Le petit peuple rouge n’aimait pas le terraforming. De son point de vue, ça détruisait tout, exactement comme le réchauffement global détruisait la Terre, mais à la puissance deux, comme d’habitude. Tout, sur Mars, était à la puissance deux par rapport à la Terre – plus grave au carré, en somme.
Évidemment, les relations entre le petit peuple rouge et les organismes terriens nouvellement implantés étaient déjà complexes. Pour bien comprendre, il faut penser à ces encore plus petits cousins du petit peuple rouge, leurs anciens, les archéobactéries. Comme les bactéries et les eucaryotes, ce troisième ordre du vivant était issu, par génération spontanée, de la panspermie. Il avait été apporté sur Mars quatre milliards d’années auparavant, par un nuage venu des environs d’une étoile primitive de la seconde génération située à des années-lumière de là. Il s’agissait surtout de Thermoproteus et de Methanospirillum, avec une pincée de Haloferax. Comme c’étaient des hyperthermophiles, Mars leur convenait bien, à l’époque des premiers bombardements intenses. Mais certains de ces voyageurs avaient été chassés de la surface de Mars par une pluie de météores et s’étaient déposés sur la troisième planète après le Soleil, la Terre, qu’ils avaient ensemencée, donnant le coup d’envoi de la longue et sauvage course à l’évolution. La vie terrestre était donc, d’une certaine façon – limitée –, d’origine martienne, bien qu’en fait elle soit aussi infiniment plus ancienne que ça.
Par la suite, Paul Bunyan, le lointain descendant de ces archéobactéries issues de la panspermie, était revenu sur Mars et avait trouvé une planète glaciale, manifestement stérile. Pourtant, certains des anciens avaient survécu tant bien que mal, au gré des percolations volcaniques sub-martiennes. Paul et son grand taureau bleu, Babe, avaient été, comme vous le savez, supplantés par le Grand Homme qui les avait assimilés à la planète, incorporés au cœur et à la croûte de Mars. À partir de là, la famille bactérienne interne de Paul s’était diffusée dans tout le régolite de la planète et avait amorcé le grand bond en avant cryptoendolithique, comme on disait, ce premier terraforming sub-martien qui avait engendré, à la fin de son évolution, le petit peuple rouge tel que nous le connaissons.
C’est ainsi que les Martiens étaient rentrés chez eux, pas beaucoup plus gros que la première fois – à peu près comme si on avait élevé à la puissance deux les anciens qui étaient restés sur la planète, en fait. Mais les relations entre le petit peuple rouge et les archéobactéries n’étaient pas simples, évidemment. De lointains cousins ? Quelque chose comme ça.
Malgré ce lien du sang, le petit peuple rouge avait vite découvert, dès le début de la civilisation, que ses ancêtres, les archéobactéries, pouvaient être cultivés, récoltés et utilisés comme nourriture, matériaux de construction, fibres textiles et bien d’autres choses. La découverte de cette forme de culture, d’élevage ou d’industrie avait favorisé l’explosion de la population. Le petit peuple rouge avait gravi un échelon dans la chaîne alimentaire en exploitant l’ordre du vivant qui se trouvait juste en dessous de lui. Tant mieux pour lui, et tant mieux aussi pour les humains sur Mars, car il nous avait subtilement mais considérablement aidés. Seulement, pour les archéobactéries, c’était de la barbarie. Le petit peuple rouge interprétait leurs regards mornes, bovins, comme une preuve d’asservissement, et pendant ce temps-là les archéobactéries les regardaient en se disant : Espèces de cannibales, un jour, on vous aura.
C’est ainsi qu’elles échafaudèrent un plan. Elles voyaient bien que le terraforming n’était qu’une répétition du vieux processus aérobie. Que le petit peuple rouge s’y adapterait, s’intégrerait au nouveau système plus vaste. Il migrerait vers la surface et prendrait sa petite place rouge dans la biosphère en expansion. Et pendant ce temps, les anciens resteraient piégés dans un noir de poix, vivant de chaleur, d’eau et des réactions chimiques entre l’hydrogène et le dioxyde de carbone. Ce n’est pas juste, se disaient les archéobactéries. Ça ne va pas du tout. C’était notre planète, d’abord. Nous devons la récupérer.
Mais comment ? répliquaient certaines. Il y a de l’oxygène partout, maintenant, sauf ici, au fond. Et ça empire tous les jours.
Nous trouverons une solution, répondaient les autres. Nous sommes les Thermoproteus ; nous aurons bien une idée. Nous réussirons à les infiltrer, d’une façon ou d’une autre. Ils nous ont empoisonnés ; nous les empoisonnerons à notre tour. Prenez patience, restons en contact. Le jour viendra de la révolte anaérobie.