Quand Sax se faisait appeler Stephen Lindholm, il demandait souvent à son ordinateur, au labo, d’afficher des articles du Journal de résultats non reproductibles. Certains des articles étaient vraiment idiots, mais d’autres le faisaient rire. Un jour, il entra en se boyautant encore dans le labo de Claire et de Berkina, et il leur raconta la « Méthode d’enrichissement de données » d’un certain Henry Lewis.
— Mettons que vous fassiez une expérience pour voir à quel niveau de décibels on peut détecter des sons. Vous mettez vos données en tableau, mais vous en voudriez davantage, seulement vous n’avez pas envie de multiplier les expériences, alors vous partez du principe que si un son est inaudible en dessous de x décibels, il sera tout aussi inaudible à tous les niveaux inférieurs, alors vous ajoutez aux résultats de l’essai x toutes les données des niveaux de décibels inférieurs.
— Mouais.
— Ensuite, mettons que vous vouliez prouver que, quand on joue à pile ou face, plus l’altitude est élevée, plus souvent on tombe sur face…
— Pardon ?
— C’est une hypothèse. Alors vous faites vos essais et vous organisez vos données dans un tableau du même genre, comme ça… (Il l’avait imprimé.) Bon, le résultat est un peu ambigu, je vous l’accorde, alors vous n’avez qu’à utiliser la méthode d’enrichissement de données décrite pour les décibels : chaque fois que la pièce retombe sur face, vous ajoutez le résultat à tous les essais effectués sur les barreaux supérieurs de l’échelle, et c’est gagné : plus vous montez, plus la pièce tombe sur face ! C’est très convaincant ! (Il s’affala sur une chaise en gloussant.) C’est exactement comme ça que Simon a démontré que le niveau de CO2 retomberait après être monté à deux bars.
Claire et Berkina le regardèrent, déconcertées.
— Stephen aime les démonstrations par l’absurde, dit Claire.
— Exactement, admit Sax. J’adore ça, même.
— C’est toute la science, renchérit Berkina. La science en raccourci.
Et ils restèrent là à se regarder, hilares.
« Personne ne peut tirer des choses, y compris des livres, plus qu’il n’en sait déjà. »
Sax, qui avait lu ça dans un livre, sortit faire un tour pour réfléchir à la question.
Quand il revint, il poursuivit sa lecture : « Si on a du caractère, on a aussi son expérience particulière, qui se répète régulièrement. »
Sax trouva que, décidément, ce Nietzsche était un type intéressant.
Plus Sax étudiait la mémoire, plus il s’inquiétait qu’on ne puisse plus rien faire pour l’améliorer. Un jour – ou plutôt une nuit, qu’il avait passée à lire –, sa crainte se changea en une véritable épouvante.
Il relisait la fameuse étude de Rose sur la mémoire des poussins, dont on avait cautérisé le cortex ventro-médian avant ou après des séances d’exercice avec des granulés de nourriture sucrée ou amère. Les poussins auxquels on avait occasionné des lésions de l’hémisphère gauche du CVM oubliaient par la suite les leçons consistant à éviter les granulés amers ; les poussins dont on détruisait l’hémisphère droit s’en souvenaient. Ça laissait penser que le CVM gauche était nécessaire à la mémoire. Mais si les exercices avaient lieu avant les lésions, les poussins n’avaient besoin d’aucun de leurs CVM pour retenir la leçon. Peut-être, avançait Rose, la mémoire était-elle en réalité stockée dans les lobes parolfactifs gauche ou droit, si bien qu’une fois la leçon apprise, aucun des deux CVM n’était plus indispensable. D’autres lésions expérimentales semblaient étayer cette hypothèse, confirmant bel et bien l’existence d’un chemin modèle selon lequel les leçons étaient d’abord enregistrées dans le CVM gauche, passaient dans le CVM droit puis dans les LPO gauche et droit. Si ce schéma était correct, alors la destruction, préalable à l’apprentissage, du CVM droit, dont la preuve était faite qu’elle n’entraînait pas l’amnésie par elle-même, perturbait ce circuit, et les lésions du LPO postérieures à l’apprentissage, qui étaient sans cela de nature à provoquer l’amnésie, ne la provoquaient plus, parce que la mémoire était déjà emmagasinée dans le CVM gauche. Il en découlait donc qu’une lésion du CVM droit antérieure, suivie par une lésion du CVM gauche postérieure, entraînerait aussi l’amnésie, d’abord par blocage du circuit, puis par la destruction du seul réceptacle.
Sauf que les choses ne se passaient pas comme ça. Lésion droite ; apprentissage du poussin ; mémoire activée ; lésion gauche ; le poussin se souvenait toujours de la leçon. La mémoire en avait réchappé.
Sax quitta son bureau et alla faire un tour sur la corniche pour réfléchir à tout ça. Et pour se remettre du choc. Il avait eu la trouille, et ça, personne ne le comprendrait. L’obscurité, les voix qui montaient des restaurants, le bruit des assiettes entrechoquées, le reflet des étoiles sur la mer immobile. Il n’arrivait pas à trouver Maya ; elle n’était dans aucun de ses repaires favoris.
Il s’assit quand même sur un de ses bancs habituels. L’esprit était un mystère. Les souvenirs étaient partout et nulle part. Le cerveau avait une équipotentialité phénoménale. C’était un système dynamique d’une complexité prodigieuse, où presque tout était possible.
En théorie, ça devait être une raison d’espérer. Sûrement qu’avec un système aussi flexible, versatile, ils pourraient rafistoler les pièces défaillantes, rerouter la mémoire, enfin, si l’on pouvait ainsi s’exprimer. C’était très possible. Mais dans une telle immensité, comment pourraient-ils découvrir (assez vite) ce qu’il fallait faire ? La puissance même du système ne le plaçait-elle pas au-delà de leur compréhension ? Plutôt que de le restreindre, l’ampleur de l’esprit humain n’ajoutait-elle pas, en réalité, au grand inexplicable ?
Le ciel noir, la mer noire. Sax se leva et repartit en se tenant à la balustrade, les dents serrées parce qu’il avait soudain pensé à Michel. Lui, il aurait adoré l’idée du grand inexplicable qui était en eux. Il devait apprendre à voir ça avec les yeux de Michel.
La crispation de tous les muscles n’entravait ni ne réorientait ses pensées. Il laissa échapper un gémissement et repartit à la recherche de Maya.
Une autre fois, en pensant à divers aspects du même problème, il retourna sur la corniche et trouva Maya dans l’un de ses repaires habituels. Ils s’assirent sur un banc pour regarder le coucher de soleil, leur casse-croûte dans des sacs en papier.
— La chose qui fait notre spécificité humaine n’existe pas, annonça Sax.
— Comment ça ?
— Eh bien, nous ne sommes que des animaux, pour l’essentiel. Mais nous avons une conscience qui nous met à part, parce que nous avons un langage et une mémoire.
— Ça, c’est indéniable.
— Certes, mais si ça marche, c’est pour une seule raison : le passé. Nous en gardons le souvenir, nous en tirons une expérience. Tout ce que nous avons appris est dans le passé. Or, le passé étant le passé, il n’existe pas à proprement parler. Sa présence en nous n’est qu’une illusion. Alors la chose qui nous rend humain n’existe pas !
— Je l’ai toujours dit, répondit Maya. Mais pas pour la même raison.
« La technologie est un truc qui permet d’arranger le monde de telle sorte que nous ne soyons pas obligés de le subir », lut Sax dans une des rhapsodies des farouches, et il sortit faire un tour.
Une fois sur la corniche, il constata qu’un front orageux venait de passer. Des nuages noirs filaient vers l’est. Le soleil apparaissait par en dessous, couleur d’étain fondu sur le front ouest de l’orage. L’air au-dessus de la ville était immobile, embrumé, un air du soir, sombre entre les plans sombres de la mer et des nuages. Il regarda le reflet de la ville, de l’autre côté du port, et remarqua que la surface de la mer était ridée par endroits, lisse à d’autres, et que la limite entre les zones était tracée avec une précision étonnante, alors que le vent soufflait probablement partout de la même façon. Ça l’intrigua jusqu’à ce qu’il lui vienne à l’esprit que, dans les endroits plans, les rides devaient être aplanies par un film imperceptible d’hydrocarbures. Un moteur de bateau qui fuyait, peut-être. S’il pouvait se procurer un échantillon d’eau et un échantillon du carburant de tous les bateaux, il pourrait probablement trouver le coupable.
En vue de sa balade en mer avec Ann, Sax fit des recherches sur les études psychologiques de la personnalité des savants. Il découvrit que Maslow répartissait les savants en chauds et en froids, ce qu’il traduisait en couleurs – rouge et vert – afin d’éviter toute connotation morale, tout jugement de valeur parasite, ajoutait-il, ce qui fit sourire Sax. Les savants verts étaient des réducteurs, toujours en quête de justification, des gens tenaces, qui appréciaient la régularité, l’explication, la parcimonie, la simplicité. Alors que les savants rouges étaient expansifs, chaleureux, intuitifs, mystiques, souples, et à la recherche de moments cruciaux de « compréhension du pareil ».
— Dieu du ciel ! s’exclama Sax en sortant pour faire un tour.
Dans les allées, au-dessus de Paradeplatz, une haie de roses rouges était en fleurs. Il s’arrêta, inspecta une jeune rose, le nez collé sur ses pétales parfaits. Ce velours rouge sombre, là, sur ce mur de stuc. D’accord, se dit-il. Me voilà, ici présent. Et je me demande ce qui fait ce rouge.
La cosmologie et la physique des particules avaient fusionné en une seule science avant même la naissance de Sax, et depuis lors, les deux camps vivaient dans l’espérance de la théorie de la grande unification qui réconcilierait la mécanique quantique, la gravité, et pourquoi pas le temps. Sauf que, toute sa vie, il avait vu la physique devenir de plus en plus compliquée. On tenait pour établi le postulat des micro-dimensions, et on avançait comme explication la symétrie de cordes relativement simples, mais affreusement petites, x fois trop pour qu’on puisse jamais les observer, cette impossibilité ayant été démontrée mathématiquement. La quête d’une théorie unificatrice définitive était donc, ainsi que le remarquait Lindley, une sorte de quête religieuse ; ou un mouvement messianique dans la religion qu’était devenue la vision scientifique du monde. C’est alors qu’il avait rencontré Bao Shuyo.
Un hiver, à Da Vinci, Bao lui avait expliqué par le menu les derniers développements de la théorie des supercordes. La notion de micro-dimensions supplémentaires coulait de source : il y en avait sept, toutes petites, disposées selon ce qu’on appelait la « sphère sept ». Pour situer un point dans nos quatre dimensions traditionnelles, il fallait donc préciser ses coordonnées dans les sept dimensions, et les diverses combinaisons déterminaient la nature de la particule : un muon, un quark top, etc. Mais ces points n’étaient que les nœuds des cordes, or l’unité de base de la mécanique quantique était la vibration de la corde entière. Tous les calculs mettaient en évidence de nombreux problèmes de dépassement de la vitesse de la lumière, à moins de postuler l’existence de vingt-six dimensions, ce qu’on avait fait. Mais à ce stade, la théorie n’avait encore amené que les bosons, et pas les fermions. On avait évoqué une dérivée de la corde à vingt-six dimensions qui existait dans dix dimensions, les seize autres étant devenues des propriétés de la corde elle-même et une partie de la géométrie de la super-symétrie. Mais les seize dimensions de corde pouvaient être organisées selon une prodigieuse variété de combinaisons, toutes aussi probables les unes que les autres. Des considérations mathématiques avaient ensuite montré que, de toutes les possibilités, seules deux, SO (32) et E8xE8, ne présentaient pas une symétrie en miroir mais étaient orientées à gauche. Or l’univers était droitier. Il était stupéfiant que, sur la myriade de possibilités, il n’en reste que deux. Les choses en étaient restées là jusqu’à cet hiver, où Bao avait montré que E8xE8 était la formulation privilégiée, et si on poursuivait le raisonnement, la formule avancée expliquait la mécanique quantique, la gravité et le temps en une seule théorie, complexe, mais claire, et d’une grande puissance.
— C’est si beau que ça doit être vrai, conclut Bao.
Sax hocha la tête.
— Mais cette beauté est sa seule preuve.
— Comment ça ?
— C’est impossible à confirmer par l’expérimentation. C’est la beauté des mathématiques qui le démontre.
— Ça, et le fait de rapprocher toutes les observations physiques faisables ! Il n’y a pas que les mathématiques, Sax. Il y a tout ce que nous pouvons voir, et tout est en conformité avec cette unique théorie !
— Exact, dit-il en hochant la tête, mal à l’aise. C’était un bon argument, et pourtant… Je pense que ça devrait prévoir une chose que nous n’avons pas encore vue, qui se produirait parce que c’est la seule bonne explication.
Elle secoua la tête, atterrée par son obstination.
— Sinon, ce n’est qu’un mythe, insista-t-il.
— Le royaume de Planck ne sera jamais observable, dit-elle.
— Enfin. C’est un très beau mythe. Et valable, j’en suis tout à fait convaincu, croyez-moi. Peut-être sommes-nous maintenant arrivés au bout de ce que la physique peut expliquer. Si c’est ça…
— Oui, si c’est ça ?
— Et après, quoi ?
L’imbibition est le fait, pour une roche granuleuse, de s’imbiber d’un fluide par capillarité, en l’absence de toute pression. Sax avait acquis la conviction que c’était aussi une qualité de l’esprit. Il lui arrivait de dire de quelqu’un : « Elle a une grande imbibition », et les gens répondaient : « De l’ambition ? » Alors il répétait : « Non, imbibition. » « Inhibition ? » « Non, imbibition. » Et à cause de son attaque, les gens pensaient qu’il avait encore des problèmes d’élocution.
Les longues marches autour d’Odessa, à la fin de la journée. Sans destination précise, sans autre but, peut-être, qu’un rendez-vous tardif avec Maya, sur la corniche. Ah, flâner dans les rues et les allées… Flâner, to saunter… Sax repensa automatiquement à l’étymologie de ce verbe, selon Thoreau : Les Saint Terre, saunterer, étaient les pèlerins qui allaient en Terre Sainte. Il aimait cette explication, même si elle était erronée (il l’avait reprise d’un livre de 1691, Country Words, de S. et E. Ray). En fait, l’origine de ce verbe avait toujours été obscure, et il se pouvait que ce soit la bonne.
Sax aurait aimé être fixé quand même. Ça faisait du monde un problème à creuser. Mais il avait beau y réfléchir en flânant dans les rues d’Odessa, il ne voyait pas comment faire avancer la réflexion sur la question. Les étymologistes avaient fait leur boulot à fond. Le passé résistait aux recherches.
Automorphisme ; idiomorphisme. Sax trouvait que Michel avait sous-estimé ces qualités dans sa théorie sur les personnalités. Il le lui avait d’ailleurs dit : « On se fait soi-même. »
Le comportement altruiste sera choisi de préférence quand k›1/r, k étant le rapport profit du bénéficiaire sur coût pour l’altruiste, et r le coefficient de relation entre l’altruiste et le bénéficiaire ou la somme des bénéficiaires. Dans la version classique de la théorie, r est la proportion de gènes identiques chez deux individus ayant une ascendance commune. Mais que se passe-t-il si l’ascendance commune signifie le même phylum ou le même ordre ? Et si r n’était pas fonction de l’ascendance mais d’une communauté d’intérêt ? Sax trouvait les sciences sociales très intéressantes.
Pendant un moment, lorsque Sax fut suffisamment remis de son attaque, il lut beaucoup de choses sur les attaques cérébrales et les dommages subis par le cerveau, dans l’espoir d’en apprendre davantage sur ce qui lui était arrivé. Un cas était resté célèbre dans la littérature : celui d’un brillant étudiant de l’institut polytechnique de Moscou, qui avait été blessé à la tête au cours de la Seconde Guerre mondiale. Ce jeune Russe, qui s’appelait Zasetsky, avait subi un important traumatisme de la zone pariéto-occipitale gauche (comme Sax). Il n’avait plus de champ visuel à droite, ne savait plus faire une addition, avait oublié l’ordre des saisons et ainsi de suite. Ses facultés symboliques et conceptuelles avaient été endommagées. Mais ses lobes frontaux étaient restés intacts (comme chez Sax), de sorte qu’il avait conservé toute sa volonté, ses désirs, sa sensibilité réactionnelle. Il avait passé la fin de ses jours à tenter de rédiger un rapport sur son processus de pensée, pour faire avancer la science, et pour s’occuper. C’était le projet de sa vie, d’abord intitulé : « L’histoire d’une terrible blessure », puis rebaptisé : « Je continue le combat. » Il avait écrit tous les jours pendant vingt-cinq ans.
Sax lut ce journal avec une profonde sympathie pour ce Zasetsky. Certaines phrases lui allaient parfois droit au cœur ; ses perceptions lui étaient tellement familières : « Je suis constamment dans une sorte de brouillard, comme dans un demi-sommeil gluant… Mes rares souvenirs sont éparpillés, cassés en mille morceaux. C’est pourquoi je réagis si bizarrement aux mots et aux idées, d’où mes tentatives pour comprendre le sens des mots… J’ai été tué le 2 mars 1943, mais la puissance vitale de mon organisme a fait que je suis miraculeusement resté en vie. »
Le contact de sa main, sur son poignet, comment le décrire !
Alors qu’Ann et Sax étaient secoués par la tempête, Sax sentit un courant ascendant les happer dans le nuage et en conclut qu’ils avaient échappé à la noyade dans une mer déchaînée pour être projetés à bas du ciel. Le dôme du cockpit résisterait probablement au vide de l’espace, mais eux, ils ne résisteraient pas au froid. Il y avait trop de bruit pour se souvenir de quoi que ce soit, mais il aurait voulu se rappeler de dire à Ann : Toute notre vie nous demandons Pourquoi, et nous n’arrivons jamais à dépasser Parce que. Nous nous arrêtons à ce mot, désemparés. Je regrette de ne pas avoir passé plus de temps avec toi.