Dimorphisme sexuel

La paléogénomique recelait un fort potentiel hallucinatoire. L’étude du matériel fossile ultramicroscopique n’était pas qu’une affaire d’instrumentation, même si son rôle était omniprésent ; il y avait aussi la métamorphose au fil du temps du matériel proprement dit, de l’ADN et de ses matrices, de sorte que les données étaient forcément incomplètes, et souvent très fragmentaires. Il fallait donc bien admettre la possibilité de projection de schémas psychologiques type Rorschach sur ce qui pouvait n’être, en fin de compte, que des processus purement minéraux.

Le Dr Andrew Smith en était plus conscient que n’importe qui. Ça constituait même, en fait, l’un des problèmes cruciaux de son domaine : reconstituer de façon convaincante les traces d’ADN dans l’histoire du fossile, les distinguer de tout un éventail de pseudo-fossiles possibles. L’histoire de la discipline grouillait de pseudo-fossiles, des premiers faux nautiloïdes jusqu’aux célèbres fameuses pseudo-nanobactéries martiennes. Rien n’avançait, en paléogénomique, tant qu’on n’avait pas montré qu’on parlait vraiment de ce qu’on avait dit qu’on parlait. C’est ainsi que le Dr Smith ne s’excita pas trop, au début, sur ce qu’il avait trouvé dans l’ADN génomique d’un fossile de dauphin primitif.

En dehors de toute autre considération, ce travail présentait certains agréments, au départ. Il vivait sur le golfe d’Amazonis, une vaste baie située à l’est d’Elysium, près de l’équateur, tout au sud de l’océan qui faisait le tour du monde. L’été, même depuis qu’il faisait plus frais, l’eau des entrées maritimes dans l’intérieur des terres était aussi chaude que du sang, et des dauphins – acclimatés à partir de dauphins d’eau douce terriens comme le baiji de Chine, le boto de l’Amazone, le susu du Gange ou le bhulan de l’Indus – batifolaient juste devant la plage. Le soleil matinal brillait à travers les vagues, révélant leurs silhouettes fugitives. Ils étaient parfois huit ou dix à jouer dans la même vague.

Il travaillait dans un laboratoire océanographique qui donnait sur le port d’Eumenides Point, labo associé à celui d’Acheron, plus à l’ouest, sur la côte. Eumenides s’intéressait surtout à l’écologie en mutation d’une mer qui devenait de plus en plus salée, et les recherches du Dr Smith portaient plus particulièrement sur les adaptations des cétacés éteints qui avaient vécu à l’époque où la salinité des océans de la Terre n’était pas partout la même. Il avait dans son labo des matériaux fossiles envoyés de la Terre, ainsi qu’une importante documentation comportant les génomes complets de tous les descendants vivants de ces créatures. Le transfert de fossiles de la Terre ajoutait le problème de la contamination par les rayons cosmiques à tous les autres problèmes posés par l’étude de cet antique ADN, mais on considérait généralement ces effets comme mineurs et sans conséquence, raison pour laquelle ces fossiles lui avaient été envoyés. Et, bien sûr, avec les nouveaux vaisseaux rapides propulsés par fusion froide, le temps d’exposition aux rayons cosmiques avait sensiblement diminué. Smith pouvait donc se livrer à ses investigations sur la tolérance au sel des mammifères anciens et actuels, apportant un éclairage nouveau sur la situation martienne et rejoignant le débat en cours sur les paléohalocycles des deux planètes, qui était l’un des sujets brûlants de la planétologie comparée et de la bio-ingénierie.

Cela dit, c’était un domaine de recherche tellement pointu qu’il fallait être de la partie pour y accorder le moindre crédit. C’était un domaine bâtard, complexe, qui ne trouverait d’utilité qu’à très long terme, par opposition avec la plupart des études menées aux labos d’Eumenides Point. Smith avait souvent l’impression d’être marginalisé dans les réunions entre les labos et les rencontres informelles, au café, dans les cocktails, les pique-niques sur la plage, les excursions en bateau et généralement tous les endroits où l’on causait. Il passait pour un original, et seul l’un de ses collègues, Frank Drumm, qui travaillait sur la reproduction des dauphins vivant actuellement sur Mars, manifestait un certain intérêt pour son travail et ses applications. Pis encore, son conseiller et employeur, Vlad Taneev, semblait s’en désintéresser. En tant que l’un des Cent Premiers et co-fondateur du labo d’Acheron, c’était sans doute le mentor scientifique le plus puissant qu’on pouvait avoir sur Mars ; mais dans la pratique il se révélait pratiquement inaccessible, et on le disait en mauvaise santé. Smith était donc pratiquement livré à lui-même : il n’avait plus de patron et plus d’accès aux techniciens du labo, sans parler du reste. Cruelle déception.

Évidemment, il y avait Selena, sa partenaire, colocataire, petite amie, complice, amante… il y avait toutes sortes de façons de définir leur relation, même si aucune ne convenait vraiment. C’était la femme qui partageait sa vie, avec qui il avait fait ses études universitaires, deux post-docs, et s’était installé, à Eumenides Point, dans un petit appartement près de la plage et du terminus du tram qui longeait la côte. De là, quand on regardait vers l’est, on voyait la pointe se dresser toute seule, sur la mer, tel un aileron de requin. Selena faisait de gros progrès dans son propre domaine, l’adaptation biogénétique des plantes aux eaux saumâtres, sujet de grande importance sur Mars, où ils avaient mille kilomètres de dunes et de sables mouvants à stabiliser sur la côte. Des progrès majeurs, tant sur le plan de la recherche fondamentale que de l’ingénierie biologique et génétique. Et surtout, en rapport avec la situation. Toutes sortes de perspectives s’ouvraient devant elle sur le plan professionnel, y compris, bien sûr, des projets de collaboration particulièrement excitants avec des associations coops/public.

Tout lui réussissait aussi sur le plan privé. Smith l’avait toujours trouvée belle, mais il n’était plus le seul, maintenant que ça marchait si bien pour elle. Il suffisait d’un minimum d’attention pour s’en rendre compte ; la faculté de voir les courbes graciles sous la blouse de labo mangée aux mites et, derrière un style peu recherché, une intelligence acérée, presque farouche. Non, sa Selena ressemblait beaucoup à ses souris blanches quand elle était au labo, mais les soirs d’été, quand le groupe descendait sur la plage dorée, toute chaude, pour nager, elle marchait dans les creux pleins d’eau comme une déesse en maillot de bain, comme Vénus retournant à la mer. Tout le monde, lors de ces soirées, affectait de ne pas s’en apercevoir, mais il était impossible de faire autrement.

C’était parfait. Sauf qu’elle s’intéressait moins à lui. Smith craignait que le processus ne soit irréversible. Ou plus exactement, qu’il ne soit trop tard pour faire marche arrière. Si c’en était arrivé au point qu’il s’en rende compte… Alors il la regardait furtivement, désemparé, vaquer à ses tâches quotidiennes. Il y avait une déesse dans sa salle de bains, qui prenait sa douche, se séchait, s’habillait – un véritable ballet à chaque instant.

Mais elle ne bavardait plus. Elle était perdue dans ses pensées, et elle avait tendance à lui tourner le dos. Décidément, tout foutait le camp.

Ils s’étaient rencontrés dans un club de natation, alors qu’ils étaient étudiants de dernière année à l’université de Mangala. Comme pour faire revivre cette époque, Smith suivit la suggestion de Frank et se remit à nager régulièrement avec lui, dans un club identique d’Eumenides Point. Il allait, le matin, du tram ou du labo au grand bassin de cinquante mètres construit sur une terrasse surplombant l’océan, et il dépensait tellement d’énergie à nager qu’il passait le reste de la journée à planer dans les béta-endorphines, à peine conscient de ses problèmes de boulot ou de sa situation personnelle. Après le travail, il rentrait chez lui en tram et, ayant retrouvé son appétit, il préparait à dîner en grignotant, énervé (quand elle était là) par les piètres talents de cuisinière de Selena et ses petites histoires de boulot. Énervé aussi, probablement, par la faim, et par l’angoisse du drame qui se préparait. Énervé de devoir faire comme si de rien n’était. Mais s’il avait le malheur de lui lancer une phrase acerbe pendant cette heure fragile, ce qui arrivait assez souvent, elle ne desserrait plus les dents de la soirée. Alors il essayait de garder sa mauvaise humeur pour lui, d’achever rapidement les préparatifs du dîner et de manger encore plus vite, pour faire remonter son taux de glycémie.

De toute façon, vers neuf heures elle tombait de sommeil, et il passait le laps de temps martien à lire, ou bien il allait faire un tour sur la plage, dans le noir, à quelques centaines de mètres de chez eux. Un soir, il vit Pseudophobos surgir comme un phare, le long de la côte, vers l’ouest. Quand il rentra, Selena était réveillée et elle bavardait gaiement au téléphone. Elle parut surprise de le voir et elle raccrocha rapidement, l’air de se demander quoi dire, puis elle expliqua :

— C’était Mark. On a les tamaris trois cinquante-neuf, ça y est : on va pouvoir effectuer la réplication du troisième gène qui code pour la tolérance au sel.

— Génial, dit-il en se réfugiant dans la cuisine, où la lumière était éteinte, afin qu’elle ne puisse voir son visage.

Ce qui l’ennuya.

— Tu t’en fiches pas mal, hein, de mon travail ?

— Mais non. Je t’ai dit que je trouvais ça génial.

Elle évacua sa réponse avec un reniflement.

Et puis, un jour, en rentrant à la maison, il la trouva assise au salon, avec Mark. Il comprit au premier coup d’œil qu’ils riaient de quelque chose, qu’ils s’étaient un peu éloignés l’un de l’autre lorsqu’il avait mis la clé dans la serrure. Il ignora tout ça et se montra aussi agréable que possible.

Le lendemain matin, à la piscine, il regarda les femmes qui nageaient dans son couloir. Trois femmes qui avaient nagé toute leur vie. Elles avaient poussé l’exécution du crawl au-delà de la perfection d’un mouvement de danse, les millions de répétitions rendant leurs mouvements aussi coulés que ceux des poissons dans la mer. Il voyait leurs corps filer sous l’eau, révélant leurs lignes élancées – des lignes de nageuses classiques, comme celles de Selena : les épaules larges, qui venaient se coller alternativement à leur oreille, la cage thoracique gainée par les grands dorsaux, les seins fondus dans les pectoraux puissants ou rebondissant à droite, à gauche, au gré des battements de bras. Le ventre encadré par les hanches hautes, soulignées par la coupe échancrée du maillot de bain, les reins cambrés vers les fesses rondes, fermes, les puissantes colonnes des cuisses, les mollets fuselés, les pieds tendus – des pieds de ballerine faisant des pointes. Sauf que la danse offrait une piètre analogie avec la beauté des mouvements. Inlassablement répétés, battement après battement, enchaînement après enchaînement. Il regardait, fasciné au-delà de toute possibilité de réflexion ou d’observation. Ce n’était qu’un aspect d’un environnement saturé sur le plan sensuel.

La femme qui nageait en tête dans leur ligne d’eau, et qui les entraînait, était enceinte. Pourtant, elle nageait plus vigoureusement que les autres, sans jamais souffler ou haleter, alors que Smith était souvent obligé de s’arrêter pour reprendre sa respiration. Non, elle secouait la tête et disait en riant : « À chaque virage, il me donne des coups de pied ! » Elle en était au septième mois, et elle était ronde comme une petite baleine, mais elle effectuait ses longueurs de bassin si vite que les trois autres ne pouvaient la suivre. Les meilleures nageuses du club étaient tout simplement stupéfiantes. Quand il s’était mis à la natation, Smith avait dû beaucoup s’entraîner pour faire le cent mètres en moins d’une minute, ce qui était un but honorable pour lui. Il y était arrivé une fois, lors d’un meeting, et il en avait été très content. Et puis, par la suite, il avait appris que l’équipe féminine du collège local visait le cent fois cent mètres relais en une minute pour chaque relais ! Il avait alors compris que, bien que tous les êtres humains aient l’air plus ou moins semblables, certains étaient étonnamment plus forts que d’autres. Leur nageuse vedette, qui était enceinte, était au bas de l’échelle par rapport à ces nageuses de force, et elle considérait son entraînement de ce jour-là comme une promenade de santé, alors que sa performance allait bien au-delà de ce dont ses camarades de couloir seraient jamais capables en déployant tous leurs efforts. On ne pouvait s’empêcher de la regarder quand on la croisait, parce qu’elle allait très vite, mais avec une sorte d’économie de moyens : ses mouvements étaient dépouillés à l’extrême, lisses, coulés, elle en faisait moins pour le même résultat que les autres. C’était magique. Et la douce courbe bleue de l’enfant qu’elle avait dans le ventre…

Chez lui, la situation continuait à se dégrader. Selena travaillait souvent tard, et lui parlait de moins en moins.

— Je t’aime, Selena, lui disait-il. Je t’aime.

— Je sais.

Il essaya de se jeter à corps perdu dans son travail. Ils étaient au même labo, ils auraient pu rentrer ensemble, même tard. Parler, comme avant, de leur travail, même s’ils ne faisaient pas exactement la même chose ; c’était toujours de la génomique. Comment deux domaines de recherche auraient-ils pu être plus voisins ? Cela aurait dû les rapprocher.

Mais la génomique était un vaste domaine. On pouvait en occuper des secteurs différents, ils en étaient la preuve vivante.

Smith persévérait, à l’aide d’un nouveau microscope électronique, plus puissant. Et il commençait à obtenir des résultats dans le déchiffrage des schémas de son ADN fossile.

Tout se passait comme si les échantillons qu’il avait reçus n’avaient conservé que ce qu’on appelait l’ADN égoïste de la créature, c’est-à-dire l’ADN génomique, sans fonction codante. Autrefois, ç’aurait été désastreux, mais les laboratoires de Kohl, à Acheron, avaient récemment fait de gros progrès dans le dépouillement des divers buts de cet ADN égoïste, qui se révélait finalement n’être pas inutile, comme on aurait pu le penser, compte tenu de la parcimonie de l’évolution. Leur percée consistait à caractériser des séquences très courtes, disloquées et répétitives de l’ADN égoïste, dont on pouvait prouver qu’elles codaient des instructions pour des opérations d’un niveau hiérarchique supérieur à ce que l’on constatait habituellement au niveau des gènes : la différenciation cellulaire, le séquençage de l’ordre d’information, l’apoptose et ainsi de suite.

Il aurait du mal, évidemment, à utiliser cette nouvelle avancée pour élucider les énigmes que recelait l’ADN génomique partiellement dégradé du fossile, mais les séquences de nucléotides étaient visibles au microscope électronique – ou, pour être plus précis, les remplacements minéraux caractéristiques des couplets d’adénine-thymine et de cytosine-guanine, remplacements bien documentés dans la littérature, étaient là, et clairement identifiables. Des nanofossiles, en effet, mais lisibles pour qui savait les déchiffrer. Et une fois leur lecture achevée, il serait possible de bricoler des séquences de nucléotides vivants identiques aux séquences originales de la créature fossile. En théorie, on pouvait recréer la créature de départ, bien qu’en pratique le génome entier ait complètement disparu, ce qui rendait l’opération impossible. Non que personne n’ait essayé avec des organismes fossiles plus simples, soit en partant de zéro, soit en utilisant des techniques d’hybridation de l’ADN pour greffer des expressions déchiffrables sur des patrons vivants, de préférence issus de l’ancêtre primitif, bien sûr.

Avec cet antique dauphin, probablement un dauphin d’eau douce (bien qu’ils supportent pour la plupart l’eau salée ; après tout, ils vivaient à l’embouchure des fleuves), une résurrection complète était impossible. Ce n’était pas ce que Smith essayait de faire, de toute façon. Ce qui l’intéressait, c’était de trouver des fragments qui n’avaient pas l’air d’être dans les brins contemporains, et de voir ce que ces animaux expérimentaux donnaient dans les tests d’hybridation et dans divers environnements. Chercher les différences de fonctionnement.

Il procédait aussi, quand il pouvait, à des tests de mitochondries qui, s’ils réussissaient, permettraient une datation plus précise du moment où les espèces avaient divergé à partir de leur souche commune. Il pourrait lui attribuer un emplacement précis sur l’arbre généalogique des mammifères marins, qui était très complexe au début du pliocène.

Les deux voies de recherche exigeaient un travail intensif, qui ne demandait pas beaucoup de réflexion mais était très absorbant – l’occupation idéale, en somme. Il travailla ainsi, sans lever le nez, des heures d’affilée, tous les jours, pendant des semaines, puis des mois. Il réussissait parfois à rentrer chez lui par le tram, avec Selena, mais c’était rare. Elle rédigeait ses dernières conclusions avec ses collaborateurs ; Mark, surtout. Elle avait des horaires irréguliers. Le travail évitait à Smith de réfléchir ; c’est pour ça qu’il n’arrêtait jamais. Ce n’était pas une solution, ni même une bonne stratégie ; au contraire, ça paraissait aggraver les choses, mais il continuait malgré un sentiment croissant de désespoir et de deuil.

— Qu’est-ce que tu penses du boulot d’Acheron ? demanda-t-il un jour à Frank en indiquant le dernier listing envoyé par le labo de Kohl, surchargé de notes, posé sur son bureau.

— C’est très intéressant ! On dirait qu’on remonte en amont des gènes, jusqu’au manuel d’instruction complet.

— S’il y en a un.

— Il faut bien, non ? Sauf que je ne suis pas sûr que les données du labo de Kohl fixent un taux de mutants adaptatifs assez haut. Ohta et Kimura suggéraient une limite supérieure de dix pour cent, et ça correspond à mes observations.

Smith acquiesça, rassuré.

— Ce sont probablement des estimations prudentes.

— Sans doute, mais il faut bien faire avec.

— Alors, compte tenu de tout ça, tu penses que j’ai raison de continuer avec cet ADN génomique ?

— Ben oui, évidemment. Pourquoi cette question ? Il est évident que ça va nous révéler des choses intéressantes.

— C’est incroyablement lent.

— Pourquoi n’essaies-tu pas de lire une longue séquence, de la digérer et de la mettre en culture ? Tu verrais bien ce qui en sort.

Smith haussa les épaules. Le séquençage en aveugle du génome entier lui paraissait barbare, mais ce serait sûrement plus rapide. C’est en lisant de petits bouts d’ADN monocaténaire étiquetés par séquence qu’on avait pu identifier rapidement la plupart des gènes du génome humain. Mais pas tous ; les séquences d’ADN régulatrices qui contrôlaient la portion des gènes codant pour les protéines avaient même été ignorées ; sans parler de ce qu’on appelait l’ADN génomique, qui occupait de longues plages entre les séquences plus significatives.

Smith exprima ses doutes à Frank, qui acquiesça, mais dit :

— Ce n’est pas pareil maintenant que la carte est presque achevée. Tu as tellement de points de référence que tu ne peux pas te tromper sur le site de tes fragments sur l’ensemble. Tu n’as qu’à brancher ce que tu as sur le Lander-Waterman et peaufiner avec les variations de Kohl. Même s’il y a des répétitions massives, tu devrais t’en sortir. De toute façon, les segments que tu as sont tellement dégradés qu’ils sont pratiquement réduits à des estimations. Alors, qu’est-ce que tu risques à essayer ?

Smith en convint.

Ce soir-là, il rentra par le tram avec Selena.

— Qu’est-ce que tu penses de l’idée de séquencer à l’aveugle des copies in vitro de ce que j’ai ? lui demanda-t-il timidement.

— Merdique, répondit-elle. Une accumulation de risques d’erreur.


Un nouveau schéma se mettait en place. Il travaillait, nageait, rentrait chez lui en tram. Généralement, Selena n’était pas là. Sur leur répondeur, il y avait souvent des messages de Mark qui lui étaient destinés à elle, où il parlait de leur travail. Ou c’est elle qui annonçait à Smith qu’elle rentrerait tard. Comme ça arrivait de plus en plus souvent, il allait parfois dîner avec Frank ou avec leurs compagnes de piscine, après une séance d’entraînement. Une fois, dans un restaurant sur la plage, ils commandèrent des pichets de bière et ils allèrent se promener sur le sable. Ils coururent dans les flaques, au bord de la mer, ils nagèrent dans l’eau chaude, noire, et jouèrent à s’éclabousser. Ce fut un grand moment de rigolade. Totalement différent de la piscine. Un moment formidable.

Mais quand il rentra chez lui, ce soir-là, Selena lui avait laissé un message disant qu’elle restait travailler avec Mark. Ils mangeraient un morceau, et elle rentrerait super-tard.

Ce n’était rien de le dire. À deux heures du matin, elle n’était toujours pas rentrée. Pendant les longues minutes qui précèdent le laps de temps martien, Smith se dit que personne ne travaillait si tard sur un dossier sans passer un coup de fil chez lui. C’était donc un autre genre de message.

Il éprouvait tantôt une souffrance aiguë, puis de la colère. Cette traîtrise lui faisait l’impression d’une lâcheté. Il méritait au moins une explication, des aveux, une scène. Alors que les longues minutes passaient, sa colère enflait. Puis il craignit, un moment, qu’elle n’ait eu un accident ou autre chose. Mais ce n’était pas ça. Elle était dehors, à faire des folies. Soudain, il fut hors de lui.

Il tira des cartons d’un placard, ouvrit ses tiroirs à la volée et flanqua ses vêtements en vrac dans les cartons, en tassant pour les faire rentrer. Et puis il retrouva leur odeur caractéristique de lessive, et son odeur à elle. Il sentit ses jambes se dérober sous son poids et s’assit sur le lit, le cœur crevé. S’il faisait ça, il ne la verrait plus jamais se déshabiller et se rhabiller. Cette idée lui arracha un gémissement de bête blessée.

Mais les hommes ne sont pas des bêtes. Il jeta ses derniers vêtements dans les cartons et les traîna devant la porte de l’appartement.

Elle rentra à trois heures du matin. Il l’entendit trébucher dans les cartons, étouffer un cri.

Il ouvrit la porte de la chambre à la volée.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Elle était tellement surprise qu’elle n’arrivait pas à lui servir le discours prévu, et ça la mettait en rage. Elle, en rage ! Du coup, il sentit redoubler sa propre colère.

— Tu sais très bien ce que ça veut dire.

— Ah bon ? Et quoi donc ?

— Mark et toi.

Elle le regarda en ouvrant de grands yeux.

— C’est maintenant que tu t’en rends compte, dit-elle enfin. Au bout d’un an. Et c’est tout ce que tu trouves à faire, ajouta-t-elle en indiquant les cartons.

Il lui flanqua un coup en plein visage.

Aussitôt, il s’accroupit à côté d’elle et l’aida à s’asseoir en disant :

— Oh, Seigneur ! Selena ! Je suis désolé. Je regrette vraiment. Je ne voulais pas faire ça.

La gifler pour lui faire payer son mépris. Parce qu’elle le méprisait de ne pas avoir remarqué plus tôt sa trahison.

— Je ne peux pas croire que j’ai…

Mais elle lui tapa dessus aveuglément, en poussant des cris et des hurlements.

— Va-t’en ! Va-t’en ! Va-t’en ! Espèce de salaud, ordure, non mais, qu’est-ce que… ne me touche plus jamais !

Tout ça le bras devant la figure, d’une voix rendue stridente par la peur, en essayant de ne pas crier, à cause de tous les appartements qui les entouraient.

— Je regrette, Selena, je regrette vraiment, je t’assure. J’étais furieux à cause de ce que tu m’as dit, mais ce n’est pas… je sais que ça ne… Je regrette.

Il s’en voulait maintenant comme il lui en avait voulu à elle. À quoi pensait-il ? Voilà qu’il lui avait donné le beau rôle, maintenant ! C’était elle qui avait rompu le pacte entre eux et qui aurait dû se sentir coupable ! Et c’était elle qui pleurait, lui tournait le dos, s’éloignait soudain dans la nuit. Quelques fenêtres s’allumèrent, chez les voisins. Smith resta planté là à regarder les cartons qui contenaient ses vêtements, les jointures de sa main droite endolories.

Cette vie-là était terminée. Il avait gardé l’appartement près de la plage et continuait à aller au travail, mais les autres, qui savaient ce qui s’était passé, lui battaient froid. Selena attendit pour revenir travailler que l’hématome se soit résorbé, et après ça, elle ne l’accusa pas, ne lui parla jamais de cette nuit-là, mais elle s’installa avec Mark et s’efforça d’éviter Smith au travail. Comme tout le monde. Elle passait parfois la tête dans son réduit pour lui poser une question, d’une voix neutre, sur un aspect logistique de leur rupture. Il ne pouvait plus croiser son regard. Il ne pouvait plus croiser le regard de personne au travail, d’ailleurs, enfin, pas vraiment. C’était bizarre comment on pouvait avoir une conversation avec des gens et donner l’impression de les regarder alors qu’ils s’efforçaient d’éviter votre regard, et que vous ne croisiez pas vraiment le leur non plus. Des subtilités de primates, perfectionnées pendant des millions d’années de vie sauvage.

Il perdit l’appétit, son tonus. Le matin, il se réveillait et se demandait à quoi bon se lever. Il regardait les murs nus de la chambre, où les gravures de Selena avaient été accrochées, et il était tellement furieux contre elle qu’il sentait battre douloureusement les veines de son front et de son cou. Ça le tirait du lit, mais il n’avait nulle part où aller, en dehors du travail. Et là, tout le monde savait qu’il avait battu sa femme, qu’il était un tyran domestique, une brute. La société martienne ne tolérait pas les gens comme ça.

La colère ou la honte ; la honte ou la colère. Le chagrin ou l’humiliation. La rancune ou le regret. L’amour perdu. La fulmination dans l’absolu.

Il n’allait presque plus à la piscine. Les nageuses étaient toujours aussi gentilles avec lui, mais ça lui était pénible de les voir, maintenant. Elles ignoraient complètement ce qui se passait au labo. Elles ne connaissaient que Frank et lui, et Frank ne leur avait pas dit ce qui s’était passé. Ça ne changeait rien. Il était coupé d’elles. Il savait qu’il aurait dû nager davantage, mais il n’y arrivait pas. Quand il décidait de s’y remettre, il revenait nager deux ou trois jours d’affilée, et puis il laissait tomber.

Une fois, à la fin d’une séance d’entraînement qui s’était prolongée jusqu’au début de la soirée – il s’était obligé à y aller, et ça lui avait fait du bien, comme d’habitude –, ils étaient dans l’eau, rouges et fumants, quand ses trois fidèles compagnes de couloir firent rapidement le projet d’aller dans une trattoria après la douche. L’une d’elles le regarda :

— Une pizza chez Rico ?

Il secoua la tête.

— Un hamburger à la maison, répondit-il tristement.

Elles éclatèrent de rire.

— Allez, venez. Il se gardera bien jusqu’à demain.

— Allez, Andy, insista Frank, depuis le couloir voisin. Si tu y vas, je vous accompagne.

— Exactement, dirent les femmes.

Frank nageait souvent dans leur couloir, lui aussi.

— Eh bien…, fit Smith en se secouant. D’accord.

Il les suivit donc au restaurant et les écouta bavarder autour de la table. Il avait l’impression que des volutes de vapeur montaient d’elles, de leurs cheveux mouillés, de leur front. Les trois femmes étaient jeunes. C’était intéressant. Hors de l’eau, elles avaient l’air ordinaires, banales : des femmes ternes, sèches ou rondouillardes, sans grâce, quelconques. Une fois habillées, on ne pouvait imaginer la formidable puissance de leurs épaules, de leurs triceps, leur musculature lisse, ferme. Des otaries en costume de clown, qui se dandinaient sur la piste.

— Ça va ? lui demanda l’une d’elles comme il n’avait rien dit depuis longtemps.

— Oh oui, oui. J’ai rompu avec mon amie, dit-il après une hésitation, en regardant Frank.

— Ah-ah ! Je savais bien qu’il y avait quelque chose !

Elle posa la main sur son bras (ils se rentraient tout le temps dedans, à la piscine).

— Vous n’aviez pas l’air dans votre assiette, ces temps-ci.

— Non, fit-il avec un sourire attristé. Ça s’est mal passé.

Il ne pourrait jamais leur raconter les faits. Et Frank non plus. Mais sans ça, rien dans son histoire n’avait de sens. Alors il ne pouvait pas en parler du tout.

Elles le sentirent, et se tortillèrent sur leurs chaises, cherchant un moyen de changer de sujet de conversation.

— Enfin, soupira Frank, leur tendant la perche. Une de perdue, dix de retrouvées.

— Cent, renchérit l’une des femmes en lui bourrant les côtes.

Il hocha la tête. Essaya de sourire.

Elles échangèrent un regard. L’une des femmes appela le garçon, lui demanda l’addition et une autre dit :

— Si vous veniez chez moi ? On prendrait un bain à remous, ça dissout les soucis.

Elle louait une chambre dans une petite maison avec une cour privative, et les autres locataires étaient en voyage. Ils la suivirent dans la petite cabane de bois, au fond de la cour, elle enleva le couvercle du jacuzzi, le brancha. Puis ils se déshabillèrent et entrèrent dans l’eau fumante. Smith les imita, pas très à l’aise. Les gens, sur les plages de Mars, se prélassaient au soleil sans maillot, ça n’avait vraiment rien d’exceptionnel. Frank n’avait pas l’air gêné. Il était parfaitement détendu. Mais ils ne nageaient pas dans cette tenue, à la piscine.

La chaleur de l’eau leur arracha des soupirs. Celle qui habitait là entra dans la maison et rapporta un tonnelet de bière et des chopes. La lumière de la cuisine tomba sur elle alors qu’elle posait son fardeau et leur passait les chopes. Smith connaissait déjà son corps par cœur, après toutes ces heures de piscine, mais il était choqué de la voir ainsi dénudée. Frank remplit les chopes au tonnelet comme si de rien n’était.

Ils burent leur bière en parlant de choses et d’autres. Deux des femmes étaient vétérinaires. La meilleure nageuse, celle qui avait été enceinte, avait quelques années de plus. Elle était chimiste dans un laboratoire pharmaceutique, pas loin de la piscine. C’était sa coop qui s’occupait de son bébé, ce soir-là. Tout le monde avait de la considération pour elle, même ici, ça se voyait. Ces temps-ci, elle amenait le bébé à la piscine, et elle nageait toujours avec la même énergie, le landau garé juste devant le petit bain. Smith sentait fondre ses muscles dans l’eau chaude. Il buvait sa bière à petites gorgées en les écoutant.

L’une des femmes regarda ses seins dans l’eau et se mit à rire.

— Ils flottent comme des bouées ! D’où l’expression « flotteurs », sans doute ! s’esclaffa-t-elle.

— Pas étonnant que les femmes nagent mieux que les hommes, dit Smith à qui ce détail n’avait pas échappé.

— À condition qu’ils ne soient pas trop gros. Sinon, ils nuisent à l’aérodynamisme.

Leur championne baissa les yeux derrière les verres embués de ses lunettes, la figure rose, embrumée, les cheveux noués sur la nuque, et dit gravement :

— Je me demande si les miens flottent moins parce que j’allaite.

— À cause du lait ?

— L’eau contenue dans le lait est d’une densité neutre, c’est la graisse qui flotte. Les seins vides flottent peut-être plus que les seins pleins.

— C’est le plus gras qui flotte le mieux, berck.

— Tiens, je pourrais faire l’expérience : lui donner la tétée d’un seul sein, plonger dans l’eau, et on verrait si…

Elles riaient si fort qu’elle ne put achever son scénario.

— Ça marcherait, je vous assure ! Pourquoi riez-vous comme ça ?

Elles redoublèrent d’hilarité. Frank se fendait la pêche, il avait l’air ravi, extatique. Ces amies leur faisaient confiance. Mais Smith se sentait à part. Il regarda la nageuse qui les entraînait : une déesse rose, à lunettes, sereinement vague et insouciante ; la scientifique en tant qu’héroïne. La première humaine vraiment complète.


Plus tard, quand il essaya d’expliquer cette impression à Frank, ou au moins de la décrire, Frank secoua la tête et le mit en garde :

— C’est une grave erreur que d’adorer les femmes. Une erreur de catégorie. Les hommes et les femmes sont tellement semblables que ce n’est même pas la peine de parler des différences. Les gènes sont presque complètement identiques, tu le sais. À part quelques sécrétions hormonales, elles sont rigoureusement comme toi et moi.

— Quelques sécrétions ? Il me semble qu’il y a autre chose.

— Oh, pas grand-chose. On commence tous par être du sexe féminin, non ? Autant se dire que rien ne vient vraiment changer ça. Le pénis n’est qu’un clitoris hypertrophié. Les hommes sont des femmes. Les femmes sont des hommes. Les deux éléments rigoureusement équivalents d’un même système reproducteur.

— Tu veux rire ? fit Smith en le regardant sous le nez.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Eh bien, si tu veux savoir, je n’ai jamais vu un homme s’arrondir et donner le jour à un nouvel être humain.

— Bah, ce n’est qu’une fonction spécialisée. Tu n’as jamais vu une femme éjaculer non plus. Mais en fin de compte, on revient tous à la même chose. Les détails de la reproduction n’ont d’importance que pendant une infime fraction du temps.

Non, nous sommes tous pareils. Nous sommes tous dans le même bain. Il n’y a pas de différence.

Smith secoua la tête. Ce serait réconfortant de pouvoir se dire ça. Mais les faits ne confirmaient pas cette hypothèse. Quatre-vingt-quinze pour cent de tous les meurtres de l’histoire avaient été commis par des hommes. Ça, c’était une différence.

C’est ce qu’il dit à Frank, lequel ne fut pas impressionné. Le ratio commençait à s’équilibrer, sur Mars, répondit-il, mais le taux global était inférieur à ce qu’il était sur Terre, ce qui démontrait en beauté que c’était un problème de conditionnement culturel, un artefact du patriarcat terrien qui n’avait plus cours sur Mars. Nourriture passe nature. Sauf que c’était une fausse dichotomie. La nature pouvait prouver tout ce qu’on voulait, insista Frank. Les hyènes femelles étaient des tueuses perverses, les bonobos mâles et les muriquis, de doux coopérateurs. Tout ça ne voulait rien dire, rétorqua Frank. Ça ne leur apprenait rien.

Mais Frank n’avait pas frappé une femme sans en avoir jamais eu l’intention.


Les schémas des ensembles de données des Inia fossiles devenaient de plus en plus clairs. Les programmes de résonance stochastiques mettaient en évidence ce qui avait été conservé.

— Regarde, dit Smith à Frank, un après-midi, alors que Frank passait le voir pour lui dire au revoir. Regarde, dit-il en lui montrant l’écran de son ordinateur. Voilà une séquence de mon boto, une partie du GX trois-zéro-quatre, près de la liaison, là, tu vois ?

— Alors ce serait une femelle ?

— Je ne sais pas. Je crois que ça veut dire que oui, mais regarde, tu vois comme ça colle avec cette partie du génome humain. C’est dans Hillis quatre-vingt-cinquante…

Frank entra dans son réduit et regarda l’écran.

— Comparer des génomiques entre eux… Je ne sais pas…

— Ça colle sur plus d’une centaine de sites d’affilée, tu vois ? Ça mène droit aux gènes initiateurs de la progestérone.

Frank plissa les paupières, lui jeta un rapide coup d’œil.

— Mouais, enfin…

— Je me demande s’il y a une vraie persistance à long terme de l’ADN génomique, reprit Smith. Si ça remonte aux mammifères primitifs, précurseurs de ces deux-là.

— Les dauphins ne sont pas nos ancêtres, objecta Frank.

— Non, mais nous avons bien un ancêtre commun quelque part.

— Tu crois ? fit Frank en se redressant. Enfin, si tu le dis. Je ne suis pas si sûr de la congruence des schémas proprement dite. Elle est assez similaire, mais bon…

— Comment ? Tu ne vois pas ça ? Là, regarde !

Frank baissa les yeux sur lui, surpris, puis sur la réserve. Voyant cela, Smith prit peur, il n’aurait su dire pourquoi.

— Enfin, si on veut, fit Frank. Si on veut. Tu devrais peut-être procéder à des tests d’hybridation, pour voir si ça colle vraiment. Ou vérifier avec Acheron la non-répétitivité de l’ADN génomique…

— Mais la congruence est parfaite, voyons ! Ça colle sur des centaines de paires, comment veux-tu que ce soit une coïncidence ?

Frank prit l’air encore plus réservé. Il regarda ostensiblement la porte du cagibi et dit :

— Désolé, moi, je ne trouve pas ça si concluant. Écoute, Andy, tu travailles comme une brute depuis très longtemps. Et tu es un peu déprimé, aussi, depuis que Selena est partie, non ?

Smith hocha la tête, l’estomac noué. Il l’avait lui-même admis, il y avait quelques mois. Frank était l’une des rares personnes qui le regardaient encore en face, depuis le temps.

— Enfin, tu sais, la dépression a un impact chimique sur le cerveau, c’est bien connu. Ça fait parfois voir des choses que les autres voient moins bien. Ça ne veut pas dire que les schémas ne sont pas là, ils y sont sans doute. Quant à savoir si c’est vraiment significatif, si ce n’est pas seulement une sorte d’analogie, de similitude… Écoute, conclut-il en baissant les yeux sur Smith, ce n’est pas ma spécialité. Tu devrais montrer ça à Amos, ou aller à Acheron, parler au vieux.

— Hon-hon. Merci, Frank.

— Non, non, ne me remercie pas, Andy. Désolé, j’aurais peut-être mieux fait de me taire. Seulement, tu comprends. Tu passes tellement de temps ici.

— Ouais.

Frank s’en alla.


Il lui arrivait de s’endormir sur son bureau. Il travaillait parfois en rêve. Il s’était rendu compte qu’il pouvait dormir au bord de l’eau, enroulé dans un pardessus, sur le sable fin, bercé par le bruit des vagues qui venaient lécher la plage. Au travail, il regardait les lignes de points, les lettres sur l’écran, il reconstruisait les schémas des séquences, nucléotide après nucléotide. La plupart était rigoureusement sans ambiguïté. La corrélation entre les deux principaux schémas était excellente, beaucoup trop pour que ce soit le hasard. Les chromosomes X de l’homme présentaient manifestement des traces d’ADN génomique d’un lointain ancêtre aquatique, une sorte de dauphin. Ces passages étaient absents dans les chromosomes Y, et la correspondance était aussi plus complète avec les chimpanzés qu’avec les chromosomes X. Frank ne l’avait manifestement pas cru, et pourtant c’était vrai, c’était là, sur l’écran. Comment était-ce possible ? Et qu’est-ce que ça voulait dire ? Comment étaient-ils tous devenus ce qu’ils étaient ? Ils étaient tels qu’en eux-mêmes depuis la naissance. L’homme et le chimpanzé avaient un ancêtre commun, un singe des forêts, et ils avaient divergé en deux espèces distinctes il y avait un peu moins de cinq millions d’années. Le fossile d’Inis geoffrensis sur lequel travaillait Smith avait été daté avec précision : il avait 5,1 millions d’années. Près de la moitié des relations sexuelles de tous les orangs-outans étaient des viols.


Une nuit, après avoir quitté le labo, où il travaillait tout seul, il prit un tram dans la mauvaise direction, vers le centre-ville, sans vouloir reconnaître ce qu’il faisait, jusqu’à ce qu’il se retrouve devant l’immeuble où habitait Mark, sous la pente abrupte de la grande dorsale. Il gravit un escalier aux larges marches qui montait sur la crête. De là, on avait une vue plongeante sur les fenêtres de Mark. Selena était là, dans la cuisine. Elle faisait la vaisselle en bavardant avec quelqu’un qui devait être derrière elle. Elle était à moitié retournée ; le tendon de son cou accrochait la lumière. Elle se mit à rire.

Smith rentra chez lui à pied. Ça lui prit une heure. Il ne compta pas les trams qui le dépassaient.

Cette nuit-là, il ne dormit pas. Il descendit sur la plage et s’allongea sur le sable, dans son grand imperméable.

Quand le sommeil vint enfin le chercher, il fit un rêve. Un petit bipède velu, un primate à tête de chimpanzé, marchait comme un petit bossu sur une plage d’Afrique orientale, dans une lumière de fin d’après-midi. L’eau chaude qui stagnait dans les creux était d’un vert translucide. Des dauphins roulaient dans les vagues. Le singe pataugeait dans les flaques. De longs bras puissants, qui avaient évolué pour frapper. D’une détente rapide, il prit un dauphin par la queue, par sa nageoire dorsale. Celui-ci aurait sûrement pu s’échapper ; il n’essaya même pas. Une femelle. Le singe la retourna, s’accoupla avec elle, la relâcha, s’éloigna. Quand il revint voir le dauphin dans le trou d’eau, il donna naissance à deux jumeaux, un mâle et une femelle. Toute la troupe du singe vint patauger dans les flaques d’eau tiède, les tua et les mangea. Plus loin, au large, le dauphin en mit deux autres au monde.

Smith fut réveillé par le lever du soleil. Il s’ébroua, s’éloigna dans les flaques d’eau. Il vit des dauphins dans les rouleaux indigo, transparents. Il donna des coups de pieds dans les vagues qui venaient mourir sur le sable, soulevant des gerbes d’eau. Une eau à peine plus froide que la piscine où il allait nager. Le soleil était encore bas sur l’horizon. Les dauphins étaient petits et graciles, juste un peu plus grands que lui. Il surfa sur les vagues avec eux. Ils étaient plus rapides que lui, mais ils se glissaient autour de lui quand il le fallait. L’un d’eux vola au-dessus de lui et creva le cœur de la vague, devant lui. Un autre plongea en dessous de lui. Obéissant à une impulsion, il attrapa sa nageoire dorsale, s’y cramponna et fila dans la vague qui se gonflait autour d’eux. C’était la plus grande expérience de bodysurfing de sa vie, et de loin. Il se cramponna. Le dauphin et ses compagnons firent demi-tour et partirent vers le large, vers la haute mer, mais il ne lâcha pas prise. C’est ça, se dit-il. Puis il se souvint qu’ils respiraient de l’air, eux aussi. Allons, tout se passerait bien pour lui.

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