Nous avions construit notre maison sur le tablier du cratère de Jones, par 19 degrés de latitude sud et 20 degrés de longitude. Le tablier était assez peuplé, près de deux cents fermes comme la nôtre étaient dispersées tout autour, mais de chez nous on ne voyait pas d’autres bâtiments. Nous avions pourtant construit en haut d’une large arête assez basse, qui descendait sur le flanc sud-ouest du cratère. Au nord, on voyait les vignes du village des Namibiens et le haut des cyprès qui bordaient leur étang. Et vers le bas du tablier, sur la roche nue, un damier vert clair : de jeunes vergers comme le nôtre.
Il se trouve que lorsque les gens partaient dans l’arrière-pays, ils venaient s’installer sur les cratères, surtout dans les hauts plateaux du Sud. D’abord, il y en avait au moins un million, alors il était facile d’en trouver de vides. Au début, pendant les premières années, les gens s’abritaient dedans. La plupart du temps, ils bâchaient le cratère et réalisaient un petit lac au centre. Le temps que l’atmosphère devienne respirable, les gens avaient compris que s’installer dans un cratère, c’était se terrer dans un trou : des journées courtes, pas de perspective, des problèmes d’inondation et tout ce qui s’ensuit. Alors les nouvelles colonies en plein air remontaient sur les bords, sur le tablier, afin d’avoir une meilleure vue. Selon le climat, la disponibilité en eau, l’environnement en général, l’intérieur était soit complètement rempli d’eau, soit aménagé en rizières autour d’un lac. Pendant ce temps-là, chaque fois que les conditions permettaient de créer un sol convenable, le tablier était cultivé et on y trouvait des champs, des vergers et des pâturages. Dans les fissures qui striaient le tablier comme les plis d’une jupe couraient des torrents tumultueux, l’eau étant amenée en haut à l’aide de pompes, ou aspirée à partir des réservoirs d’eau du bord, eux-mêmes alimentés à la pompe. Les systèmes d’irrigation étaient toujours complexes. Entre-temps, la lèvre elle-même devenait généralement un genre de centre-ville. D’abord c’est de là qu’on avait la meilleure vue, ensuite on était à mi-chemin des vieilles villes de l’intérieur du cratère et des nouvelles colonies qui s’installaient vers le bas du tablier. Les routes du bord appelées Grand-Rue ou Broadway se multipliaient alors que l’urbanisation se développait sur le pourtour. Il y avait des milliers de petits cratères d’un kilomètre de diamètre environ. La population du tour, un millier de personnes, peut-être, était généralement dense et formait une sorte de grand village bien aménagé, très convivial, où tout le monde se connaissait de vue. Puis le tablier se peuplait, oh, pas beaucoup : cinq cents personnes, tout au plus. Quand les cratères étaient plus grands, la population du bord était plus importante, bien sûr. Sur la lèvre d’un cratère de dix kilomètres de diamètre, il n’était pas rare de trouver des villes de cinquante mille habitants. Un peu comme les États-cités perchés sur les collines de la Renaissance italienne, ou les villes universitaires du Middle West américain. Chacune avait son caractère, et il y en avait des centaines. Certaines prospéraient et devenaient de petites cités débordantes d’activité, qui redescendaient vers l’intérieur du cratère, transformé en une sorte de parc, avec ses lacs ronds ou ses zones marécageuses paysagées. Apparemment, le tablier était toujours consacré aux cultures. Il fournissait souvent l’essentiel des ressources alimentaires de la ville d’en haut. Tous ces aspects de la culture des cratères apparaissaient spontanément, définissant une sorte de grammaire du paysage qui se combinait à la culture coop émergeante, et, plus simplement, au fait que les besoins des gens de la région étaient ainsi satisfaits d’une façon rationnelle. Évidemment, cela exigeait une certaine planification. Les gens arrivaient dans un cratère inoccupé (la cour environnementale en avait listé près de vingt mille rien que dans les hauts plateaux du Sud), munis de permis et de programmes, et se mettaient au travail. Pendant les dix premières années, la principale activité économique des villes était la construction, souvent assurée par des gens qui savaient ce qu’ils voulaient. Dont certains brandissaient des exemplaires en lambeaux de A Pattern Language, ou d’un autre ouvrage fondamental, ou surfaient sur le Net à la recherche de l’inspiration. Mais assez vite, dans tous les cratères, venaient s’installer des gens désireux d’échapper au contrôle de leur groupe d’origine. Ils n’avaient plus, alors, qu’à s’organiser, ce qui se passe remarquablement bien en général, quand le groupe est socialement sain.
Le cratère de Jones était grand – cinquante kilomètres de diamètre –, et la ville du bord était une chose magnifique, toute neuve, avec ses bâtiments transparents en forme de champignon, ses réservoirs d’eau et ses gratte-ciel à façade de pierre dressés aux quatre points cardinaux. Notre groupe de fermiers était composé de gens qui avaient pour la plupart travaillé en ville, et d’une vingtaine de familles qui avaient participé à divers projets agricoles et décidé de s’installer ensemble sur les pentes, d’y fonder des fermes et d’entrer dans l’un de ces cercles agricoles nomades. C’est ainsi que nous demandâmes à la cour environnementale régionale un droit d’intendance sur les terres non revendiquées et sur les arêtes qui rayonnaient à partir du bord sur une quarantaine de kilomètres vers le bas de la paroi sud-sud-ouest. Quand nous eûmes obtenu les permis nécessaires, nous descendîmes nous installer et nous passâmes notre premier hiver sous des tentes. Nous n’avions que cela, à vrai dire : ces grandes maisons de toile d’une époque révolue, généralement transparentes, mais très agréables à vivre. Au moins, on pouvait y voir le monde et le temps qu’il y faisait. Alors, même si nous manquions de presque tout, cet hiver-là nous laissa un tel souvenir que nous décidâmes de bâtir, en guise de structures permanentes, des maisons-disque, afin de pouvoir continuer à « vivre dehors, même quand on était dedans ».
Ces maisons-disque étaient basées sur un principe simple d’un architecte du Minnesota appelé Paul Sattelmeier. Elles offraient un espace ouvert, fonctionnel, tout en étant faciles à construire. Nous nous inscrivîmes pour un moule mobile. Quand il arriva, nous composâmes les commandes et nous le regardâmes cracher d’énormes pièces de poterie, les disques des toits, d’autres, légèrement plus vastes, pour les sols, puis les segments rectilignes des murs, à l’intérieur. Le toit reposait sur une sorte de double M formé par les cloisons intérieures qui divisaient une moitié du cercle ; l’autre moitié était la salle de séjour, une sorte de grande véranda semi-circulaire. La partie cloisonnée était divisée à partir du centre en trois chambres, deux salles de bains et une cuisine. La salle de séjour était tournée vers le bas de la pente, ce qui nous permettait d’avoir une vue imprenable au sud-ouest. Le « mur » extérieur de ce côté était une tenture transparente, qui pouvait rester ouverte, laissant entrer le vent. Nous ne la fermions que rarement, s’il pleuvait ou s’il faisait froid. Il en allait de même avec les chambres donnant sur l’arrière, si ce n’est que la toile était opaque, blanche, colorée ou polarisée. Cela étant, nous la laissions souvent ouverte aussi.
Nous produisîmes donc les pièces nécessaires pour construire seize de ces maisons-disque, puis nous les assemblâmes. Quand on est prêt à mettre la main à la pâte, l’opération n’est pas si coûteuse. Cela dit, nous devons une fière chandelle à la coop de notre ville, qui nous a bien aidés. L’assemblage des maisons-disque est généralement assez simple, et très agréable en vérité. Certaines parties poussèrent tout simplement à l’endroit voulu : il suffisait de mettre les bons matériaux en culture. Ce fut le cas des toilettes, des éviers, des baignoires et du carrelage des sols, par exemple, qui étaient tous en biocéramique, en fait une sorte de corail auto-extrudable. C’était vraiment joli à voir.
Par ailleurs, bien avant d’entreprendre la construction de nos maisons, nous avions commencé à préparer le sol et à planter nos vergers et nos vignes. Nous cultivions le maximum de nourriture dans des camions-jardins autour des tentes, en utilisant les sols complets que nous avions apportés, mais les cultures qui devaient nous permettre de contribuer à l’économie du cratère Jones étaient la vigne et les amandiers, dont l’expérience prouvait qu’ils venaient bien sur ce flanc du tablier. Les vins de cet endroit avaient un petit goût volcanique, un peu sulfureux, que je n’aimais pas trop, mais ce n’était pas grave. Nous pouvions encore nous améliorer. Et les amandes étaient géniales. Nous préparâmes le sol et plantâmes trois cents hectares d’amandiers et cinq cents de vigne sur de larges terrasses concentriques montant vers la lèvre du cratère, loin au-dessus de nous. Les zones cultivées étaient séparées par des mares et des marécages, qui allaient en s’élargissant vers le bas de la pente. On aurait dit une sorte de patchwork géant accroché à notre petite ferme, située en haut des terres dont nous nous occupions. C’était notre œuvre d’art, et nous nous y investissions complètement, un peu, sans doute, comme les kibboutzim de la première génération. Une vingtaine de couples, dont quatre de même sexe ; onze adultes célibataires, une trentaine d’enfants, et cinquante-trois par la suite. Nous nous déplacions tous beaucoup avec le train à crémaillère qui montait vers le sommet, et aussi latéralement vers les autres fermes de Jones, pour voir du monde, pour voir comment les autres s’en sortaient sur le plan agricole et du point de vue de leur installation. C’étaient tous des artistes.
Je m’étais toujours consacré à l’œnologie, et nous finîmes par produire un bon blanc, mais je me retrouvai surtout, assez bizarrement, dans les vergers d’amandiers. Tout ça parce que je m’étais intéressé au problème des souchets. Nous avions assez vite constaté que des carex venant d’un des marais radiaux envahissaient les vignes, et je les avais éliminés manuellement. Quand les vergers d’amandiers furent infestés à leur tour, on fit appel à moi pour régler le problème. Mais cette fois, ce fut une autre paire de manches. Je regretterai toujours l’introduction des cypéracées sur Mars. Il se trouve que ce sont des plantes faciles à acclimater dans les zones sablonneuses, de sorte qu’au début les gens les ont semées pour créer des prairies. Ce sont des plantes très anciennes, qui ont connu les dinosaures, j’imagine, et qui poussent comme du chiendent. La plupart des tentatives d’éradication sont sans effet sur elles. À vrai dire, j’en suis venu à croire qu’elles prennent ça pour un exercice amical et stimulant, une sorte de massage. Mais ça, je l’ai appris à mes dépens.
Je ne pourrais pas vous dire combien de journées j’ai passées dans nos vergers à arracher les souchets. Nous avions décidé de faire de l’agriculture bio, et donc de ne pas utiliser de pesticides chimiques mais seulement des produits organiques ou le combat à main nue. J’essayai les deux ; je m’efforçai de pratiquer la lutte biologique. Mais j’avais beau faire, ça ne marchait pas. Je passai des heures assis à l’extrémité sud du verger, entre les jeunes amandiers, dans ce qui était en réalité une pelouse mitée pleine de souchets violets, Cyperus rotundus. S’il s’était agi de souchets comestibles, dits amandes de terre, certains membres du groupe nous auraient incités à les récolter et à les manger, mais les violets tiennent leur nom de leur rhizome, ou souche, oblong, verruqueux, fibreux, brun au-dehors et blanc dedans, dur comme du bois et amer comme du chicotin. Ces tubercules poussent à une cinquantaine de centimètres de profondeur, sont reliés aux feuilles de la surface par de fines radicelles qui cassent à la moindre traction, abandonnant les rhizomes dans le sol. Au départ, je crus avoir réussi en labourant le sol pour faire sortir toutes les noix. Ça n’avançait pas vite, mais ce n’était pas un travail désagréable. J’étais là, à m’incruster de la terre sous les ongles, à regarder le sol friable à la recherche des petites masses compactes qui étaient en réalité des pierres vivantes. J’arrachais les feuilles de la surface, groupées par bouquets de trois, à la section en V et plus raides que de l’herbe, et j’en faisais du compost, par superstition. Ce qui se révéla prophétique, compte tenu de la suite.
Je labourai minutieusement toute la région envahie, sur une profondeur de cinquante centimètres – et au printemps la région que j’avais traitée était une pelouse épaisse et drue de jeunes souchets. Je n’en croyais pas mes yeux. C’est là que je commençai à prendre le problème au sérieux, et que je découvris l’existence du Groupe de lutte anti-souchets. J’appris alors que, selon certains observateurs, des fragments de rhizome de cinq cents nanomètres de longueur avaient redonné une plante complète en l’espace d’une seule saison.
Il fallait utiliser d’autres méthodes d’éradication. À l’époque, j’avais dû m’arrêter pour recentrer mes activités, parce que notre ferme commençait à participer pleinement à l’un des cercles de travail agricole de la Ligue du Fleuve, ce qui voulait dire que, pendant deux mois, au cours des moissons d’automne, nous devions faire le tour de l’anneau et travailler de ferme en ferme. D’autres groupes passèrent chez nous pendant que nous étions partis, Elke et Rachel étant restées pour superviser le travail. Je vis des souchets en beaucoup d’endroits, autour du cratère de Jones, et je commençai à échanger des histoires et des théories avec les gens qui avaient essayé de les combattre. C’était bien agréable de rencontrer des gens. Je remarquai que certains d’entre eux donnaient l’impression de s’être embarqués dans une croisade, sans réussir à freiner l’invasion des cypéracées, ce qui me sembla un mauvais signe. Mais le 2 novembre, en rentrant chez moi, je tentai de lutter en plantant autre chose par-dessus, suivant la suggestion de quelqu’un qui m’avait dit : « C’est un projet de longue haleine », sur un ton qui laissait penser que ce n’était pas mal d’en avoir un dans sa vie. J’effectuais donc un semis dense de luzerne à l’automne et en hiver, et de pois du Brésil au printemps et en été, avec pour résultat que les souchets disparaissaient parfois pendant des années d’affilée. Mais si j’avais le malheur de semer avec une semaine de retard, au printemps, un tapis de petites pagodes drues pointait à travers l’ancienne couche de végétation desséchée, me renvoyant à la case départ. Après avoir ainsi loupé une récolte de pois du Brésil, je solarisai le sol avec des feuilles de plastique transparent sous lesquelles j’enregistrai des températures proches de l’ébullition. Des gars de l’IPM vinrent voir ça et estimèrent que tout avait dû être détruit sur une profondeur de vingt centimètres. Bon, d’autres dirent deux. Mais quoi qu’il en soit, à la fin de l’été, les matières végétales de la surface étaient complètement grillées. Je retirai donc la feuille de plastique. Et le tapis vert revint de plus belle.
Je n’avais plus qu’une seule solution : sécher et tamiser le sol pendant les quatre années suivantes. Et puis un visiteur mentionna en passant qu’un nouveau pesticide chimique avait donné de bons résultats chez les Namibiens, au nord.
Ce qui souleva une controverse. Certains étaient prêts à poursuivre, sous diverses formes, la stratégie infructueuse de la bataille organique. D’autres proposaient de renoncer et d’abandonner la zone, de la laisser devenir un marécage de souchets. L’ennui, c’est que les souchets ne se contentent pas d’envahir le sous-sol avec leurs rhizomes, ils dispersent aussi leurs graines à tous les vents, de sorte qu’on en voyait apparaître de petites plaques un peu partout dans les endroits sous le vent par rapport à mon verger. Et le vent finit immanquablement par souffler dans toutes les directions. Laisser aller les choses n’était donc pas une option viable. Bref, au bout de huit années de combat, la pelouse était plus luxuriante que jamais. On aurait pu jouer au croquet sur mon terrain, à ce stade.
C’est ainsi qu’une majorité de mon groupe finit par persuader une petite minorité de faire une exception à notre politique organique bio, et de pulvériser un peu de méthyl 5-{[(4,6 diméthoxy-2-pyrimidinyl) amino] carbyonyla-minosulfonyl}-3-chloro-1-méthyl-1-H-pyrazole-4-carboxylate. Nous fîmes de l’application du traitement une sorte de cérémonie de danse masquée balinaise : les gens qui étaient contre l’idée se déguisèrent en démons et nous maudirent, nous pulvérisâmes le produit et nous partîmes un certain temps, pour affaires. Nous fîmes les vendanges dans les vignobles du bord du fleuve, nous participâmes à la construction de terrasses en pierres sèches et nous vîmes certaines parties de Her Desher Vallis, Nirgal Vallis, Uxboi Vallis, Clota Vallis, Ruda Vallis, Arda Vallis, Ladon Vallis, Oltis Vallis, Himera Vallis et la Samara Valles. Ce sont tous de petits canyons dans lesquels coulent des rivières juste au sud-ouest de Jones – une région magnifique, qui rappelle la zone des Quatre Coins, en Amérique du Nord, et, à en croire nos voisins, certaines parties du centre de la Namibie. Quoi qu’il en soit, quand nous rentrâmes chez nous, les pentes du flanc sud-ouest nous rappelaient à présent les beaux petits canyons qui sillonnaient le plateau, ainsi que nous l’avions découvert, des canyons que nous avions maintenant dans la tête et dans le cœur, même si nous ne pouvions plus les voir, des jardins sinueux, sculptés dans le sol, dont le fond abritait des fleuves et des îles couvertes de peupliers. Et les souchets avaient disparu. Pas complètement, mais partout où nous avions traité le sol. Et quand nous nous y prenions assez tôt, les nouvelles pousses n’avaient pas la force de se régénérer et de se réinstaller, parce qu’elles n’avaient pas encore produit de noix dans les profondeurs.
Nous plantâmes donc un nouveau couvre-sol sous les amandiers en fleurs, et la vie continua, dans la ferme de plus en plus luxuriante. Évidemment, les choses changèrent ; Elke et Rachel allèrent s’installer à Burroughs, et plus tard Matthew et Jan en firent autant, en se plaignant, entre autres, que ce n’était plus une ferme bio, ce qui me donnait mauvaise conscience. Mais les gens avec qui ils habitaient m’assurèrent que l’histoire des pesticides était bien la dernière des raisons qui les avaient incités à partir ; et j’eus un choc lorsque j’appris ce qu’étaient certaines de ces raisons. Il faut croire que je ne m’étais pas assez occupé d’eux. À vrai dire, m’expliquèrent-ils, j’étais seul de toute la ferme à prendre au tragique le problème des souchets. Ce que j’avais pris pour une crise et un épineux problème d’invasion biologique était pour eux une question d’entretien, un peu agaçante, mais il y avait beaucoup plus grave, et surtout le fait que j’avais une araignée au plafond.
Évidemment, au regard du grand changement climatique qui devait se produire par la suite, c’était probablement une juste vision des choses. Mais à l’époque, c’était important. Ou plutôt, ça m’amusait. À vrai dire, tout avait de l’importance, en ce temps-là. Il n’y avait rien, en dehors de nous. Nous étions livrés à nous-mêmes, nous cultivions l’essentiel de ce que nous mangions, nous fabriquions presque tous nos outils, et même nos vêtements, avec tous ces gamins qui grandissaient. Nous avions grandi ensemble. Dans des époques pareilles, ça compte, de pouvoir ou non faire marcher son agriculture.
Et puis les choses évoluèrent, comme toujours. Les gamins allèrent à l’école, les gens déménagèrent ; l’ambiance changea. C’est toujours comme ça. Aujourd’hui, c’est encore un endroit où il fait bon vivre, mais on a du mal à retrouver l’ambiance de ces années-là, surtout avec ce froid, et maintenant que les enfants sont partis. Quand j’y pense, je crois que kibbutz est le nom que l’on donne à une certaine époque, un moment dans la vie d’une colonie, au début, quand c’est autant une aventure qu’un endroit où habiter. Par la suite, il faut revoir sa conception des choses, inventer une expérience différente, comme sa terre natale, ou autre chose, toute une forme de vie. Mais je me souviens de la première fois que nous avons organisé une grande fête et que nous avons invité les voisins. Nous n’avions mangé que ce que nous avions réussi à faire pousser là, dans nos nouveaux jardins, dans nos nouvelles maisons. Et c’était bon. C’était un endroit où il faisait bon vivre.