Ce qui compte

Peter Clayborne s’occupa longtemps d’hydrologie. Sa coop s’appelait la Redistribution de l’Aquifère Noachien, ou RAN. Il l’avait rejointe parce qu’il s’intéressait à leurs travaux en tant qu’écologiste, et parce qu’il s’intéressait aussi beaucoup, à l’époque, à une femme qui était dans la coop depuis son adolescence. Son ancienneté provoqua, d’ailleurs, des problèmes dans leur relation, par la suite, même s’il est clair que c’était plutôt un symptôme qu’une cause. À part ça, elle leur valut certains des avantages classiques que l’on peut résumer par la formule « payer, bien dire et laisser faire », mais les intérêts de chacun dans l’organisation étaient plus ou moins les mêmes. Les membres potentiels étaient sélectionnés par un comité, et les candidats devaient parfois patienter sur une liste d’attente si les effectifs de la coop étaient stables. Peter avait dû attendre quatre ans que les départs en retraite, ou les départs tout court, et quelques décès accidentels, lui offrent une opportunité. Après cela, lorsqu’il fut membre de la coop, comme tous les autres, il travailla vingt heures par semaine, et vota chaque fois qu’on lui demandait son avis sur la politique d’entrée, en échange de quoi il recevait un revenu et une couverture sociale. L’échelle de salaire couvrait tout l’éventail légal, basé sur le temps de travail, l’ancienneté, la contribution au rendement et à la productivité. Il commença à vingt pour cent du maxi, comme tout le monde, et découvrit que ça suffisait à ses besoins. Certaines années, il redescendait au salaire minimum, qui lui permettait de s’en sortir quand il travaillait comme pendant ses congés, qui étaient de six mois par année martienne. C’était la belle vie.

Mais ils s’éloignèrent lentement l’un de l’autre, sa compagne et lui, et ils finirent par rompre. Ce n’était pas l’idée de Peter. Après ça, il prit une série de congés sabbatiques pendant lesquels il fit différentes choses, loin d’Argyre et de la RAN. Il effectua un mandat à la douma, à Mangala ; il vécut dans une ville flottante de la mer du Nord. Il planta des vergers sur Lunae Planitia. Partout, il était hanté par le souvenir de sa compagne de la RAN.

Et puis le temps passa, comme tout passe. Ce n’était pas l’oubli ; plutôt une sorte d’usure, d’engourdissement. On regarde le passé par le mauvais bout de la lorgnette, se dit-il un jour. Tout ce qu’on voit finit par devenir trop petit pour continuer à nous faire mal, et voilà.

C’était par un de ces froids printemps comme il y en a dans le Nord, avec les vergers qui bourgeonnaient et fleurissaient tout autour de lui, à perte de vue. Soudain, il se sentit libéré du passé, lancé dans une nouvelle vie. Il décida de faire une randonnée à laquelle il pensait depuis longtemps, le long de la lèvre sud des grands canyons de Marineris : Ius, Melas, Coprates et Éos. Cette fameuse longue marche devait marquer une date, pour lui. La célébration de son passage dans une nouvelle existence. Après, il retournerait à Argyre et à la RAN, et il déciderait s’il pouvait, ou non, continuer à y vivre et à y travailler.

Vers la fin de l’expédition, qui se révéla être une dure marche à travers des congères de neige, même si la vue dans les canyons était superbe, évidemment, il arriva à une sorte de chalet suisse situé juste au bord de Coprates Chasma, au niveau de la Dover Gate. Comme la plupart des chalets suisses, c’était en réalité un grand hôtel-restaurant de pierre, avec une terrasse donnant sur le canyon assez grande pour accueillir des centaines de personnes. La bâtisse était toute seule au milieu du désert, loin des routes ou des pistes, mais ce soir-là, elle était quand même pleine de monde – des randonneurs, des alpinistes, des gens qui faisaient du deltaplane – et la terrasse était bondée.

Peter traversa la foule et s’approcha de la rambarde ornée de drapeaux, pour jeter un coup d’œil en contrebas. Juste en dessous de l’hôtel, le canyon se rétrécissait, et la cicatrice de l’antique déluge marquait le fond, d’une paroi à l’autre. Dans la partie la plus basse du canyon subsistait un glacier grisâtre, couvert de caillasse, creusé de trous formés par l’érosion, de mares d’eau fondue et de séracs éboulés. La paroi opposée dressait sa masse imposante et stratifiée par-delà la formidable masse d’air qui étincelait et trémulait dans la lumière de la fin de l’après-midi. Et le chalet était là, tout seul, tout petit, perché au bord du monde.

Il y avait encore plus de monde au restaurant que sur la terrasse, si bien que Peter ressortit. Ça lui était égal d’attendre. Les derniers rayons du soleil faisaient flamboyer les nuages, au-dessus d’eux, les métamorphosaient en masses bouillonnantes de verre filé rose. Personne ne faisait attention à l’observateur solitaire planté devant la rambarde. En fait, ils étaient plusieurs à faire comme lui.

Un peu avant le coucher du soleil il se mit à faire froid, mais les gens qui venaient se promener dans le coin n’étaient pas frileux, et ils étaient habillés en conséquence, si bien que les tables en terrasse étaient toujours occupées. Pour finir, Peter alla trouver le garçon afin de se faire inscrire sur la liste d’attente. Le type lui indiqua alors, juste au bord de la rambarde, vers le bout de la terrasse, une table de deux qui était occupée par un homme seul.

— Vous voulez que je lui demande s’il veut bien de vous ?

— Bien sûr, répondit Peter. Si ça ne l’ennuie pas.

Le garçon alla se renseigner auprès de l’homme et fit signe à Peter d’approcher.

— Merci, dit Peter en s’asseyant, l’homme le saluant d’un hochement de tête.

— Aucun problème.

Il réchauffait une chope de bière entre ses mains. Puis son plat arriva, et il eut un geste d’excuse.

— Je vous en prie, fit Peter en regardant ce que l’homme avait choisi.

Une sorte de fricassée, du pain, de la salade. Il fit signe au garçon qui passait, indiqua le menu et commanda aussi un verre de vin, le zinfandel local.

L’homme n’avait apparemment rien à lire, Peter non plus. Ils regardèrent les nuages qui filaient dans le ciel, le canyon en dessous, la grande paroi disloquée, de l’autre côté, et les ombres qui couraient vers l’horizon, à l’est, faisant ressortir la moindre anfractuosité, l’angularité du relief.

— Quelles textures, risqua Peter, qui était sevré de conversation depuis longtemps.

— D’ici, on voit bien que la gorge de Brighton est vraiment profonde, acquiesça l’homme. C’est moins visible de tous les autres points de vue.

— Vous l’avez escaladée ?

L’homme acquiesça.

— C’est de la montagne à vaches, en fait. Partout, maintenant, si vous suivez les échelles, ce que font la plupart des gens.

— Ça doit être amusant.

— Oui, quand on est dans un groupe amusant, répondit l’homme en plissant les paupières.

— Vous l’avez fait souvent ?

Il mâcha, avala.

— En tant que guide, fit-il après une nouvelle bouchée. Je guide des groupes dans la région des canyons. Des treks, de la varappe, du canyoning.

— Je vois. Ça doit être bien.

— Ce n’est pas mal. Et vous ?

— La Redistribution de l’Aquifère Noachien. Une coop d’Argyre. Je suis en congé, là, mais j’y retourne.

L’homme hocha la tête, lui tendit la main, la bouche pleine.

— Peter Clayborne, dit-il en serrant la main tendue.

L’homme ouvrit de grands yeux, avala ce qu’il avait dans la bouche.

— Roger Clayborne.

— Tiens ! Joli nom. Ravi de faire votre connaissance.

— Moi aussi. C’est rare de rencontrer des Clayborne.

— En effet.

— Vous êtes de la famille d’Ann Clayborne ?

— C’est ma mère.

— Oh ! je ne savais pas qu’elle avait eu des enfants.

— Je suis le seul. Vous la connaissez ?

— Non, non. Juste de nom. Nous ne sommes pas de la même famille, ou du moins je ne crois pas. Mes parents sont venus avec la deuxième vague, d’Angleterre.

— Je vois. Enfin, nous sommes sûrement cousins quand même. De lointains cousins.

— Sûrement. Issus du premier Clayborne.

— Un potier, sans doute, ou quelque chose comme ça.

— Peut-être. Vous écrivez votre nom avec un i ou un y ?

— Un y.

— Moi aussi. J’ai un ami qui l’écrit avec un i.

— Alors ce n’est pas un cousin.

— Ou alors, à la mode de Bretagne.

— Possible.

— Il y a un e à la fin ?

— Oui, oui. Bien sûr.

— Chez moi aussi.

Le garçon apporta le plat de Peter. Peter mangea, et comme Roger avait fini et sirotait une grappa, il lui posa des questions sur lui.

— Je suis guide, répéta l’homme avec un haussement d’épaules.

Ça l’avait pris quand il était jeune, dit-il, quand la planète était brute de décoffrage, et ça ne lui avait jamais passé.

— J’aime montrer mes endroits préférés. Leur faire voir comme c’était beau.

Ça l’avait amené à faire partie de divers groupes Rouges, bien qu’il n’ait pas l’air opposé au terraforming, comme la mère de Peter. Il haussa les épaules quand Peter lui posa la question.

— C’est plus sûr, maintenant qu’on a une atmosphère. Et de l’eau tout autour. Enfin, plus sûr par certains côtés, mais par d’autres… Les falaises s’éboulent sur les gens. J’ai essayé d’empêcher l’inondation des canyons, parce que l’eau sature les parois et provoque des éboulements. Nous avons remporté un certain succès, au début. Le barrage de Ganges, qui empêche la mer du Nord d’entrer dans le canyon, c’était nous. Et la suppression du barrage de Noctis…

— Je ne savais pas qu’on l’avait supprimé.

— Eh si. Enfin, c’est tout ce que j’ai pu faire pour la cause Rouge. Je m’y serais bien plus investi, mais… bah, je ne l’ai pas fait. Et vous ?

Peter repoussa son écuelle, but un peu d’eau.

— Disons que je suis un Vert.

Roger haussa les sourcils, mais ne fit pas de commentaire.

— Ann n’est pas d’accord, évidemment. Ça a causé des problèmes entre nous. Mais j’ai passé toute mon enfance enfermé. Je ne me lasserai jamais d’être dehors.

— Vous n’aimiez pas les combinaisons.

— Oh non, alors ! Vous aimiez ça, vous ?

Roger haussa les épaules.

— Je m’en accommodais. Je trouvais qu’on était tranquille, dedans. Même si maintenant j’apprécie de sentir le vent sur mon visage. Mais le paysage primitif avait quelque chose de… (Il secoua la tête, incapable d’exprimer sa pensée.) Tout ça a disparu, maintenant.

— Vraiment ? Pour moi, c’est toujours aussi sauvage, dit-il en indiquant le paysage au-dessus de la rambarde, où l’on voyait maintenant des draperies de neige éclairées par le soleil tomber de la partie inférieure d’un gros nuage noir.

— Enfin, sauvage… Tout dépend de ce qu’on entend par là. Quand j’ai commencé à guider des groupes, là, on aurait pu dire que c’était sauvage. Mais depuis qu’il y a de l’air, et tous ces grands lacs, ça me paraît plutôt civilisé. C’est un parc. Pour moi, c’est le sens du Protocole de Burroughs.

— Je ne suis pas au courant.

— Mais si, voyons. L’exploitation du sol, ce grand truc.

Peter secoua la tête.

— Il doit y avoir longtemps, alors.

— Pas si longtemps que ça, objecta Roger en secouant la tête.

— Mais Burroughs était inondé, à l’époque…

— Absolument. Tous les printemps. Réglé comme du papier à musique. Je me demande ce qui a pu se passer après, et j’ai peur que ça empire. Ces longs hivers si froids… pour moi, il y a quelque chose qui nous échappe.

— Moi, j’ai trouvé cet hiver plutôt doux.

Puis un groupe de gens entourèrent leur table. Ils trimbalaient des instruments et tout un tas de matériel. Pendant qu’ils installaient les amplis et les pupitres à musique sur une petite plate-forme, le long de la rambarde, juste à côté des deux Clayborne, une foule de gens masqués envahirent la terrasse comme si l’orchestre précédait une sorte de parade. Roger héla le garçon qui passait précipitamment.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Ben, le carnaval. Vous ne saviez pas ? Ça va commencer à se remplir, maintenant que le train est arrivé. Tout le monde va venir ici, ce soir. Vous avez eu de la chance d’arriver tôt.

D’une poche de son gilet il tira un paquet de petits loups blancs et en lança deux sur leur table.

— Amusez-vous bien.

Peter sépara les deux masques, en donna un à Roger. Ils les mirent et eurent un sourire amusé en se regardant. Comme l’avait prévu le serveur, la terrasse et tout le complexe – l’hôtel, le restaurant, les bâtiments annexes, y compris ceux de la coop – se remplirent rapidement. La plupart des gens portaient des masques bien plus sophistiqués que ceux de Roger et de Peter. C’étaient apparemment des gens de la région. Il y avait beaucoup de Suisses dans l’alpinisme et le tourisme en général. Il y avait aussi des Arabes des Nectaris Fossae, et des nomades qui étaient venus en caravane pour la nuit. À l’équinoxe, le soleil se couchait dans l’axe de l’immense gorge du canyon, illuminant toute chose de ses rayons horizontaux. C’était comme si le soleil était bien en dessous d’eux et que sa lumière montait vers eux. La terrasse au bord du monde. Le ciel noir, dans lequel dansaient maintenant des flocons de neige pareils à des écailles de mica.

L’orchestre se mit à jouer. Il y avait une trompette, une clarinette, un trombone, un piano, une guitare basse, des percussions. Ils jouaient fort. Ils venaient de Munich, au sud de Protva Vallis. Les Suisses avaient l’air de les apprécier. C’était un privilège de les avoir là, à en juger par l’accueil enthousiaste qui leur fut réservé. Du jazz hot, qui réchauffait le froid soudain du crépuscule.

Peter et Roger commandèrent un pichet de bière brune et applaudirent avec les autres. Certains des personnages costumés se mirent à danser. La plupart étaient assis, d’autres, restés debout, se promenaient entre les tables, bavardaient entre eux, ou avec les clients assis. Quelques groupes firent porter des tournées de grappa aux musiciens, jusqu’à ce qu’ils soient saturés. Ils cédèrent alors leurs verres aux tables des premiers rangs. Deux ou trois fois, ces toasts médicinaux échouèrent sur la table de Roger et de Peter qui les vidèrent avec ensemble. Sans l’avoir prémédité, ils se retrouvèrent un peu gris. Pendant les « kleine pause », assez fréquentes, ils continuaient à bavarder, mais avec le bruit de la foule ils ne s’entendaient plus et ils avaient du mal à se comprendre.

Pour finir, après un dernier bœuf endiablé (« Le Roi des Zoulous », avec un solo de trompette à tout casser de « notre grande vedette, Dieter Lauterbaun ! »), l’orchestre déclara la fin de la première session. Les deux hommes commandèrent une nouvelle tournée de grappa, qu’ils commençaient, au point où ils en étaient, à trouver bonne : la seule véritable ambroisie ! La soirée était fraîche, mais la terrasse était toujours bourrée de gens costumés qui bavardaient, faisaient la fête. Ils n’étaient pas du genre à rentrer pour quelques flocons de neige tombant sur une table en terrasse ! Les Clayborne reconnurent dans le vent le déplacement de l’air fondamentalement immobile tombant sous son propre poids par-dessus la falaise, dans le canyon maintenant plongé dans l’obscurité.

— Pas mal, hein ?

— Ouais.

— Ça doit être agréable d’emmener des gens dehors par ce genre de nuit.

— Ouais. Quand ils sont agréables.

— J’imagine que ce n’est pas toujours le cas.

— Oh non.

— Mais quand ils sont vraiment bien… vous voyez ce que je veux dire.

— Ah oui. Là, c’est marrant.

— Alors, comme ça, des fois…

— Ben, vous savez ce que c’est. Des fois.

— Sûrement.

— Ce n’est pas comme entre un professeur et son élève, ou un avocat et son client.

— Ce n’est pas une relation de pouvoir.

— Non. Ça ne devrait pas être ça. Je leur montre le chemin. Ils sont libres de le suivre ou non. C’est eux qui me payent. Nous sommes sur un pied d’égalité. Si ça se passe autrement…

— C’est sûr.

— Cela dit…

— Oui… ?

— Je dois admettre que ça arrive moins souvent, ces temps-ci, maintenant que j’y pense. Je ne sais pas pourquoi.

Ils se mirent à rire.

— Question de chance.

— Ou d’âge !

À cette horrible pensée, ils redoublèrent d’hilarité.

— Ouais. Les touristes commencent à se faire vieux.

— Ah ah ah. Exactement. Mais quand même…

— Quand même quoi ?

— Eh bien, le truc, c’est qu’on se donne beaucoup de mal pour pas grand-chose.

— Oui, hein ? Réussir à les ramener chez eux sains et saufs.

— Exactement. Ou ne pas réussir à rentrer avec eux ! Je veux dire, d’une façon ou d’une autre…

— Enfin, celle-ci est quand même pire, c’est clair.

— Ça oui. Je me souviens, la première fois. J’étais jeune, elle aussi…

— C’était l’amour.

— Eh oui. Je l’aimais vraiment. Mais que voulez-vous ? Elle était étudiante. J’étais guide. Je ne pouvais pas laisser tomber comme ça, même si j’avais voulu… Alors je ne l’ai pas fait. Je ne pouvais pas quitter la nature. Et elle ne pouvait pas quitter son travail non plus. Alors…

— Oui. C’est dur. C’est fou ce qu’on entend ce genre d’histoires ! Des gens séparés par leur travail, par ce qu’ils font…

— Par ce qu’ils sont !

— Exact. Se laisser séparer alors qu’on… alors que les sentiments…

— C’est dur. (Gros soupir.) Ça a été dur. Cette fois-là… Je ne sais pas. C’était dur. Rien n’a plus jamais été pareil, après.

Un long silence.

— Vous ne l’avez jamais revue ?

— Eh bien, si, en fait. Nous sommes tombés l’un sur l’autre, et après ça, nous sommes restés en contact. Un peu. Je la vois de loin en loin. C’est toujours pareil. Elle est formidable. Vraiment. Elle a même guidé des randonnées dans les canyons, pendant un moment. Je comprends aujourd’hui encore, après tout ce temps, qu’elle m’ait inspiré des sentiments aussi forts. Et elle éprouve un peu la même chose, on dirait. L’ennui…

— Oui ?

— Eh bien, l’un de nous deux a toujours quelqu’un ! ça ne rate jamais. Elle s’est retrouvée seule quand j’avais quelqu’un, et vice versa. C’est toujours comme ça, conclut-il en secouant la tête.

— Je connais le problème.

— Ah ouais ?

— Ouais. Oh, c’était il y a longtemps. Une histoire un peu pareille, sauf que…

— Quelqu’un que vous avez rencontré ?

— Quelqu’un avec qui j’ai plus ou moins grandi. À Zygote. Vous connaissez Jackie Boone ?

— Pas vraiment.

— Eh bien, quand elle était gamine, elle pensait que j’étais… bref, que j’étais l’homme de sa vie. Enfin, poursuivit-il avec un haussement d’épaules, elle était toute gosse, à l’époque. Et puis, des années après, je suis tombé sur elle alors que j’étais… Enfin, j’étais seul depuis un bon bout de temps.

Profond hochement de tête.

— Et elle… Elle avait grandi. Elle avait vécu à Sabishii et à Dorsa Brevia. Elle était devenue quelqu’un d’important. Une puissance. Mais elle s’intéressait encore à moi. Finalement, j’étais disponible, vous comprenez, et on s’est mis ensemble ; C’était incroyable. J’étais… j’étais amoureux, c’est sûr. Mais le truc, c’est que je ne l’intéressais plus vraiment. Plus de la même façon. C’était juste une façon de régler une vieille affaire. Comme d’escalader une falaise rien que pour se prouver qu’on peut le faire, mais on ne retrouve pas l’impression que ça faisait quand on en était incapable.

— C’est souvent comme ça.

— Tout le temps. Enfin, je m’en suis remis. Elle est devenue, je ne sais pas, un peu bizarre, ces temps-ci, de toute façon. Mais je pense que si nous avions vécu au même endroit, vous voyez ce que je veux dire ? Dans le même état d’esprit, au même moment…

— C’est sûr. C’est exactement la même chose avec Eileen et moi. On aurait pu…

— Ouais.

Le silence lourd, pâteux, de ce qui aurait pu être.

— Les occasions manquées.

— Exactement. Les coups du hasard.

— Il y a des coups qui forgent le caractère.

— Ça, c’est sûr. Mais le destin, c’est le destin. C’est ce qui vous emmène et vous entraîne. Les rencontres de hasard, ce qui se passe, ce qu’on éprouve, quoi qu’on puisse penser. Et ça affecte tout. Tout ! La moindre chose. Les gens parlent politique, même quand ils écrivent des livres d’histoire, ils parlent encore politique, et de politique ; les raisons pour lesquelles les gens font telle ou telle chose… mais c’est toujours l’aspect personnel qui compte.

— Sauf qu’il n’en est jamais question dans les livres. Ils ne peuvent pas en parler. La petite lumière dans les yeux de l’autre.

— Exactement. La façon dont on se laisse captiver…

— Dont on se laisse entraîner.

— Comme par l’amour. Quoi que ça puisse vouloir dire.

— Ça, c’est sûr. Aimer, être aimé…

— Ou pas.

— Exact : ou pas ! Et tout change.

— Tout.

— Et personne ne sait pourquoi. Et par la suite, n’importe qui, n’importe où, quelqu’un d’extérieur se penche sur votre histoire et dit : « Cette histoire n’a pas de sens. »

— S’ils savaient…

— Alors, ça aurait un sens.

— Oh oui. Un sens très clair.

— Une histoire de cœur, chaque fois.

— Une histoire d’émotions. Si on pouvait le faire.

— Ce serait une histoire de cœur.

— Oui.

— Oui.

— Oui.

— Autant dire que… quand on essaie de décider quoi faire, et où, et quand, vous voyez ce que je veux dire…

— Oui.

Un autre long silence pensif. Les musiciens revinrent pour une seconde session, et les deux hommes les regardèrent jouer, perdus dans leurs pensées. Pour finir, ils allèrent aux toilettes, puis ils revinrent et se promenèrent dans la foule grouillante, se perdirent et ne se retrouvèrent pas. L’orchestre finit sa seconde session, il y en eut une troisième, et le soleil était sur le point de se lever quand la foule se dispersa enfin, emportant les deux hommes. L’un d’eux partit déterminé à agir. Et l’autre non.

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