Il émerge d’un sommeil agité et part, dans une sorte de stupeur, en quête d’un café. La famille réunie autour de la table de la cuisine. Le petit déjeuner est une succession de tableaux de Mary Cassatt peints par un Bonnard ou un Hogarth.
— Hé, aujourd’hui, je finis mon livre.
— Très bien.
— David, va t’habiller en vitesse. C’est l’heure de l’école.
David lève les yeux de son livre.
— Hein ?
— Va t’habiller, c’est l’heure d’aller à l’école. Tim, tu veux des céréales ?
— Non.
— D’accord.
Il assied Tim sur une chaise devant un bol de céréales.
— Ça va, là ?
— Non.
Il enfourne ses céréales à grandes cuillerées.
L’heure de l’école approche et David amorce sa répétition quotidienne du paradoxe d’Achille et la tortue, une proposition jadis énoncée par un philosophe appelé Zénon et qui raconte comment, plus l’heure d’aller à l’école approche, plus Achille se déplace comme une tortue et moins il perçoit le monde qui l’entoure jusqu’à ce qu’il entre dans un continuum espace-temps complètement distinct, qui n’a que très peu d’interaction avec le nôtre. Se demandant comment Neutrino Boy peut faire preuve d’une telle distraction, son père apprend par cœur les tasses à café tout en préparant le café moulu pour sa petite dose matinale de café turc. Il avait jusque-là l’habitude de se faire un espresso, un café obtenu par extraction de vapeur, mais récemment il est passé à un café turc boueux qu’il prépare lui-même et dont il savoure l’odeur en travaillant. Sur Mars, l’atmosphère étant plus ténue, il n’apprécierait pas autant les choses, et rien n’aurait aussi bon goût que ce café du matin. En fait, Mars pourrait être un cauchemar culinaire où tout aurait goût de poussière, en partie parce que ce serait poussiéreux. Enfin, ils s’y feraient. S’ils pouvaient.
— Tu es prêt ?
— Hein ?
Il fourre Tim et son bol de céréales dans le panier de son vélo et suit David à travers le village, jusqu’à l’école. C’est la fin de l’été dans l’hémisphère Nord, la piste cyclable est bordée de fleurs et il y a de jolis nuages cotonneux dans le ciel.
— Si on allait à l’école à bicyclette sur Mars on ne serait pas obligés de pédaler aussi fort, mais on aurait plus froid.
— Sur Vénus, on aurait encore plus froid.
Une cour d’école pleine d’enfants.
— Passe une bonne journée et écoute bien ton professeur.
— Hein ?
Il dépose Tim à la crèche et rentre à la maison à toute vitesse. Là, il rédige une liste de choses à faire, ce qui lui donne l’impression d’être très vertueux et l’aide à surmonter le sentiment initial, profond, qu’il n’arrivera jamais à faire tout ça, ce qui l’aide, en soi, l’amène à penser que ça ne va pas aussi mal qu’il pensait, et lui donne l’idée de plier la liste en forme d’avion en papier puis de l’envoyer dans la corbeille à papiers. Non qu’il faille déduire aucune relation de cause à effet de cette séquence ; les choses s’arrangeront toutes seules. Ou pas.
Il décide qu’avant de se mettre au travail, il va tondre la pelouse. Il ne faut pas attendre que l’herbe vous arrive aux genoux, surtout si on utilise une tondeuse à main, ce qui est son cas, pour des raisons écologiques, esthétiques, athlétiques et psychopathologique. Son voisin lui fait bonjour de la main et il s’arrête net, frappé par une réflexion soudaine.
— Sur Mars, l’herbe coupée volerait des lames de la tondeuse jusqu’au-dessus ma tête ! Il faudrait que je trouve le moyen de traîner le panier derrière moi ! Mais l’herbe ne serait pas aussi verte.
— Ah bon, vous croyez ? demande le voisin.
À l’intérieur, il récupère la liste et coche la rubrique « tondre la pelouse ». Puis il se rue vers son bureau, prêt à écrire. Intense concentration, aussitôt traduite en action. Aussitôt, du moins, que la caféine d’une nouvelle tasse de café noir boueux s’est déversée dans son circuit sanguin. Le premier mot de la journée vient facilement :
The
Évidemment, il se peut que ce ne soit pas le bon mot. Il réfléchit. Le temps s’écoule selon une double hélice de non-temps éternel, dans cette inexprimable bénédiction. Il révise, réécrit, restructure. La phrase augmente, rétrécit, augmente, rerétrécit, change de couleur. Il fait une tentative de vers libres, de sextine, d’équation mathématique, de glossolalie. Pour finir, il en revient à la formulation d’origine, la complexifiant par une nuance additionnelle :
The End
Ça dit bien ce que ça veut dire. Et ça fait deux fois plus de mots que sa production quotidienne normale. L’heure de la séparation est venue.
L’imprimante imprime le tapuscrit du livre pendant qu’il va chercher Tim à la crèche. Rentré chez lui, il change le petit garçon. Ses protestations forment un contrepoint au bourdonnement de l’imprimante dans la chaleur de l’été, à Davis, sur le 37e parallèle. 43 degrés. Près de 110 degrés Fahrenheit, selon l’antique échelle de température utilisée pour plaire aux lecteurs américains du vingtième siècle à qui les degrés Celsius ne disent rien. Sans parler des degrés Kelvin, pourtant si intéressants et si commodes, puisqu’ils partent du zéro absolu, comme s’il pouvait y avoir un autre point de départ. En ce moment précis, à moins d’une erreur de calcul, il fait plus de 300 degrés Kelvin.
— Ben dis donc, elle pue, celle-là !
Ce qui, tout bien réfléchi, est une forme de miracle : les couches sentent mauvais à cause des gaz volatiles libérés par les excréments, gaz formés de molécules organiques qui n’existaient pas à l’origine du cosmos, parmi la première génération d’étoiles. Ces odeurs ne sont possibles que depuis qu’un nombre suffisant d’étoiles ont explosé, saturant la galaxie d’atomes complexes. Chaque molécule de cette odeur est donc un signe de l’âge immense de l’univers et de la vraisemblable omniprésence de la vie en tant que phénomène émergent tardif. Elle constitue un mystère cosmologique dans la mesure où elle indique un changement d’ordre de grandeur dans un système entropique, autant dire un miracle. Stupéfiant !
Le téléphone sonne, projetant vers lui, par l’intermédiaire des électrons volant à travers les voies ininterrompues, complexes, du métal, la voix digitalisée de sa bien-aimée, recréée dans son oreille par la vibration de petits cônes de carton renforcé.
— Oh, salut, chou !
— Salut.
Un rapide échange d’informations et de déclarations d’affection, qui se terminent par « N’oublie pas de mettre les patates dans le four ».
— Oh, d’accord. Je mets le thermostat sur combien, déjà ?
— Trois cent soixante-quinze.
— Fahrenheit ?
— Oui.
— Tiens, ça me fait penser : j’ai eu une épiphanie en changeant Tim !
— Vraiment ? Et qu’est-ce que tu as vu ?
— Euh… hmm… euh… j’ai oublié.
— Ah. Eh bien, n’oublie pas les patates.
— Non, non.
— Je t’aime.
— Moi aussi, chou.
Quand l’imprimante a fini, la pile de papier lui arrive à la taille.
— Trois ! trois ! trois ! répète Tim.
— Mouais. Beaucoup de trois, acquiesce-t-il, un peu ennuyé de la longueur de tout ça, se sentant un peu coupable, aussi, envers les arbres qu’il va falloir abattre pour le publier.
Mais le doute est la vision périphérique de l’imprévoyance qu’est le courage.
— Un sacré pavé, ça, tu l’as dit.
Tim essaie de l’aider en mangeant les pages.
— Non, attends. La continuité a déjà été assez bouleversée comme ça. Arrête.
— Non.
Il met le tapuscrit dans trois boîtes tout en repoussant les assauts de l’enfant affamé.
— Tiens, mange plutôt ça.
Il bourre Tim de cookies tout en mettant l’adresse sur les boîtes et en les affranchissant, démontrant la compétence bilatérale caractéristique du parent américain contemporain – universellement doté de corps calleux hypertrophiés, sans doute. Dommage qu’on ne puisse pas les voir.
— Bon, on va porter ça à la boîte aux lettres. En nous dépêchant, on devrait y arriver avant l’heure de la levée. Il va falloir que je les porte, alors tu vas monter dans le sac à dos pour bébé, d’accord ?
— Non.
— Dans le sac à dos pour grand garçon, alors, hein ?
Dix minutes de corps à corps, mais il déploie des trésors d’ingéniosité et Tim se retrouve dans le sac à dos pour bébé, puis sur son dos. Victoire aux points seulement, parce qu’il a maintenant la lèvre fendue et qu’on lui boxe minutieusement les oreilles.
— Aïe ! Arrête ça tout de suite !
— Non.
Il s’accroupit pour ramasser les trois boîtes et, au lieu de lui marteler les oreilles, on tente de les lui arracher, Tim s’y cramponnant pour ne pas être éjecté du sac à dos. Un puissant rétablissement, une secousse, et il se redresse, le bébé faisant contrepoids aux boîtes nichées contre sa poitrine.
— Ouhf ! Ce serait soixante pour cent plus facile sur Mars ! Allez, on va essayer de marcher, hein ? Bon, pas de problème. Oh, la porte n’est pas ouverte. Hon-hon. Tu peux essayer de l’ouvrir, Tim ? Juste tourner la poignée, hein, s’il te plaît ? Là, je vais juste me pencher un peu… Oups ! Tant pis, je vais le faire moi-même. Allez, laisse-moi faire. Laisse-moi…
— Non.
— Bon, ça y est. On y va… Oh ! Les patates dans le four. On y pensera en rentrant ?
— Non.
— Mais si. Je vais te dire : je vais laisser la porte ouverte et quand on la verra on se dira : « Ah oui, la porte est ouverte, mettre les patates au four. » Allez, c’est parti.
Dehors ; petite rue de village sinueuse, flanquée d’arbres et de fleurs. Le terraforming dans ce qu’il a de plus réussi : une vallée désertique plate, maintenant couverte de fleurs venues de tous les coins de la planète. Toutes oubliées dans la longue marche vers la boîte aux lettres, avec quarante kilos de papier dans les bras et sur le dos un gamin qui se tortille comme un asticot.
— Ah. Oh. Ouaouh !
Il arrive, suant à grosses gouttes et titubant, à la boîte aux lettres, pose son fardeau dessus.
— On a réussi. On y est enfin arrivés. Tu peux croire ça ?
— Non.
Les boîtes sont presque trop grosses pour passer par la fente. Il les pousse dedans. Un bâton trouvé par terre se révèle fort précieux. Il les fait entrer en force, l’une après l’autre.
— Tu aurais dû manger quelques pages de plus. Tiens, je sais même lesquelles j’aurais pu te donner.
— Non.
La dernière boîte passe enfin. Mission accomplie.
Il reste un moment debout là. La sueur franchit la barrière de cette réussite de l’évolution que sont ses sourcils, brouille même sa vision intérieure.
— Allez, on rentre.
— Non.
Ils repartent le long de l’allée. Le soleil se couche au bout de la rue. Les nuages, dans le ciel, à l’ouest, sont maintenant dorés, orange, couleur de bronze, d’étain, violacés, bordeaux, avec une touche de vert chartreuse. Marchez, mes amis, marchez : même si la postérité se rit des stupides vies en boîte que nous menons en cette fin de vingtième siècle, même si nous n’avons pas volé qu’on se moque de nous, il y a encore ces moments de liberté que nous nous accordons, quand nous marchons le long d’une allée au coucher du soleil avec un enfant qui babille sur notre dos. « Zut, on a laissé la porte ouverte ! » Comme un maître Zen, son petit garçon lui flanque des coups sur le côté de la tête, et à cet instant il a un satori – une illumination : la planète tourne sous ses pieds. Le signifiant revêt une signification significative. Et les patates doivent être mises au four. Si grand est son bonheur qu’il a l’impression de planer. Il se sent léger, très léger, tellement léger que si cette qualité pouvait être mesurée, si on pouvait le poser sur une balance à sentiments humains l’aiguille indiquerait exactement (en kilogrammes terriens) 3,141592653589793238462 643383279502884197…