Deux heures avant le coucher du soleil, leur guide, Roger Clayborne, décréta qu’il était temps de dresser le campement, et huit membres du groupe redescendirent des crêtes ou des canyons latéraux qu’ils avaient explorés ce jour-là, au cours de leur lente progression vers Olympus Mons, à l’ouest. Eileen Monday, qui avait coupé son intercom au début de la journée (le guide pouvait à tout moment passer outre à cette surdité), se rebrancha sur la fréquence commune et écouta le bavardage de ses compagnons. Le Dr Mitsumu et Cheryl Martinez avaient tiré le chariot de matériel toute la journée, sur le fond d’un canyon particulièrement étroit, et leurs récriminations véhémentes faisaient rire Mrs Mitsumu. John Nobleton suggéra, comme d’habitude, qu’ils établissent le campement plus loin, dans l’ancien arroyo qu’ils suivaient. Eileen se demanda vaguement laquelle des silhouettes en scaphandre poussiéreux était Nobleton, et se dit que ça devait être l’enthousiaste qui sautait comme un cabri dans les alluvions déposées par le ravinement, et qui soulevait le sable à chaque bond. Leur guide, au contraire, était bien reconnaissable : il était très grand, même adossé à ce gros rocher, assez haut sur l’arête qui flanquait l’une des parois du canyon. Quand les autres le repérèrent, ils râlèrent un peu. Le chariot de matériel pesait moins de sept cents kilos sous la gravité martienne, mais ils devraient se mettre à plusieurs pour lui faire gravir la pente sur laquelle Clayborne avait jeté son dévolu.
— Dites, Roger, et si on le tirait juste un peu plus loin sur cette route ? On pourrait camper là, au coin, non ? insista John.
— Ça, on pourrait sûrement, répondit Roger, si bas que sa voix sèche était à peine audible sur le circuit audio. L’ennui, c’est que j’ai du mal à dormir quand je suis plié à quarante-cinq degrés.
Mrs Mitsumu émit un gloussement. Eileen eut un « tsk » irrité, et espéra que Roger saurait d’où ça venait. Sa réflexion était un concentré de tout ce qu’elle détestait chez lui : il était à la fois taciturne et sarcastique, cocktail insolite qu’elle n’appréciait pas pour autant. Et son sourire ironique n’était pas fait pour arranger les choses.
— J’ai trouvé un bon endroit plat, là-bas, protesta John.
— Je l’ai vu. Mais je doute fort que nous ayons la place d’y dresser notre tente.
Eileen rejoignit l’équipe qui halait le chariot sur la pente.
— Je doute fort, répéta-t-elle d’un ton persifleur en commençant à suer et à haleter dans sa combinaison.
— Vous voyez ? reprit la voix de Roger, à son oreille. Miss Monday est d’accord avec moi.
Elle tiqua à nouveau, plus ennuyée qu’elle ne voulait bien se l’avouer. Jusque-là, à son avis, l’expédition était un fiasco. Et leur guide avait une lourde responsabilité dans cet échec, même s’il était tellement effacé qu’elle n’avait guère fait attention à lui pendant les trois ou quatre premiers jours. Jusqu’à ce que ses remarques finaudes attirent son attention.
Elle glissa sur une plaque de terre, tomba sur les genoux, rebondit et se releva, mais ce contact lui rappela que Mars n’était pas pour rien dans sa déception. Elle était moins disposée à l’admettre que son aversion pour Clayborne, mais c’était pourtant vrai, et ça la dérangeait. Elle avait consacré son cursus, à l’Université martienne de Burroughs, à l’étude de la planète, d’abord dans la littérature (elle s’était un jour vantée d’avoir lu toutes les histoires qui avaient jamais été écrites sur Mars), puis sous l’angle de l’aréologie, et plus particulièrement de la sismologie. Seulement elle avait vécu à Burroughs pendant la majeure partie de ses vingt-quatre années d’existence, et la grande cité n’avait rien à voir avec les canyons. Son expérience du paysage martien se bornait jusque-là à une visite de la magnifique section sous dôme de Hephaestus Chasma appelée Lazuli Canyon, où l’eau glacée jaillissait en sources et ruisselets, en cascades et en mares, et où toutes les plages rouges, humides, étaient couvertes d’herbes de la toundra. Évidemment, elle savait que le paysage martien ne ressemblait pas à Lazuli, mais quelque part dans sa tête, quand elle avait vu la publicité pour cette expédition – « Une nature vierge, où nul n’a jamais mis le pied » –, elle avait dû visualiser quelque chose qui ressemblait à ce monde vert. Cette pensée l’amena à se maudire de sa stupidité. La pente contre laquelle ils luttaient en ce moment précis était une parfaite illustration du terrain sur lequel ils avaient crapahuté toute la semaine écoulée : il était composé de terre de tous les tons et de toutes les consistances imaginables, si bien qu’on aurait dit une immense tranche napolitaine en train de fondre lentement. Une tranche napolitaine faite d’ingrédients qui ressemblaient à du soufre, de la levure, de la poussière de brique, du curry, de la suie et de la bauxite. Et ce n’était qu’une tranche parmi des milliers, empilées les unes sur les autres à perte de vue. Un gigantesque tas de merde, oui.
Ils s’arrêtèrent pour se reposer juste avant l’endroit où Roger avait décidé d’établir le campement. Une goutte de sueur avait roulé dans l’œil gauche d’Eileen, et ça la piquait furieusement.
— On va amener le chariot ici, dit Roger en descendant pour les aider.
Ses clients le regardèrent comme s’ils allaient le mordre et ne bougèrent pas. Le docteur se pencha pour rajuster sa botte, lâchant la poignée du chariot, et les autres furent pris par surprise. Un gravillon roula sous la roue arrière du chariot, qui leur échappa et dévala la pente…
Roger plongea, tête baissée, soulevant une gerbe de poussière, et cala la roue arrière avec une pierre de la taille d’une miche de pain. Le chariot chassa la pierre sur quelques mètres et s’arrêta enfin. Le groupe regarda, pétrifié, le guide couché à plat ventre. Eileen n’en revenait pas. Elle ne l’avait jamais vu bouger aussi vite. Il se releva avec sa lenteur coutumière et essuya la poussière qui couvrait la visière de son casque.
— Il vaut mieux caler le chariot pour l’empêcher de rouler, murmura-t-il avec un petit sourire.
Ils unirent leurs efforts pour hisser le chariot sur le plat, tout en se remettant à bavarder. Eileen se prit à penser que si le chariot avait dévalé la pente jusqu’au fond du canyon, il aurait pu être endommagé. On ne pouvait éliminer ce risque. Et si les dégâts avaient été importants, ils auraient pu tous y rester. Elle fit la moue et grimpa sur le plat.
Roger et Ivan Corallton récupérèrent la base de la tente dans le chariot et l’étalèrent sur les piquets qui la maintiendraient bien à plat et un peu surélevée par rapport au sol glacé. Ivan et Kevin Ottalini assemblèrent les montants incurvés du dôme, puis John les aida à les mettre en place, et ils tendirent le matériau transparent sur le cadre. Lorsqu’ils eurent fini, les autres se relevèrent, non sans raideur – ils avaient bien fait une vingtaine de kilomètres ce jour-là –, et entrèrent dans le sas souple en tirant le chariot derrière eux. Roger tourna des valves sur le côté du chariot et l’air comprimé se rua dans l’enveloppe protectrice. Le Dr Mitsumu et sa femme n’attendirent pas qu’elle soit gonflée pour commencer à assembler le coin douche et les toilettes qu’ils avaient tirés du chariot. Roger brancha le chauffage, regarda les cadrans pendant quelques instants, hocha la tête et prononça la phrase rituelle :
— Et voilà, on est chez nous.
La condensation perlait sur la paroi interne, transparente, du dôme. Eileen déboucla le casque de son scaphandre et l’ôta.
— Il fait trop chaud, dit-elle.
Elle s’approcha du chariot et baissa le chauffage, surprenant du coin de l’œil le sourire sardonique de Roger. Elle trouvait toujours qu’il faisait trop chaud sous la tente. Le Dr Mitsumu ôta sa combinaison et fila aux toilettes, comme chaque fois. Tout le monde se mit à l’aise, et ça commença à sentir la sueur et l’urine. Les déchets liquides furent versés dans le purificateur d’eau du chariot. Doran Stark passa à la douche en premier, comme d’habitude – Eileen s’amusait de constater à quelle vitesse un groupe pouvait s’installer dans ses habitudes –, et pataugea dans l’eau qui lui arrivait aux chevilles en chantant « Je l’ai rencontrée dans un restaurant de Phobos ». Eileen vida son scaphandre dans le purificateur et, à l’idée qu’ils effectuaient ces tâches domestiques dans une bulle transparente, au milieu de cette interminable désolation couleur de rouille, elle se prit à sourire.
Elle se lava en dernier – enfin, à part Roger. On pouvait tirer un rideau de douche à hauteur d’épaules autour du petit baquet, mais les autres ne l’avaient pas fait, alors elle ne le fit pas non plus, malgré les regards en coin, un peu gênants, de John et du docteur. Elle se lava consciencieusement, à l’éponge, sa peau propre frémissant agréablement au moindre souffle d’air. Et puis c’était une vision plutôt glorieuse que celle de tous ces corps nus, rougeauds, accrochés sur cette paroi qui se dressait à plusieurs milliers de mètres au-dessus d’eux et autant en dessous. Ajoutez à ça la roche sculptée par un inextricable réseau de canyons, Olympus Mons qui semblait crever le dôme du ciel, à l’ouest, et le soleil rouge sang sur le point de se coucher derrière… force était à Eileen d’admettre que ce Roger savait choisir le site de ses campements. (Un dernier coup d’éponge, le dos tourné, le rideau en partie tiré, et, encore tout mouillé, il enfila ses fringues, donnant le signal du rhabillage à tout le groupe.) Le panorama était vraiment sublime, comme celui de tous leurs autres campements, d’ailleurs. Le sublime : sentir, par tous ses sens, qu’on était en danger quand on savait qu’on ne l’était pas. Telle était plus ou moins la définition qu’en donnait Burke. Elle collait pratiquement à chaque instant de ces journées, de l’aube au crépuscule. Mais ça pouvait devenir lassant, à force. Le sublime n’était pas le beau, après tout, et ce n’était pas une vie de se sentir perpétuellement en danger. Mais au coucher du soleil, sous la tente, cette appréhension pouvait être voluptueuse : sa peau nue, le paysage nu, monstrueux ; le lento du dernier quatuor à cordes de Beethoven, qu’Ivan passait tous les soirs, cette ultime sérénité dans l’agonie du soleil couchant…
Cheryl leur lut un passage de son compagnon de tous les instants, Si Wang Wei avait vécu sur Mars :
La nuit passée dehors à réfléchir.
Le soleil à peine né dix kilomètres à l’est.
La pulsation du sang dans l’air immobile :
Le profil d’une montagne, très très loin.
Rien ne bouge que le soleil,
Son lever muant le sang en feu.
Combien encore de ces aurores ?
Sommes-nous loin de chez nous ?
Les étoiles pâlissent. Les roches se fendent.
La grande peur de l’esprit :
La paix ici. La paix, ici.
C’était un joli passage, se dit Eileen, surtout grâce aux éléments spécifiquement humains du paysage. Elle se rhabilla, comme les autres, fouilla dans son tiroir personnel du chariot en tournant ostensiblement le dos à John Nobleton. Puis ils se mirent à préparer le dîner. Pendant plus d’une heure après que le soleil eut disparu derrière Olympus Mons, le ciel resta clair ; rose à l’ouest, virant au noir d’encre à l’est. Ils firent la cuisine et mangèrent dans cette lumière. Le menu, choisi par Roger, se composait d’un ragoût de légumes avec du pain frais, un genre de baguette, et du café. La plupart d’entre eux coupaient la fréquence commune pendant de longs moments de la journée, et comme ils n’exploraient pas tous les mêmes canyons latéraux en montant, ils discutaient maintenant de ce qu’ils avaient vu. Le canyon principal qu’ils suivaient était le lit asséché d’un cours d’eau formé par des inondations soudaines dévalant une petite ligne de faille dans un vaste plateau incliné. D’après Roger, il était relativement jeune. Ça voulait tout de même dire deux milliards d’années, mais c’était beaucoup moins ancien que la plupart des canyons forés par le ravinement de l’eau de Mars. L’érosion éolienne et les merveilles erratiques provoquées par les bombardements volcaniques d’Olympus Mons fournissaient aux membres de l’expédition des quantités de sujets de discussion : les plages en terrasse de lacs depuis longtemps disparus, les chenaux sinueux, les bombes de lave en forme de larmes géantes, ou dont les couleurs faisaient soupçonner la présence de certains gaz dans l’atmosphère… Cette dernière chose, plus le fait que ces canyons avaient été sculptés par l’eau, suscitait évidemment toutes sortes de spéculations sur l’éventuelle présence de vie sur Mars dans un lointain passé. De plus, l’eau courante et les résiliences de la roche avaient créé des formes assez fantastiques pour faire penser à des créations artistiques extraterrestres. Ils parlaient donc, avec l’enthousiasme et la liberté que seuls les amateurs semblent pouvoir apporter au débat : des aréologues de journaux du dimanche, se disait Eileen. Il n’y avait pas un seul vrai scientifique parmi eux ; elle était ce qui y ressemblait le plus et elle ne possédait que des rudiments d’aréologie. Elle suivait néanmoins la conversation avec intérêt.
Contrairement à Roger, qui n’avait jamais pris part à ces échanges décousus, et ne les suivait même pas. Pour le moment, il était absorbé dans l’installation de son lit de camp et du mur de sa « chambre ». Chaque dormeur, ou chaque couple, pouvait, s’il le désirait, isoler son lit de camp à l’aide de panneaux. Roger était seul à s’en servir. Les autres préféraient dormir ensemble, à la lumière des étoiles. Roger disposa deux panneaux contre la paroi transparente du dôme, laissant juste assez de place pour son lit sous la pente du toit. Encore une façon de s’isoler des autres, se dit Eileen en secouant la tête. Les guides de randonnée étaient d’ordinaire si gentils… Comment réussissait-il à garder son boulot ? S’était-il fait une clientèle d’habitués ? Elle arrangea son propre lit de camp en le regardant faire : il était grand, même pour un Martien. Il faisait bien plus de deux mètres (le lamarckisme était de nouveau en vogue, et il semblait que plus on avait de générations d’ancêtres martiens, plus on était grand. C’était le cas d’Eileen elle-même, qui était de la quatrième génération : une yonsei). Avec son visage en lame de couteau, son long nez et ses grands pieds maladroits quand il enlevait ses bottes, il était d’une laideur digne de la famille royale d’Angleterre. Cela dit, il se joignit à eux, ce soir-là, ce qui n’était pas toujours le cas, et il alluma une lanterne alors que le ciel violet foncé virait au noir et s’emplissait d’étoiles. Le couchage organisé, ils s’assirent qui sur son lit de camp, qui par terre, autour de la maigre lueur de la lanterne, et parlèrent à bâtons rompus. Kevin et Doran firent une partie d’échecs.
Pour la première fois, ils interrogèrent Eileen sur sa spécialité. Était-il vrai que les hauts plateaux du Sud avaient conservé la croûte des deux hémisphères primitifs ? La ligne droite des trois grands volcans de Tharsis indiquait-elle un point chaud du manteau ? De l’aréologie pour journaux du dimanche, encore une fois, mais Eileen leur répondit de son mieux. Roger parut écouter.
— Vous pensez qu’il y aura un jour un séisme perceptible par la population ? demanda-t-il avec un sourire.
Tout le monde se mit à rire, et Eileen se sentit rougir. C’était la vanne classique. Il n’en resta évidemment pas là :
— Si ça se trouve, c’est vous, les sismologues, qui inventez ces tremblements de Mars rien que pour garder votre boulot.
— Vous êtes là depuis assez longtemps, répondit-elle. Un jour, une faille s’ouvrira sous vos pieds et vous engloutira.
— Ça, c’est ce qu’elle voudrait, insista Ivan.
Leurs échanges aigres-doux n’avaient évidemment pas échappé aux autres.
— Alors vous pensez qu’il pourrait y avoir un séisme, un jour ? insista Roger.
— Bien sûr. Il y en a des milliers tous les jours, vous savez.
— Ça, c’est parce que vos sismographes enregistrent le moindre pas. Je parle d’un vrai grand tremblement de Mars.
— Absolument. Je ne vois pas qui pourrait davantage mériter une bonne secousse.
— Vous seriez peut-être amenée à utiliser l’échelle de Richter, hein ?
Ça, ce n’était pas juste. Les séismes de faible amplitude étaient gradués sur l’échelle de Harrow. Mais plus tard, dans la même conversation, elle eut sa revanche. Cheryl et Mrs Mitsumu demandèrent à Roger où il était allé en randonnée, combien de groupes il avait guidés et ainsi de suite.
— Je suis guide des canyons, dit-il à un moment donné.
— Alors quand serez-vous promu à Marineris ? rétorqua Eileen.
— Promu ?
— Oui, Bien sûr. Marineris n’est-il pas le but ultime de tous les amateurs de canyons ?
— Eh bien… Oui, dans une certaine mesure.
— Alors vous devriez vous y faire muter au plus vite. J’ai entendu dire qu’il faudrait une vie entière pour en faire le tour.
Roger avait l’air d’avoir une quarantaine d’années.
— Oh, pas pour notre Roger, susurra Mrs Mitsumu, prenant part à la joute.
— Personne ne fera jamais le tour de Marineris ! se récria Roger. Il fait huit mille kilomètres de long, et il y a des centaines de canyons latéraux…
— Et Gustafsen ? rétorqua Eileen. J’ai entendu dire qu’il en connaissait chaque pouce. Ils seraient même plusieurs dans ce cas.
— Eh bien…
— Vous devriez vous occuper de ce transfert, je vous assure.
— C’est-à-dire que, personnellement, je suis plutôt un passionné de Tharsis, expliqua-t-il d’un ton penaud qui les fit rire.
Eileen lui lança un sourire et prépara du thé.
Quand tout le monde fut servi, John et Ivan abordèrent l’un de leurs sujets préférés : le terraforming des canyons.
— Ce système serait aussi beau que Lazuli, dit John. Vous imaginez l’eau dévalant les pentes que nous avons suivies aujourd’hui ? De l’herbe partout, des oiseaux dans le ciel, des petits crapauds cornus dans les failles… des fleurs de montagne pour mettre un peu de couleur dans tout ça…
— Oui, ce serait magnifique, renchérit Ivan.
Quelques cratères et des canyons avaient été couverts avec le matériau dont était faite leur tente, et on y avait injecté de l’air froid et pur, permettant l’existence d’une flore et d’une faune alpines et arctiques. Lazuli était le plus grand de ces terrariums, mais on en installait un peu partout.
Roger marmonna quelque chose.
— Vous n’êtes pas d’accord ? demanda Ivan.
Roger secoua la tête.
— Ça reviendrait, au mieux, à imiter la Terre. Mars n’est pas faite pour ça. Nous sommes sur Mars, nous devons nous adapter à ce qu’elle est, l’aimer pour ce qu’elle est.
— Il y aurait toujours des canyons et des montagnes naturels, reprit John. Il y a autant de terre émergée sur Mars que sur la Terre, non ?
— À peu près, oui.
— Alors il faudrait des siècles pour terraformer tout cet espace. Et sous cette gravité, ce ne sera peut-être jamais possible. En tout cas, ça prendrait des siècles.
— Certes, mais c’est la voie qui a été choisie, ajouta Roger. S’ils commencent à mettre des miroirs en orbite et à faire sauter les volcans pour obtenir du gaz, la surface entière sera changée.
— Ce serait merveilleux ! s’exclama Ivan.
— Vous n’êtes pas contre le fait que l’on puisse vivre à la surface, quand même ? demanda Mrs Mitsumu.
— Moi, j’aime Mars comme elle est.
John et les autres continuèrent à parler des problèmes considérables posés par le terraforming et, au bout d’un moment, Roger se leva et alla se coucher. Une heure plus tard, Eileen quitta le cercle à son tour et les autres en firent autant, se brossant les dents, allant aux toilettes, bavardant encore un peu… Longtemps après que les autres furent couchés, Eileen s’approcha du dôme transparent de la tente et regarda les étoiles. Là-haut, près de la constellation du Scorpion, pareille à une étoile du soir brillait la Terre, petit point nettement bleuâtre accompagné par un autre, plus indistinct : la Lune. Une double planète d’une beauté éclatante dans l’infinité des constellations. Ce soir-là, cette vision lui inspira une nostalgie incompréhensible, une envie lancinante de la voir de près, de se tenir un jour debout dessus.
Soudain, John fut auprès d’elle, trop près d’elle, épaule contre épaule, son bras se levant comme animé d’une vie propre, pour la prendre par la taille.
— On arrive au bout de la randonnée.
Elle ne répondit pas. C’était un très bel homme au profil aquilin, aux cheveux noir de jais. Il ne pouvait imaginer à quel point Eileen en avait assez des hommes séduisants. Elle avait mené ses histoires d’amour avec le discernement d’un pigeon dans un jardin public, et ça ne lui avait valu que des déboires. Ses trois derniers amants étaient assez beaux garçons, et en plus, le dernier, Éric, était riche. Sa maison de Burroughs était faite de pierres rares, comme toutes les nouvelles maisons des riches : un véritable palais de silex violet foncé, incrusté de calcédoine et de jade, de quartz rose et de jaspe. Le sol était un tapis compliqué d’ardoise jaune, de corail et de turquoise. Et les soirées ! Des pique-niques autour d’une partie de croquet, dans le labyrinthe de verdure, les bals dans la grande salle, les personnages masqués partout, dans les immenses jardins… Éric, quant à lui, était un beau parleur, plutôt superficiel, doublé d’un coureur de jupons. Eileen avait mis un moment à s’en rendre compte, et elle l’avait mal vécu. En quatre ans, c’était sa troisième déception amoureuse, et il y avait de quoi perdre confiance en soi. Elle n’était pas heureuse, et elle en avait particulièrement marre de cette attraction mutuelle, automatique, des gens séduisants, qui lui avait déjà coûté si cher, et qui était ce sur quoi John comptait en ce moment précis.
Il ne pouvait évidemment pas le savoir, l’inconscient qui refermait son bras autour de sa taille (il n’avait sûrement pas la facilité d’élocution d’Éric), mais elle n’était pas d’humeur miséricordieuse. Elle envisagea différentes tactiques pour s’esquiver diplomatiquement et reprendre ses distances. C’était la première fois qu’il tentait une manœuvre d’approche. Elle décida d’opter pour une feinte : se pencher pour lui planter un baiser sur la joue et profiter de ce qu’il baissait sa garde pour s’éloigner. Elle s’apprêtait à mettre cette tactique en action quand, d’une secousse, Roger écarta l’un de ses panneaux et sortit en caleçon, l’air vaseux, les yeux larmoyants.
— Oh ? bredouilla-t-il, avant de les reconnaître et de remarquer leur position. Ah, ajouta-t-il, prenant aussitôt la direction des toilettes.
Eileen profita de cette diversion pour se défiler et aller se coucher. Le lit était un territoire infranchissable, John le savait très bien. Elle se coucha, en proie à une certaine agitation. Ce sourire, ce « Ah », tout l’incident l’agaçait tellement qu’elle eut du mal à trouver le sommeil. Et pendant tout ce temps, l’étoile double, bleu et blanc, lui rendit son regard.
Le lendemain, c’était au tour d’Eileen et de Roger de tirer le chariot. C’était la première fois qu’ils tiraient ensemble, et pendant que les autres s’égaillaient dans la nature ils durent régler les nombreux petits problèmes que comportait cette tâche. Une fracture de terrain exigeait parfois un treuil, une cale, un palan – voire même l’aide d’un ou deux de leurs compagnons – mais leur rôle consistait essentiellement à guider le petit chariot flexible dans le lit du cours d’eau à sec. Ils convinrent de tenir leurs conversations privées sur le canal 33, mais, en dehors des questions strictement pratiques, ils n’avaient pas grand-chose à se dire. « Attention à cette pierre », « Vraiment jolis, ces trois éperons rocheux »… Il était clair pour Eileen que Roger ne s’intéressait pas beaucoup à elle, non plus qu’à son bavardage. Mais peut-être se disait-il la même chose d’elle, ajouta-t-elle in petto.
À un moment donné, elle lui demanda :
— Et si on lâchait tout, là ?
Le chariot était en équilibre au bord d’une corniche, et ils le descendaient, au treuil, d’une hauteur de six ou sept mètres.
— Il tomberait, répondit-il d’un ton solennel, son sourire visible derrière la visière de son casque.
D’un coup de pied, elle lui lança des gravillons.
— Allez, il exploserait ? Sommes-nous en danger de vie ou de mort à chaque instant ?
— Absolument pas. Ces trucs-là sont pratiquement indestructibles. Ce serait trop dangereux, sans ça. On en a vu tomber du haut de falaises de quatre cents mètres – pas verticales, bien sûr, mais assez abruptes – et s’en sortir intacts.
— Je vois. Alors, quand vous avez empêché le chariot de dévaler cette pente, hier, ce n’était pas vraiment vital ?
— Oh non ! C’est ce que vous avez pensé ? Je voulais juste éviter d’avoir à redescendre le chercher.
— Ah.
Elle laissa tomber le chariot et ils descendirent le rejoindre. Après cela, il n’y eut plus d’échange entre eux pendant un long moment. Eileen se disait qu’elle serait de retour à Burroughs d’ici trois ou quatre jours, sans avoir résolu un seul de ses problèmes, sans que rien ait changé dans sa vie.
Enfin, ce serait bon de se retrouver à l’air libre, l’illusion du plein air. De l’eau courante. Des plantes.
Roger eut un claquement de langue ennuyé.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
— Une tempête de sable en préparation. (Eileen l’entendit passer sur la fréquence commune.) À tout le monde : regagnez le canyon principal. Il va y avoir une tempête de sable.
Il y eut des gémissements sur la fréquence commune. Personne n’était en vue. Roger descendit le canyon en bondissant avec un équilibre impressionnant.
— Pas un seul campement correct dans les environs, annonça-t-il d’un ton chagrin. (Il s’aperçut qu’Eileen le regardait et tendit le bras vers l’horizon, à l’ouest.) Vous voyez ce panache dans le ciel ?
Elle ne voyait qu’un endroit où le rose du ciel était peut-être un peu plus jaune, mais elle répondit :
— Oui ?
— Une tempête de sable. Qui vient vers nous. J’ai l’impression de sentir le vent, déjà.
Il leva la main. Eileen pensa que sentir le vent à travers un scaphandre, par une pression atmosphérique de trente millibars, relevait du pur fantasme, ou de la rodomontade de guide, mais elle leva aussi la main et crut sentir une légère fluctuation de la pression.
Ivan, Kevin et les Mitsumu apparurent au bout du canyon.
— Des campements possibles par là ? demanda Roger.
— Non. Le canyon se rétrécirait plutôt.
Et puis, aussi soudaine qu’un raz-de-marée, la tempête de sable fut sur eux. Eileen n’y voyait pas à plus de quinze mètres. Ils avaient l’impression d’être dans un dôme fluctuant de sable volant en tous sens, et il faisait aussi sombre que pendant leurs longs crépuscules, sinon plus.
Sur le canal 33, dans son oreille gauche, Eileen entendit un long soupir. Puis dans son oreille droite, sur la fréquence commune, la voix de Roger :
— Vous tous, dans le canyon, regroupez-vous et rapprochez-vous de nous. Doran, Cheryl, John, où êtes-vous ? Je ne vous entends pas.
Un grésillement d’électricité statique, très fort.
— Roger ! Nous sommes pris dans une tempête de sable ! Je vous entends à peine !
— Doran et John sont-ils avec vous ?
— Doran est avec moi. Il est juste au-dessus de cette crête. Je l’entends, mais il dit qu’il ne vous entend pas.
— Revenez vers le canyon principal, tous les deux. Et John, où est-il ?
— Je ne sais pas. Il y a bien une heure que je ne l’ai pas vu.
— Bon. Restez avec Doran, surtout…
— Roger ?
— Oui ?
— Doran est auprès de moi, maintenant.
— Je vous entends de nouveau, fit la voix de Doran, l’air plus effrayé que Cheryl. Il y avait trop d’interférences sur cette crête.
— Ouais, j’imagine que c’est pareil pour John, reprit Roger.
Eileen regarda la silhouette sombre de leur guide remonter la paroi latérale du canyon dans le crépuscule ambré, mouvant. Plutôt que du « sable », c’était de la poussière que charriait le vent, ou des particules plus fines encore, impalpables, une sorte de fumée. Mais il arrivait qu’un grain plus gros heurte avec un petit cliquetis la visière de son casque.
— Roger, nous n’arrivons pas à retrouver le canyon principal, annonça Doran d’une voix entrecoupée de parasites.
— Comment ça ?
— Eh bien, nous avons rebroussé chemin dans le canyon que nous suivions, mais nous avons dû prendre un embranchement différent, parce que nous sommes dans un cul-de-sac.
— Bon. Vous allez retourner au plus proche embranchement et prendre plus au sud. Si je me souviens bien, vous êtes dans le premier canyon, juste au nord par rapport à nous.
— Exact, confirma Doran. Nous allons essayer ça.
Les quatre qui étaient plus loin dans le canyon principal apparurent tels des fantômes dans le brouillard.
— Nous voilà ! fit Ivan avec satisfaction.
— Nobleton ! John ! Vous me recevez ?
Pas de réponse.
— Il doit être un peu plus loin, fit Roger en s’approchant du chariot. Aidez-moi à tirer ça vers le haut de la pente.
— Pour quoi faire ? demanda le Dr Mitsumu.
— Nous allons dresser la tente à cet endroit. Nous dormirons pliés en deux, pour une fois.
— Mais pourquoi là-haut ? insista le Dr Mitsumu. Nous ne pourrions pas dresser la tente ici, dans le fond du canyon ?
— C’est le vieux problème des arroyos, répondit machinalement Roger. Si la tempête se poursuit, le canyon pourrait s’emplir de poussière comme si c’était de l’eau. Et vous n’avez sûrement pas envie d’être ensablés.
Ils halèrent le chariot sur la pente, non sans mal, et calèrent les roues avec des pierres. Roger dressa la tente presque tout seul. Il allait trop vite pour que les autres puissent lui donner un coup de main.
— D’accord, vous quatre, vous allez entrer là-dedans et commencer les préparatifs. Eileen…
— Roger ?
C’était la voix de Doran.
— Oui ?
— Nous n’arrivons pas à retrouver le canyon principal.
— Nous pensions l’avoir trouvé, précisa Cheryl, mais en descendant, nous sommes tombés sur un immense à-pic !
— D’accord. Ne bougez plus pour le moment. Eileen, vous allez venir avec moi dans le canyon principal. Vous allez me servir de relais radio. Vous resterez dans le fond, comme ça, si jamais nous sommes séparés, vous pourrez retrouver la tente.
— D’accord, fit Eileen.
Les autres firent précautionneusement rouler la voiture dans le sas. Roger s’arrêta pour surveiller l’opération, puis il repartit vers le haut du canyon, dans le brouillard jaune. Eileen le suivit.
Ils avançaient à vive allure. Sur le canal 33, Eileen entendit Roger dire, sur le ton de la conversation, pas inquiet pour deux sous :
— Je déteste les situations de ce genre.
On aurait dit qu’il parlait d’un lacet cassé.
— Je vous crois ! répondit Eileen. Comment allons-nous retrouver John ?
— En remontant. On remonte toujours quand on est perdu. Je crois l’avoir dit à John. Vous avez dû l’entendre aussi.
— Oui.
Cela dit, Eileen l’avait oublié, et elle se demanda si John s’en souvenait, lui.
— Même s’il est perdu, reprit Roger, quand nous serons assez haut, les ondes radio seront moins parasitées, et nous devrions pouvoir lui parler. Au pire, nous pourrons toujours envoyer le signal vers un satellite et le renvoyer vers la surface ; mais je serais étonné que nous y soyons obligés. Hé, Doran ! appela-t-il sur la fréquence commune.
— Oui ? répondit Doran d’un ton angoissé.
— Que voyez-vous, maintenant ?
— Euh… Nous sommes sur un éperon rocheux, c’est tout ce que nous voyons. Le canyon, sur la droite…
— Vers le sud ?
— Ouais, le sud, c’est celui dans lequel nous étions. Nous pensions que celui-ci, au nord, serait le canyon principal, mais il est trop petit, et il y a un à-pic, au bout.
— Bon, d’accord. D’après mon APS, vous êtes encore au nord par rapport à nous, alors revenez vers la crête opposée. Nous nous reparlerons quand vous y serez. Vous pouvez faire ça ?
— Bien sûr, répondit Doran, piqué au vif. Mais ça risque de prendre un moment.
— Ça ne fait rien. Prenez votre temps.
Eileen trouva que le ton détaché de Roger avait quelque chose d’insultant. Elle sentait que John était en danger. Leur scaphandre était fait pour les maintenir en vie pendant quarante-huit heures au moins, mais il arrivait souvent que ces tempêtes de sable durent une semaine, parfois plus.
— Continuons, fit Roger, sur le canal 33. Je pense que nous n’avons pas à nous en faire pour ces deux-là.
Ils reprirent la marche, sur le fond du canyon, qui montait selon une pente de trente degrés environ. Eileen remarqua la quantité de poussière qui dévalait la pente, les grains de sable qui roulaient, les fines en suspension dans l’air. Par moments, elle ne voyait plus ses pieds. Elle ne voyait même plus le sol, et elle avançait au jugé.
— Comment ça va, au campement ? demanda Roger sur la fréquence commune.
— Très bien, répondit le Dr Mitsumu. Le sol est trop incliné pour qu’on se tienne debout, alors on s’est assis et on écoute ce qui se passe là-haut.
— Vous avez gardé vos scaphandres ?
— Oui.
— Bon. Si vous les enlevez, que l’un de vous garde le sien.
— Comme vous voudrez.
Roger s’arrêta à l’endroit où deux larges canyons tributaires rejoignaient le canyon principal, un de chaque côté.
— Attention, je vais monter le son, annonça-t-il, Eileen baissant aussitôt le volume de sa radio sur son bloc-poignet. John ! Hé, JOHN ! You-hou, JoOohn ! Allez, John ! Répondez sur la fréquence commune, s’il vous plaît !
Seul lui répondit un bruit d’électricité statique étrangement semblable au crépitement des grains de sable. Rien d’autre, que des craquements.
— Hon-hon, fit Roger dans l’oreille gauche d’Eileen.
— Hé, Roger !
— Cheryl ! Alors, comment ça va ?
— Eh bien, nous sommes dans ce que nous pensions être le canyon principal, mais…
Doran poursuivit, un peu embarrassé :
— Nous ne pouvons vraiment plus rien affirmer, maintenant. Tout se ressemble tellement.
— À qui le dites-vous ! répondit Roger.
Eileen le regarda se pencher comme pour inspecter ses pieds. Il fit quelques pas ainsi plié en deux.
— Essayez de descendre jusqu’au point le plus bas du canyon dans lequel vous vous trouvez.
— C’est là que nous sommes.
— Alors, penchez-vous et regardez si vous voyez des empreintes de pas. Vérifiez bien que ce ne sont pas les vôtres. Elles devraient être à moitié effacées, maintenant, mais nous venons de monter le canyon, Eileen et moi, alors vous devriez encore les voir…
— Hé ! Il y a des marques de pas ! s’exclama Cheryl.
— Où ça ? demanda Doran.
— Là. Regardez.
Le crépitement de l’électricité statique.
— Ouais. Roger, nous avons trouvé des empreintes qui montent et qui descendent dans le fond du canyon.
— Bon. Vous allez les suivre dans le sens de la descente. Dr M, vous avez toujours votre scaphandre ?
— Oui, comme vous nous l’aviez conseillé, Roger.
— Parfait. Vous pourriez sortir de la tente et aller vers le lit de l’ancien cours d’eau ? Prenez bien garde à ne pas vous égarer, surtout. Comptez vos pas. Ensuite, attendez Cheryl et Doran, qu’ils ne manquent pas la tente en redescendant.
— Bonne idée.
Encore quelques échanges, et puis :
— Vous tous, passez sur le canal 5 pour vos communications et évitez de parler sur la fréquence commune. Nous aurons besoin d’écouter, là-haut. Montons encore un peu, ajouta-t-il sur le canal 33. Je crois me souvenir d’avoir vu un piton sur la crête, là-haut, d’où on devrait avoir un bon point de vue.
— Très bien. Où pensez-vous qu’il pourrait être ?
— Là, vous me posez une colle.
Lorsque Roger eut localisé le piton rocheux auquel il pensait, ils appelèrent les autres, les rappelèrent, mais en vain, Eileen se posta sur le piton, en haut de la crête : un endroit étrange, où il n’y avait rien à voir, que le sable fin charrié par un vent fantomatique qu’elle sentait à peine sur son dos, comme le souffle d’un climatiseur, malgré la ressemblance visuelle avec un épouvantable typhon. Elle tentait d’appeler John de temps à autre. Roger patrouilla vers le nord puis vers le sud, sur le sol accidenté, restant toujours à distance radio d’Eileen, bien qu’une fois il ait du mal à la retrouver.
Trois heures passèrent ainsi, et le ton désinvolte de Roger changea. Se mua non en inquiétude, se dit Eileen, mais plutôt en une sorte d’ennui. Il était embêté pour John. Eileen, quant à elle, était carrément angoissée. Si John avait confondu le nord et le sud, ou s’il était tombé…
— Je propose que nous montions encore un peu, soupira Roger. Sauf que je pense l’avoir vu quand nous avons redescendu le chariot jusqu’ici. Et je doute qu’il soit remonté.
Soudain, des craquements se firent entendre dans les écouteurs d’Eileen :
— Pss ftunk bdzz… (La liaison redevint claire, et puis, de nouveau :) Ckk ssss ger, alors ! ckk !
— Il était donc bel et bien monté, conclut Roger avec satisfaction (et une touche de soulagement, songea Eileen). Hé, John ! Nobleton ! Vous me recevez ?
— Ckk sssssssssssss ouais ! Dites, sssssssss kuh ssssss.
— Nous vous recevons mal, John ! Continuez à parler, en marchant ! Vous êtes…
— Roger ! Ckk. Hé, Roger !
— John, nous vous recevons. Ça va ?
— … ssss pas très sûr de l’endroit où je suis.
— Vous allez bien ?
— Oui ! Je suis juste perdu !
— Eh bien, vous ne l’êtes plus. Enfin, vous ne devriez plus l’être. Dites-nous ce que vous voyez.
— Rien du tout !
C’est ainsi que commença le lent processus de localisation puis de récupération de la brebis égarée. Eileen alla, de sa propre initiative, à gauche et à droite, dans l’espoir de repérer John, qui avait pour consigne de continuer à parler, mais en restant sur place.
— Vous n’allez pas me croire ! disait-il d’une voix rigoureusement dépourvue de crainte, et même plutôt exaltée. Vous n’allez pas me croire, Eileen, Roger. Crk ! Juste avant le début de la tempête, j’étais dans un canyon tributaire, au sud, et j’ai trouvé…
— Oui, vous avez trouvé quoi ?
— Eh bien, j’ai trouvé des fossiles, je suis sûr que c’est ça. Je vous assure ! Une formation rocheuse pleine de fossiles !
— Ah bon ?
— Oui, je vous assure ! J’en ai pris avec moi. De minuscules coquillages, comme des espèces de petits escargots de mer, ou des crustacés. Des nautiles miniatures, ce genre-là. Ça ne peut être que ça. J’en ai quelques-uns dans ma poche, mais il y en a une paroi entière, là-bas. Je me suis dit que si je partais comme ça, je ne pourrais plus jamais le retrouver, avec cette tempête, alors j’ai fait une piste en empilant des pierres, en regagnant le canyon principal, si c’est bien là que je suis. Et puis j’ai cherché un endroit où la radio passait à nouveau.
— De quelle couleur sont-ils ? demanda Ivan, d’en bas.
— Vous, là-bas, taisez-vous ! ordonna Roger. Nous ne nous sommes pas encore rejoints.
— Nous devrions pouvoir retrouver le site. Eileen, vous arrivez à croire ça ? Nous allons tous être… Hé !
— C’est moi, dit Roger.
— Ah ! Vous m’avez fait peur !
Eileen sourit en imaginant John surpris par l’apparition spectrale de ce grand échalas de Roger engoncé dans son scaphandre. Roger ramena John vers le bas du canyon, auprès d’Eileen. John lui donna l’accolade, et ils rejoignirent le Dr Mitsumu, qui les conduisit vers la tente, plus haut. Eileen ne se souvenait pas que la tente était aussi en pente.
Une fois à l’intérieur, le groupe enfin réuni bavarda pendant une heure, commentant l’aventure. Roger prit sa douche et cala le chariot pour le remettre à l’horizontale pendant que John leur montrait ce qu’il avait trouvé : on aurait dit des petits cailloux ou de minuscules coquillages, rouge et noir moucheté. Enfin, plus noir que rouge. Certains étaient incrustés dans une croûte de grès. Le dessous était spiralé.
Ça ne ressemblait à aucune des pierres qu’Eileen avait eu l’occasion de voir. En fait, ça rappelait bel et bien les rares coquillages terriens qu’elle avait vus à l’école. Elle regarda, en retenant son souffle, les petites choses que John tenait dans le creux de sa main. De la vie sur Mars, même si ce n’étaient que des traces de vie fossile. De la vie sur Mars. Elle prit l’un des petits coquillages, l’examina, le retourna, l’examina encore.
Elle ne pouvait en détacher son regard. Il se pourrait bien que ce soit ça…
Ils disposèrent leurs lits de camp en tenant compte de la pente du sol et les calèrent à l’aide de vêtements et autres objets domestiques trouvés dans le chariot. Ils étaient installés depuis longtemps qu’ils parlaient encore de la découverte de John, et Eileen se rendit compte qu’elle était de plus en plus excitée à cette idée. Le sable qui criblait sans bruit les parois de la tente ne manifestait sa présence que par l’absence complète d’étoiles. Elle regarda leurs reflets incurvés sur la surface du dôme et réfléchit. L’Expédition Clayborne, dans les livres d’histoire. De la vie sur Mars… Et les autres parlaient, parlaient…
— On y retourne demain, d’accord, Roger ? demanda John.
— Dès la fin de la tempête, en tout cas, c’est promis, dit Roger, que l’inclinaison de la tente empêchait d’installer sa chambre à coucher privée.
Roger n’avait jeté qu’un coup d’œil aux coquillages, et il avait secoué la tête en marmonnant : « Je ne sais pas. Ne vous faites pas trop d’illusions quand même. Je ne voudrais pas que vous soyez déçu… » Eileen s’en était étonnée.
De là à ce qu’il soit jaloux de John, maintenant !
Ils continuèrent à bavarder. Mais avec toutes ces émotions, Eileen était épuisée. Elle s’endormit comme une masse, bercée par le son de leurs voix.
Elle fut réveillée en sursaut par l’écroulement de son lit de camp. Elle roula à terre et ne réussit à s’arrêter que lorsqu’elle se retrouva contre Mrs Mitsumu et John. Elle s’éloigna précipitamment de John et vit Roger, près du chariot. Il regardait les cadrans en souriant. Son lit de camp était près du chariot ; aurait-il tiré sur l’un des vêtements qui calaient son lit de camp, la faisant tomber ? Ce type avait une tête à faire des farces…
Le bruit avait réveillé les autres. La conversation reprit aussitôt, toujours sur le même sujet : la découverte de John. Roger confirma qu’ils avaient assez de provisions pour faire l’aller et retour jusqu’en haut du canyon. La tempête avait cessé. Le dôme était couvert de poussière, il y en avait un bon centimètre du côté de la colline, mais le ciel était dégagé. Alors, aussitôt après le petit déjeuner, ils s’équipèrent, non sans mal sur le sol en pente, et quittèrent leur abri.
Eileen se fit la réflexion que l’endroit où ils avaient retrouvé John était moins éloigné qu’il ne lui avait semblé, dans la tempête. Toutes leurs empreintes avaient disparu, même les traces plus profondes laissées par le chariot. John menait la marche en faisant des bonds de géant comme s’il avait du mal à se contrôler.
— C’est là-haut que nous vous avons retrouvé, dit Roger en montrant un piton, sur leur droite, à John qui les attendait en s’agitant nerveusement.
— Voilà le premier cairn, dit-il. Là-bas, vous voyez ? Mais avec tout ce sable, on dirait n’importe quel tas de cailloux. Ça risque d’être plus compliqué que je ne pensais…
— Nous allons les retrouver, lui assura Roger.
Ils suivirent vers le sud l’enfilade de canyons qui formaient un réseau tentaculaire de tranchées profondes, sculptées dans la roche en pente, face à Olympus Mons. John ne savait pas très bien jusqu’où il était allé, si ce n’est qu’il n’avait pas dû beaucoup s’écarter du niveau auquel ils se trouvaient. Certains des cairns étaient difficiles à repérer, mais Roger avait un don pour ça, et les autres en trouvèrent aussi quelques-uns. Lorsqu’ils ne le voyaient pas, ils se déployaient en tirailleurs, dans l’espoir que l’un d’eux s’écrierait : « Le voilà ! », comme des enfants cherchant des œufs de Pâques. Puis ils se regroupaient et recommençaient à scruter le paysage. Une seule fois, leurs efforts demeurèrent vains, et Roger dut cuisiner John pour l’aider à retrouver ses souvenirs. Après tout, comme le souligna Ivan, il faisait grand jour quand il avait trouvé le site. John avoua, un peu abattu, que tous ces petits canyons rouges se ressemblaient tellement qu’il ne se rappelait pas vraiment où il était allé.
— Tiens, le voilà, le cairn ! s’exclama Roger en indiquant une petite niche marquant l’entrée d’une ravine latérale.
Puis, quand ils furent arrivés à la niche, John s’écria :
— C’est là ! Juste là, en bas de cette gorge, dans la paroi. Il y en a plein par terre, regardez !
La fréquence commune retentit du brouhaha de leurs voix tandis qu’ils s’engouffraient en file indienne dans la ravine aux parois abruptes. Eileen se faufila par l’entrée étroite et se retrouva face à la paroi sud, presque verticale. Là, incrustés dans le grès dur, il y avait des milliers de petits escargots de pierre noire. Le sol en était couvert. Ils étaient à peu près tous de la même taille, percés d’un trou qui s’enfonçait dans la coquille creuse. Beaucoup étaient cassés et, en inspectant les fragments, Eileen vit l’enroulement spiralé qui caractérisait si souvent la vie. Les voix surexcitées de ses compagnons se répondaient dans ses écouteurs. Roger était grimpé sur la paroi et l’examinait, la visière de son casque à quelques centimètres de la pierre.
— Vous voyez ce que je veux dire ? demandait John. Des escargots martiens ! C’est comme ces strates de bactéries fossiles dont vous avez sûrement entendu parler, sauf que c’est plus avancé. La vie a bel et bien commencé quand il y avait de l’eau et une atmosphère à la surface de Mars. Seulement elle n’a pas eu le temps d’aller très loin.
— Les escargots de Nobleton, dit Cheryl, tout le monde éclatant de rire.
Eileen ramassa plusieurs fragments avec une excitation croissante. Ils étaient tous très similaires. Elle se mit à transpirer dans sa combinaison. Le système de régulation thermique devait être soumis à rude épreuve. Elle retira un spécimen intact de la roche et l’examina attentivement. Elle avait du mal à se concentrer avec tous ces cris excités qui résonnaient sur la fréquence commune, et elle s’apprêtait à couper le son quand elle entendit la voix de Roger dire lentement :
— Euh… Dites… Hé, les gars, attendez.
Lorsque le silence fut rétabli, il dit d’un ton hésitant :
— Je ne voudrais pas jouer les rabat-joie, mais… Ce ne sont pas des fossiles.
— Comment ça ?
— Que voulez-vous dire ? fit Ivan, avec agressivité. Comment pouvez-vous le savoir ?
— Eh bien, il y a plusieurs raisons, répondit Roger dans le silence à peu près complet, à présent, tout le monde s’étant tu et le regardant. D’abord, je crois que les fossiles sont créés par un processus de filtration qui s’étend sur des millions d’années. Ce qui n’a pas eu le temps de se produire sur Mars.
— C’est ce qu’on pense actuellement, objecta Ivan, mais ce n’est pas forcément la vérité. Il est certain qu’il y a eu de l’eau sur Mars depuis le début. Et puis, après tout, ces choses sont là, non ?
— Eh bien… reprit-il. (Eileen comprit qu’il préférait ne pas relever cet argument.) Vous avez peut-être raison, mais il se trouve que je sais ce que c’est. Ce sont des granulés de lave, des granulés bulle. J’en ai entendu parler, mais je n’en avais jamais vu de si petits. De minuscules bombes de lave projetées lors d’une éruption d’Olympus Mons. Une sorte de vaporisation.
Chacun regardait les petits objets qu’il tenait dans le creux de sa main.
— Je vous explique : quand des granulés de lave tombent sur une certaine sorte de sable, ils s’enfoncent dedans, fondent rapidement la silice, dégageant des gaz qui forment une bulle, et cet intérieur vitreux. Quand le granulé tourne, ça produit ces chambres spiralées. Enfin, c’est ce que j’ai entendu dire. La plaine devait être plate, à l’origine, puis le plateau s’est incliné, a commencé à glisser le long de cette pente, ces couches se sont fracturées et se sont retrouvées enfouies sous les dépôts ultérieurs…
— Ce n’est pas forcément comme ça que ça s’est passé, déclara John pendant que les autres observaient la paroi.
Mais même lui en avait l’air assez convaincu.
— Nous allons en rapporter quelques-uns, bien sûr. Comme ça nous en aurons le cœur net, conclut Roger d’un ton conciliant.
— Pourquoi ne nous avez-vous pas parlé de ça hier soir ? demanda Eileen.
— Eh bien, je ne pouvais rien dire avant d’avoir vu la roche dans laquelle ils étaient incrustés. C’est du grès avec une pulvérisation de lave. C’est pourquoi les couches supérieures sont tellement dures. Mais vous êtes aréologue, non ? dit-il avec sérieux, sans une ombre d’ironie. Il ne vous semble pas que c’est de la lave ?
— C’est ce qu’on dirait, en effet, convint Eileen à contrecœur, en hochant la tête.
— Eh bien, il n’y a pas de fossiles dans la lave.
Une demi-heure plus tard, c’est un groupe un peu démoralisé qui repartit en sens inverse le long de la piste de cairns.
John et Ivan s’attardaient loin derrière les autres, chargés de plusieurs kilos de granulés de lave. Des pseudo-fossiles, ainsi que les appelaient les aréologues et les géologues. Roger marchait en tête. Il bavardait avec les Mitsumu et s’efforçait de remonter le moral de tout le monde, pensa Eileen. Elle s’en voulait de ne pas avoir identifié les roches, la veille au soir. Elle se sentait plus déçue qu’elle n’était prête à l’admettre, et ça la mettait en colère. Tout était tellement vide, ici, tellement dépourvu de sens, de forme…
— Une fois, j’ai cru que j’avais trouvé des traces de présence extraterrestre, disait Roger. J’étais de l’autre côté d’Olympus, à explorer les canyons, comme d’habitude, mais tout seul. Je traversais un terrain vraiment fracturé, mâchuré, quand tout à coup je suis tombé sur une piste de cairns. Les pierres ne s’empilent jamais toutes seules. Comme vous le savez, maintenant, la Société d’Exploration tient un registre des expéditions et randonnées. J’avais vérifié avant de partir, je savais que j’étais en territoire inexploré, exactement comme nous en ce moment. Jamais aucun être humain n’avait mis les pieds dans cette partie des badlands, à la connaissance de la Société, du moins. Et je tombe sur ce cairn. Et j’en trouve d’autres, tout de suite après. Disposés non en ligne droite, mais en zigzag, ou en quinconce. Et petits. De petits empilements de pierres plates, quatre ou cinq l’une sur l’autre. Comme s’ils avaient été faits par de petits extraterrestres qui y auraient bien vu du coin de l’œil.
— Vous avez dû être drôlement surpris, avança Mrs Mitsumu.
— Ça oui. Enfin, il y avait trois possibilités. Soit c’était une formation rocheuse naturelle – très improbable, mais il se pouvait que des formations en strates aient glissé latéralement et que l’érosion les ait séparées en fragments distincts, encore empilés les uns sur les autres. Soit ces pierres avaient été disposées là par des extraterrestres. Tout aussi invraisemblable, à mon avis. Ou bien quelqu’un était venu se promener par là sans le signaler, et s’était bien amusé en pensant à ceux qui tomberaient là-dessus plus tard. Pour moi, c’était l’explication la plus plausible. Mais pendant un instant, à cet endroit…
— Vous avez dû être déçu, reprit Mrs Mitsumu.
— Oh non, répondit Roger avec spontanéité. Plus amusé qu’autre chose, je crois.
Eileen regarda la silhouette de leur guide, loin devant avec les autres. Il se fichait sincèrement que la découverte de John ne soit pas d’origine vivante, se dit-elle. En cela, il était différent d’eux, de John, d’Ivan ou d’elle-même. Parce que son explication, manifestement correcte, de la formation des petites coquilles lui laissait une impression de perte plus grave qu’elle n’aurait imaginé. Elle aurait voulu qu’il y ait eu de la vie à cet endroit. Elle le voulait aussi fort que John, qu’Ivan ou que tous les autres, elle s’en rendait compte à présent. Tous les livres qu’elle avait lus pendant ses études… C’est pour ça qu’elle avait oblitéré l’information selon laquelle il n’y avait jamais de fossiles dans les roches ignées. Si seulement il y avait eu de la vie, autrefois, à cet endroit – des escargots, des lichens, des bactéries, n’importe quoi –, la terrible nudité du paysage en aurait été un peu édulcorée.
Et si Mars elle-même ne pouvait en fournir, il devenait nécessaire de lui en apporter, de faire en sorte que la vie puisse exister dans cette désolation, de la transformer le plus vite possible, pour lui donner vie. Elle percevait, à présent, la connexion entre les deux principaux sujets de conversation du soir, dans leur campement isolé : le terraforming et la découverte de formes de vies martiennes disparues. On tenait les mêmes conversations d’un bout à l’autre de la planète, peut-être moins intensément qu’ici, dans les canyons, mais quand même. Toute sa vie Eileen avait attendu cette découverte. Elle y avait cru.
Elle prit dans la poche de son scaphandre la demi-douzaine de granulés de lave qu’elle avait récupérés et les regarda. Brusquement, amèrement, elle les jeta au loin, dans le désert couleur de rouille. Ils ne trouveraient jamais de vestiges de vie martienne ; personne n’en trouverait jamais. Elle le savait au plus profond d’elle-même. Toutes les prétendues découvertes, les Martiens de ses livres – tout cela relevait de la pure et simple projection, rien de plus. Les êtres humains voulaient qu’il y ait des Martiens, point final. Or il n’y en avait pas, il n’y en avait jamais eu, il n’y avait pas de bâtisseurs de canaux ; pas de créatures filiformes à la tête énorme et aux yeux lançant des rayons, pas de sauterelles ou de lézards géniaux, de raies manta intelligentes, d’anges ou de démons. Nulle part il n’y avait d’êtres à quatre bras terrés dans des jungles bleues, de monstres squelettiques assoiffés de sang, de beautés ténébreuses aux yeux de biche avides de sperme terrien, de petits lutins rusés errant, ahuris, dans le désert, de télépathes à la peau noire et aux yeux dorés, de race d’ectoplasme. Il n’y avait pas de palais de coquillages en ruine, de châteaux dans des oasis asséchées, de mystérieuses habitations troglodytes bourrées comme un musée, de tours hologrammes prêtes à rendre fous les pauvres humains. Pas de réseau de canaux compliqués aux écluses pleines de sable, pas un seul canal, à vrai dire. Il n’y avait même pas de marécages descendant tous les étés des calottes polaires, d’animaux vivant sous terre, comme des lapins, pas de créatures éoliennes, de lichens capables de projeter des champs électriques meurtriers, ni même aucune sorte de lichens. Pas d’algues dans des sources chaudes, de microbes dans le sol, de micro-bactéries dans le régolite, de stromatolites, de nanobactéries dans le cœur des roches… pas de soupe primitive.
Tant de rêves… Mars était une planète morte. Eileen frappa du pied la terre asséchée par le gel et regarda, à travers ses larmes, le sable rosé s’envoler sous ses bottes. Tout était mort. C’était chez elle : Mars la morte. Même pas. La mort c’était la fin de la vie. Non, rien du tout. Un néant rouge.
Ils regagnèrent le canyon principal. Leur tente était loin en bas. On aurait dit qu’elle allait dévaler la pente d’un instant à l’autre. Enfin un signe de vie. Eileen eut un rictus sinistre derrière la visière de son casque. Dehors, il faisait moins quarante, et l’air n’était pas de l’air.
Roger pressa l’allure, devant eux, sans doute pour brancher l’air comprimé et chauffer la tente, ou pour tirer le chariot dehors, dans le canyon. Dans la gravité extraterrestre qu’elle avait connue toute sa vie, il dévorait l’espace. Il ne bondissait pas comme un chamois, à la manière de John ou de Doran ; il allait tout droit, selon la trajectoire la plus efficace, dans une sorte de ballet martien d’autant plus gracieux qu’il était plus simple. Eileen appréciait cela. Voilà un homme réconcilié avec le néant absolu de Mars, se dit-elle. Il avait l’air d’être chez lui, dans son paysage. Un vieux vers du temps jadis lui revint à l’esprit : « Nous avons rencontré l’ennemi, et c’était nous. » Et puis une phrase de Bradbury : « Les Martiens étaient là : Timothée, Robert, Michael, Papa et Maman. »
Elle tourna et retourna cette idée dans sa tête en suivant Clayborne dans le canyon, essayant d’imiter sa démarche.
— Mais il y a eu de la vie sur Mars.
Elle le regarda, ce soir-là. Ivan et Doran bavardaient avec Cheryl. John ruminait sur son lit de camp. Roger faisait la causette aux Mitsumu, qui l’aimaient bien. Au coucher du soleil, quand ils procédèrent à leurs ablutions (ils avaient déménagé la tente sur un autre site plus plat) et qu’il repartit tout nu vers son réduit, Eileen trouva soudain du meilleur goût le bracelet d’onyx qu’il portait au poignet gauche. Elle se rendit compte qu’elle le regardait exactement comme John et le docteur la regardaient, elle – sauf que ce n’était pas la même chose –, et elle rougit.
Après dîner, pendant que les autres regagnaient leur lit de camp en silence, Roger resta à bavarder avec Eileen et les Mitsumu. Il ne leur en avait jamais autant dit. Il était toujours aussi sarcastique avec elle, mais son sourire démentait ses paroles. Elle le regardait bouger… et soupira, furieuse contre elle-même. N’était-ce pas exactement ce qu’elle cherchait à fuir en venant ici ? Avait-elle vraiment envie ou besoin d’éprouver à nouveau ce sentiment, cet intérêt croissant ?
— Ils n’arrivent pas encore à décider s’il y a ou non des nanobactéries ultra-microscopiques dans le lit de roche. Les revues scientifiques se font régulièrement l’écho de la controverse. Il se pourrait qu’il y en ait, mais qu’elles soient si petites qu’on ne pourrait pas les voir. On a signalé des contaminations survenues lors de forages… Mais j’en doute.
Cela dit, il était assurément différent des hommes qu’elle avait connus ces dernières années. Lorsque tout le monde fut couché, elle se concentra sur cette différence, cette qualité. Il était martien. Il était cette vie non terrestre, et elle avait envie de lui comme elle n’avait jamais désiré ses autres amants. Mrs Mitsumu leur souriait, comme si elle avait vu qu’il se passait quelque chose, une chose qu’elle voyait venir depuis longtemps, lorsqu’ils n’arrêtaient pas de se chamailler, tous les deux… Ah, ces Terriennes qui en pinçaient pour les virils Martiens ! se dit-elle en riant d’elle-même. C’était pourtant vrai. Elle continuait à bâtir des histoires pour peupler cette planète, à tomber amoureuse, malgré elle. Et elle avait envie que ça change. Comme disait l’autre : Si on n’agissait pas conformément à ses sentiments, c’est qu’ils n’étaient pas assez profonds. Elle avait toujours vécu en fonction de ce précepte. Qui lui avait valu de sacrés ennuis, mais tout était à présent oublié. Demain, ils seraient au petit avant-poste qui était leur destination finale, et l’occasion serait à jamais perdue. Pendant une heure, elle y réfléchit, évaluant les regards qu’il lui avait jetés toute la soirée. Comment évaluait-on les regards d’un extraterrestre ? Allons, il était humain, juste adapté à Mars comme elle aurait bien voulu l’être elle-même, et il y avait eu dans ses yeux quelque chose de très humain, de très compréhensible. Autour d’elle, les collines noires se dressaient sur le ciel noir. Et là-haut, au-dessus d’eux, l’étoile double, ce foyer sur lequel elle n’avait jamais mis les pieds. C’était un endroit très solitaire.
Enfin, elle n’avait jamais été particulièrement timide dans ce domaine, mais elle avait toujours privilégié une certaine retenue, préférant encourager les avances plutôt que de les faire elle-même (d’habitude), de sorte que lorsqu’elle se leva sans bruit et enfila une chemise et un short, son cœur battait la chamade. Elle s’approcha des panneaux sur la pointe des pieds en pensant que la chance souriait aux audacieux, et se glissa sous les draps, à côté de lui.
Il se redressa. Elle lui mit la main sur la bouche, ne sachant trop ce qu’elle allait faire à présent. Son cœur cognait contre ses côtes. Ça lui donna une idée. Elle se pencha et lui colla la tête contre sa poitrine pour lui faire entendre les battements de son cœur. Il la regarda, l’attira sur lui. Ils s’embrassèrent. Il y eut des murmures. Le lit de camp était trop étroit et grinçait, alors ils s’allongèrent par terre et s’embrassèrent. Elle le sentit durcir contre sa cuisse. Une sorte de pierre martienne, se dit-elle, comme ce jade de chair… Ils se murmurèrent des choses à l’oreille, leurs lèvres pareilles à des écouteurs. Elle avait du mal à faire l’amour en silence, explorant cette roche martienne qui l’explorait à son tour… Puis elle perdit un moment toute conscience et, lorsqu’elle recouvra ses esprits, elle tremblait spasmodiquement. Un choc en retour, se dit-elle.
Une sismologie sexuelle. Il sembla lire dans ses pensées, parce qu’il lui murmura joyeusement à l’oreille :
— Tes sismographes ont probablement enregistré nos vibrations, à l’heure qu’il est.
Elle eut un petit rire assourdi et répondit par la blague traditionnelle des étudiants de littérature :
— Oui, c’était vraiment bien. La Terre a tremblé.
Au bout d’une seconde, il comprit et étouffa un rire.
— Ça fait quelques milliers de kilomètres.
Il est plus difficile d’étouffer les rires que les bruits de l’amour.
Évidemment, il est impossible de dissimuler ce genre d’activité à un groupe, surtout sous une tente de dimensions aussi restreintes, et le lendemain matin Eileen croisa certains regards éloquents de John et des sourires de Mrs M. C’était un matin radieux, et lorsqu’ils repartirent, après avoir rangé la tente dans le chariot, Eileen se surprit à siffloter. Alors qu’ils descendaient vers la vaste plaine sur laquelle débouchait le canyon, ils se branchèrent, Roger et elle, sur le canal 33 et bavardèrent.
— Tu ne penses pas que ce serait tout de même mieux avec des cactées et de la sauge, par exemple ? Ou de l’herbe ?
— Non. Ça me plaît comme ça. Tu vois ces cinq éperons rocheux, là-bas ? dit-il en tendant le doigt. C’est beau, non ?
Avec l’intercom, ils pouvaient s’éloigner l’un de l’autre et continuer leur conversation à l’insu de leurs compagnons, leur voix présente à l’oreille de l’autre. Ils parlèrent ainsi longtemps, longtemps. Chacun a tenu des conversations cruciales au cours de son existence. Cruciales par la clarté d’expression, la fulgurance des sentiments, l’attention aux paroles de l’autre, la confiance en la réalité de ses dires – pour toutes ces raisons et bien d’autres, alors même que les propos échangés portaient sur les sujets les plus simples, les plus banals :
— Regarde cette roche.
— C’est vraiment joli, cette crête contre le ciel. Elle doit être à des centaines de kilomètres, et on a l’impression qu’il suffirait de tendre la main pour la toucher.
— Tout est si rouge.
— Oui. Mars la Rouge. Celle que j’aime. Je suis pour Mars la Rouge.
Elle se plongea dans ses réflexions. Ils descendaient loin devant les autres, sur les parois opposées du canyon qui allait en s’élargissant. Ils allaient bientôt retrouver le reste du monde, le monde des villes. Il y avait des tas de gens là-bas, des gens qu’on pouvait rencontrer sans jamais être sûr de les revoir. D’un autre côté… Elle regarda le grand gaillard dégingandé qui arpentait les dunes avec une grâce martienne, féline, dans une gravité de rêve. Un danseur.
— Quel âge as-tu ? lui demanda-t-elle.
— Vingt-six ans.
— Seigneur !
Il était déjà assez ridé. Par le soleil, surtout.
— Qu’y a-t-il ?
— Je te croyais plus vieux.
— Eh bien, non.
— Il y a longtemps que tu fais ça ?
— Quoi ? Explorer les canyons ?
— Oui.
— Depuis que j’ai six ans.
— Oh.
Voilà pourquoi il connaissait si bien ce monde.
Elle traversa le canyon et se rapprocha de lui. En la voyant faire, il descendit à son tour et ils poursuivirent dans le lit de l’ancien cours d’eau asséché.
— Je pourrai faire une autre randonnée avec toi ?
Il la regarda. Eut un sourire, derrière la visière du casque.
— Oh oui. Il y a des tas de canyons à voir.
Le canyon s’ouvrit, s’aplatit, et ses parois se fondirent dans la vaste plaine jonchée de blocs erratiques sur laquelle était installé le petit avant-poste, quelques kilomètres plus loin. Eileen le voyait déjà, dans le lointain, comme un château de verre : une tente assez semblable à la leur, en réalité, mais plus grande. Et derrière, Olympus Mons partait à l’assaut du ciel.