce à travers les multiples couches de la combinaison d’escalade, l’épais rembourrage de la combinaison intérieure, sa peau… Il essuie le grésil de ses lunettes d’une main engourdie par le froid et les suit.


C’est le printemps, mais le système hivernal de basse pression est encore en place au-dessus d’Olympus Mons. Il attire les vents humides du sud, créant des conditions de tempête sur les arcs est et sud de l’escarpement. Si la neige tombe par intermittence, le vent souffle en permanence. Pendant presque toute la semaine, les sept alpinistes abandonnés sur la paroi se débattent dans des conditions épouvantables. Un soir, pendant le point radio, ils réussissent à avoir des nouvelles de Frances et des sherpas. Ils ont regagné le camp de base. Il y a beaucoup de sable dans la neige martienne, et leurs voix sont couvertes par des parasites dus à l’électricité statique, mais le message est clair : ils sont bien arrivés, ils sont en bas, sains et saufs, et ils partent pour Alexandria faire soigner Frances. Roger surprend sur le visage détourné d’Eileen une expression d’indicible soulagement, et il se rend compte que son silence au cours des derniers jours était une manifestation d’inquiétude. Et c’est d’un ton satisfait et déterminé qu’elle donne à présent leurs instructions aux derniers grimpeurs.


Arrivée de nuit au campement, dans le froid, tremblants de faim, trop las, presque, pour mettre un pied devant l’autre. De gros paquets partout, sur les corniches, dans les anfractuosités de la roche. Le camp – le numéro treize, pense Roger – se trouve sur une selle entre deux crêtes surplombant une cheminée profonde, convulsée. « Exactement comme la Cuisine du Diable, sur le Ben Nevis », remarque Arthur quand ils entrent dans la tente. Il mange de bon appétit. Roger grelotte, tend les mains au-dessus de l’anneau incandescent du réchaud. Passer du mode escalade au mode tente est un processus complexe, et ce soir-là il ne s’en sort pas très bien. À cette altitude, dans ce vent, le froid est devenu leur plus sérieux adversaire. Lorsqu’ils enlèvent leurs gros gants d’escalade, ils doivent faire rapidement ce qu’ils ont à faire afin de protéger le plus vite possible leurs mains revêtues de gants légers. Même si le reste du corps se réchauffe à cause de l’exercice, le bout des doigts risque de geler s’il est trop longtemps exposé au froid. Et pourtant, la plupart des opérations que l’on effectue dans le campement sont plus faciles à faire sans gants. Il en résulte souvent des gelures, qui leur sensibilisent les doigts, de sorte que l’effort de se hisser sur une paroi rocheuse, ou même le seul fait de boutonner ses vêtements, de remonter une fermeture éclair, devient une torture. C’est une nécrose de la peau, caractérisée par des marques noires qui mettent parfois plus d’une semaine à guérir. Maintenant qu’ils sont assis dans les tentes autour de la lueur rougeoyante du réchaud, observant solennellement la préparation du repas, ils ne peuvent faire autrement que de voir au-dessus du faitout les visages tachés au nez ou sur les joues : la peau noire pèle, révélant une nouvelle peau rose vif en dessous.


Ils grimpent sur une bande de roche pourrie, un agrégat de tuf et de lave qui leur reste parfois dans les mains. Marie et Dougal mettent deux journées entières à trouver des points d’ancrage convenables pour les cent cinquante mètres du passage, et tous les matins les chutes de pierres sont fréquentes et terrifiantes. « C’est un peu comme de nager en remontant le courant, non ? » commente Dougal. Lorsqu’ils retrouvent la roche dure au-dessus, Eileen ordonne à Dougal et Marie de redescendre leur « échelle » pour se reposer. Marie ne râle même plus. Se retrouver tous les jours premier de cordée est un exercice épuisant, et Marie et Dougal sont vannés.

Tous les soirs, Eileen prépare la journée du lendemain, révisant ses projets en fonction des circonstances, de l’état de santé du groupe, de l’éventuelle baisse de forme de l’un ou de l’autre. La logistique est complexe et, chaque jour, les sept grimpeurs changent de partenaires et de formation. Eileen griffonne dans son carnet de notes et papote à la radio tous les soirs, au crépuscule, modifiant les emplois du temps et revenant sur ses instructions chaque fois, ou presque, qu’elle reçoit de nouvelles informations des campements d’en haut. Sa méthode donne une impression chaotique. Marie l’a surnommée la « Mad Mahdi ». Elle ironise à chaque changement de plan, mais elle obéit sans discuter. Et ça marche : chaque soir, ils sont dispersés dans les deux ou trois camps en amont et en aval de la falaise, et ils ont tout ce qu’il leur faut pour passer la nuit et repartir le lendemain. Et chaque jour ils font un nouveau saut de puce, démontent le camp inférieur, trouvent un endroit pour établir un nouveau campement, plus haut. Le vent souffle inlassablement, âprement. Tout est difficile. Ils perdent le compte des numéros de camp et disent « celui d’en bas », « celui du milieu », « celui d’en haut ».


Évidemment, les trois quarts de leur tâche consistent à transporter le matériel. Roger commence à se dire qu’il supporte mieux que la plupart des autres les rigueurs du froid et de l’altitude. Il porte des choses plus lourdes, plus vite, et même si, à chaque fin de journée, il est dans un tel état qu’il paye chaque pas de dix inspirations agonisantes, il a l’impression d’arriver à en faire un peu plus chaque jour. Ses problèmes intestinaux se stabilisent, ce qui est une vraie bénédiction – un vrai plaisir physique, en fait. Peut-être l’amélioration de son état masque-t-elle les effets de l’altitude, à moins qu’il n’en souffre pas encore. Il est certain que l’altitude n’affecte pas tout le monde de la même façon, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la force intrinsèque, des raisons qu’on ne comprend pas vraiment.

C’est ainsi que Roger devient le porteur principal. Dougal l’appelle le sherpa Roger, et Arthur le surnomme Tensing. Le défi du jour devient d’effectuer le plus efficacement possible la myriade d’activités dévolues à chacun, sans gelures, sans inconfort excessif, sans souffrir de la faim, de la soif, de l’épuisement. Il fredonne tout seul de petites phrases musicales. Sa préférée est le thème en huit notes qui revient vers la fin du premier mouvement de la Neuvième de Beethoven : six notes graves, deux notes plus hautes, sans cesse répétées. Et tous les soirs, c’est une petite victoire de se retrouver allongé, au chaud, le ventre plein, dans son duvet.


Une nuit, il se réveille dans le noir et le silence, le cœur battant, tous les sens en alerte. Il pense confusément qu’il a dû rêver de la Corniche Grâce-à-Dieu. Et puis il remarque le silence et se rend compte qu’il est à court d’oxygène. Ça arrive à peu près toutes les semaines. Il découple la bouteille du régulateur, en trouve une autre dans le noir, la remet en place. Et quand il en parle à Arthur, le lendemain matin, celui-ci lui répond en riant : « Ça m’est arrivé il y a une nuit ou deux. Je ne crois pas qu’on puisse continuer à dormir quand on n’a plus d’oxygène. Vous avez dû vous réveiller d’un seul coup, pas vrai ? »


Dans la bande de roche dure, Roger effectue un portage sur un segment qui le laisse tout pantelant dans son masque : il n’y a plus de couloirs, il n’y a plus, au-dessus de lui, qu’un mur noir, presque vertical, uniquement rompu par une fissure pareille à un éclair, maintenant marquée par une corde fixe à laquelle sont attachées des sangles, ce qui en fait une sorte d’échelle de corde. Tant mieux pour lui, mais celui qui a ouvert la voie… ! « Encore ce Dougal, sûrement ! »

Le lendemain il se retrouve lui-même premier de cordée avec Arthur, sur la continuation de la même paroi. Ouvrir une voie n’a rien à voir avec le fait de porter. Porter, ça vous vide la tête. Soudain, le travail obsessionnel, obsédant, répétitif, laisse place à une concentration angoissée. Arthur ouvre la première longueur et passe le relais à Roger en bouillonnant d’enthousiasme. Seul son masque à oxygène l’empêche de mener une longue conversation. Roger se retrouve à son tour là-haut, au-dessus de la dernière travée de roche vide, en train de chercher la meilleure voie. La fascination de l’ouverture revient, il est dopé par le plaisir de régler les problèmes. Il a complètement retrouvé l’esprit « premier de cordée » et collabore avec Arthur – qui se révèle être un grimpeur technique, ingénieux et plein de ressources – pour leur plus belle journée de tempête à ce jour : cinq cents mètres de corde fixe, tout ce qu’il leur reste, fixée en une seule journée. Ils s’empressent de redescendre au camp et retrouvent Eileen et Marie qui préparent à manger pour les quelques jours à venir.

— Seigneur, on fait une sacrée équipe ! s’écrie Arthur alors qu’ils décrivent leur journée. Eileen, vous devriez nous mettre ensemble plus souvent ; pas vrai, Roger ?

Roger se fend d’un grand sourire, hoche la tête, regarde Eileen.

— Ça, on s’est bien marrés.

Marie et Eileen repartent pour le camp d’en dessous pendant qu’Arthur et Roger font chauffer un grand faitout de ragoût en se racontant des dizaines d’histoires d’escalade. Qui se terminent toutes par : « Mais ce n’était rien à côté d’aujourd’hui. »


La neige se remet à tomber par paquets, les piégeant dans leur tente, et ils ne peuvent rien faire pour ravitailler le camp d’en haut. « Absolument af-freux ! » se lamente Marie, comme si elle n’arrivait pas y croire, tellement c’est pénible. Après une après-midi épouvantable, Stephan et Arthur sont dans le camp d’en haut, Eileen et Roger dans celui du milieu, et Hans, Marie et Dougal dans celui d’en bas avec tout le matériel. Le vent secoue si fort la tente de Roger et d’Eileen qu’ils envisagent de remettre des pierres pour la caler quand leur radio émet un bourdonnement. Eileen répond.

— Eileen, ici Arthur. J’ai peur que Stephan ne soit monté trop vite…

Elle fronce les sourcils, l’air inquiète, étouffe un juron. Stephan est allé du camp du bas à celui du haut en deux jours d’escalade forcenée.

— Il a le souffle très court, il crache du sang et il tient des propos confus.

— Je vais bien ! hurle Stephan derrière le bruit blanc d’électricité statique. Je vais très bien !

— Ta gueule ! Vous n’allez pas bien du tout ! Eileen, vous avez entendu ? J’ai peur qu’il ne fasse de l’œdème.

— Ouais, répond Eileen. Il a mal à la tête ?

— Non. Pour le moment, c’est juste les poumons. Enfin, je crois. Taisez-vous ! J’entends comme des bulles, dans sa poitrine, vous voyez ce que c’est ?

— Ouais. Le pouls ?

— Faible et rapide, ouais.

— Et merde ! Réglez l’oxygène au maximum, dit Eileen en regardant Roger.

— C’est déjà fait. Mais…

— Je sais. Il faut le faire redescendre.

— Je vais très bien !

— Mais oui, répond Arthur. Il faut qu’il redescende. Jusqu’à votre niveau, au moins, peut-être plus bas.

— Et merde ! s’écrie Eileen quand la communication est coupée. Je l’ai fait monter trop vite !

Une heure plus tard – les autres prévenus, en bas, tout le monde sur les dents –, Roger et Eileen sont de nouveau dans la tempête, dans le noir, leurs lampes frontales ne leur montrant qu’une portion de la chute de neige. Ils ne peuvent pas se permettre d’attendre le matin – l’œdème pulmonaire peut être rapidement fatal, et le meilleur traitement consiste à faire redescendre la victime à un endroit où ses poumons pourront évacuer l’eau qu’ils contiennent. Une petite différence d’altitude peut radicalement changer les choses. Les voilà donc repartis, Roger en tête. Il casse la glace qui s’est formée sur la corde, pousse le jumar vers le haut, racle aveuglément la roche avec ses crampons afin de prendre prise dans la neige et la glace. Il fait un froid mortel. Ils arrivent au pied du mur nu qui a tellement impressionné Roger, et l’escalade est traîtresse. Il se demande comment ils vont faire descendre ça à Stephan. S’ils parviennent à monter, c’est grâce à la corde fixe, mais elle leur facilite de moins en moins la tâche au fur et à mesure que la glace la recouvre, ainsi que la paroi rocheuse. Le vent s’acharne sur eux et Roger a soudain une conscience aiguë du vide qui s’étend derrière eux. Le faisceau de leurs lampes ne révèle que des tourbillons de neige. La peur ajoute son propre frisson à ce cocktail glacé.

Le temps qu’ils arrivent au campement d’en haut, Stephan va très mal. Il ne proteste plus.

— Je me demande comment nous allons le faire redescendre, dit Arthur, avec angoisse. Je vais lui faire une petite injection de morphine pour dilater les vaisseaux périphériques.

— Très bien. Nous n’aurons qu’à l’équiper d’un harnais et à le faire descendre.

— Ouais. Facile à dire, dans ce merdier.

Stephan est à peine conscient. Il tousse et crache à chaque inspiration. L’œdème pulmonaire est une inondation des alvéoles par la fraction liquide du sang. À moins d’inverser le processus, il va se noyer. Le seul fait de le mettre dans le sac de hissage (autre usage des petites parois de tente) est une véritable épreuve. Et puis ils se retrouvent dehors, bousculés par le vent, accrochés aux cordes fixes. Roger passe en premier, Eileen et Arthur descendent Stephan à l’aide d’un treuil électrique, et Roger le récupère comme un ballot de linge sale. Après l’avoir mis debout et avoir ôté, en tapant dessus, le grésil qui recouvre le bas de son masque, Roger attend les deux autres et, quand ils sont arrivés, il repart. La descente leur paraît interminable, et tout le monde commence à avoir dangereusement froid. La neige chassée par le vent, la paroi rocheuse, d’un froid absolu : il n’y a plus rien d’autre au monde. À la fin d’un passage, Roger n’arrive pas à défaire le nœud au bout de sa corde de rappel pour la renvoyer à Stephan. Pendant un quart d’heure, il bataille avec le nœud gelé, dur comme un bretzel de fer mouillé. Il n’a rien pour le couper. Pendant un moment, ils ont l’impression qu’ils vont tous mourir gelés parce qu’il n’arrive pas à dénouer cette corde. Alors il enlève ses gants d’escalade et tire sur le nœud avec ses doigts nus jusqu’à ce qu’il cède.

Ils arrivent enfin au camp d’en bas, où Hans et Dougal attendent Stephan avec un kit médical. On le fourre dans un duvet, on lui donne un diurétique et une nouvelle dose de morphine. Le repos, la baisse d’altitude devraient le remettre sur pied, mais pour le moment il est cyanosé et sa respiration est erratique. Le pronostic est réservé. Il se peut qu’il meure – un homme qui aurait pu vivre mille ans –, et soudain leur entreprise devient dingue. Sa toux sonne creux derrière le masque à oxygène, qui siffle follement, réglé sur le débit maximal.

— Il devrait s’en sortir, prononce Hans. Mais nous n’en serons sûrs que d’ici quelques heures.

Et ils sont là, sept personnes entre deux parois de tente.

— Allez, on remonte, dit Eileen en regardant Roger.

Il hoche la tête.


Et les revoilà dehors. Le tourbillon de neige blanche dans le faisceau de leurs lampes frontales, le froid, les coups de boutoir du vent… Ils sont fatigués, et ils progressent lentement. À un moment donné, Roger glisse et les jumars ripent sur la corde gelée, de sorte qu’il dévisse sur près de trois mètres, puis ils se bloquent brusquement, imprimant une rude secousse à son harnais et au piton, au-dessus. La chute ! Le sursaut de peur lui donne un second souffle. Il décide que la difficulté est essentiellement d’ordre mental, et rien ne l’en fera démordre : il fait nuit, il y a du vent, mais en réalité, la seule différence entre ça et ses escalades en plein jour de la semaine passée, c’est le froid, et le fait qu’il n’y voit pas grand-chose. Or, avec sa lampe frontale, la roche sur laquelle il s’active est quand même visible au centre d’une sphère blanche, mouvante. Elle est recouverte par une pellicule de glace et de neige compacte. Par endroits, la glace est transparente, elle brille à la lumière comme du verre coulé sur la roche noire en dessous. Les crampons sont géniaux, dans ce genre de situation – les pointes avant, acérées, mordent fermement dans la neige et la glace. Le seul problème est le verre noir, friable, qui éclate en grandes plaques coupantes. Or on peut le distinguer dans la lumière bleutée, vive, des lampes frontales, et ce n’est pas un véritable obstacle. C’est une escalade comme les autres, se dit-il, tout en frappant frénétiquement avec son pied gauche pour dégager une fissure où il enfoncera un nouveau piton pour assurer une meilleure prise. La liberté étourdissante d’un rétablissement par-dessus un surplomb ; la longue quête d’une bosse solide : sa progression lui apparaît soudain comme une sorte de jeu, un ensemble de problèmes à résoudre malgré le froid, la soif, la fatigue (il commence à avoir mal aux mains ; il a grimpé toute cette longue nuit, et chaque prise lui fait mal). Vu comme ça, ça change tout. Maintenant, le vent est un ennemi à vaincre, mais un ennemi respectable. Ce qui est vrai aussi, bien sûr, de la roche, sa principale adversaire – et elle est de taille, une adversaire qui exige le meilleur de lui-même. Il donne un coup de pied dans une pente de neige durcie et grimpe rapidement.

Il baisse les yeux vers Eileen qui négocie la paroi à coups de pied : brève remise en mémoire des enjeux de la partie. Avec sa lampe en haut de son casque, on dirait un poisson des profondeurs. Elle le rejoint très vite. Une main gantée sur le haut de la paroi, et elle le rattrape d’une souple contraction des biceps. Une forte femme, se dit Roger, mais il décide de continuer en tête. Il est maintenant dans une telle forme que personne, à part Dougal peut-être, ne pourrait aller aussi vite.

Et c’est ainsi qu’ils grimpent dans les blanches ténèbres de cette nuit de neige.


Le plus bizarre, c’est qu’ils peuvent à peine communiquer. Roger « entend » Eileen grâce à des tractions sur la corde qui les relie. S’il met trop de temps à étudier un point délicat vers le haut, il sent une légère traction interrogatrice sur la corde. Deux coups lorsqu’il l’assure signifient qu’elle monte. Un coup long : elle a compris qu’il franchit un passage difficile. La communication par corde peut donc être à la fois complexe et subtile. Mais en dehors de ça, et du rare cri poussé en écartant son masque (ce qui implique la punition d’un visage plein de grésil), ils sont isolés. Des partenaires muets. Le passage de relais se passe bien : l’un dépasse l’autre avec un signe de main – tout va bien. Eileen monte donc, et Roger la regarde en tendant la corde. Pas le moment de réfléchir à leur situation, heureusement. Mais tandis qu’il se repose sur les pointes de ses crampons dans des creux effectués avec son piolet, Roger éprouve avec acuité l’« être-là » de sa position, coupée du passé ou de l’avenir, irrévocablement dans ce moment, sur cette paroi de falaise qui monte pour toujours et descend à jamais, interminablement. Et s’il ne fait pas ce qu’il faut, il n’y aura plus jamais d’autre réalité.


Et puis, au milieu d’un passage, la corde fixe est coupée au milieu. Tranchée net par la chute d’une roche ou d’un bloc de glace. Maintenant, Roger doit escalader un passage sans corde, en pitonnant pour s’assurer. Chaque mètre au-dessus du dernier relais représente une chute de deux mètres…

Roger ne pensait pas que l’escalade serait aussi difficile, et l’adrénaline bannit tout épuisement. Il étudie les tout premiers mètres d’un passage qui doit en faire dix ou douze, invisible dans les sombres tourbillons de neige. Ça ne peut être que Marie, ou Dougal, qui a ouvert cette voie. Il a juste la place de mettre ses mains dans la fissure. Une faille presque verticale sur une certaine longueur, avec des marches taillées dans la glace. Il se faufile donc vers le haut, en crabe, le pied sûr. Et puis la fissure s’élargit et la glace est trop loin au fond pour lui être utile – mais il peut coincer ses bottes à crampons dans la faille et les tourner sur le côté, afin de les bloquer dans la glace peu épaisse dont l’intérieur est tapissé. Il crée ainsi son propre escalier, en utilisant surtout la torsion des crampons. Soudain, la fissure se referme et il doit chercher autour de lui… ah, là ! Une faille horizontale et, dedans, le piton vide. Très bien. Il s’y accroche ; bon, jusque-là, il est en sécurité. Peut-être le piton suivant est-il en haut de la rampe, à droite ? Il palpe la paroi, à la recherche des légères indentations susceptibles de lui offrir une prise, s’accroupit et franchit la rampe en canard, tout en se demandant où peuvent bien être les chevilles suivantes… Ah ! En voilà une juste au niveau de ses yeux. Parfait. Et puis il y a une strate horizontale d’un mètre d’épaisseur environ, formant une échelle abrupte. Très abrupte.


Arrivés au bout du passage, ils s’aperçoivent que la tente du camp d’en haut a été écrasée sous une masse de neige. Une avalanche. Un coin de la tente bat lamentablement au vent.

Eileen observe les dégâts à la double lumière de leurs deux lampes frontales. Elle tend le doigt vers la neige, fait mine de creuser. Le froid est tellement intense que les flocons de neige n’adhèrent pas les uns aux autres, et la déblayer revient à pelleter des grains de sable grossiers. Mais ils n’ont pas le choix et se mettent au travail. Ils finissent par déblayer la tente, et – bénéfice annexe – l’effort les a réchauffés, bien que Roger ait l’impression de ne plus pouvoir bouger le petit doigt. Certains montants sont tordus, d’autres cassés, et ils doivent les redresser avant de retendre la toile dessus. Roger entasse la neige et la glace à coups de pieds autour de la base de la tente jusqu’à ce qu’elle soit « rigoureusement à l’épreuve des bombes », comme diraient leurs ouvreurs de voie. Ils n’ont plus qu’à espérer qu’une autre avalanche ne l’enfouira pas de nouveau, option qu’ils n’osent envisager, car ils ne peuvent déplacer le campement. Ils sont bien obligés de courir le risque. À l’intérieur, ils posent leurs paquets, allument le réchaud et mettent un faitout de glace à fondre. Ils enlèvent leurs crampons, se blottissent dans leurs duvets. Ainsi encoconnés jusqu’à la taille, ils entreprennent de remettre de l’ordre dans le désastre. Il y a du grésil partout, mais il ne fondra pas à moins qu’ils ne le rapprochent du réchaud. En cherchant un paquet de ragoût dans les piles de matériel renversées, Roger prend à nouveau conscience de sa fatigue. Ils enlèvent leur masque à oxygène afin de pouvoir boire. « Sacrée promenade ! » Une soif inextinguible. Ils rient, soulagés. Il effleure un faitout inutilisé de sa main nue. C’est la gelure assurée. Eileen calcule sans émotion visible les risques d’avalanche. « Bon, si le vent se maintient, nous devrions être tranquilles. » Ils parlent de Stephan et hument, en jouant des naseaux, les premiers effluves de ragoût. Eileen exhume la radio et appelle le camp d’en bas. Stephan dort. Il respire bien, apparemment. « C’est la morphine », commente Eileen. Ils engloutissent leur repas en quelques minutes.

La neige, sous la tente, est marquée d’empreintes de bottes et Roger n’arrive pas à dormir sur le sol inégal. À la recherche d’un peu de chaleur et d’une surface plus plane, il roule et se déplace jusqu’à ce qu’il soit coincé contre le duvet d’Eileen, mais là aussi le sol est rembourré avec des noyaux de pêche.

Eileen se colle contre lui. Il se réchauffe rapidement et se demande s’ils ne seraient pas mieux dans le même duvet.

— C’est fou ce que les gens peuvent inventer pour s’amuser, commente Eileen d’une voix ensommeillée.

Un petit rire.

— Ce n’est pas amusant.

— Pas amusant ? Cette escalade…

Un énorme bâillement. Roger sent venir la vague de sommeil qui va l’emporter.

— Ouais, sacrée escalade, convient-il.

Il ne peut pas dire le contraire.

— C’était génial.

— Hm-hm, d’autant que personne n’est mort.

— Exact, dit-elle en bâillant à son tour. J’espère que Stephan ira mieux. Sinon, il va falloir que nous le redescendions.


Les quelques jours suivants, chacun est obligé de sortir dans la tempête pour assurer le ravitaillement du camp d’en haut et dégager la glace qui se forme sur les cordes fixes. C’est un travail épuisant – quand ils parviennent à le faire, ce qui n’est pas toujours possible : il y a des jours où le vent empêche tout le monde de sortir et ils doivent rester blottis à l’intérieur en espérant que les tentes resteront accrochées à la paroi. Par une triste journée, Roger et Stephan sont assis dans le camp du bas. Stephan, qui est remis de son œdème, a hâte de reprendre l’escalade.

— Rien ne presse, répond Roger. Personne n’ira nulle part, et se retrouver les poumons pleins d’eau, ce n’est pas de la rigolade. Alors vas-y mollo.

Quelqu’un écarte le rabat de la tente, et Dougal entre, précédé par un nuage de neige. Il les salue avec un grand sourire. Le silence semble exiger un commentaire. Un « C’est plutôt ravigotant, dehors », pour dire quelque chose, et il cherche une théière. Le premier moment de gêne passé, il parle du temps sur un ton léger avec Arthur. Le thé fini, il repart. Il a hâte de remonter un chargement au camp d’en haut. Un rapide sourire, et il ressort de la tente. Roger se dit qu’il y a deux sortes de grimpeurs dans cette expédition (encore une dualité) : ceux qui subissent le mauvais temps, les accidents, les embûches de la paroi, bref, tous les aspects pénibles de l’escalade, et ceux qui, d’une façon particulière, viscérale, raffolent de tous ces problèmes. Dans le premier groupe, il y a Eileen, qui a la responsabilité écrasante de la réussite de l’expédition, Marie, qui n’a qu’une hâte : arriver au sommet, et Hans et Stephan, qui ont moins d’expérience et aimeraient autant faire tout ça par beau temps, en évitant les traquenards. Ce sont des gens solides, résolus, qui ignorent le doute ; ils encaissent.

Et puis, de l’autre côté, il y a Dougal et Arthur. Il est clair que ces deux-là s’amusent, et plus ça va mal, plus ils ont l’air de se régaler. Des pervers, se dit Roger. Dougal, le réticent, le solitaire, sautant avec une jubilation silencieuse sur toutes les occasions possibles de braver la tourmente et de grimper…

— En tout cas, il donne l’impression d’en profiter, dit-il tout haut.

— Sacré Dougal ! s’esclaffe Arthur. Un vrai Rosbif. Ces alpinistes sont partout pareils. Quand je pense que je suis venu sur Mars pour rencontrer le même genre de gars que sur le Ben Nevis… Enfin, ça n’a rien d’étonnant, au fond, avec cette nouvelle école écossaise et tout ça…

C’est vrai. Depuis le tout début de la colonisation, les alpinistes anglais viennent sur Mars en quête de nouveaux sommets à vaincre, et nombre d’entre eux restent sur la planète.

— Je vais vous dire, poursuit Arthur, ces types ne sont jamais plus heureux que par des vents à décorner tous les bœufs, et quand ça tombe à seaux. Et pas de la neige, de la grêle ! C’est ça qu’ils aiment : de la pluie verglaçante ou de la neige fondue. Là, ils prennent leur pied. Et vous savez pourquoi ? Parce que, comme ça, ils peuvent rentrer à la fin de la journée et dire : « Plutôt af-freux, aujourd’hui, hein, vieux frère ? » Ils crèvent tous d’envie de pouvoir dire ça. « Ploutôt affreux, aujourd’houi, hum, vieux fraère ? » Ha ! Enfin, vous voyez ce que je veux dire. C’est comme si on leur décernait une médaille ou je ne sais quoi.

Roger et Stephan hochent la tête en souriant.

— Très macho, commente Stephan.

— Sacré Dougal ! s’exclame Arthur. Il est trop cool. Il sort dans les pires conditions imaginables – enfin, vous l’avez vu, tout à l’heure : il aurait fait n’importe quoi pour ressortir ! Il ne pouvait pas laisser passer une occasion pareille ! Et il choisit les passages les plus durs qu’il peut trouver. Vous n’avez pas remarqué ? Vous voyez bien les voies qu’il trace, quand même. Mon vieux, ce type escaladerait une vitre huilée dans un cyclone. Et qu’est-ce qu’il dit ? Vous croyez qu’il dirait « Affreux ? » Non, il dit « Plutôt ravigotant » !

Et Roger et Stephan joignent leur chœur à sa voix.

— Ça, c’est vrai que c’est plutôt ravigotant, dehors, en ce moment ! confirme Stephan en riant.

— Ces Écossais, fait Arthur en gloussant. Des Écossais martiens, voilà ce que c’est. Je ne peux pas le croire !

— Oh, ils ne sont pas seuls à être bizarres, relève Roger. Regardez-vous, Arthur. J’ai remarqué que tout ça vous faisait bien rigoler, vous aussi.

— Bof, fait Arthur. Je m’amuse bien. Pas vous ? Je vais vous dire, à partir du moment où nous avons commencé à utiliser l’oxygène, je me suis senti dans une forme formidable. Avant, ce n’était pas aussi facile ; j’avais l’impression de manquer d’air. Au sens littéral du terme. L’altitude ne veut rien dire, ici. Je veux dire, il n’y a pas de niveau de la mer à proprement parler, alors l’altitude n’a pas vraiment de sens, hein ? Non, je trouve qu’il n’y a pas d’air, ici. Alors quand on a commencé à respirer avec les bouteilles, j’ai vraiment senti la différence. Ça m’a sauvé la vie. Et puis il y a la gravité. Ça, c’est vraiment merveilleux. Elle est de quoi ? des deux cinquièmes de la gravité terrestre ? Autant dire rien ! On pourrait aussi bien être sur la Lune ! À partir du moment où j’ai trouvé mon équilibre, j’ai vraiment commencé à prendre du bon temps. Un vrai Superman ! Sur cette planète, monter les côtes, c’est de la rigolade, moi je vous le dis. (Il rit, porte un toast à la ronde avec son thé.) Sur Mars, je suis Superman.


L’œdème aigu du poumon en haute altitude est un syndrome fulgurant, et soit on en meurt, soit on s’en remet très vite. Quand les poumons de Stephan sont complètement dégagés, Hans lui ordonne de régler le débit d’oxygène au maximum, d’alléger sa charge, d’y aller doucement et de ne pas brûler les étapes. À ce stade, se dit Roger, il serait plus difficile de lui faire redescendre la falaise que de continuer jusqu’au sommet – une situation d’escalade assez classique, dont on ne parle jamais. Stephan se plaint d’être relégué à un rôle de figuration, mais accepte de s’y conformer. Pendant les premiers jours, Roger fait équipe avec lui et le tient à l’œil. Mais Stephan grimpe assez vite en n’arrêtant pas de se plaindre de la sollicitude de Roger, et de râler contre le vent glacial. Roger en conclut que c’est bon signe.


Ils reprennent le portage. Hans et Arthur, qui ouvrent la voie, essaient de franchir tout droit un large rempart abrupt qui leur donne du fil à retordre. Pendant quelques jours, ils sont tous au point mort : les campements sont démontés, et le groupe de tête n’arrive pas à faire plus de cinquante ou soixante-dix mètres par jour. Un soir, à la radio, Hans décrit un surplomb difficile lorsque Marie prend le micro et dit :

— Eh bien, je ne sais pas ce qui se passe là-haut, mais avec Stephan qui pompe tout l’oxygène et vous qui avancez à une allure d’escargot, on va finir par se dessécher sur cette fichue paroi ! Et alors quoi ? Je me fous pas mal de vos problèmes, les potes, si vous n’êtes pas foutus d’ouvrir la voie, redescendez et laissez faire quelqu’un qui sait s’y prendre !

— C’est une large bande de tuf, réplique Arthur, sur la défensive. Quand nous l’aurons franchie, ça devrait être du gâteau jusqu’en haut…

— À condition qu’on ait encore de l’oxygène, oui ! Écoutez, c’est quoi, ça ? Une coopérative ? Je ne me suis pas inscrite dans une putain de coop !

Roger regarde attentivement Eileen. Elle suit l’échange, le doigt sur l’intercom, les sourcils froncés, l’air concentrée. Il s’étonne qu’elle ne soit pas encore intervenue. Elle laisse Marie lâcher encore quelques tirades avant de mettre son grain de sel :

— Marie ! Marie ! Ici Eileen…

— Ouais, je sais.

— Arthur et Hans vont bientôt redescendre, c’est prévu. En attendant, vous allez la boucler.

Et le lendemain, Arthur et Hans fixent trois cents mètres de corde et arrivent en haut de la bande de tuf. Quand Hans annonce la nouvelle, lors du point radio du soir (Roger entend tout juste Arthur dire, à l’arrière-plan, de sa voix de fausset : « Ah, tout de même ! Vous avez vu ! »), Eileen a un petit sourire en coin, les félicite et passe aux instructions pour la journée. Roger hoche pensivement la tête.


Quand ils ont franchi la bande de Hans et Arthur, la pente devient un peu moins forte et ils avancent plus vite, bien que le vent souffle toujours aussi fort. La falaise est pareille à un immense mur de briques irrégulières qui auraient été repoussées vers l’arrière, de sorte que chacune est posée un peu en retrait de celle du dessous. Ce gigantesque amas de blocs et de corniches permet une escalade en zigzag assez aisée et fournit de bons emplacements pour les campements. Un jour, Roger s’arrête un instant pour se reposer et regarde autour de lui. Il porte une charge du camp du milieu à celui d’en haut, et il est devant Eileen. Il n’y a personne en vue. Une couche de nuages, loin en dessous d’eux, recouvre le monde d’une couverture grise, froissée. Et puis il y a le monde vertical de la falaise, une muraille de blocs entassés dans un désordre inimaginable, qui monte vers un plafond nuageux, lisse, à peine marqué d’infimes rides pareilles à des vagues. Un plancher et un plafond de nuages, une muraille de roche. Il lui semble, l’espace d’un instant, que cette escalade se poursuivra jusqu’à la fin des temps ; c’est un monde en soi, un mur infini, en haut duquel ils n’arriveront pas. Quand en a-t-il jamais été autrement ? Pris en sandwich comme ça entre deux tranches de nuées, il est facile de ne pas croire au passé ; la planète est peut-être une falaise, infiniment variée, un éternel défi.

Et puis, du coin de l’œil, Roger perçoit un point coloré. Il regarde la faille profonde entre la corniche sur laquelle il se trouve et le prochain bloc vertical. Dans la glace biscornue se niche une touffe de silène acaule : un cercle d’une centaine, peut-être, de minuscules fleurs rose vif sur un coussin de mousse vert foncé presque noir. Après trois semaines dans un monde presque exclusivement en noir et blanc, la couleur semble jaillir des fleurs et lui sauter aux yeux. Un rose si intense, si soutenu ! Roger s’accroupit pour les examiner. La structure de la mousse est très fine et paraît enracinée dans la roche même, bien qu’il y ait sans doute du sable au fond de la fissure. Le vent a dû souffler une spore ou un fragment de mousse du plateau du bouclier vers le bas de la falaise, et elle s’est fixée ici.

Roger se relève, regarde à nouveau autour de lui. Eileen l’a rejoint et l’observe avec intensité. Il écarte son masque.

— Regardez ça, dit-il. On ne peut pas y échapper, nulle part.

Elle secoue la tête, abaisse son masque.

— Ce n’est pas le nouveau paysage que vous détestez tant, dit-elle. J’ai vu comment vous regardiez cette plante. Parce que ce n’est qu’une plante, après tout, qui s’efforce de survivre. Non, je pense que vous avez fait un transfert. Pour vous, la topographie est un symbole. Ce n’est pas le paysage ; ce sont les gens. C’est l’histoire que nous avons faite que vous détestez. Le terraforming n’est qu’une partie de ça, le signe visible d’une histoire d’exploitation.

Roger réfléchit à ce qu’elle vient de dire.

— Nous ne sommes qu’une colonie terrienne parmi d’autres, vous voulez dire. Le colonialisme…

— Oui. C’est ça que vous détestez, vous comprenez. Pas la topographie, mais l’histoire. Parce que le terraforming, jusque-là, est du gâchis. Il n’a pas été fait pour de bonnes raisons.

Roger secoue la tête, mal à l’aise. Il n’y avait jamais réfléchi, et il n’est pas sûr d’être d’accord. C’est le sol qui a le plus souffert, après tout. Encore que…

Eileen continue :

— Il y a du bon là-dedans, quand on y réfléchit. Parce que le paysage ne rechangera plus jamais. Alors que l’histoire… l’histoire ne peut que changer, par définition.

Elle reprend la tête, laissant Roger sur place. Il la regarde partir en ouvrant de grands yeux.


Cette nuit-là, le vent tombe. La tente cesse de claquer, et le silence réveille Roger. Il fait un froid glacial, même dans son duvet. L’oxygène siffle doucement dans son masque. Quand il comprend ce qui s’est passé, il sourit. Regarde sa montre. C’est presque l’heure des miroirs de l’aube. Il s’assied, allume le réchaud pour faire le thé. Eileen remue dans son duvet, ouvre un œil. Roger aime la regarder se réveiller ; même derrière le masque, le passage de la fille vulnérable à la responsable d’expédition est visible. C’est comme si l’ontogène retrouvait le phylogène : le retour à la conscience, le matin, rejoint la maturation vitale. C’est tout ce qui lui manque, maintenant, pour tenir une vérité scientifique : la terminologie grecque. Eileen enlève son masque à oxygène, s’appuie sur son coude.

— Du thé ? lui propose-t-il.

— Ouais.

— Il va être prêt tout de suite.

— Cramponnez-vous au réchaud, il faut que j’aille faire pipi.

Elle s’approche de l’ouverture de la tente, introduit un pot en plastique par une ouverture de son pantalon et se soulage au-dehors.

— Ouah ! Qu’est-ce qu’il fait froid ! Mais le temps est dégagé ! Je vois les étoiles !

— Génial. Le vent a cessé, aussi, vous avez vu ?

Eileen se coule dans son duvet et ils savourent leur thé avec le plus grand sérieux, comme s’ils dégustaient un élixir délicat. Roger la regarde boire.

— Vous ne vous souvenez vraiment pas de notre histoire ? demande-t-il.

— Noon… répond-elle d’une voix traînante. Nous avions une vingtaine d’années, c’est ça ? Non, je ne me rappelle pas grand-chose avant cinquante ans, par là, quand je m’entraînais dans la caldeira. À l’escalade, un peu comme ça, en fait. Mais parlez-moi de nous, dit-elle en sirotant son thé.

— C’est sans importance, répond Roger avec un haussement d’épaules.

— Ça doit faire drôle. D’être seul à se rappeler les choses.

— Oui. Ça fait drôle.

— Je devais être affreuse, à cet âge-là.

— Pas du tout. Vous faisiez des études d’anglais. Vous étiez bien.

— J’ai du mal à le croire, dit-elle en riant. Ou alors, j’ai beaucoup empiré depuis.

— Mais non. Pas du tout. Ce qui est sûr, c’est que vous n’auriez pas fait tout ça à l’époque.

— Ça, je vous crois. Traîner un groupe sur une paroi de falaise, des gens malades…

— Allons, vous vous en sortez très bien.

Elle secoue la tête.

— N’allez pas me dire que cette expédition s’est bien passée ; ça, au moins, je m’en souviens.

— Ce qui s’est mal passé n’est pas de votre faute, vous devez bien l’admettre. En fait, compte tenu de tout ce qui est arrivé, nous nous en tirons très bien, je trouve. Et c’est grâce à vous. Ce n’était pas facile avec Frances et Stephan, la tempête, Marie, tout ça…

— Ah, Marie ! dit-elle en riant.

— Et la tempête, répète Roger. Sacrée course, quand même, cette nuit-là, quand nous avons redescendu Stephan !

Il finit son thé.

— C’était géant ! convient Eileen.

Roger acquiesce. Ils ont au moins ça. Il se lève pour uriner, laissant entrer une bouffée d’air glacial.

— Seigneur, ce qu’il fait froid ! Vous savez combien il fait ?

— Moins soixante, dehors.

— Ah. Ça se sent. La couverture nuageuse avait au moins un avantage.

Dehors, il fait encore nuit, et la paroi de la falaise hérissée de glace luit d’un éclat blanchâtre sous les étoiles.

— J’aime la façon dont vous menez cette expédition, dit Roger. Avec doigté, mais vous avez la situation bien en main.

Il referme le rabat de la tente et se réfugie dans son duvet.

— Encore un peu de thé ?

— Ah, ça oui !

— Allez, venez ici, vous vous réchaufferez plus vite, et je n’aurais rien contre un peu de chauffage central, moi aussi.

Roger opine du chef et roule son duvet à côté du sien en grelottant. Ils sont maintenant accoudés l’un près de l’autre, emboîtés comme des cuillères dans un tiroir.

Ils boivent leur thé en bavardant. Roger se réchauffe, arrête de frissonner. Le plaisir de sentir sa vessie vide, ou le contact de la femme. Ils finissent leur thé et somnolent un moment dans la chaleur. Ils ne remettent pas leur masque pour éviter de se rendormir trop profondément. « Les miroirs seront bientôt là. » « Ouais. » « Tenez, rapprochez-vous un peu. » Roger se souvient de l’époque où ils étaient amants, il y a si longtemps. Dans une autre vie. Elle était un oiseau des villes, à ce moment-là, et il rampait dans les canyons. Et maintenant… maintenant, il est bien, au chaud, tout contre elle, et il a une érection. Il se demande si elle peut le sentir à travers les deux épaisseurs de duvet. Probablement pas. Hmm. Il se rappelle tout à coup que la première fois qu’ils ont fait l’amour, c’était sous une tente. Il était allé se coucher, elle était entrée dans son minuscule compartiment, dans la tente commune, et elle l’avait sauté ! Ces souvenirs n’aident pas son érection à passer. Il se demande s’il pourrait faire quelque chose comme ça cette fois-ci. Ils sont vraiment collés l’un contre l’autre. Toute cette escalade ensemble. C’est Eileen qui compose les cordées, alors elle a dû aimer ça, elle aussi. Et grimper en équipe tient du couple de danseurs. Un ballet dans les rochers. Cette juxtaposition cinétique permanente, le contact physique avec la corde, a quelque chose de sensuel. C’est une relation physique indéniable. Évidemment, tout ça peut être vrai, et l’escalade rester néanmoins une relation profondément asexuée ; il y a assurément bien d’autres choses auxquelles penser. D’un autre côté…

Elle somnole à nouveau. Il la revoit en train de grimper au-dessus de lui. Les choses qu’elle lui a dites, les premiers soirs, quand il était tellement déprimé. Il y a vraiment du prof en elle.

Ces pensées font ressurgir des souvenirs du passé, de son échec professionnel. Pour la première fois depuis il ne saurait dire combien de jours, sa mémoire lui offre la parade habituelle du passé, le théâtre d’ombres fantomatiques. Comment pourrait-il un jour assumer une histoire aussi longue, aussi infructueuse ? Est-ce seulement possible ?

Miséricordieusement, la chaleur du thé, le seul fait d’être allongé ont raison de sa résistance, et il s’endort.


Le jour se lève. Le ciel est comme une feuille de vieux papier et le soleil pareil à une grosse pièce de bronze, très loin en dessous d’eux, à l’est. Le soleil ! Quelle merveille de revoir sa lumière ! Et des ombres ! Sous cet éclairage, la paroi a l’air encore plus en pente et donne l’impression de s’arrêter là. Eileen et Roger sont dans le camp du milieu. Après avoir transporté un chargement vers le camp d’en haut, ils suivent le trajet en zigzag de la corde le long des corniches étroites. La beauté de la paroi, la facilité de l’escalade, le soleil retrouvé, la conversation de l’aube, les plaines de Tharsis, loin en bas ; tout s’allie pour le plus grand plaisir de Roger. Il grimpe avec une énergie renouvelée, franchissant les corniches d’un bond, se régalant de la variété des formes que prend la roche – brute, fracturée, angulaire, aplanie. Comment imaginer qu’elle puisse revêtir une telle splendeur !

La paroi continue à reculer, tant et si bien qu’en haut d’une rampe ils se retrouvent au pied d’un amphithéâtre géant plein de neige. Et au-dessus de ce demi-bol blanc, il y a… le ciel. Ils sont manifestement au sommet de l’escarpement. En tout cas, il n’y a plus rien au-dessus que le ciel. Dougal et Marie s’apprêtent à partir à l’assaut, et Roger les rejoint. Eileen reste en arrière pour attendre les autres.


Les difficultés techniques de l’escalade sont derrière eux. Le bord supérieur de l’immense falaise a été meulé par l’érosion éolienne, sectionné en chicots séparés par des gorges. Ils sont debout au fond d’un grand bol coupé en deux ; en bas, la pente est d’une quarantaine de degrés et s’incurve vers une paroi finale qui est peut-être inclinée à soixante degrés. Mais le fond du bol est plein de coulures profondes de neige poudreuse, sèche et granuleuse, recouverte d’une couche dure, verglacée. Traverser tout ça n’est pas une mince affaire, et ils se relaient souvent en tête. Le premier de cordée crève la plaque dure, s’enfonce dans la poudreuse jusqu’aux genoux, parfois jusqu’à la taille, hausse le pied au-dessus de la plaque de verglas, la crève à nouveau et recommence, tout cela en montant. Ils lestent la corde avec des poids morts, des bouteilles d’oxygène vides, en l’occurrence, qui s’enfoncent profondément dans la neige. Roger prend la tête et se retrouve vite en sueur sous la chaleur du soleil. Chaque pas est un effort pire que le précédent à cause de l’angle croissant de la pente. Au bout de dix minutes, il cède la place à Marie. Vingt minutes plus tard, il se retrouve à nouveau en tête – les deux autres n’ont pas plus de résistance que lui. La raideur de la paroi finale leur procure en réalité un certain soulagement, parce que la couche de neige y est moins épaisse.

Ils s’arrêtent pour chausser leurs crampons et repartent. Ils adoptent un rythme régulier, lent. Coup de talon, un pas, coup de talon, un pas. La lumière éclatante brille sur la neige. Le goût de la sueur.

Lorsque c’est, pour la dixième fois, le tour de Roger d’ouvrir la marche, il constate qu’il est à un jet de pierre du haut de la paroi, et il décide de ne pas céder sa place. La neige est molle sous la couche de verglas, et il doit se pencher en avant, creuser un peu avec son piolet, nager vers la prise suivante, creuser encore, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il halète dans son masque à oxygène. Il est en nage dans sa tenue soudain trop chaude, mais il approche du but. Dougal est derrière lui. Il retrouve le rythme et s’y tient. Le rythme et rien d’autre. Vingt pas, une pause. Et ainsi de suite, sans trêve ni relâche. La sueur ruisselle le long de sa colonne vertébrale, même ses pieds vont finir par se réchauffer. Le soleil se reflète sur la neige en pente.

Il manque perdre l’équilibre en arrivant sur le plat. Ça lui fait l’effet d’une terrible erreur, comme s’il risquait de basculer de l’autre côté. Mais il est au bord d’un immense plateau qui s’élève, formant un vaste éventail conique, si vaste que c’en est incroyable. Il voit un rocher plat presque vierge de neige et s’en approche en titubant. Dougal est à côté de lui, il enlève son masque, le repousse sur le côté de son visage.

— On dirait que nous sommes arrivés en haut du mur ! dit-il, l’air surpris.

Roger éclate d’un rire un peu haletant.


Dans toutes les escalades de falaises, l’arrivée en haut est une expérience étrange. Après un mois de réalité verticale, l’immensité horizontale paraît extraordinaire, surtout ce plat neigeux qui s’étend comme un gigantesque éventail de chaque côté. La neige s’arrête au bord fracturé de la falaise, derrière eux, s’étend vers le haut, sur la douce pente de l’immensité conique qui se dresse là, devant eux. Ils n’ont pas de mal à croire qu’il s’agit là du plus grand volcan du système solaire.

— Je suppose que la partie difficile est terminée, dit Dougal d’un ton faussement détaché.

— Juste au moment où je commençais à m’échauffer, dit Roger, donnant le signal d’un grand éclat de rire.

Un plateau couvert de neige, jonché de roches noires et de grandes mesas. À l’est, le vide ; loin en dessous, les forêts de Tharsis. Au nord-ouest, une colline qui monte éternellement.


Marie arrive et esquisse une petite danse sur le rocher. Dougal retourne vers la paroi et redescend vers l’amphithéâtre chercher un autre chargement. Il ne reste plus grand-chose à transporter. Ils sont presque à court de vivres. Eileen les rejoint, et Roger lui serre la main. Elle laisse tomber son fardeau et lui donne une accolade digne d’un grizzly. Ils sortent de leurs paquets de quoi faire un repas froid et mangent tout en regardant Hans, Arthur et Stephan remonter du fond du bol. Dougal est déjà presque à leur niveau.


Lorsqu’ils sont tous arrivés en haut, en une petite cordée menée par Dougal, les réjouissances commencent pour de bon. Ils laissent tomber leur fardeau, s’embrassent, poussent des cris. Arthur court en rond comme s’il voulait tout voir en même temps et ne réussit qu’à s’étourdir. Roger ne se souvient pas de s’être jamais senti tout à fait comme ça.


— Notre cache est à quelques kilomètres au sud, dit Eileen après avoir regardé la carte. Si nous y arrivons ce soir, nous pourrons fêter ça au champagne.

Ils avancent en colonne dans la neige, en se relayant pour ouvrir la marche. C’est un plaisir d’avancer en terrain plat, et ils ont si bon moral qu’ils progressent à bonne allure. Plus tard, dans la journée – une journée de soleil complète, la première depuis qu’ils ont quitté le camp de base –, ils arrivent à leur cache, un étrange endroit plein de paquets emballés dans de la toile goudronnée, couverts de neige, et marqué par une chaussée de lave qui s’arrête à un kilomètre environ au-dessus de l’escarpement.

Dans le matériel, il y a une grande tente champignon. Ils la gonflent, entrent par le sas et s’avancent sur le sol de la tente pour la fête du soir. Soudain, ils sont dans un gigantesque champignon transparent, et ils rebondissent sur le sol pneumatique surélevé, transparent lui aussi, comme des enfants sur un lit de plumes. C’est luxueux, extravagant, enivrant. Des bouchons de champagne sautent et volent sous le dôme de cristal. Dans l’air chaud, ils sont très vite grisés, et ils se racontent combien l’escalade était merveilleuse, combien ils l’ont appréciée. L’inconfort, la fatigue, le froid, la détresse, le danger et la peur se dissipent déjà dans leur esprit, se muent en autre chose.


Le lendemain, Marie n’est pas si enthousiaste quant au reste de l’expédition.

— Ce n’est qu’une promenade sur une foutue colline. Et une longue marche, en plus !

— Comment voulez-vous descendre, sinon ? demande Eileen d’un ton acerbe. Vous voulez sauter ?

C’est vrai. Les dispositions qu’ils ont prises les obligent à escalader le cône du volcan. Il y a un chemin de fer qui descend du bord nord de la caldeira vers Tharsis et la civilisation. Elle utilise, en guise de rampe, l’une des grandes coulées de lave qui gomment l’escarpement au nord. Mais d’abord, il faut qu’ils arrivent au chemin de fer, et l’escalade du cône est probablement la façon la plus rapide et la plus intéressante d’y arriver.

— Vous pourriez redescendre toute seule, ajoute Eileen d’un ton sarcastique. La première descente en solo…

Marie, qui se ressent apparemment des effets du champagne de la veille, se contente de montrer les dents et s’éloigne pour s’amarrer dans l’un des harnais de la voiture. Leur nouvel assortiment de matériel est logé dans une voiture à roulettes qu’ils doivent tirer sur la pente. Pour des raisons de commodité, ils portent déjà les combinaisons spatiales dont ils auront besoin lorsqu’ils seront encore plus haut. Pendant leur ascension, ils vont sortir de la nouvelle atmosphère martienne, ou à peu près. Ils ont l’air bizarres dans leurs combinaisons vert métallisé et leurs casques transparents, se dit Roger. Ça lui rappelle l’époque où il guidait des groupes dans les canyons, alors que ce genre d’équipement était indispensable sur toute la surface de Mars. La possibilité de brancher la radio de leur casque sur la fréquence commune, le fait de se retrouver tous les sept ensemble, quatre tirant la voiture, trois marchant à leur guise devant ou derrière, tout cela fait de cette randonnée un événement plus social que l’escalade de la falaise. De l’escalade à la marche : la première journée est une retombée dans la banalité.


Sur le flanc sud, enneigé, du volcan, des signes de vie apparaissent partout. Des goraks leur tournent autour pendant la journée, à la recherche de déchets. Au crépuscule, des hiboules plongent autour de la tente comme des chauves-souris. Roger voit des marmottes sur les roches et les buttes volcaniques. Dans le système de rigoles qui sillonne le plateau, ils trouvent des pousses torturées de pins de Hokkaïdo, de pins asiatiques et de genévriers de Noctis. Arthur chasse deux mouflons de Dall aux grandes cornes enroulées et ils voient dans la neige des empreintes qui ressemblent à des traces d’ours. « Le yéti », dit Dougal. À la lueur des miroirs du crépuscule, ils repèrent une meute de loups des neiges qui se déploient sur la pente, à l’ouest. Stephan passe tout son temps libre au bord des nouvelles rigoles, à faire des croquis en regardant dans ses jumelles.

— Viens, Roger, je vais te montrer les ottarines que j’ai vues hier.

— Rien que des mutants, marmonne Roger, surtout pour embêter Stephan.

Mais Eileen surveille sa réaction, alors il hoche la tête d’un air dubitatif. Que peut-il dire ? Il suit Stephan vers la rigole pour observer la vie sauvage. Eileen le regarde en riant, mais des yeux seulement, affectueusement.


Toujours plus loin, toujours plus haut, sur l’immense colline. C’est une pente à six pour cent, très régulière, et lisse, en dehors des rigoles, d’une bosse de lave ou d’un petit cratère occasionnel. En dessous d’eux, à l’endroit où le plateau se rompt pour devenir la falaise, le bouclier est marqué par des mesas de belle taille – caractéristiques, leur explique Hans, de la tension qui a fracturé le bouclier. Au-dessus d’eux, la forme conique de l’immense volcan est nettement visible. L’interminable colline qu’ils gravissent monte en pente douce, régulière, et très loin, en haut, ils voient le large sommet aplati. Ils ont encore du chemin à faire. Il est facile de louvoyer entre les rigoles, et l’esthétique de la marche, son seul point d’intérêt technique, devient de savoir quelle distance ils peuvent parcourir tous les jours. Il y a deux cent cinquante kilomètres, de l’escarpement au bord du cratère. Ils tentent de faire vingt-cinq kilomètres par jour, et en font parfois trente. C’est bizarre d’avoir si chaud après le froid intense de l’escalade de la falaise. Les combinaisons spatiales et la tente champignon créent une rupture nette avec l’environnement.

Ça leur fait aussi tout drôle de marcher en groupe. La fréquence commune est le théâtre d’une conversation continue, sur laquelle on peut se brancher à sa guise. Même quand il n’a pas envie de parler, Roger trouve distrayant de suivre les échanges. Hans parle de l’aréologie du volcan et discute avec Stephan de l’ingénierie génétique qui a permis à la vie sauvage d’exister dans cet endroit. Arthur indique des caractéristiques du paysage qui auraient pu échapper aux autres. Eileen et Roger rigolent et ajoutent un commentaire de temps en temps. Même Dougal se connecte sur la fréquence vers le milieu de l’après-midi et fait preuve d’un esprit alerte, incitant Arthur à faire découverte sur découverte.

— Regardez là-bas, Arthur, c’est un yéti !

— Noon ? Vous voulez rire ! Où ça ?

— Là-bas, derrière cette roche.

Derrière la roche, il y a Stephan, qui se soulage.

— N’approchez pas, vous autres !

— Sale menteur, dit Arthur.

— Il a dû glisser. Je crois qu’il était pourchassé par un renard de Weddell.

— Vous vous moquez de moi, là !

— Oui.


— Passons sur un canal privé, fait Eileen. Je ne vous entends pas, avec tous les autres.

— D’accord. Canal 33.

— Pourquoi celui-là ?

— Ah…

C’était il y a longtemps, mais c’est le genre de choses bizarres qui restent gravées dans sa mémoire.

— Ça devait être notre canal privé, lors de notre première randonnée ensemble.

Elle a un petit rire. Ils passent l’après-midi à la traîne derrière les autres, à bavarder.


Un matin, Roger se réveille tôt, juste après les miroirs de l’aube. Les rayons horizontaux, atténués, des quatre soleils du parhélie éclairent leur tente. Roger tourne la tête, regarde sous son oreiller, à travers le fond transparent, le mince sol qui couvre la roche, quelques mètres plus bas. Il se redresse. Le tapis de sol s’enfonce un peu sous son poids, comme un matelas d’eau. Il s’avance doucement sur le plastique souple, pour ne pas réveiller les autres qui dorment à l’endroit où le toit rencontre les lamelles du sol. La tente ressemble vraiment à un gros champignon transparent. Roger descend les marches transparentes pratiquées dans le pied et va aux toilettes, qui se trouvent dans ce qui serait la bague du champignon. En ressortant il tombe sur Eileen, encore à moitié endormie, qui se lave dans la petite cabine située près du compresseur et du régulateur d’air comprimé.

— Bonjour, dit-elle. Vous voulez bien me frotter le dos ?

Elle lui tend l’éponge, se retourne. Il frotte vigoureusement les muscles tendus de son dos, éprouve une pulsion d’intérêt sensuel. Cette chute de reins… Magnifique.

Elle regarde par-dessus son épaule.

— Ça va, je dois être propre, maintenant.

— Ah. Oui, probablement, dit-il avec un sourire en lui rendant l’éponge. Je vais faire un tour avant le petit déjeuner.

Roger s’habille, franchit le sas, s’aventure vers le haut de la prairie dans laquelle ils campent : une prairie surarctique, couverte de mousses et de lichens, jonchée d’edelweiss et de saxifrages mutants, le tout recouvert d’un léger manteau de givre blanc, étincelant, qui craque sous les bottes à chaque pas.

Un mouvement attire le regard de Roger et il s’arrête pour observer un lapin-souris à la fourrure blanche qui ramène dans son terrier une racine arrachée. Il y a un éclair, un vacillement, et un pinson des neiges se pose devant l’entrée du terrier. Le petit lapin lève la tête, regarde le pinson, passe devant lui avec son fardeau. Le pinson fait ce que font tous les oiseaux, la tête allant instantanément d’une position à l’autre, puis s’immobilisant. Il suit le lapin dans son trou. Roger en avait entendu parler, mais c’est la première fois qu’il voit ça. Le lapin ressort à la recherche de nourriture. Le pinson réapparaît, la tête pivotant d’une position à l’autre, un vacillement fugitif, et il regarde Roger. Il vole par-dessus le lapin qui détale, plonge dessus en piqué, repart. Le lapin a disparu dans un autre trou.

Roger traverse le torrent de glace de la prairie, remonte sur l’autre rive. Là, à côté d’un rocher qui lui arrive à peu près à la taille, il y a une drôle de masse d’un blanc pur, avec une sphère blanche au centre. Il se penche pour regarder ça de plus près. Passe un doigt ganté à la surface. Une sorte de glace, apparemment. D’une forme inhabituelle.

Le soleil se lève et un torrent de lumière jaune inonde le paysage. Le demi-globe de glace d’un blanc jaunâtre, à ses pieds, a l’air visqueux. Il frémit. Roger recule. La boule de glace se détache de la paroi rocheuse, se fend au milieu. Un bec émerge, écarte les deux moitiés. Une petite tête bouge à l’intérieur. Des plumes bleues, un long bec noir, incurvé, de petits yeux noirs comme du jais. « Un œuf ? » demande Roger tout haut. Mais les deux moitiés de la coquille sont de la glace, c’est une certitude – il la fait fondre entre ses doigts gantés, il sent le froid. L’oiseau – enfin, un oiseau qui aurait de la fourrure sur les pattes et sur le bréchet, de petits moignons d’ailes et un bec garni de crocs – sort en titubant de sa bulle de glace et s’ébroue comme un chien qui sort de l’eau, bien qu’il ait l’air sec. La glace sert apparemment d’isolant, de nid pour la nuit, ou plutôt pour l’hiver. Ça doit être ça. Une boule de bave, ou Dieu sait quoi, murant l’ouverture d’un creux dans la roche. Roger, qui n’avait pas idée que ce genre de chose puisse exister, regarde, bouche bée, l’espèce d’oiseau faire quelques pas en courant et s’éloigner en dérapant.

Une nouvelle créature marche à la surface de Mars la Verte.


Cet après-midi-là, ils sortent du domaine de la prairie surarctique. La roche est nue, il n’y a plus une fleur, plus un animal. Plus rien, que des fissures dans lesquelles s’efforcent de survivre des mousses et de grandes plaques de lichen otoo. Ils ont parfois l’impression de marcher sur un mince tapis tacheté comme le jaspe orbiculaire, jaune, vert, rouge et noir, qui s’étend à perte de vue dans toutes les directions, un tapis incrusté de givre le matin, un peu humide au soleil de la mi-journée, un tapis dingue, multicolore.

— Stupéfiant, murmure Hans en le palpant du bout du doigt.

— La moitié de notre oxygène est produite par cette merveilleuse symbiose…

Quand ils s’arrêtent, à la fin de l’après-midi, ils gonflent la tente et l’amarrent à des blocs de pierre. Hans saute par le sas en agitant son kit atmosphérique et en faisant des bonds.

— Écoutez, dit-il, je viens de contacter la station radio, qui me l’a confirmé : il y a un système de hautes pressions au-dessus de nous en ce moment. Nous sommes à quatorze mille mètres au-dessus du niveau moyen, mais la pression barométrique est de trois cent cinquante millibars parce qu’une grosse masse d’air se déplace au-dessus du flanc du volcan cette semaine. Vous comprenez ce que ça veut dire ? demande-il, voyant que les autres le regardent en ouvrant de grands yeux ahuris.

— Non ! répondent trois voix, en chœur.

— Une zone de haute pression, répète Roger, inutilement.

— Eh bien, reprend Hans, un peu confus d’être au centre de l’attention générale, ça suffit pour respirer ! Juste assez, mais ça suffit, je vous assure. Et ça, personne ne l’a jamais fait auparavant – à cette altitude, je veux dire. Respirer à l’air libre, l’air martien !

— Vous voulez rire !

— Nous allons établir un nouveau record d’altitude ici et maintenant ! En tout cas, c’est ce que je me propose de faire, et j’invite ceux qui le souhaitent à en faire autant.

— Attendez une minute ! dit Eileen.

Mais chacun a envie de tenter l’expérience.

— Attendez une minute ! répète Eileen. Écoutez-moi, pour l’amour du Ciel ! Je n’ai pas envie que tout le monde enlève son casque et tombe raide mort. On me retirerait ma licence ! Nous allons faire ça selon les règles. Et vous, reprend-elle en tendant un index accusateur vers Stephan, je vous interdis de faire ça. Pas question.

Stephan proteste hautement et longuement, mais Eileen reste intraitable, et Hans l’approuve.

— Le choc pourrait provoquer une nouvelle crise d’œdème, c’est certain. Nous n’avons pas intérêt, d’ailleurs, à prolonger nous-mêmes l’expérience. Mais pendant quelques minutes, ça devrait aller. Prenez seulement la précaution de respirer à travers le filtre de votre masque pour réchauffer l’air.

— Vous pourrez nous surveiller et nous sauver si nous tombons raide mort, dit Roger à Stephan.

— Et merde ! répond Stephan. Allez-y, je vous regarde faire.


Tout le monde se regroupe juste sous la coupole de la tente, où Stephan peut théoriquement les tirer dans le sas en cas de besoin. Hans vérifie une dernière fois son baromètre, opine du chef. Ils sont plus ou moins en cercle, tournés vers l’intérieur. Chacun commence à déverrouiller son casque.

Roger est le premier à ouvrir le sien. Il a été guide de canyon pendant des années ; il lui en reste de petits automatismes comme ça. Il soulève son casque, le pose par terre. Le froid lui étreint la tête, fait battre le sang à ses tempes, lui enserre le crâne comme un étau pulsatile. Il avale une goulée d’air : de la glace sèche. Il réprime l’envie de respirer plus vite, craignant de s’abîmer les poumons en les glaçant trop vite. Veiller à respirer régulièrement, se dit-il. Inspirer. Expirer. Inspirer. Expirer. Dougal a un filtre sur la bouche, mais Roger voit bien qu’il a un sourire hilare. C’est drôle comme le haut du visage révèle le sourire. Roger a les yeux qui le brûlent, la poitrine glacée de l’intérieur. Il inspire l’air glacial et tous ses sens sont exacerbés. Le contour du moindre gravillon, à un kilomètre de là, est net et distinct. Des milliers de contours.

— C’est comme si on respirait du protoxyde d’azote ! s’écrie Arthur d’une petite voix de fausset.

Il hurle comme un gamin, émettant des sons étranges, lointains. Roger tourne en rond, sur un patchwork de lave couleur de rouille et de plaques de lichen aux teintes gaies. Une conscience intense du processus de respiration semble le connecter à tout ce qu’il voit. Il se fait l’impression d’être un lichen à la forme étrange, avide d’air comme tout le reste. Un amas de roches, luisant sous le soleil.

— Faisons un cairn, suggère-t-il à Dougal, d’une voix qui sonne faux, il ne saurait dire pourquoi.

Ils vont lentement de pierre en pierre, en font un tas. L’intérieur de sa poitrine est parfaitement défini par chacune de ses enivrantes inspirations. D’autres regardent partout, les yeux brillants, hument, absorbés par leurs propres perceptions. Roger voit ses mains filer dans le vide, voit la chair rose du visage palpitant de Dougal, pareille aux fleurs de silène. Chaque pierre est un bout de Mars, il a l’impression non de marcher mais de flotter, il croit voir le volcan grandir, grandir, grandir. Finalement, il le voit tel qu’il est en réalité. Stephan passe entre eux en souriant derrière la visière de son casque, les deux mains en l’air : ça fait dix minutes. Le cairn n’est pas encore fini, mais ils pourront s’y remettre demain.

— Ce soir, je vais faire un message dans une boîte pour mettre dedans ! annonce joyeusement Dougal d’une voix sifflante. Nous pourrons tous le signer.

Stephan commence à les rassembler comme un chien de berger.

— Incroyable, ce froid ! dit Roger en regardant autour de lui comme s’il voyait pour la première fois.

Les deux derniers à rentrer sont Dougal et lui. Ils se serrent la main.

— Plutôt ravigotant, hein ?

Roger hoche la tête.

— Très frais, cet air.

— Mais l’air n’est qu’une partie du tout. Une partie du monde, pas de la planète. Exact ?

— Exact, convient Roger en regardant la pente infinie de la montagne à travers la paroi de la tente.


Ce soir-là, ils refêtent ça au champagne. La soirée devient de plus en plus dingue et ils disent de plus en plus de bêtises. Marie essaie d’escalader la paroi intérieure de la tente en prenant le matériau souple à pleines mains, et retombe régulièrement par terre. Dougal jongle avec des bottes. Arthur défie tout le monde au bras de fer et gagne si vite qu’ils décident qu’il doit avoir un « truc » et lui dénient ses victoires. Roger raconte des blagues sur le gouvernement (« combien faut-il de ministres pour verser une tasse de café ? ») et improvise un jeu aussi interminable qu’animé avec des cuillères. Il fait équipe avec Eileen, et en plongeant sur des cuillères, ils tombent l’un sur l’autre. Après, ils se mettent à chanter en rond autour du réchaud, et elle s’assied à côté de lui. Leurs cuisses et leurs épaules sont collées l’une à l’autre. Des trucs de gosses, familiers, confortables, même pour ceux qui ne se souviennent pas de leur enfance.

C’est ainsi que cette nuit-là, quand tout le monde a regagné sa niche sur le pourtour de la tente, Roger a la tête pleine d’Eileen. Il se souvient qu’il lui a frotté le dos, le matin même. Il la revoit jouer, ce soir. Il repense à l’escalade dans la tempête. Aux longues nuits passées ensemble, sous les abris de toile. Et une fois de plus le passé lui revient en mémoire – sa mémoire stupide, incontrôlable, lui ramène des images d’une époque si lointaine que ça ne devrait plus compter… et pourtant. C’était vers la fin de la randonnée, cette fois-là aussi. Elle s’était glissée dans son réduit et l’avait sauté ! Les minces panneaux qui leur permettaient de s’isoler ne leur offraient pas l’intimité dont ils disposent ici. La tente est vaste, le régulateur d’air fait beaucoup de bruit, les sept lits sont éloignés les uns des autres et séparés par des cloisons – transparentes, c’est vrai, mais il fait tellement noir… Le sol souple (si confortable que Marie dit le trouver inconfortable) s’enfonce chaque fois qu’il se retourne, sans un son, et le mouvement ne s’étend pas à plus de quelques mètres. Bref, il pourrait ramper silencieusement jusqu’à son lit, la rejoindre comme elle l’a jadis rejoint, et personne ne le saurait. Lui rendre la monnaie de sa pièce ne serait que justice, non ? Même trois cents ans plus tard… Il ne reste plus beaucoup de temps avant la fin de cette randonnée et, comme on dit, la chance sourit aux audacieux…

Il s’apprête à bouger quand, tout d’un coup, Eileen est là, à côté de lui, et lui secoue le bras.

— J’ai une idée, lui murmure-t-elle à l’oreille.


Et après, pour le taquiner :

— Peut-être que je me souviens de toi, après tout.


Ils continuent à monter, dans la zone rocheuse. Plus d’animaux ni de plantes. Même pas un insecte. Pas de neige. Ils sont au-dessus de tout ça, si haut sur le cône du volcan qu’il devient difficile de voir l’endroit où l’escarpement tombe dans la forêt. Deux cents kilomètres derrière eux, quinze kilomètres en contrebas, on devine le bord de la falaise au fait que le large anneau de neige s’arrête là. En se réveillant, un matin, ils voient une couche de nuages, quelques kilomètres plus bas, qui obscurcit la planète, en dessous. Ils sont au bord d’une immense île conique, dans une mer de nuages encore plus vaste : les nuées forment un océan agité de vagues blanches, le volcan est une grosse pierre couleur de rouille, le ciel un dôme violet sombre, bas, tout cela à une échelle telle que l’esprit a peine à l’envisager. À l’est, surgissant de la mer de nuages, trois larges pics – un archipel –, les trois volcans de Tharsis régulièrement espacés, les princes du roi Olympus. Ces volcans, à quinze cents kilomètres de là, leur donnent un petit aperçu de l’immensité visible…

La roche à cette altitude est légèrement marbrée, si bien qu’on dirait une plaine de muscles pétrifiés. Les petits cailloux, les roches isolées revêtent une présence inquiétante, comme si c’étaient des débris semés par les dieux de l’Olympe. Hans est à la traîne parce qu’il inspecte ces roches. Un jour, ils trouvent une sorte de tertre qui serpente vers le haut de la montagne comme un esker ou une voie romaine ; Hans explique que c’était un fleuve de lave plus dure que le basalte environnant, qui s’est érodé, mettant cette veine au jour. Ils s’en servent comme d’une chaussée surélevée et la suivent pendant toute une journée.

Roger prend le rythme, presse l’allure, laissant la voiture et les autres en arrière. En casque et combinaison, sur la face sans vie de Mars : des siècles de souvenirs l’envahissent, il s’aperçoit qu’il a la respiration inégale, encombrée. C’est mon pays, se dit-il. C’est le paysage transcendant de mon jeune âge. Il est encore là. Rien ne peut le détruire. Il sera toujours là. Il se rend compte qu’il a presque oublié, non à quoi il ressemblait mais l’effet que ça lui faisait d’être dans cette nature sauvage. Cette pensée est une épine dans son exaltation qui va croissant à chaque pas. Stephan et Eileen le suivent. Les autres tirent la voiture, ce jour-là. Roger les remarque et fronce les sourcils. Je ne veux pas en parler, se dit-il. Je veux être seul là-dedans.

Mais Stephan le rejoint, l’air subjugué par cette masse de roche désolée, ce monde de pierre et de ciel. Roger ne peut retenir un sourire.

Et Eileen est contente de marcher à côté de lui, tout simplement.

Mais le lendemain, lorsqu’ils sont tous deux harnachés et tirent la voiture, Stephan s’approche de lui et dit :

— D’accord, Roger, je comprends que tu aimes ça. C’est sublime, vraiment. Et tout à fait le genre de sublime que nous aimons : un paysage pur, un endroit pur. Mais…

Il fait quelques pas en silence. Roger et Eileen attendent qu’il continue, marchant à son rythme.

— Mais il y a de la vie sur Mars. Et tu n’as pas besoin que tout soit comme ça, il me semble. Mars sera toujours là. L’atmosphère ne montera jamais aussi haut, alors tu auras toujours ça. Et le monde en bas, avec toute cette vie qui grouille partout… c’est magnifique.

Le magnifique et le sublime, se dit Roger. Autre dualité.

— Et peut-être que nous avons plus besoin de magnifique que de sublime, non ?

Ils continuent à tirer la voiture. Eileen regarde Roger qui ne dit rien. Il ne sait pas quoi dire. Elle sourit.

— Si Mars peut changer, toi aussi, non ?


— Cette intense concentration, ce resserrement de soi sur soi au cœur de ces impitoyables immensités, mon Dieu ! qui peut les dire ?


Cette nuit-là, c’est Roger qui va trouver Eileen, et il lui fait l’amour avec une urgence particulière. Quand c’est fini, il s’aperçoit qu’il a les larmes aux yeux, il ne sait pas pourquoi. Elle lui serre la tête contre sa poitrine, jusqu’à ce qu’il bouge, se retourne et s’endorme.


Le lendemain après-midi, après avoir passé la journée à gravir une colline dont la pente s’adoucit constamment, qui donne toujours l’impression qu’elle va surgir au-dessus de l’horizon, devant eux, ils se retrouvent en terrain plat. Plus qu’une heure de marche, et ils seront à la limite de la caldeira. Ils ont escaladé Olympus Mons.


Ils plongent le regard dans la caldeira. C’est une immense plaine brune, entourée de murailles circulaires. À l’intérieur, des falaises formant des anneaux concentriques, plus petits, tombent vers les cratères effondrés, puis forment dans la plaine circulaire des dépressions rondes, en terrasses, qui empiètent les unes sur les autres. Le ciel, au-dessus d’eux, est presque noir. Ils voient les étoiles, et Jupiter. Cette étoile du soir, tout là-haut, est peut-être la Terre. L’anneau bleu, épais, de l’atmosphère commence en réalité en dessous d’eux, de sorte qu’ils sont sur une grande île au milieu d’une ceinture bleue, surmontée par un dôme de ciel noir. Le ciel, la caldeira, la désolation de pierre circulaire. Un million de bruns, de rouilles, de beiges, de rouges. La planète Mars.

Sur le bord, non loin de là, se dressent les ruines d’une lamaserie bouddhiste tibétaine. Quand Roger voit ça, il en reste bouche bée. Il semble que la structure principale, de couleur brune, ait été une pierre plus ou moins cubique, de la taille d’une grosse maison, sculptée, évidée jusqu’à ce qu’elle comporte plus d’air que de pierre. Lorsqu’elle était occupée, elle devait être hermétiquement scellée, les portes et les fenêtres munies de sas. Maintenant, il n’y a plus de fenêtres. Les murs des bâtiments adossés à la structure principale sont branlants, le toit s’est effondré, offrant l’intérieur au ciel noir. Un mur de pierre à hauteur de poitrine part des bâtiments extérieurs et longe le bord. Des moulins à prière multicolores et des fanions sont accrochés à des sortes de piques. Le léger contact de la stratosphère fait lentement tourner les moulins tandis que les drapeaux pendent mollement.


— La caldeira est aussi vaste que le Luxembourg.

— Vous voulez rire !

— Non, non.


Pour finir, même Marie est impressionnée. Elle s’approche du mur de prière, effleure un moulin à prière d’une main. Regarde dans la caldeira et, de temps en temps, fait tourner le moulin, distraitement.

— Un spectacle ravigotant, hein ?


Il leur faudra quelques jours pour faire le tour de la caldeira jusqu’à la gare. Ils dressent le campement près de la lamaserie abandonnée, et un gros champignon de plastique transparent, plein d’objets multicolores, rejoint la masse de pierre brune.

Les grimpeurs se promènent dans la fin de l’après-midi en parlant tranquillement des roches, ou de la vue dans la caldeira plongée dans l’ombre. Les parois annulaires intérieures paraissent propices à l’escalade en plusieurs endroits.

Le soleil est sur le point de descendre derrière le bord, à l’ouest, et de grandes colonnes de lumière poignardent le ciel indigo, en dessous, plongeant le sommet de la montagne dans une lumière indirecte, inquiétante. Les voix, sur la fréquence commune, sont ravies, calmes, et laissent place au silence.


Une pression sur la main d’Eileen, et Roger s’éloigne tout seul. Le sol est noir, la roche fissurée en un million de morceaux, comme si les dieux lui donnaient des coups de boutoir depuis des millénaires. Rien que de la pierre. Il coupe la fréquence commune. Le soleil va bientôt se coucher. De grands javelots de lumière lavande percent l’infini violet, sur les côtés. Tout là-haut, les étoiles brillent dans le noir. Les ombres s’étendent jusqu’à l’infini. La pièce de bronze brillante qu’est le soleil devient énorme, obèse, ralentit sa descente. Roger fait le tour de la lamaserie. Les murs ouest qui reçoivent les derniers rayons du soleil projettent une lueur orange, chaude, sur le sol et les bâtiments latéraux en ruine. Roger donne de petits coups de pied à la base du mur de prière, replace une pierre tombée. Les moulins à prière tournent toujours – une sorte de bois léger, se dit-il, des cylindres taillés, ornés de grands yeux noirs et de lettres cursives. La peinture, blanc, rouge, jaune, est écaillée. Roger regarde deux yeux orientaux stoïques, imprime une légère rotation à un moulin, éprouve un léger vertige. Le monde partout. Même ici. Le soleil aplati se pose sur le bord, de l’autre côté de la caldeira, à l’ouest. Un petit coup de vent soulève une longue bannière, la fait lentement onduler dans l’air orange vif. « Tout est bien ! » dit Roger, à haute voix. Il imprime au moulin une forte poussée, la dernière, et s’éloigne en décrivant des cercles, comme en proie à un vertige, essaie de tout englober en même temps. « Très bien, très bien ! J’y renonce. J’accepte. »

Il essuie la poussière rouge sur la visière de son casque et repense à l’espèce de petit oiseau qui se libérait à coups de bec de sa gangue de glace. Une nouvelle créature marche à la surface de Mars la Verte.

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