Le barrage de Noctis n’était pas une bonne idée. Et pour tout arranger, ils avaient saboté l’ingénierie. Ils avaient érigé le barrage à l’embouchure du canyon le plus au sud de Noctis, à l’endroit où le bord est une calotte de basalte reposant sur du vieux grès. Évidemment, dès que le réservoir a commencé à se remplir, le grès s’est gorgé d’eau, ce qui a affaibli les fondations du barrage. Ensuite, le seul trop-plein prévu en cas d’urgence était un gros regard par lequel l’eau s’écoulait dans un tunnel creusé sur le côté et s’évacuait dans le cours supérieur de l’Ius, en contrebas. Le tunnel avait été bétonné, évidemment, mais sous le béton, c’était du grès. Bref, quand le temps se fâcha et que nous vîmes les premières super-tempêtes, le barrage n’était pas conçu pour absorber de tels débordements. Le niveau du réservoir montait très vite. J’étais là l’une des premières fois où ça s’est produit. J’ai tout vu. Eh bien, c’était un sacré spectacle. Nous avions ouvert le regard au moment où on nous avait annoncé des précipitations, mais la différence n’était pas flagrante. Et la roche derrière le béton était déjà tellement minée par les infiltrations que les affouillements ont dû disloquer le béton. Les capteurs du tunnel ont cessé d’envoyer des mesures, et puis on a vu le béton jaillir du trou, au fond, dans les eaux peu profondes du cours supérieur. L’eau cessait parfois complètement de couler pendant une minute ou deux, puis des blocs de béton plus gros que des maisons volaient à des centaines de mètres, comme s’ils avaient été projetés par un canon. C’était une vision très inquiétante pour nous.
L’eau qui coulait dans le tunnel allait évidemment commencer à arracher le grès, et il n’y aurait bientôt plus rien en dessous de nous pour soutenir le côté sud du barrage.
Nous n’avions donc pas le choix : il fallait fermer le regard par en haut. Une chance que nous ayons encore cette possibilité. Mais après, il n’y aurait plus aucun moyen d’évacuer l’eau du réservoir. Et nous n’avions jamais vu des pluies aussi violentes. On aurait dit qu’on avait ensemencé les nuages. Or Noctis Labyrinthus est un bassin hydrographique gigantesque ; à lui seul, le quart sud-est, qui se déversait dans le réservoir, était déjà immense.
Le niveau du réservoir commença par monter de deux mètres à l’heure, puis trois. À cette allure-là, d’ici quelques heures, l’eau allait arriver en haut du barrage et commencer à se déverser par-dessus, après quoi le sommet céderait forcément à un endroit ou à un autre, et le barrage, d’une hauteur de trois cent trente mètres, se désagrégerait, s’il ne s’effondrait pas d’un seul coup, ce qui était encore plus probable. Les bords, juste en arrière du barrage, s’écrouleraient vraisemblablement aussi. Provoquant une inondation qui emporterait toutes les colonies installées dans le fond des cratères d’Oudemans et de Marineris, peut-être jusqu’à Mêlas Chasma.
Pendant un moment, après la fermeture du regard, nous nous demandâmes, assez désemparés, ce que nous allions bien pouvoir faire. Mary avait évidemment appelé les services d’urgence du Caire pour qu’ils avertissent les gens d’Oudemans et d’Ius Chasma et leur disent de quitter le cratère et le canyon, ou au moins de monter aussi haut que possible sur les parois, puisqu’il n’y avait pas moyen d’évacuer rapidement autant de gens. Mais au-delà de ça, nous n’avions pas une idée très claire de ce qu’il fallait faire. Nous faisions frénétiquement l’aller et retour entre le poste de commande et le barrage. Nous regardions monter l’eau, puis nous retournions au poste de commande pour vérifier les bulletins météo, tout ça sous une pluie battante. Les bulletins nous donnaient des raisons d’espérer que la pluie allait bientôt s’arrêter – ce qu’elle avait déjà fait en amont, dans l’aire d’alimentation, et plus loin à l’ouest. Et la dernière bourrasque avait surtout apporté de la grêle. Des grêlons gros comme des oranges, qui nous avaient obligés à nous réfugier dans le poste, mais présentaient l’avantage de rester là où ils étaient, par terre, au moins tant qu’ils n’auraient pas fondu. Ce qui nous donnait aussi un peu d’espoir.
Cela dit, les relevés effectués dans le courant, en amont du poste, et les simulations de l’IA étaient sans ambiguïté : le réservoir allait monter plus haut que le barrage, de deux ou trois mètres. Des calculs sommaires m’amenèrent à la conclusion que le haut du barrage ne supporterait pas la violence de l’eau qui se déverserait par-dessus. J’informai les autres de cette inquiétante conclusion.
— Trois mètres ! s’exclama enfin Mary.
Elle exprima alors le regret que le barrage ne fasse pas seulement quatre mètres de plus en hauteur. Ce qui aurait été sûrement bien utile.
Sans vraiment réfléchir, je dis :
— Nous pourrions peut-être le surélever de quatre mètres.
— Comment ça ? demandèrent-ils d’une seule voix.
— Eh bien, dis-je, la pression, en haut, ne devrait pas être trop importante. Il se pourrait qu’une simple barrière de contreplaqué fasse l’affaire.
Ils se marrèrent, mais nous montâmes quand même dans le camion et nous allâmes à fond la caisse, sur une route couverte de grêlons énormes, au chantier de construction du Caire où nous achetâmes tout le stock de contreplaqué. Nous étions trop énervés pour leur dire ce que nous allions en faire.
De retour au barrage, nous dressâmes les plaques de contre-plaqué contre la rambarde de plastique et nous les clouâmes au pistolet, juste pour empêcher le vent de les emporter avant que l’eau ne les plaque contre le parapet. Nous n’avions pas fini qu’il se remit à pleuvoir. Nous pressâmes le mouvement, je vous prie de le croire. Je n’ai jamais travaillé sous une pression pareille. N’empêche que, le temps que nous ayons fini, l’eau commençait à lécher le dessus du béton et nous dûmes retourner en courant sur la route, en haut du barrage, où nous avions de l’eau jusqu’aux chevilles. C’était une expérience épouvantable.
Une fois sur la route qui retournait au poste de commande, nous nous arrêtâmes pour regarder en arrière. Si le contreplaqué ne tenait pas, si le barrage cédait, le bord, de ce côté-là, s’effondrerait probablement aussi, et nous étions tous fichus. Mais nous nous arrêtâmes quand même pour regarder. Nous ne pouvions pas nous en empêcher.
Le dernier coup de vent était passé pendant que nous nous démenions, et le ciel était devenu fou : orange foncé à l’est, turquoise intense au nord et au sud. Des couleurs de ciel que nous n’avions jamais vues. Il faisait encore tout noir à l’ouest, mais le soleil pointait sous un nuage, au loin, éclairant la scène à l’horizontale, d’une lueur cuivrée. En dessous de nous, le réservoir continuait à monter, sur notre cloison de contreplaqué. Pour finir, lorsque le crépuscule tomba, l’eau était arrivée un peu au-dessus du milieu des plaques de contreplaqué. Lorsqu’il devint vraiment difficile d’y voir – et j’avoue que je n’avais pas envie d’en voir davantage, tellement notre installation avait l’air précaire –, nous retournâmes à pied au poste de commande.
Arrivés là, nous n’avions plus qu’à attendre. Il se pouvait que toute la structure soit emportée très rapidement. Nous le verrions grâce à la télémétrie, et puis nous serions peut-être emportés à notre tour, balayés avec les murs latéraux. Nous passâmes donc la nuit à scruter les données informatiques en racontant à tout le monde, par téléphone, ce que nous avions fait. J’avais beau déglutir, j’avais une boule dans la gorge. Nous passâmes le temps en nous racontant des blagues – une de mes spécialités, je n’avais jamais fait rire personne aussi fort que cette nuit-là. Après la chute d’une de mes histoires, Mary me serra contre son cœur, et je sentis qu’elle tremblait. Je m’aperçus alors que j’avais aussi les mains tremblantes.
Le lendemain matin, l’eau était toujours au niveau du contreplaqué, mais elle semblait avoir un peu descendu. Notre barrage donnait l’impression de vouloir tenir. Cela dit, le spectacle était toujours aussi terrifiant. La surface du réservoir était tellement haute qu’on aurait dit une illusion d’optique. Et pourtant, elle était bien là, en dessous de nous, étalée dans toute sa couleur et son immensité dans la lumière du matin.
Ainsi donc, le barrage tint le coup. Mais nos réjouissances, lorsque les pompes arrivèrent et que le niveau de l’eau redescendit lentement au-dessous du haut du barrage, furent tempérées, presque étouffées. Nous aussi, nous étions pompés, si j’ose dire. En regardant les plaques de contreplaqué détrempées qui surmontaient le barrage, Mary dit :
— Dieu du Ciel ! Regarde, Stephan, on a fait une Nadia sur ce barrage !
Par la suite, évidemment, tout ça disparut. Je ne peux pas dire que je le regrette.