Une fois, au cours de ses longues courses dans la nature – à cette époque, il avait renoncé à chercher Hiroko mais pas encore au mouvement de la quête –, Nirgal traversa la grande forêt sombre de Cimmeria, au sud d’Elysium. Il avançait plus lentement dans la forêt. Le soleil dardait ses rayons à travers l’épaisse frondaison des pins et des tilleuls, crevait le sous-bois de bouleaux et de pins de Hokkaïdo, et des pinceaux de lumière éblouissante tachetaient les coussins de mousse sombre, les frondes des fougères, les pousses d’oignons sauvages et les tapis de lichen d’un vert électrique. Entre les ombres et les myriades de colonnes parallèles de lumière huileuse, il courait sans forcer, depuis des jours, perdu mais confiant, sûr qu’en allant plus ou moins vers l’ouest il finirait bien par sortir de la forêt et par tomber sur le Grand Canal. Le silence de la forêt n’était rompu que par le pépiement des oiseaux, les soupirs métalliques du vent dans les aiguilles des pins et, à deux reprises, l’appel modulé de coyotes ou de loups, dans le lointain. Une fois, une grosse bête, qu’il ne vit pas, traversa bruyamment les fourrés. Il courait depuis soixante jours.
Seuls le ralentissaient les anneaux de cratères bas, érodés, enfouis sous des couches d’humus et de mousses, de cailloux et de feuilles mortes. C’étaient pour la plupart des cratères sans lèvre. Il les longeait en courant, et il arrivait généralement, plus bas, à l’arc d’une chambre ronde. Il distinguait alors, à travers les branches, un lac rond, peu profond, au milieu d’une prairie. Il le contournait et poursuivait son chemin. Et puis, dans une de ces petites prairies en contrebas, il tomba sur les ruines d’un temple de pierre blanche.
Il dévala la pente douce, s’approcha lentement, d’un pas hésitant. La pierre était de l’albâtre, très blanc. Ça lui rappela le village de pierre blanche des Medusa Fossae. On aurait dit un temple grec, si ce n’est qu’il était rond. Douze minces colonnes ioniques blanches, faites de tonneaux de pierre empilés, disposés autour du socle comme les chiffres d’une horloge. Pas de toit, ce qui accentuait la ressemblance avec un temple grec, ou un arrangement de menhirs comme Stonehenge. Les fissures du socle étaient envahies par les lichens.
Nirgal en fit le tour, le traversa, soudain conscient du silence. Il n’y avait pas un souffle de vent, pas un chant d’oiseau, pas un bruit dans les fourrés. Le monde s’était arrêté. Apollon aurait pu sortir de l’ombre. Quelque chose, peut-être simplement la blancheur des colonnes, lui fit penser au dôme de Zygote, dans ce lointain passé qui lui faisait maintenant l’impression d’un conte de fées, un conte dont le héros aurait été un enfant élevé par une mère animale. L’idée que ce conte de fées d’un lointain passé et le moment dans lequel il vivait faisaient partie de la même vie – de sa vie – était tout simplement impensable pour lui. Il ne pouvait imaginer comment il se sentirait dans un siècle ou deux, en d’autre termes comment se sentaient maintenant Nadia, Maya et les autres issei…
Quelque chose remua, et il sursauta. Mais ce n’était rien. Il secoua la tête, effleura la surface lisse, fraîche, d’une colonne. Une trace humaine dans la forêt. Deux traces humaines : le temple et la forêt. Dans cet ancien cratère érodé.
Deux hommes âgés apparurent à l’autre bout de la clairière. Ils venaient vers le temple. Ils n’avaient pas vu Nirgal. Son cœur bondit dans sa poitrine tel un enfant tentant de fuir…
C’étaient des étrangers. Il ne les avait jamais vus. Deux vieux de type caucasien, chauves, ridés. Un petit, un grand.
Ils le regardaient maintenant avec méfiance.
— Salut ! dit-il.
Ils s’approchèrent. L’un d’eux tenait un pistolet à fléchettes pointé vers le sol.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ? demanda Nirgal.
L’un des deux hommes s’arrêta, retint l’autre par le bras.
— Vous ne seriez pas Nirgal, des fois ?
Nirgal hocha la tête.
Ils échangèrent un coup d’œil.
— Venez chez nous, dit celui qui avait pris la parole. Nous vous le dirons là-bas.
Ils repartirent à travers la forêt vers le bord du cratère où se dressait une petite cabane de rondins au toit d’ardoises rouge sombre. Les hommes emmenèrent Nirgal dans leur maison, et il dut se pencher pour passer sous le linteau de la porte.
Dedans, il faisait sombre. Une fenêtre donnait sur le cratère. Le haut des piliers du temple était visible entre les arbres.
Ils servirent à Nirgal une curieuse infusion faite avec une sorte d’herbe des marais. Ils étaient des issei, lui dirent-ils, et pas seulement des issei : ils avaient été parmi les Cent Premiers. Edvard Pétrin et George Berkovic. C’est surtout Edvard qui parlait. Ils étaient amis. Des collègues de Phyllis Boyle. Le temple du cratère était un monument à sa mémoire. Ils en avaient construit un pareil, tous les trois, il y avait longtemps, avec de la glace, pour s’amuser. Lors de la première expédition vers le pôle Nord, avec Nadia et Ann, en M-2.
— Tout au début, ajouta George avec un sourire implacable.
Ils lui racontèrent leur histoire et Nirgal comprit qu’ils l’avaient souvent répétée. Edvard raconta l’essentiel, George finissant certaines de ses phrases traînantes, ou ajoutant un commentaire de son cru.
— Nous étions là quand tout s’est effondré. Sans raison. Ils ont tout gâché alors que ça aurait si bien pu marcher. Je ne dis pas que nous leur en voulons, mais nous sommes amers. 2061 n’était pas nécessaire.
— On aurait pu éviter tout ça s’ils avaient écouté Phyllis. C’est vraiment la faute d’Arkady.
— Ce Bogdanov, avec sa stupide confiance. Alors que Phyllis avait un plan qui aurait très bien marché, et il n’y aurait pas eu ce désastre et tous ces morts.
— Il n’y aurait pas eu de guerre.
— C’est elle qui nous a sauvés quand on était coincés sur Clarke. Après avoir sauvé tous les autres sur Mars.
Ils s’illuminèrent vaguement en repensant à elle. Ils étaient contents de pouvoir raconter leur histoire. Ils avaient survécu à 61, ils avaient œuvré pour la paix entre les deux révolutions, ils avaient aidé l’ATONU de Burroughs à coordonner les travaux dans le bassin minier de Vastitas, à programmer son exploitation accélérée de telle sorte que les sites menacés de submersion par la mer du Nord soient épuisés avant de disparaître sous l’eau et la glace. C’était une période de gloire, un moment de l’histoire où on pouvait observer le terrifiant pouvoir de la technologie sur le paysage sans se soucier des conséquences : pas de déclarations d’impact environnemental, pas de cicatrices irrémédiables… des milliards de dollars de métaux extraits avant que la glace envahisse les sites.
— C’est à ce moment-là que nous avons trouvé cet endroit, poursuivit George.
— Amazonis regorgeait de métaux, ajouta Edvard. Nous n’avons pas réussi à tout extraire.
— Et maintenant, bien sûr…, reprit George en sirotant son infusion.
Il y eut un silence. George remplit leurs tasses. Edvard reprit le crachoir :
— Nous étions à Burroughs quand la seconde révolution a éclaté. On travaillait pour l’ATONU. Phyllis était déjà morte. Tuée par des terroristes rouges.
— À Kasei.
Nirgal resta impassible.
Ils le regardaient.
— C’était Maya, en fait. Maya, qui a tué Phyllis. C’est ce qu’on nous a dit.
Nirgal soutint leur regard en dégustant son infusion.
Ils laissèrent tomber.
— Enfin, tout le monde le sait. Elle en était bien capable. C’était tout à fait son genre. Une criminelle. Ça me rend encore malade, tout ça. Malade.
— Je n’arrive pas à croire que ça soit arrivé.
— Je me demande parfois si c’est vrai. Peut-être que Phyllis a réussi à s’en sortir et à disparaître, comme Hiroko, à ce qu’on dit. On n’a jamais retrouvé son corps. En tout cas, je ne l’ai jamais vu. Nous étions contre Mars Libre. Contre vous, ajouta-t-il avec un regard de défi.
— Nous méprisions la guérilla rouge. Au moins jusqu’à…
— Mais notre haine, nous la réservons surtout à nos compagnons de crèche, hein ?
— C’est toujours comme ça.
— Nadia, Sax, Maya… La mort, la destruction de masse. C’est tout ce qu’ils nous ont apporté, avec leurs prétendus idéaux. La mort et la destruction de masse.
— Ce n’est pas votre faute, dit George en regardant Nirgal.
— Mais si Phyllis avait survécu… Nous étions à Burroughs pendant les manifestations. Les tergiversations avec l’ATONU. L’inondation de la ville – l’inondation délibérée de la plus grande ville de Mars ! Phyllis n’aurait jamais laissé faire ça.
— Nous étions dans les avions qui ont évacué la population.
— Cinq avions. Cinq, et gigantesques. Nous sommes partis pour Sheffield. Nous étions là-bas aussi quand c’est arrivé. La mort et la destruction. Nous avons essayé de nous interposer. Nous avons essayé de faire ce que Phyllis aurait fait.
— De nous interposer.
— Oui, de nous interposer entre l’ATONU et les Rouges. C’était impossible, mais on a essayé. On a essayé. Sans nous, le câble serait tombé deux fois. C’est un monument à Phyllis, exactement comme notre petit belvédère. Elle était la meilleure avocate de l’ascenseur. Une visionnaire. Alors nous avons fait de notre mieux.
— Après l’armistice, nous sommes partis pour l’est.
— Par la piste, quand c’était possible. En patrouilleur, quand c’était nécessaire. On s’est séparés à Underhill, hein ?
— Et on s’est retrouvés à Elysium. Mais après des aventures comme vous n’en avez jamais entendu. Inénarrable !
— On a traversé la glace de la mer du Nord.
— On a pris le pont au-dessus de la Manche.
— On a traversé la Bosse à pied, tout du long. Et puis finalement on s’est retrouvés ici et on a participé à la construction du port de Cimmeria. Tout en militant pour qu’on l’appelle Boyle Harbor, pour faire pendant au Boone Harbor de Tempe.
— Et à tous les endroits appelés Bogdanov.
— Mais ça n’a pas marché. C’est une héroïne oubliée. Enfin, un jour, justice lui sera rendue. L’histoire jugera. En attendant, nous essayons de promouvoir Cimmeria, et de prospecter un peu dans la forêt.
— Vous n’avez jamais eu de nouvelles d’Hiroko ? demanda Nirgal.
Ils se regardèrent. Nirgal n’avait pas idée de ce que signifiait cet échange, mais c’était comme s’ils tenaient une sorte de conversation silencieuse.
— Non. Hiroko… Il y a si longtemps qu’elle a disparu. Nous n’avons plus jamais entendu parler d’elle. Mais ce n’est pas votre mère ?
— Si, si.
— Et vous, vous n’avez pas de nouvelles d’elle ?
— Non. Elle a disparu à Sabishii. Quand l’ATONU a tout incendié. Il paraît qu’elle a été tuée à ce moment-là, ajouta-t-il en repensant à eux tous. On dit aussi qu’elle se serait enfuie avec Iwaoj Gene, Rya et les autres. J’ai entendu dire récemment qu’ils étaient peut-être allés à Elysium. Ou quelque part par ici.
Ils froncèrent les sourcils.
— Je n’ai jamais entendu dire ça. Et toi ?
— Non. Cela dit, même si c’était vrai, ils ne nous l’auraient pas dit.
— Non.
— Mais vous n’avez rien vu par ici, insista Nirgal. Pas de colonies, ou de campements ?
— Non. Enfin…
— Il y a des colonies partout. Mais ils vont tous en ville. Ce sont tous des indigènes comme vous. Quelques Kurdes.
— Rien d’inhabituel.
— Et vous pensez que toutes les colonies sont déclarées ?
— Je crois.
— Je crois.
Nirgal réfléchit. Rares étaient les Cent Premiers qui s’étaient rangés du côté de l’ATONU dès le début ; une demi-douzaine peut-être. Hiroko se serait-elle fait connaître d’eux ? Aurait-elle essayé de se cacher d’eux ? S’ils savaient où elle était, le lui diraient-ils ?
Mais ils ne savaient rien. Il était là, assis dans ce grand fauteuil confortable, en train de s’endormir. Il n’y avait rien à savoir.
Les deux vieillards ratatinés vaquaient silencieusement à leurs occupations dans la pénombre de la pièce. De vieilles têtes de tortues, tapies dans l’obscurité de leur caverne. Ils avaient aimé Phyllis. Tous les deux. Comme des amis. Ou peut-être que ce n’était pas ça. Peut-être que ce n’était pas si simple. Quelle que soit la façon dont ça s’était passé, ils faisaient équipe, maintenant. Allez savoir si ça avait toujours été le cas… Ça n’avait peut-être pas toujours été rose entre les Cent Premiers. Phyllis paraissait être un piètre recours. Tant mieux, qui sait ? Qui pouvait dire ce qui s’était passé au début ? Le passé était un mystère. Même pour ceux qui étaient là, qui l’avaient vécu. D’autant que, même à l’époque, rien de tout ça n’avait de sens, pas le genre de sens dont les gens parlaient par la suite. Maintenant, ils ruminaient dans l’ombre. Il sentit retomber sur lui l’épuisement de cette longue, cette interminable course.
Laissons-le dormir.
On devrait lui dire.
Non.
Pourquoi pas ?
À quoi bon ? Tout le monde le saura bien assez tôt.
Quand les choses commenceront à mourir. Phyllis n’aurait pas voulu ça.
Mais ils l’ont tuée. Et elle n’est plus là pour les sauver.
Alors ils n’ont que ce qu’ils méritent ? Que tout meure ?
Tout ne mourra pas.
Ça mourra si on les laisse faire. Elle n’aurait pas voulu ça.
Nous n’avions pas le choix. Tu le sais. Ils nous auraient tués.
Tu crois vraiment ? Je n’en suis pas si sûr. Je pense que tu voulais ce qui est arrivé. Ils ont tué Phyllis, et maintenant, nous…
Nous n’avions pas le choix, je te dis ! Allons. Ils auraient pu trouver l’endroit dans les dossiers. Et qui peut dire qu’ils avaient tort, de toute façon ?
Vengeance.
D’accord. Vengeance. On n’a qu’à dire ça. Bien fait pour eux. Ça n’a jamais été leur planète.
Beaucoup plus tard, Nirgal se réveilla en sursaut, le cou tordu, et se rendit compte qu’il avait froid. Les vieillards étaient avachis sur la table de cuisine, le nez dans leurs livres, aussi immobiles que des statues de cire. L’un d’eux dormait, rêvant les rêves de l’autre. Qui regardait dans le vide. Le feu était réduit à des cendres grisâtres. Nirgal marmonna qu’il devait repartir. Il se leva, sortit dans le froid qui précède l’aube, marcha un peu et se remit à courir dans la sombre futaie, à courir comme s’il fuyait quelque chose.