Une histoire d’amour martienne

Eileen Monday descend son sac à dos du train qui repart vers le bas de la piste et disparaît derrière le promontoire. Elle sort de la gare déserte et se retrouve dans les rues de Firewater, au nord d’Elysium. Il n’y a personne, il fait noir, une vraie ville fantôme. Tout est fermé, des planches sont clouées sur les portes et les fenêtres. Les gens qui s’étaient installés là sont repartis. Seul signe de vie apparent, sur le quai le plus au nord, un petit amas globulaire de fenêtres et de lampadaires éclairés strie de jaune la glace de la baie. Elle en fait le tour, sur la corniche, sans rencontrer âme qui vive, bien qu’il soit encore tôt. Le ciel est violet dans le crépuscule. Plus que quatre jours avant le début du printemps, mais il n’y aura pas de printemps cette année.


Elle entre dans la chaleur humide et le brouhaha de l’hôtel-restaurant. Les cuistots passent des plats, par une large baie, aux dîneurs installés autour des longues tables, dans la salle à manger. Ils sont généralement jeunes, soit des gars qui font du char à glace, soit les derniers habitants de la ville. Il doit bien en descendre encore quelques-uns des collines, par habitude. Ils ont quand même l’air bizarres. Eileen repère Hans et Arthur ; on dirait deux vieux Pinocchio en train de discourir avec les gens assis au bout de leur table. Deux grosses marionnettes, aux yeux entourés de rides, qui rigolent de leurs propres tartarinades, et de jeunes colosses qui se passent les plats et dévorent leurs pâtes en les écoutant. Les vieillards en tant que distraction. Pas si mal, comme fin.

Mais ce n’est pas le truc de Roger. D’ailleurs, quand Eileen regarde autour d’elle, elle le voit planté dans le coin, auprès du juke-box. Il fait mine de choisir un morceau, mais en réalité il mange là, debout sur une patte. Sacré Roger ! se dit Eileen avec un petit sourire, et elle met le cap sur lui, entre les tables.

— Salut ! dit-il en la voyant, avant de la serrer, d’un bras, contre lui.

Elle se penche, lui plante un baiser sur la joue.

— Tu avais raison, je n’ai pas eu de mal à trouver.

— Non. Je suis content que tu aies décidé de venir, ajoute-t-il en la regardant.

— Oh, du boulot, il y en aura toujours. C’est moi qui suis contente d’en être un peu sortie. Sois béni pour cette idée. Tout le monde est là ?

— Ouais, à part Frances et Stephan. Ils viennent d’appeler et elle a dit qu’ils arrivaient. On pourra partir demain.

— Génial. Viens, on va s’asseoir avec les autres. Je voudrais leur dire bonjour, et manger un morceau.

Roger fronce le nez, fait un geste en direction de la foule bruyante, animée. Sa solitude a été la cause de certaines séparations prolongées entre eux. Alors Eileen le prend par le bras et dit :

— Ouais, ouais, tous ces gens. Elysium est un endroit où il y a beaucoup de monde.

Roger a un sourire torve.

— C’est ce qui me plaît dans cet endroit.

— Mais oui, bien sûr. Loin de la foule déchaînée.

— L’étudiante en anglais qui revient, hein ?

— Et l’ermite du canyon, hein ? réplique-t-elle en riant, avant de l’entraîner vers la foule.

C’est bon de le revoir. Ça fait déjà trois mois. Depuis des années, maintenant, ils forment un couple stable, ils se voient régulièrement. Roger rentre chez eux, à la coop de Burroughs, chaque fois qu’il revient d’excursion. Mais comme il travaille toujours dans l’outback, ils passent pas mal de temps séparés.

Ils rejoignent Hans et Arthur, qui refont le monde – ou plutôt sa création –, lorsque Stephan et Frances arrivent, et ils font un dîner tardif. Leurs retrouvailles sont chaleureuses. Ils ont des tas de choses à se raconter ; ils ne se sont pas revus depuis l’escalade d’Olympus Mons, pour la plupart. Des heures après que les autres convives sont allés se coucher, à l’étage ou chez eux, le petit groupe bavarde encore, au bout d’une des tables. Un groupe de vieux insomniaques, se dit Eileen, qui n’est pas pressée d’aller au lit et de passer la nuit à se tourner et se retourner. Elle se lève pourtant la première, s’étire et déclare qu’elle monte dans sa chambre. Les autres l’imitent, sauf Roger et Arthur, qui ont fait pas mal d’escalades ensemble pendant toutes ces années. Roger était un insomniaque notoire, même au temps de sa folle jeunesse, et il dort toujours très mal. Quant à Arthur, celui qui l’empêchera de parler n’est pas né.

— À demain, lui dit Arthur. À demain dès l’aube, pour la traversée de la mer d’Amazonie !


Le lendemain matin, le char à glace file sur une glace presque toute blanche, sauf en de rares endroits où elle est transparente, et si claire qu’on voit les hauts-fonds à travers. D’autres endroits sont couleur de brique, et ont la texture de la brique, et un grand bruit accompagne le passage des patins du bateau sur de petites dunes de gravier et de poussière. Lorsque le bateau tombe sur une mare de glace fondue, il ralentit brusquement et projette de grandes gerbes d’eau sur les côtés. De l’autre côté de ces mares, les surfaces de glissement grincent comme des lames de patins à glace, puis le bateau accélère et reprend de la vitesse. Le char à glace de Roger est un chriscraft, leur explique-t-il. Rien à voir avec le squelette d’araignée à laquelle s’attendait Eileen, qui a vu des engins de ce genre à Chryse. On dirait presque un bateau normal, long, large et bas, avec plusieurs patins parallèles fixés à l’avant et à l’arrière de la coque. « C’est mieux sur la glace fracturée, leur a expliqué Roger, et ça flotte si on se retrouve sur de l’eau. » La voile ressemble à une grande aile d’oiseau étendue au-dessus d’eux. La toile et le mât ne font qu’un. Ils sont fondus l’un dans l’autre et changent de forme à chaque bourrasque pour offrir la meilleure prise au vent.

— Qu’est-ce qui nous empêche de nous retourner ? demande Arthur en regardant par-dessus le bastingage, du côté sous le vent, la glace qui file à moins d’un mètre à peine en dessous de lui.

— Rien du tout.

L’inclinaison du pont est satisfaisante, et Roger a un grand sourire.

— Rien ?

— Les lois de la physique.

— Allez !

— Quand le bateau penche, la voile offre moins de prise au vent, à la fois parce qu’elle est inclinée et parce que, constatant le déséquilibre, elle se rétracte. Et puis il y a le ballast, sous le pont : des poids maintenus, par magnétisme, du côté exposé au vent. C’est comme si toute une équipe de rugby était assise sur le bastingage.

— Ce n’est pas rien, proteste Eileen. Ça fait trois choses.

— Exact. Malgré ça, nous pourrions encore dessaler. Mais quand bien même, nous n’aurions qu’à sortir et nous redresser.

Ils sont assis dans le cockpit et regardent la voile, au-dessus d’eux, ou la glace, devant. Les passages les plus difficiles sont repérés par satellite, et le pilote automatique du bateau les évite, de sorte qu’ils effectuent de fréquents changements de cap et sont parfois secoués dans le cockpit. À d’autres moments, ils sont ralentis par des plaques de glace poudreuse. L’appareil freine alors brutalement et projette les passagers non prévenus vers l’avant, sur l’épaule de leur voisin. Eileen rentre ainsi alternativement dans les côtes de Hans et de Frances. Comme elle, c’est la première fois qu’ils montent dans un char à glace, et ils sont épatés par la vitesse qu’il atteint lorsqu’il y a un fort coup de vent, ou sur la glace lisse. Hans calcule que les plaques de sable marquent d’anciens plissements de pression, qui se dressaient comme les plaques sur le dos d’un stégosaure et ont été complètement érodés par le vent, laissant une masse de sable et de limon sur la glace aplatie. Roger hoche la tête. En réalité, le vent abrase la surface de l’océan, et ce qui dépasse le plus disparaît en premier. L’océan est maintenant pris en glace jusqu’au fond, de sorte qu’aucun nouveau plissement de pression n’apparaît plus. Bientôt, tout l’océan sera aussi plat qu’un dessus de table.


Pour leur première journée en mer, le temps est dégagé, le ciel bleu roi s’épanouit sous le vent d’ouest. Sous le dôme de cristal du cockpit, il fait chaud, la pression de l’air est légèrement supérieure à celle de l’extérieur, qui est de trois cents millibars au niveau de la mer et diminue tous les ans, comme avant une immense tempête qui ne viendrait jamais. Ils filent à toute vitesse autour du majestueux promontoire de la péninsule de Phlegra, dont l’immense proue est surmontée d’un temple dorique aux colonnes blanches. Eileen regarde tout ça en écoutant Hans et Frances parler de l’antique phénomène de Phlegra Montes, qui couture la côte nord d’Elysium tel un long vaisseau échoué sur le rivage, étrangement rectiligne pour une chaîne de montagnes martiennes. De même, d’ailleurs, qu’Erebus Montes, à l’ouest, comme si elles n’étaient pas, contrairement à toutes les autres montagnes martiennes, des vestiges de cratères. Hans prétend que ce sont deux anneaux concentriques d’un gigantesque bassin d’impact, presque aussi important que le Big Hit, mais plus ancien, et qui aurait à peu près disparu lors des impacts ultérieurs. Les seules traces de ce bassin seraient Isidis Bay et l’essentiel des mers d’Utopie et Elysian.

— Et puis les chaînes auraient pu se redresser lors de la déformation de la selle d’Elysium.

Frances secoue la tête, comme toujours. Pas une seule fois Eileen ne les a vus d’accord, ces deux-là. Dans ce cas précis, Frances est d’avis que les chaînes pourraient être encore plus anciennes et seraient des traces de mouvements de plaques tectoniques primitives, voire proto-tectoniques. Toutes sortes d’indices prouvent l’existence de cette ère tectonique primitive, dit-elle, mais Hans fait la moue.

— L’andésite qui prouverait une action tectonique est plus récent que ça. Les Phlegras sont presque du noachien. Un « big hit » pré-Big Hit.

Quelle que soit l’explication, la proue de ce vaisseau de pierre se dresse là, dans toute sa splendeur, au bout d’une étroite péninsule de quatre cents kilomètres de long qui surgit de Firewater et s’enfonce droit dans la glace, au nord. Une longue falaise tombant dans la mer, et la même de l’autre côté. Le pèlerinage, le long de cette épine dorsale, vers le temple, est l’une des plus célèbres randonnées martiennes. Eileen l’a faite à plusieurs reprises, seule ou avec Roger, depuis qu’il l’a emmenée là pour la première fois, il y a une quarantaine d’années. Cette fois-là, ils avaient contemplé une mer bleue festonnée de vagues blanches. Depuis, elle ne l’a pas souvent vue autrement que prise par les glaces.

Il regarde la pointe, lui aussi, et à voir sa tête il doit repenser à cette époque, se dit Eileen. Il s’en souviendrait certainement si on le lui demandait ; sa mémoire incroyable ne donne pas encore de signes de défaillance, et avec le cocktail de drogues mémorielles maintenant sur le marché, qui ont d’ailleurs permis à Eileen de retrouver certains souvenirs, il se pourrait qu’il n’oublie jamais rien de sa vie. Eileen l’envie un peu pour ça, bien que, d’après lui, ce soit à double tranchant. Enfin, maintenant, c’est l’une des choses qu’elle aime en lui. Il se souvient de tout, et pourtant il est resté gaillard et plein d’entrain, même pendant ces années de déclin. Un roc sur lequel elle peut s’appuyer, pendant ses propres cycles de deuil et d’affliction. Évidemment, en tant que Rouge, on pourrait rétorquer qu’il n’a pas de raison de s’attrister. Mais ce ne serait pas vrai. Eileen a bien vu que son attitude était plus complexe que ça ; tellement complexe, même, qu’elle ne la comprend pas tout à fait. Certains aspects de sa mémoire phénoménale, la vision à long terme qu’elle implique ; sa détermination à bien faire ; la joie féroce qu’il trouvait dans le nature sauvage, endurante ; un mélange de tout ça. Elle le regarde observer le promontoire du haut duquel ils contemplaient jadis un monde vivant.


Elle ne saurait dire combien il en est venu à compter pour elle, avec les années. Il y a des moments où c’en est trop pour elle, qu’ils se soient connus toute leur vie ; qu’ils se soient mutuellement aidés à passer des caps difficiles ; qu’il l’ait emmenée en randonnée, pour commencer, la plaçant sur la trajectoire de toute sa vie. Tout cela aurait suffi à faire de lui un personnage crucial de son existence. Mais des gens comme ça, tout le monde en a dans sa vie. Et au fil des ans, leurs intérêts divergents les ont séparés. Ils auraient pu se perdre complètement de vue. Et puis Roger était venu la voir, à Burroughs. Elle avait un compagnon, à ce moment-là, mais elle sentait bien qu’ils s’éloignaient l’un de l’autre depuis des années, et Roger lui avait dit : Je t’aime, Eileen. Je t’aime. Tu te souviens quand nous avons escaladé Olympus Mons ? Eh bien, maintenant, je crois que le monde entier est comme ça. L’escarpement n’a pas de fin. Nous allons continuer l’escalade jusqu’à ce que nous tombions pour de bon. Et cette escalade, je veux la faire avec toi. On n’arrête pas de se retrouver et de repartir chacun de son côté ; c’est trop risqué. Nos chemins pourraient ne plus jamais se croiser. Il pourrait arriver quelque chose. J’en veux davantage. Je t’aime.

Et c’est ainsi qu’ils s’étaient installés dans sa coop, à Burroughs. Elle travaillait toujours au ministère de l’Environnement et il continuait à guider des treks dans l’outback ou à faire de la voile sur la mer du Nord, mais il revenait toujours de ses treks et de ses croisières, et elle revenait toujours de ses tournées et de ses séjours au loin. Ils vivaient ensemble, chez eux, chaque fois qu’ils pouvaient ; ils formaient un vrai couple. Et pendant les années sans été, puis la petite ère glaciaire et le déclin proprement dit, si elle n’avait pas sombré dans le désespoir, c’était grâce à sa présence immuable. Elle frémit en pensant qu’elle aurait pu traverser ces années toute seule. Travailler comme une folle et s’effondrer… Ça avait été dur. Elle avait vu qu’il s’en faisait pour elle. Cette balade traduisait sa préoccupation : Écoute, lui avait-il dit un soir qu’elle était rentrée en larmes après avoir reçu un rapport sur l’extinction des espèces dans les zones tropicales et tempérées, écoute, je crois que tu devrais sortir, aller voir ça. Ce n’est pas si terrible. Il y a déjà eu des ères glaciaires, avant. Ce n’est pas un drame.

Elle se terrait de plus en plus à Burroughs, incapable d’affronter ça, mais force lui avait été d’admettre que, en théorie, ce serait une bonne chose. Peu après – très vite, en fait –, il avait organisé ce voyage. Et voilà qu’il avait rameuté certains de leurs amis de l’expédition à Olympus Mons, peut-être pour qu’ils l’aident à la convaincre de venir. Et puis, une fois là, pour lui rappeler cette époque de leur vie. En tout cas, c’était bon de revoir leurs visages souriants, rouges de plaisir, et de voler ainsi sur la glace.


Cap à l’est ! dit le vent. Ils évitent Scrabster, la pointe nord-est d’Elysium, et se dirigent vers le sud, sur la grande plaque de glace blanche insérée dans la courbe de la côte. C’est la baie d’Acadia, ainsi nommée à cause de sa ressemblance supposée avec la Nouvelle-Écosse et la côte du Maine : une pente abrupte, jadis arc-boutée devant des falaises de granit noir, battues par les flots noirs de la mer du Nord, martelées, tranchées par les brisants. Et maintenant toutes blanches et nettes, sous le saupoudrage d’embruns et d’écume gelés qui givrent la plage et les falaises si bien qu’on dirait un immense gâteau de mariage. Aucun signe de vie à Acadia ; pas un point vert en vue. Ce n’est pas son Elysium.


Arthur repasse la barre à Roger. Il leur fait doubler un cap et là, tout à coup, une île carrée aux falaises abruptes se dresse devant eux. Elle est coiffée de vert… Ah ! une ville flottante, prise par les glaces, près de l’entrée d’un fjord, sans doute dans un profond chenal. Toutes les villes flottantes sont devenues des îles dans la glace. Le vert du haut est protégé par une tente qu’Eileen ne voit pas sous le soleil éclatant.

— Je passe juste chercher le reste de notre équipage, explique Roger. Un jeune couple de mes amis qui va se joindre à nous.

— Quel est ce bâtiment ? s’enquiert Stephan.

— C’est l’Altamira.

Roger leur fait décrire une douce courbe, et ils s’immobilisent dans le vent. Il rétracte le dôme du cockpit.

— Au fait, je n’ai pas l’intention de monter là-haut. Quoi qu’on fasse, ça prend la journée. Mes amis devraient nous attendre en bas.

Ils prennent pied sur la glace, dont la surface, d’un blanc opaque, sale, est fissurée et un peu bosselée, de sorte qu’en dehors de certains endroits glissants, les pieds ont généralement une bonne prise. Eileen constate que les plaques glissantes ressortent comme des fenêtres enchâssées dans un toit. Roger parle dans son bloc-poignet, puis les conduit vers le fjord. L’une des parois est munie d’un escalier de granit sur les marches duquel le givre fait comme un tapis pelucheux.

Roger monte quelques marches en mettant les pieds dans les creux formés par les pas de ceux qui l’ont précédé. Du haut du promontoire qui surplombe le fjord, ils ont une bonne vue de la glace et de la ville flottante. Pour une construction humaine, elle est vraiment énorme. Elle fait bien un kilomètre de côté, et le pont est à peine plus bas que l’endroit où ils se trouvent. La partie médiane, couverte par une tente, brille comme un jardin de la Renaissance, un espace enchanté de conte de fées.

Il y a un petit abri de pierre, ou une chapelle, sur le promontoire, et ils suivent le sentier qui y mène. Eileen a les mains, les pieds, le nez et les oreilles gelés. Un grand plateau blanc, qui siffle dans le vent. Elysium se dresse derrière eux, ses deux volcans pointant juste au-dessus de l’horizon, qui est très haut, à l’ouest. En approchant de la petite chapelle, elle prend la main de Roger. Comme toujours, au plaisir que lui apporte Mars est intimement mêlé celui de sa présence. Au spectacle de cette immensité glacée, l’amour l’enlace comme le vent. Il sourit, maintenant. Elle suit son regard et voit qu’il y a deux personnes dans le petit édifice ouvert aux quatre vents.

— Ah, les voilà !

Ils font le tour, et le couple les repère.

— Salut, dit Roger. Eileen, je te présente Freya Ahmet et Jean-Claude Bayer, qui vont se joindre à nous. Freya, Jean-Claude, voici Eileen Monday.

— Nous avons beaucoup entendu parler de vous, dit Freya avec un sourire amical.

C’est un couple de géants. Ils dominent les autres de la tête et des épaules.

— Les deux qui discutent, là-bas, sur le chemin, sont Hans et Frances. Ils discutent toujours. Il faudra vous y faire.


Hans et Frances les rejoignent, bientôt suivis par Arthur et Stephan. Les présentations faites, ils visitent la chapelle, qui est vide, et la vue leur arrache des cris admiratifs. Le côté est du massif d’Elysium, qui empêchait le passage des nuages de pluie, avant, se dresse, toujours aussi noir et désert, toujours pareil à lui-même. Alors que l’immense plaque blanche de la mer et le cube incongru de l’Altamira sont nouveaux et étranges. Eileen n’a jamais rien vu de pareil. Impressionnant, oui. Énorme, sublime. Mais ses yeux reviennent toujours vers la petite serre de la ville flottante, minuscule témoignage de vie dans un univers sans vie. Elle veut qu’on lui rende son monde.

En redescendant l’escalier de pierre, elle regarde le granit à nu de la paroi et, dans une faille, elle repère une matière noire, friable. Elle s’arrête pour l’examiner.

— Regarde ça, dit-elle à Roger en grattouillant le givre. On dirait du lichen. Ou de la mousse. Tu crois que c’est encore vivant ? Ça en a bien l’air, non ?

Roger colle son nez dessus, regarde ça de tout près.

— On dirait de la mousse. Morte.

Eileen détourne les yeux, le cœur gros.

— J’en ai marre de ne voir que des plantes et des animaux crevés. Les douze dernières fois que je suis sortie, je n’ai pas vu une seule créature vivante. Enfin, qu’il y ait du déchet, l’hiver, je comprends, mais ça, ça commence à devenir grotesque. Toute cette planète est en train de mourir !

Roger agite la main d’un air incertain, se redresse. Il aurait du mal à dire le contraire.

— Je suppose qu’il n’y a jamais eu assez de soleil, pour commencer, dit-il en regardant la pièce de bronze lumineuse qui projette ses rayons obliques sur Elysium. Les gens voulaient ça, et ils l’ont fait. Les gens sont têtus. Mais la réalité l’est encore plus.

— Mouais, soupire Eileen en tripotant à nouveau la matière noirâtre. Tu es sûr que ce n’est pas un lichen ? C’est noir, mais on dirait que c’est encore un peu vivant.

Il en inspecte un fragment. De petites frondes noires, comme une espèce d’algue minuscule, éraillée, qui se délite entre ses doigts gantés.

— Des lichens foliacés ? risque Eileen. Fruticuleux, peut-être ?

— De la mousse, plutôt. De la mousse morte.

Il dégage la glace et la neige qui recouvre un coin de la paroi. La pierre noire, ou couleur de rouille. Tachetée de noir. C’est partout pareil.

— Il y a quand même des lichens vivants, c’est certain. Et d’après Freya et Jean-Claude, l’environnement, sous la neige, est encore assez vivant. Très robuste. Protégé des éléments.

La vie sous une couverture de neige éternelle.

— Hon-hon.

— Hé, c’est mieux que rien, non ?

— Si. Mais cette mousse, ici, a été exposée.

— Exactement. C’est pour ça qu’elle est morte.

Ils repartent. Roger marche à côté d’elle, perdu dans ses pensées.

— J’ai une impression de déjà vu, dit-il avec un sourire. C’est déjà arrivé. Il y a longtemps, nous avons trouvé une petite chose vivante ensemble, sauf qu’elle était morte. C’est déjà arrivé !

Elle secoue la tête.

— Puisque tu le dis… C’est toi, l’homme-mémoire.

— Mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus. C’est plutôt comme une impression de déjà vu. Enfin, peut-être… peut-être pendant notre première randonnée, quand on s’est rencontrés ? fait-il avec un geste vague en direction de l’est, d’un canyon à l’est d’Olympus, de l’autre côté de la mer d’Amazonie. De petits escargots ou je ne sais plus…

— Comment serait-ce possible ? objecte Eileen. Je pensais que nous nous étions rencontrés alors que je finissais mes études. Le terraforming avait à peine commencé à l’époque, non ?

— C’est vrai, convient-il en fronçant les sourcils. Enfin, il y avait des lichens dès le début. C’est la première chose qu’ils ont propagée.

— Mais des escargots ?

— C’est juste une impression, répond-il avec un haussement d’épaules. Tu ne te souviens pas ?

— Absolument pas. Juste ce que tu m’as raconté depuis, tu comprends.

— Enfin, soupire-t-il avec un nouveau haussement d’épaules, tandis que son sourire s’efface. C’est peut-être une fausse impression.


De retour dans le cockpit et la cabine du char à glace, ils pourraient être autour de la table de cuisine d’un petit appartement, n’importe où. Les deux nouveaux venus, qui frôlent le plafond avec leur tête même quand ils sont assis, font la cuisine.

— Non, je vous en prie, c’est pour ça que nous sommes là, dit Jean-Claude avec un grand sourire. J’adore cuisiner pour de grandes tablées.

En réalité, ils sont venus pour retrouver des amis de l’autre côté de la mer d’Amazonie. Ce sont tous des gens avec lesquels Roger a travaillé ces dernières années, pour lancer des recherches de glaciologie et d’écologie sur le flanc ouest d’Olympus.

Après ces explications, ils écoutent un moment, comme les autres, Hans et Frances discuter du déclin. Frances pense qu’il a été provoqué par l’accroissement rapide de l’albédo de la planète après le pompage de la mer du Nord et sa prise en glace. C’était le premier incident dans une longue série d’événements en cascade qui ont mal tourné, une chute auto-catalytique dans la spirale mortelle de l’effondrement total. Hans pense que ça vient du fait que le permafrost souterrain n’a jamais vraiment dégelé sur plus de quelques centimètres, et que la peau extrêmement fine de la zone vivante paraissait beaucoup plus stable qu’elle ne l’était véritablement. En réalité, elle était très vulnérable aux attaques par des bactéries mutantes. Hans est en effet persuadé que des mutations ont été déclenchées par une arrivée massive d’UV…

— Ça, on n’en sait rien, coupe Frances. Les mêmes organismes irradiés en laboratoire, même dans des laboratoires spatiaux, ne présentent pas les mutations ou le collapsus qu’on constate sur le terrain.

— L’interaction avec les éléments chimiques du sol, répond Hans. Pour moi, il y a des moments où tout a l’air d’avoir été salé à mort.

Frances secoue la tête.

— Ça n’a rien à voir. Il n’y a pas synergie quand ces effets sont combinés. Ce n’est qu’une liste de possibilités, Hans, reconnaissez-le. Vous lancez des idées, mais personne n’a aucune certitude. L’étiologie n’est pas comprise.

Ça, c’est vrai. Eileen a travaillé pendant dix ans sur le problème, à Burroughs, et elle sait que Frances a raison. La vérité, c’est qu’en matière d’écologie planétaire, comme dans bien d’autres domaines, les causes premières sont très difficiles à établir. Hans agite la main, ce qui est sa façon de concéder ce point à Frances. En tout cas, il n’ira pas plus loin.

— Eh bien, quand la liste des possibilités est aussi longue que celle-ci, on n’a pas besoin qu’il y ait synergie. Une simple addition de facteurs peut faire l’affaire. Chacun conservant son effet spécifique.

Eileen regarde les jeunes, ou plutôt leur dos car ils s’activent sur les fourneaux. Eux aussi, ils parlent de sel. Et puis elle voit l’un d’eux en mettre une poignée dans le riz.


Ils dégustent leur repas dans les flaveurs du riz basmati. Freya et Jean-Claude mangent assis par terre. Ils écoutent les anciens et ne disent pas grand-chose. De temps en temps, ils rapprochent leurs têtes et discutent entre eux, conversation sous la table. Eileen les voit s’embrasser.

Elle sourit. Il y a longtemps qu’elle ne s’est pas trouvée proche de gens aussi jeunes. Et puis, par-delà leur reflet sur le dôme du cockpit, elle voit la glace, dehors, qui brille sous les étoiles. C’est une image déconcertante. Mais ils ne regardent pas par la fenêtre. Et quand bien même, à leur âge, on ne croit pas à la mort. On est insouciant.

Roger la voit regarder ces jeunes géants et ils échangent un petit sourire. Il les aime bien, se dit-elle. Ce sont ses amis. Quand ils se disent bonne nuit et disparaissent dans le couloir qui mène aux minuscules couchettes situées à la proue, il dépose un baiser sur le bout de ses doigts et leur tapote la tête au passage.

Les anciens finissent de manger, puis restent assis, à regarder par les vitres en sirotant du chocolat chaud arrosé d’alcool de menthe.

— Nous pourrions concentrer nos efforts, dit Hans, reprenant la conversation avec Frances. En appliquant activement les méthodes industrielles lourdes, on pourrait faire fondre l’océan par en dessous, et ce serait gagné.

Frances secoue la tête, fait la moue.

— Vous voulez parler des bombes dans le régolite, c’est ça ?

— Sous le régolite. Comme ça on aurait la chaleur et les radiations seraient piégées. Ça pourrait marcher. Mais il y a d’autres méthodes. On pourrait focaliser une partie de la lumière des miroirs avec une lentille orbitale afin de réchauffer la surface. Faire venir de l’azote de Titan. Diriger des comètes vers des régions désertes ou les faire brûler dans l’atmosphère. Ça corserait la situation en vitesse. Et puis nous allons bientôt lancer d’autres usines à halocarbones.

— C’est vraiment très industriel, remarque Frances.

— Bien sûr. Il ne faut pas oublier que le terraforming est un processus industriel, au moins en partie.

— Je ne sais pas, intervient Roger. Il vaudrait peut-être mieux poursuivre les méthodes biologiques. Concentrer nos efforts, comme vous dites, et envoyer une autre vague dans cette direction. Ce serait plus long, mais bon… moins brutal pour l’environnement.

— L’écopoésis ne marche pas, répond Hans. Ça ne piège pas assez de chaleur dans la biosphère. On ne peut pas aller plus loin que ça, conclut-il avec un geste en direction du dehors.

— Peut-être pas pour le moment, insiste Roger.

— Mouais. Ça vous laisse indifférent, bien sûr. De toute façon, je suppose que vous êtes content du déclin, hein ? Vous n’êtes pas Rouge pour rien.

— Hé, doucement, coupe Roger. Comment pourrais-je m’en réjouir ? J’étais marin.

— Mais vous militiez pour la disparition du terraforming.

Roger élude l’argument d’un geste évasif, jette un timide sourire à Eileen.

— C’était il y a longtemps. Et puis, le terraforming n’a pas disparu, même maintenant. Il n’est qu’en sommeil, ajoute-t-il en indiquant la glace.

— Tu vois, insiste Arthur. Tu souhaites sa disparition.

— Puisque je te dis que non.

— Alors pourquoi as-tu l’air si réjoui, ces temps-ci ?

— Je ne suis pas réjoui, proteste Roger avec un sourire radieux. Je ne suis pas triste, c’est tout. Je ne pense pas que la tristesse soit de mise, compte tenu de la situation.

Arthur lève les yeux au ciel, prend les autres à témoin, les rendant complices de son harcèlement.

— Le monde est en train de geler, et la tristesse n’est pas de mise. Qu’est-ce qu’il te faut ! Je frémis à cette idée !

— Il me faudrait quelque chose de triste.

— Et tu n’es pas un Rouge ! Ben voyons !

— Mais non ! proteste Roger, leurs rires lui arrachant un sourire. J’étais marin, je vous l’ai dit, répète-t-il avec sérieux. Écoutez, si la situation était aussi catastrophique que vous le dites, alors Freya et Jean-Claude s’en feraient, non ? Or ils ne s’en font pas. Demandez-leur, vous verrez bien.

— Ils sont jeunes, c’est tout, rétorque Hans, faisant écho aux pensées d’Eileen tandis que les autres opinent du chef.

— C’est vrai, reprend Roger. Et c’est un problème à court terme.

Ce qui les fait réfléchir un instant. Un ange passe, et Stephan reprend :

— Et vous, Arthur, que feriez-vous ?

— Moi ? Je n’en ai pas idée. De toute façon, ce n’est pas à moi de le dire. Vous me connaissez. Je n’aime pas dire aux gens ce qu’ils ont à faire.

Ils attendent en silence, en dégustant leur chocolat.

— Enfin, il suffirait d’envoyer quelques petites comètes dans l’océan…

De vieux amis, se moquant d’eux-mêmes. Eileen s’appuie contre Roger. Elle se sent mieux.

Le lendemain matin, ils repartent vers l’est dans un grand whoosh, et en quelques heures à peine ils sont seuls sur la mer gelée, hors de vue de toute terre. Ils filent, poussés par le vent, et les patins claquent, sifflent, gémissent ou hurlent selon le vent et la consistance de la glace. Ils ont bientôt l’impression d’être sur un monde de glace, comme Callisto ou Europe. Vers la fin de la journée, ils décrivent une courbe dans le vent et s’arrêtent. Ils descendent, plantent quelques broches à glace autour du bateau et l’emprisonnent au centre d’un réseau de filins. Au coucher du soleil, l’amarrage étant achevé, Roger et Eileen vont faire un tour sur la glace.

— Belle journée pour faire du bateau, hein ? demande Roger.

— Ça oui ! lui assure Eileen, qui ne peut s’empêcher de penser qu’ils marchent à la surface de leur océan. Qu’est-ce que tu penses de ce que Hans a dit hier soir, d’essayer d’en remettre un coup ?

— On entend un tas de gens qui parlent comme ça.

— Et toi ?

— Moi, je ne sais pas. Je n’aime pas la plupart des méthodes dont ils ont parlé. D’un autre côté…, fait-il avec un haussement d’épaules. Ce que j’aime ou non n’a pas d’importance.

— Hum.

Sous leurs pieds, la glace est blanche, grêlée de minuscules cratères : de petites bulles qui ont crevé à la surface.

— Tu as dit que les jeunes ne s’intéressaient guère au problème. Je ne vois pas pourquoi. Ils devraient tenir plus que n’importe qui à ce que le terraforming marche, non ?

— Ils croient qu’ils ont tout le temps.

Eileen a un sourire à cette idée.

— Ils ont peut-être raison.

— Oui. Peut-être. Mais pas nous. Je pense parfois que si nous sommes tristes, ce n’est pas tant à cause du déclin de Mars que du nôtre. (Il la regarde, baisse à nouveau les yeux sur la glace.) Nous avons deux cent cinquante ans, Eileen.

— Deux cent quarante.

— D’accord, d’accord. Mais comme personne n’a vécu plus de deux cent soixante ans…

— Je sais.

Eileen se souvient d’un groupe d’anciens qu’elle a vus, un jour, attablés dans un grand hôtel-restaurant. Ils faisaient des châteaux de cartes parce qu’il n’y avait aucun autre jeu de cartes qu’ils connaîtraient tous ; ils avaient construit un château de quatre étages, et la structure commençait à devenir instable. L’un d’eux avait dit : « C’est comme mes traitements de longévité. » Ils avaient tous ri de bon cœur, mais personne n’avait eu la main assez ferme pour mettre la carte suivante.

— Et voilà, tu as mis le doigt dessus. Si j’avais vingt ans, moi aussi, le déclin ne me ferait ni chaud ni froid. Alors que nous, nous ne connaîtrons probablement pas d’autre Mars. Enfin, tu sais, au bout du compte, peu importe la Mars qu’on préfère. C’est toujours mieux que rien.

Il la regarde avec un petit sourire en coin, la prend par les épaules et la serre contre lui.


Le lendemain matin, ils se réveillent dans le brouillard, mais le vent souffle régulièrement, alors, après le petit déjeuner, ils lèvent ce qui tient lieu d’ancre et repartent vers l’est accompagnés par un petit chuintement. La poussière de glace, la neige pulvérisée, le brouillard givrant – tout cela file autour d’eux.

Et puis, presque aussitôt après leur départ, ils reçoivent un appel radio. Roger prend le casque… C’est la voix de Freya.

— Vous nous avez oubliés !

— Comment ? Et merde ! Mais qu’est-ce que vous faisiez hors du bateau ?

— On était descendus sur la glace, faire des bêtises.

— Seigneur ! Vous alors ! (Roger secoue la tête, lève les yeux au ciel, mais ne peut s’empêcher de sourire.) Bon, et maintenant, vous avez fini ?

— Ça ne vous regarde pas ! répond joyeusement Jean-Claude, en fond sonore.

— Mais on peut revenir vous chercher, quand même ?

— Oui, on est prêts.

— Bon. Quelle barbe, alors ! Cramponnez-vous. Il va nous falloir un moment pour revenir en arrière dans ce vent.

— Pas grave. On est chaudement habillés et on a un tapis de sol. On vous attend.

— Comme si vous aviez le choix ! réplique Roger avant de reposer le casque.

Il commence à naviguer pour de bon. D’abord, il se place en travers du vent, puis il commence à louvoyer, remontant le lit même du vent, et le bateau se met à pousser des cris comme une banshee. Le mât-voile est complètement incurvé. Roger secoue la tête, impressionné. Le bruit est tel, maintenant, qu’ils devraient hurler pour se faire entendre, mais personne ne parle. Ils laissent Roger se concentrer sur la navigation. Ils volent dans une blancheur uniforme, la lumière est partout la même et ils ne voient rien, que la glace qui file, juste sous le cockpit. Ce n’est pas la blancheur la plus pure dans laquelle Eileen se soit jamais retrouvée, mais pas loin. Au bout d’un moment, même les extrémités du bateau, même la glace disparaissent. Ils volent – d’un vol vibrant – dans un vide blanc, rugissant. C’est une curieuse expérience cinétique, et Eileen se surprend à écarquiller les yeux, comme s’il y avait en elle une autre sorte de vision qui attendrait ce genre de moment pour entrer en jeu.

Rien à faire. Ils sont dans une blancheur mouvante, c’est tout. Roger a l’air crispé. Il regarde intensément le radar et les autres instruments. Dans le temps, les plissements auraient rendu très dangereux ce genre de navigation à l’aveuglette. Maintenant, ils ne risquent plus de heurter quoi que ce soit.

Soudain, une secousse les projette vers l’avant, le rugissement s’intensifie, tout est sombre en dessous d’eux. Ils franchissent une plaque sableuse. Et puis ils repartent de plus belle dans la blancheur étincelante.

— On arrive, annonce Roger.

Eileen se cramponne en prévision du ralentissement, mais Roger dit :

— Je vais virer de bord, les gars.

Il tire le gouvernail vers ses genoux. Ils filent par vent arrière, puis tournent, tournent, tournent, et prennent le vent par le flanc opposé, la coque du bateau basculant de façon inquiétante vers l’autre côté. Ils entendent « par le ventre » les coups sourds qui accompagnent le déplacement du ballast, sous leurs pieds, et ils repartent dans le hurlement du vent. Ils ont senti et entendu la manœuvre plus qu’ils ne l’ont vue ; Roger a même fermé les yeux un instant. Et puis il y a un moment de calme relatif, jusqu’au prochain empannage. Une boucle en arrière à la fin de chaque changement de bord.

Roger indique l’écran radar.

— Ils sont là, tu les vois ?

Arthur scrute l’écran.

— Assis par terre, si je vois bien.

Roger secoue la tête.

— Ils sont encore au-dessus de l’horizon. Ce sont leurs têtes.

— Espérons-le.

Roger regarde l’écran de l’APS et fronce les sourcils. Il vire à nouveau lof pour lof.

— Nous devons ralentir avant d’arriver sur eux. Le radar ne voit pas plus loin que l’horizon ; même s’ils sont debout, il ne les repérera pas à plus de six kilomètres, or nous allons à près de cent cinquante kilomètres à l’heure. Alors nous devons les localiser grâce à l’APS.

Arthur étouffe un sifflement. La navigation par satellite, pour effectuer un rendez-vous dans cette blancheur…

— Je crois que vous pouvez toujours…, commence Arthur, qui se ferme aussitôt le bec à deux mains.

Roger le regarde en souriant.

— Ça devrait être faisable.

Pour quelqu’un qui, comme Eileen, n’a jamais navigué, c’est un peu dur à croire. En fait, avec ces vibrations et ces mouvements de balancier, elle commence à se sentir un peu barbouillée. Hans, Stephan et Frances ont carrément la nausée. Tous les cinq regardent Roger, qui ne quitte pas l’APS des yeux et manie le gouvernail avec précision, puis soudain il le tire brutalement vers lui. Freya et Jean-Claude apparaissent sur l’écran radar sous la forme de deux colonnes vertes, luisantes.

— Hé, les gars ! appelle Roger dans le micro. Je m’approche de vous par le côté au vent. Agitez les bras et faites bien attention. Je vais essayer d’arriver sur votre gauche, le plus lentement possible.

Il actionne doucement le gouvernail, en observant attentivement les écrans. Ils arrivent de si loin dans le vent que le mât-voile se déploie selon une courbe très tendue, et le navire perd son erre. Roger scrute la blancheur, en avant du bateau. Toujours rien. Rien que le néant d’un blanc pur. Il plisse les paupières d’un air soucieux, rapproche le gouvernail d’un centimètre vers lui. La voile ondule au vent, à présent ; elle a perdu quasiment toute sa courbure. Eileen a l’impression qu’ils sont presque immobiles, qu’ils vont bientôt s’arrêter et repartir en arrière. Et toujours aucun signe des naufragés.

Et voilà qu’ils sont juste devant la proue, à bâbord, deux anges flottant dans la blancheur vers le bateau immobile – ou du moins est-ce ce qu’il leur semble l’espace d’un moment. Ils bondissent par-dessus le bastingage sur le pont avant, Roger utilise l’élan résiduel du bateau pour virer de nouveau bord sur bord et, quelques secondes plus tard, ils volent vers l’est, poussés par le vent, dont le hurlement a bien diminué.


Au coucher du soleil, le brouillard s’est presque dissipé. Le lendemain, il a complètement disparu et le monde est de nouveau là. Le char à glace est amarré à l’ombre énorme d’Olympus Mons qui fait le dos rond sur l’horizon, à l’est. Une montagne qui est un continent s’étend à perte de vue du nord au sud. Un autre monde, une autre vie.

Ils font route vers la côte est de la mer d’Amazonie, qui était célèbre avant le déclin pour sa beauté sauvage. Maintenant, elle se dresse, blanche et nue, sur la glace, comme un conte de fées hivernal : la cascade de Gordii, une chute d’eau d’un kilomètre de haut qui se jetait à partir du plateau côtier dans la mer, est maintenant une barrière de glace au pied de laquelle gît une grande colonne de glace fracassée.

Après ce point remarquable, ils entrent dans la baie de Lycus Sulci, au sud d’Acheron, où le relief est moins violent : de douces collines ondulent sur les falaises de faible hauteur qui surplombent la baie glacée. Dans la baie, ils prennent lentement des bords contre la brise matinale qui souffle du large jusqu’à ce qu’ils arrivent à un dock flottant, maintenant un peu de guingois dans l’étau de la glace, juste devant une falaise. Roger s’y amarre, et ils s’équipent pour descendre à terre. Freya et Jean-Claude ont pris leurs sacs à dos.

Hors du bateau, sur la mer de glace. Scritch-scritch, font leurs pas sur la glace, dans le silence stupéfiant. Ils traversent le sable gelé de la plage, puis empruntent une piste qui monte vers le haut de la falaise. De là, une route de terre battue mène au vaste plan incliné du plateau côtier. Ceux qui ont tracé la piste l’ont ornée de dalles. Une dizaine de dalles, puis une marche basse. Lorsque la pente devient plus forte, on dirait plutôt un escalier, un grand escalier sans fin, chaque dalle étant minutieusement placée sous la suivante. Même sous le givre qui recouvre tout, Eileen trouve à ce travail de lapidaire une beauté extraordinaire. Les dalles de quartzite sont disposées avec la même précision que les murs de pierre sèche des Orkney, et leur surface offre un tapis rouge, or, argent et jaune pâle, dont la proportion varie de l’une à l’autre, la dominante changeant au fur et à mesure qu’ils montent. C’est une véritable œuvre d’art.

Eileen gravit la piste, le regard rivé aux dalles, plus haut, encore plus haut, toujours plus haut. Au-dessus d’eux la pente est blanche jusqu’à l’horizon, sur lequel l’énorme masse noire d’Olympus se dresse comme un monde en soi.

Le soleil émerge au-dessus du volcan, embrase la neige. Au bout d’un moment, la piste de quartzite entre dans une forêt. Ou plutôt, un squelette de forêt. Eileen presse le pas pour rattraper Roger. Elle se sent oppressée, un peu apeurée, même. Freya et Jean-Claude sont loin devant, leurs autres compagnons à la traîne.

Roger lui fait quitter la piste, l’emmène entre les arbres ; ils sont tous morts. C’était une forêt de pins queue de renard et de pins à cônes épineux, mais la limite de la végétation arborescente descend jusqu’au niveau de la mer, à cette latitude, et tous les grands et vieux arbres sont morts. Après ça une tempête, ou une série de tempêtes de sable, a dépouillé les arbres de toutes leurs aiguilles, de leurs petites branches et même de leur écorce, ne laissant que ces troncs blanchis, convulsés, et les grosses branches du bas, pareilles à des bras cassés. Le vent a poli le grain spiralé du bois, qui brille dans la lumière du matin d’un éclat vaguement orangé. La glace colmate les fissures jusqu’au cœur.

Ils se promènent entre les arbres largement espacés, en regardent un, parfois, de plus près et repartent. Çà et là, ils voient de petites mares, des lacs gelés. Pour Eileen, on dirait un grand jardin de sculpture ou un atelier en plein air, où un formidable Rodin aurait dispersé un millier d’ébauches de la même idée, toutes belles, composant un parc d’une majesté irréelle et terrible en même temps. Elle éprouve comme une douleur dans la poitrine ; c’est un cimetière. Des arbres morts, fouaillés par le vent chargé de sable ; Mars la morte, leurs espoirs anéantis par le froid. Mars la Rouge, divinité guerrière, reprenant son territoire d’un souffle boréal, glacial. Le soleil brille sur le sol gelé, une lueur graisseuse givre le monde.

— C’est beau, hein ? dit Roger.

Eileen secoue la tête, baisse les yeux. Elle crève de froid. Le vent siffle à travers les branches cassées, dans les rides du bois.

— Non, Roger. C’est mort.

— Comment ça ?

— « L’obscurité croissait rapidement, murmure-t-elle en détournant le regard. Un vent froid commença à souffler de l’est par rafales fraîchissantes. »

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— La Machine à explorer le temps, explique-t-elle. La fin des temps. « Il aurait été bien difficile d’exprimer le calme qui pesait sur le monde. »

— Ah, dit Roger avec un sourire, en la prenant par les épaules. Le temps a beau passer, on ne se refait pas. Revoilà mon étudiante d’anglais de l’Université de Mars.

— Oui, dit-elle avec l’impression d’une bourrasque dans sa poitrine, comme si le vent la frappait soudain selon un angle inattendu. Mais c’est fini, tout ça, maintenant, tu ne vois pas ? Tout est mort. Tout ce que nous avions essayé de faire ! ajoute-t-elle avec un ample geste du bras.

Un plateau désolé au-dessus d’une mer de glace, une forêt d’arbres morts. Tant d’efforts déployés en pure perte.

— Mais non, répond Roger en lui montrant le haut de la colline.

Freya et Jean-Claude se promènent entre les arbres morts, s’arrêtent pour inspecter un tronc, caressent le grain spiralé, givré, du bois, passent au magnifique cadavre suivant.

Roger les appelle et ils se rapprochent ensemble. Roger dit tout bas à Eileen :

— Maintenant, Eileen, écoute. Écoute ce qu’ils disent. Regarde-les et écoute-les bien.

Les jeunes les rejoignent. Ils commentent en secouant la tête le spectacle de la forêt aux membres brisés.

— C’est vraiment beau, dit Freya. D’une telle pureté !

— Dites, coupe Roger, vous n’avez pas peur que tout disparaisse, comme cette forêt ? Que Mars devienne inhabitable ? Vous ne croyez pas au déclin ?

Les deux autres le regardent, surpris. Freya secoue la tête comme un chien qui s’ébroue. Jean-Claude tend le doigt vers l’ouest, vers l’immense plaque de glace de la mer offerte en dessous d’eux.

— Il n’y a pas de retour en arrière possible, dit-il en cherchant ses mots. Vous voyez toute cette eau, là, le soleil dans le ciel ? Mars, la plus belle planète du monde !

— Mais… le déclin, Jean-Claude ? Le déclin !

— Nous ne l’appelons pas comme ça. Ce n’est qu’un long hiver. Les choses sont toujours vivantes sous la neige, attendant le retour du printemps.

— Il y a trente ans qu’il n’y a pas eu de printemps ! Vous n’en avez jamais vu un seul de toute votre vie !

— Le printemps, c’est Ls zéro, c’est ça ? Le printemps revient tous les ans.

— De plus en plus froid.

— Tout ça se réchauffera.

— Mais ça pourrait prendre des milliers d’années ! s’exclame Roger en se régalant de cette provocation.

Eileen lui trouve les mêmes accents qu’à tous les gens de Burroughs. Ses accents à elle, quand le désespoir du déclin l’étreint.

— Je m’en fiche, répond Freya.

— Ça veut dire que vous ne verrez jamais de changement. Même si vous vivez vraiment très longtemps, vous ne le verrez pas.

Jean-Claude hausse les épaules.

— C’est de travailler qui compte, pas ce qui se passe à la fin. Pourquoi se laisser obnubiler par le résultat ? Tout ce que ça veut dire, c’est qu’on a fini. Mieux vaut être au milieu des choses, ou à leur début, quand tout reste à faire et qu’on ne sait pas encore comment ça peut tourner.

— Ça pourrait échouer, insiste Roger. Il pourrait faire plus froid, l’atmosphère pourrait geler, tout pourrait mourir comme ces arbres, là. Il ne resterait plus rien du tout.

Freya détourne la tête. Cette idée lui déplaît, Jean-Claude le voit bien, et pour la première fois il a l’air ennuyé. Ils ne comprennent pas quelle mouche pique Roger, et maintenant ils en ont assez. Jean-Claude englobe l’austère paysage dans un ample geste du bras.

— Vous pouvez dire ce que vous voulez, dit-il. Que tout ça va s’écrouler, que tout ce qui est vivant va mourir, que la planète restera gelée pendant des milliers d’années – que les étoiles vont tomber du ciel ! Vous aurez beau dire, il y aura toujours de la vie sur Mars.

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