Maya et Desmond

1. LE TROUVER

Maya était hantée par l’étrange visage qu’elle avait vu à travers la bouteille, dans la ferme de l’Arès. Elle avait eu peur, et pourtant elle n’avait pas froid aux yeux. Seulement ce n’était pas l’un des Cent Premiers. Il y avait un étranger. Là, à bord de son vaisseau.

Alors elle en parla à John, et il la crut. Il la croyait, généralement. Elle devait retrouver cet étranger.

Pour commencer, elle consulta les plans du vaisseau et les étudia comme elle ne l’avait encore jamais fait. Elle fut surprise par le nombre de recoins, et l’importance de leur volume total. Elle connaissait le bâtiment comme on peut connaître un hôtel, un bateau ou un avion. Ou son village natal, d’ailleurs : comme un ensemble de sentiers vitaux, serpentant dans son paysage mental, et elle se le représentait avec une précision stupéfiante. Mais le reste, lorsqu’il lui arrivait d’y songer, était vague, déduit des parties qu’elle connaissait. Et mal déduit, elle s’en rendait compte à présent.

L’espace vital était pourtant limité, à bord. Les cylindres axiaux n’étaient pas habitables, dans l’ensemble. Les huit tores l’étaient plus ou moins, mais ils étaient très fréquentés. Il ne serait pas facile d’y trouver une cachette.

Elle l’avait vu dans la ferme. Il paraissait possible, voire probable, que l’homme ait, parmi le personnel de la ferme, des alliés qui l’aidaient à se cacher. Elle avait du mal à croire à la présence d’un passager clandestin, solitaire, inconnu de tout le monde à bord.

Alors elle commença par la ferme.

Chacun des tores était un octogone constitué par huit réservoirs de carburants comme ceux de la navette américaine, qui avaient été assemblés en orbite. Un long faisceau de réservoirs formait l’axe longitudinal de ces tores octogonaux, lesquels étaient reliés par des tubes étroits rayonnant à partir d’un long axe central. Autour de cet axe qui se propulsait vers Mars, le vaisseau spatial tournait à une vitesse suffisante pour créer une force centrifuge équivalente à la gravité martienne, près de la paroi extérieure des tores, du moins. La force de Coriolis avait pour effet que si on marchait en sens inverse de la rotation du vaisseau, on avait l’impression d’être un peu penché en avant. L’effet opposé, lorsqu’on marchait dans l’autre sens, était moins remarquable, allez savoir pourquoi. Il fallait se pencher sur la réalité pour avancer.

La ferme était un vaste espace localisé dans le tore F. Les rangées éclairées a giorno de légumes et de céréales étaient disposées selon une infinité circulaire. Les marchandises étaient stockées au-dessus des plafonds et sous les planchers. Autant dire que ça faisait beaucoup de cachettes, quand on cherchait quelqu’un. Surtout quand on s’efforçait de le chercher discrètement, ce qui était le cas de Maya. Elle faisait ça la nuit, quand tout le monde dormait. Ils avaient beau être dans l’espace, les gens étaient encore incroyablement diurnes, comme s’ils avaient une pendule dans le ventre. À vrai dire, c’était bien une pendule qui réglait leur rythme circadien : leur propre horloge biologique. Caractéristique de ce qu’il y avait d’animal en eux. En tout cas, Maya en profita.

Elle commença par l’endroit de la ferme où elle avait vu le visage, en veillant à ce que personne ne remarque son manège. Comme si elle était déjà l’alliée de cet homme. Elle avança systématiquement, rangée après rangée, réservoir après réservoir, un compartiment de stockage après l’autre. Personne. Elle se rapprocha d’un tore vers l’intérieur du vaisseau et les réservoirs d’entreposage, et recommença. Les jours passaient. Mars était de la taille d’une pièce de monnaie, loin devant.

Alors que sa recherche progressait, elle se rendit compte à quel point toutes les chambres étaient semblables, quelle que soit l’utilisation qui leur était dévolue. Ils vivaient dans des réservoirs de métal qui se ressemblaient tous, un peu comme les années d’une vie. Tout à fait comme la vie dans les villes qu’elle avait vues un peu partout : une pièce après l’autre et recommencer. À l’occasion, la grande chambre à bulle qui était le ciel. La vie humaine, réduite à une succession de boîtes. L’évasion de la liberté.

Elle fouilla tous les tores et ne le trouva pas. Elle fouilla les réservoirs axiaux – en vain.

Il pouvait se trouver dans une chambre. Beaucoup étaient verrouillées comme dans n’importe quel hôtel. Il pouvait être à un endroit où elle n’avait pas regardé. Il savait peut-être qu’elle le cherchait, il jouait avec elle au chat et à la souris.

Elle recommença à chercher.

Le temps passait. Mars était de la taille d’une orange. Une orange meurtrie, tavelée. Ils n’allaient plus tarder à venir en approche, amorcer l’aérofreinage, se mettre en orbite.


Elle avait la vague impression qu’on l’observait. Elle s’était toujours plus ou moins sentie observée, comme si elle vivait sur une scène invisible, jouant un rôle devant un public invisible qui suivait sa destinée avec intérêt, la jugeait. Il devait bien y avoir quelqu’un pour entendre l’interminable cheminement de ses pensées, non ?

Mais c’était plus concret que ça. Ses journées étaient bien remplies. Elle les passait à préparer l’arrivée, à s’esquiver pour faire l’amour avec John, à éviter Frank pour ne pas avoir à le faire avec lui, tout ça en ayant constamment l’impression qu’un regard était braqué sur elle. Elle avait appris que, où qu’elle soit, elle était dans un réservoir plein d’objets, et elle s’était entraînée à voir les choses qui le remplissaient sous la forme platonique du réservoir proprement dit, à la recherche d’anomalies comme des faux murs, des faux planchers, qu’elle trouvait parfois. En sursautant à l’occasion. Mais jamais elle ne surprenait ce regard.

Une nuit, elle sortait de la chambre de John et elle avait l’impression d’être seule. Elle retourna aussitôt à la ferme et l’explora du plafond aux réservoirs axiaux. Entre le plafond et la courbe formée par la paroi intérieure du réservoir, il y avait un local d’entreposage dont la cloison paraissait trop près de l’entrée pour être le vrai fond du réservoir. Elle s’en était aperçue en prenant son petit déjeuner, un matin, sans penser à grand-chose. Elle poussa une pile de caisses empilées contre cette fausse cloison, et constata que c’était une porte. Munie d’une poignée.

Elle était fermée à clé.

Elle s’adossa au panneau, réfléchit. Tapa doucement à la porte, trois fois.

— Roko ? fit une voix rauque, à l’intérieur.

Maya ne répondit pas. Son cœur battait la chamade. La poignée tourna. Elle la saisit, tira la porte vers elle à la volée, attrapa un mince bras brun. Elle lâcha la porte, referma sa prise sur le bras. Elle fut aussitôt happée dans une sorte de réduit, empoignée par des mains fortes comme des serres.

— Arrêtez ! hurla-t-elle.

L’homme tenta de se faufiler sous son bras, alors elle se laissa tomber sur lui, heurtant lourdement des caisses, le rembourrage isolant, mais toujours cramponnée à son poignet.

Elle s’assit sur lui de tout son poids, comme si elle voulait clouer au sol un enfant enragé.

— Arrêtez ! C’est fini. Je sais que vous êtes là !

Il renonça à se débattre.

Ils changèrent de place pour se mettre plus à l’aise et elle desserra son étreinte sur le bras de l’homme, sans le lâcher, car elle ne lui faisait pas confiance et craignait qu’il ne tente à nouveau de s’échapper. C’était un petit homme noir, noueux, au visage étroit, asymétrique ou tordu, c’était difficile à dire, et aux grands yeux noirs de biche effrayée. Le poignet était mince, mais les muscles de l’avant-bras étaient aussi durs que de la pierre sous la peau. Elle le sentait trembler dans l’étau de sa main. Des années plus tard, quand elle repenserait à leur première rencontre, elle se souviendrait de sa chair vibrante sous sa main. On aurait dit un faon effarouché.

— Qu’est-ce que vous croyez que je vais faire ? dit-elle férocement. Vous croyez que je vais parler de vous à tout le monde ? Vous renvoyer sur Terre ? Vous me prenez pour qui, hein ?

Il secoua la tête, le visage détourné, mais la regardant avec une soumission nouvelle.

— Non, souffla-t-il. Je sais que vous n’êtes pas comme ça. Mais moi vraiment peur.

— Vous n’avez rien à craindre de moi, dit-elle.

Elle tendit impulsivement sa main libre et lui effleura le côté de la tête. Il frémit comme un cheval. Il avait un corps de lutteur, poids coq. Un animal, réagissant involontairement au contact d’un autre animal. Sevré de contact, peut-être. Elle recula un peu, lui lâcha le bras, resta assise par terre, adossée au rembourrage du mur, et le regarda. Il avait un drôle de visage, étroit et triangulaire, avec cette asymétrie, en plus. Comme ces Rastas jamaïcains. L’odeur de la ferme montait vers eux. Il ne sentait rien, pour autant qu’elle puisse le dire, sinon l’odeur de la ferme.

— Alors, qui vous aide ? demanda-t-elle. Hiroko ?

Il haussa les sourcils. Et répondit, au bout d’un moment :

— Ouais. Évidemment. Hiroko Ai. Maudite soit-elle. Ma patronne.

— Votre maîtresse.

— Ma propriétaire.

— Votre amante.

Déconcerté, il baissa les yeux sur ses mains. Elles paraissent énormes, disproportionnées par rapport à son corps.

— Moi, et la moitié de l’équipe de la ferme, dit-il avec un petit sourire en coin. Tous entortillés autour de son petit doigt. Et moi, je vis dans ce réduit, pour l’amour du Ciel.

— Pour aller sur Mars.

— Pour aller sur Mars, répéta-t-il amèrement. Pour être avec elle, vous voulez dire. Imbécile que je suis, satané crétin, imbécile et stupide.

— D’où êtes-vous ?

— Tobago. Trinité Tobago, vous connaissez ?

— Les Caraïbes ? Je suis allée à la Barbade, une fois.

— Comme ça, ouais.

— Et maintenant, Mars.

— Un jour.

— Nous sommes presque arrivés, dit-elle. J’avais peur que nous n’arrivions avant que je ne vous aie trouvé.

— Hmph, fit-il en lui jetant un coup d’œil, comme s’il la jaugeait. Bah, maintenant, je ne suis plus si pressé d’arriver.

Il releva les yeux avec un sourire timide.

Elle éclata de rire.

Elle lui posa encore quelques questions, auxquelles il répondit, puis il l’interrogea à son tour. Il était drôle – un peu comme John, d’une certaine façon, mais plus affûté que John. Il y avait de l’amertume en lui. Elle réalisa soudain qu’elle trouvait ça intéressant, quelqu’un de nouveau, quelqu’un qu’elle ne connaissait pas encore trop bien. À un moment, il lui conseilla de se méfier d’Hiroko.

— Hiroko, Phyllis, Arkady – que des ennuis, ceux-là. Eux et Frank, évidemment.

— Parlez-moi de ça.

— C’est une sacrée équipe que vous avez, répondit-il, finaud, en l’observant.

— Oui, répondit-elle en levant les yeux au ciel.

Que pouvait-elle ajouter à ça ?

— Vous ne leur parlerez pas de moi ? demanda-t-il avec un grand sourire.

— Non.

— Non.

Il la prit par le poignet à son tour.

— Je vous aiderai. Je vous le jure. Je serai votre ami.

Et il la regarda droit dans les yeux, pour la première fois.

— Et vous serez le mien, répondit-elle, touchée, puis soudain heureuse. Je vous aiderai, moi aussi.

— On s’aidera mutuellement. Il y aura les Cent et tous leurs combats, et puis il y aura vous et moi, et on s’aidera.

Elle hocha la tête. Cette idée lui plaisait.

— Amis.

Elle lui lâcha le bras, lui serra brièvement l’épaule et se leva. Elle sentit qu’il tremblait encore un peu.

— Attendez. Comment vous appelez-vous ?

— Desmond.

2. L’AIDER, LUI

Maya savait donc depuis le début, à Underhill, que son passager clandestin, Desmond, était là, dans la ferme, survivant dans des conditions qui faisaient de lui un quasi-prisonnier, à peu près comme à bord de l’Arès. Elle l’oubliait pendant des jours et des mois d’affilée, qu’elle consacrait à bousiller ses relations avec John et Frank, irritant Nadia et Michel qui avaient si peu d’intérêt pour elle, s’irritant elle-même aussi souvent sinon plus – se sentant nulle, déprimée, sans savoir pourquoi –, un problème d’adaptation à la vie sur Mars, sans doute. C’était une vie misérable à bien des égards, cet enfermement dans les caravanes et dans le quadrangle, les uns sur les autres. Ce n’était pas très différent de la vie à bord de l’Arès, à vrai dire.

Mais, de temps à autre, Maya surprenait un mouvement du coin de l’œil et elle pensait à Desmond. Sa situation était bien pire que la sienne, et il ne se plaignait jamais, lui. Enfin, pas à sa connaissance, en tout cas. Elle ne voulait pas l’embêter, le traquer. S’il venait à elle, tant mieux ; sinon, il l’observerait de sa cachette, il verrait ce qu’il avait envie de voir. Il saurait à quels problèmes elle était confrontée et, s’il voulait lui parler, il saurait bien la trouver.

Et c’est ce qu’il fit. De temps en temps, elle se retirait dans son réduit, dans le quadrilatère formé par les chambres voûtées en forme de barrique, ou bien dans l’espace plus vaste de l’arcade que Nadia avait construite, et elle entendait le scritch-tap-scritch qui était plus ou moins devenu leur signal secret. Alors elle ouvrait la porte, et il était là, petit, noir, vibrant d’énergie et débordant de paroles, toujours prononcées à mi-voix. Ils échangeaient leurs informations. Dans la serre, ça commençait à devenir bizarre, disait-il. La polyandrie d’Hiroko devenait contagieuse, et Elena et Rya étaient elles aussi impliquées dans son système de relations multiples qui se banalisait, en quelque sorte. Desmond restait manifestement à part, d’une façon ou d’une autre, bien qu’elles soient ses seules complices. Il aimait venir en parler à Maya ; et quand elle voyait ensuite, dans le cours des échanges normaux, leur air innocent, elle ne pouvait retenir un petit sourire. Allons, elle n’était pas seule à avoir du mal à gérer ses affaires. Tout le monde devenait bizarre. Tout le monde, sauf Desmond et elle, ou du moins c’est l’impression qu’elle avait quand ils étaient assis par terre, dans son réduit, à parler de leurs collègues comme on égrène les perles d’un rosaire. Rituellement, quand la litanie s’arrêtait, elle trouvait un prétexte pour tendre la main, le toucher, le prendre par l’épaule, alors il lui serrait le bras dans sa main pareille à un étau, frémissante d’énergie, comme si sa dynamo interne tournait trop vite et qu’il avait du mal à se retenir. Et puis il disparaissait, comme ça. Après, les journées passaient plus facilement. C’était une thérapeutique, oui. C’était ce que les conversations avec Michel auraient dû être et n’étaient pas, Michel étant à la fois trop familier et trop étrange. Noyé dans ses propres problèmes.

Ou submergé par ceux de tous les autres. Une fois, alors qu’ils étaient sortis voir les pyramides de sel en cours de construction, il lui parla de l’étrangeté croissante de l’équipe de la ferme. Maya tendit l’oreille en se disant : Et encore, tu ne sais pas tout. Mais il poursuivit :

— Frank pense qu’ils devraient se soumettre aux investigations d’une sorte de commission d’enquête ou quelque chose comme ça. Apparemment, du matériel aurait disparu, des marchandises, des pièces détachées, je ne sais pas. Il n’arrive pas à obtenir le décompte de leurs heures, et les gens de Houston commencent à poser des questions. Frank dit qu’il y en a même, en bas, qui parlent d’envoyer un vaisseau pour évacuer ceux qui auraient participé à la fauche. Je pense que ça n’arrangerait rien, la situation est déjà assez fragile comme ça, mais Frank… Eh bien, tu le connais. Il n’aime pas que les choses échappent à son contrôle.

— Raconte-moi ça, marmonna Maya en feignant de s’inquiéter pour Frank.

On pouvait tout faire gober à Michel, il était manifestement de plus en plus distrait, perdu dans son propre monde.

Mais après ça, c’est pour Desmond qu’elle s’en fit. L’équipe de la ferme, elle s’en moquait pas mal. Qu’on les vire et qu’on les renvoie sur Terre, ça leur ferait les pieds. À Hiroko, surtout, mais elle les mettait tous dans le même sac. Ils étaient tellement sûrs d’eux, imbus d’eux-mêmes, un clan dans un village trop petit pour les querelles de clocher. Enfin, ce genre d’histoire arrivait partout, même dans des contextes trop petits pour ça.

Seulement s’ils se faisaient virer comme ils le méritaient, c’est Desmond qui aurait des ennuis.

Elle ne savait ni où il se cachait ni comment le contacter, mais de ses conversations avec Frank sur les problèmes d’Underhill, elle avait déduit que celui des relations avec l’équipe de la ferme était à évolution lente. Alors, au lieu de partir à la recherche de Desmond, comme elle l’avait fait à bord de l’Arès, elle se contenta de se promener dans la serre, tard le soir, à un moment où elle ne l’aurait normalement pas fait, et de poser à Iwao des questions sur des choses qui ne l’auraient normalement jamais intéressée. Quelques heures plus tard elle entendit le scritch-tap-scritch à sa porte, et elle s’empressa de le laisser entrer, se rendant compte seulement à son regard baissé qu’elle ne portait qu’une chemise sur ses sous-vêtements. Enfin, ce n’était pas la première fois. Ils étaient amis. Elle ferma la porte à clé, s’assit par terre, à côté de lui, et lui dit ce qu’elle avait appris.

— Il y en a vraiment qui volent des choses ?

— Oui, bien sûr.

— Mais pourquoi ?

— Eh bien, pour avoir des choses à eux. Pour pouvoir sortir, explorer d’autres endroits de Mars, faire en sorte que leurs virées échappent aux radars.

— Ils font vraiment ça ?

— Ouais. J’y suis moi-même allé. Tu sais, ils disent qu’ils vont juste faire un tour vers Hebes Chasma, et ils disparaissent à l’horizon, ils partent vers l’est, pour la plupart. Dans le chaos. C’est beau, Maya, vraiment beau. Je veux dire, c’est peut-être parce que j’ai été enfermé si longtemps, mais j’aime être dehors, là-bas. J’adore ça. C’est pour ça que je suis venu ici, en fin de compte. Toute ma vie. J’ai eu du mal à me décider à revenir.

Maya le regarda attentivement en réfléchissant.

— C’est peut-être ce que vous devriez tous faire.

— Quoi donc ?

— Partir.

— Et où est-ce que j’irais ?

— Pas seulement toi, les autres aussi. Tout le groupe d’Hiroko. Partez, fondez votre propre colonie. Allez à un endroit où Frank et la police de Mars ne pourront pas vous retrouver. Sans ça, vous risquez de vous faire virer et renvoyer sur Terre.

Elle lui répéta ce que Michel lui avait dit.

— Hmm.

— Vous croyez que vous pourriez le faire ? Vous cacher comme tu t’es caché ?

— Peut-être. Il y a un système de grottes, dans le chaos, à l’est d’ici. Si je te disais ce que j’ai vu, tu ne le croirais pas. On aura besoin de tout l’essentiel, reprit-il après réflexion. Et il faudrait dissimuler notre signal thermique. L’envoyer dans le permafrost, fondre notre propre eau. Ouais, ça devrait être possible. Hiroko y a déjà réfléchi.

— Alors, tu devrais lui dire de se dépêcher. Avant qu’elle se fasse virer.

— Okay. Je vais le faire. Merci, Maya.

La fois suivante, en pleine nuit, ce fut pour lui dire au revoir. Il la serra contre son cœur, elle se cramponna à lui, puis elle l’attira sur elle et, tout à coup, sans transition aucune, ils enlevèrent leurs vêtements et firent l’amour. Elle roula sur lui, choquée de sa maigreur. Il se cambra pour la prendre, et soudain ils furent dans l’autre monde du sexe, un monde de plaisir sauvage. Elle n’avait pas besoin d’user d’artifices avec lui. C’était le parfait outsider, un hors-la-loi, son passager clandestin et, en ce moment difficile de son existence, l’un de ses seuls vrais amis. Le sexe en tant qu’expression d’amitié. Ça lui était arrivé plusieurs fois, quand elle était jeune, mais elle avait oublié à quel point ça pouvait être drôle, amical et pur, ni romantique, ni banal.

Après, elle dit :

— Ça faisait un bail.

Il roula comiquement les yeux et se pencha pour lui mordiller la clavicule.

— Des années ! dit-il avec allégresse. Ma dernière fois comme ça, c’était quand j’avais une quinzaine d’années, par là.

Elle rit et l’écrasa sous son poids.

— Flatteur. Ton Hiroko ne s’occupe pas assez de toi, on dirait.

Il émit un bruit incongru.

— On verra bien comment ça va se passer dans l’arrière-pays.

Cette idée la déprima.

— Tu vas me manquer, dit-elle. Les choses ne seront plus pareilles quand tu seras parti.

— Toi aussi, tu vas me manquer, dit-il avec ferveur, le visage presque collé au sien. Je t’aime, Maya. Tu as été mon amie, une bonne amie, quand je n’en avais pas. Quand j’en avais vraiment besoin. Je ne l’oublierai jamais. Je reviendrai te voir chaque fois que je pourrai. Je suis un ami très tenace, tu sais. Enfin, tu verras.

— C’est bien, dit-elle, se sentant un peu mieux.

Son passager clandestin allait et venait, il en avait toujours été ainsi. Ça ne ferait guère de différence, même s’il quittait Underhill. Enfin, elle pouvait toujours l’espérer.

3. L’AIDER, ELLE

Et c’est ainsi que les équipes de la ferme s’en allèrent, disparurent dans le désert stérile de l’outback. Bon débarras, se dit Maya. Mieux valait isoler ces mystiques imbus d’eux-mêmes, cette secte qui déshonorait la première ville martienne. En public, elle affecta la surprise et l’indignation comme les autres, et sa véritable réaction passa inaperçue.

En réalité, elle était surprise et indignée que Michel ait disparu avec eux. Rien de ce que Desmond lui avait dit ne lui avait laissé supposer que Michel faisait partie du culte de la ferme. Ça lui ressemblait tellement peu ! Maya n’arrivait pas à le croire. Et pourtant, il était bel et bien parti, lui aussi. Maintenant, elle avait perdu ses deux meilleurs amis dans la colonie – même si la présence de Michel l’avait laissée aussi insatisfaite que les visites occasionnelles de Desmond avaient pu la combler. Elle se sentait malgré tout proche de Michel, comme deux inadaptés dans une communauté de gens ordinaires. Comme la cliente mélancolique d’un thérapeute lui-même mélancolique. Il lui manquait, lui aussi, et elle lui en voulait d’être parti sans un au revoir. Elle ne pouvait s’empêcher de faire la comparaison avec Desmond. Et au fur et à mesure que le temps passait, elle ressentait plus durement l’incandescence résiduelle de l’amour avec un homme qui l’aimait bien mais ne l’« aimait » pas, c’est-à-dire qui n’avait pas envie de la posséder, comme Frank, ou John.

Et la vie continuait, sans amis. Elle rompit avec Frank, puis avec John. Nadia la méprisait, ce qui mettait Maya hors d’elle – être regardée de haut par une larve de cette espèce ! Et sa sœur, en plus. C’était déprimant. Cette satanée situation était complètement déprimante. Tatiana tuée par la chute d’une grue. Chacun enfermé dans son propre monde.

Voilà pourquoi personne n’était plus impatient que Maya de voir arriver d’autres colons sur Mars. Elle en avait jusque-là des Cent Premiers. D’autres colonies furent établies et, dès qu’elle put, Maya quitta Underhill et alla s’installer ailleurs, bien décidée à ne jamais y remettre les pieds, pas plus qu’elle n’avait l’intention de retourner en Russie. On ne revient jamais en arrière, comme disaient les Américains. Ce qui était à la fois vrai et faux.


Elle s’installa à Low Point, dans une dépression située vers le milieu du Bassin d’Hellas. Étant le point le plus bas de Mars, ce serait le premier endroit où ils pourraient respirer l’air nouveau généré par l’effort de terraforming. C’est du moins ce qu’ils croyaient à l’époque, et ils se trouvaient très prévoyants d’avoir eu cette idée ! Quels imbéciles ! Là, elle tomba amoureuse d’un ingénieur appelé Oleg, et ils s’installèrent ensemble, dans une enfilade de pièces au bout de l’un des longs modules tubulaires. Elle travailla comme une forcenée pendant des années pour construire une cité qui devait finir au fond d’une mer.

Et puis, pour tout arranger, elle cessa d’aimer Oleg. C’était pourtant un brave homme, admirable par bien des côtés, et il était éperdu d’amour pour elle. C’était son problème à elle ; seulement c’était lui qui allait avoir le cœur brisé. Si bien que, pendant longtemps, elle ne put rien faire, et ça la mettait en colère, alors elle lui volait dans les plumes, jusqu’à ce qu’ils soient aussi malheureux que peuvent l’être deux personnes qui se déchirent.

Il s’accrochait à elle, bien qu’il en soit arrivé à la haïr. À l’aimer et à la haïr en même temps. À l’aimer et à redouter qu’elle ne le quitte. Maya était de plus en plus écœurée par sa lâcheté, par sa dépendance envers elle. Le fait qu’il puisse aimer le monstre qu’elle était devenue lui inspirait un mélange de mépris et de pitié. Le soir, elle rentrait chez elle par les tubes de communication bondés, en traînant les pieds, appréhendant l’horrible soirée et la nuit qui l’attendaient.

Et puis, un jour, lors d’une sortie en patrouilleur dans les interminables plaines à l’est d’Hellas, une silhouette en scaphandre sortit de derrière un amas de roches et lui fit signe de s’arrêter. C’était son Desmond. Il grimpa dans le sas, aspira la poussière qui s’était déposée sur sa tenue, enleva son casque et entra dans le compartiment principal.

— Salut !

Elle manqua l’étouffer en le serrant contre elle.

— Qu’y a-t-il ?

— Je voulais te dire bonjour, c’est tout.

Ils s’assirent dans le véhicule et parlèrent tout l’après-midi, en se tenant les mains, en se touchant constamment, regardant l’ombre des rochers s’allonger sur l’ocre désolation.

— Tu es ce Coyote dont tout le monde parle ?

— Oui.

Son sourire de gueule cassée. Que c’était bon de le revoir !

— C’est bien ce que je pensais. J’en étais sûre, même ! Alors, maintenant, tu es une légende !

— Non. Je suis Desmond. Mais Coyote est une sacrée bonne légende, ça oui. Ça m’aide beaucoup.

La colonie perdue s’en sortait bien. Michel allait de mieux en mieux. Ils vivaient pour la plupart dans des abris du Chaos d’Aureum et vadrouillaient dans des véhicules camouflés en rochers, complètement isolés de façon à ne pas émettre de signal thermique.

— Le sol se dégrade si vite avec cette hydratation qu’un nouveau rocher sur une photo satellite est la chose la plus banale du monde. Alors je sors beaucoup, maintenant.

— Et Hiroko ?

— Je ne sais pas, répondit-il avec un haussement d’épaules. (Il regarda un long moment par la vitre.) C’est Hiroko, qu’est-ce que tu veux ? Elle se fait tout le temps mettre enceinte, pour avoir des enfants. Elle est dingue. Mais j’aime encore assez être avec elle. On s’entend bien. Je l’aime toujours.

— Et elle ?

— Oh, elle aime tout, elle.

Ils éclatèrent de rire.

— Et toi ?

— Oh, soupira Maya, le cœur serré.

Alors elle vida son sac comme elle n’aurait pu le faire avec personne d’autre : Oleg qui s’accrochait lamentablement, sa noble souffrance, ce qu’elle pouvait détester ça ! Et elle qui ne pouvait pas se décider à partir, pour une raison ou une autre.

Le soleil se coucha sur le paysage et sur leur silence.

— Ce n’est pas brillant, dit-il enfin.

— Non. Je ne sais pas quoi faire.

— Moi, je crois que tu sais ce qu’il faut faire, mais que tu ne le fais pas.

— Eh bien… commença-t-elle.

Elle n’acheva pas sa pensée. Il lui répugnait de l’exprimer à haute voix.

— Écoute, dit-il, c’est l’amour qui compte. Tu dois chercher l’amour, quoi qu’il en coûte. La pitié ne sert à rien. C’est très toxique.

— Un faux amour.

— Pas faux, non, mais une sorte de substitut à l’amour. Ou de… Je veux dire, l’amour et la pitié ensemble, c’est de la compassion, enfin je crois. Quelque chose comme Hiroko. Nous avons besoin de ça. Mais la pitié sans amour, ou à sa place, c’est lamentable. J’ai connu ça, je sais.

Lorsqu’il fit tout à fait nuit et que les étoiles brillèrent dans le ciel noir, il la serra contre lui et lui planta un baiser sur la joue dans l’intention manifeste de partir, mais elle le retint, et ils s’abandonnèrent l’un à l’autre. Ils firent l’amour si passionnément, là, tout seuls dans leur patrouilleur, qu’elle ne pouvait pas le croire. C’était comme si elle se réveillait après des années de léthargie. Être là, dans cette solitude. Alors elle rit, elle cria, elle poussa des hurlements, et lorsqu’elle jouit, elle gémit comme une louve. Des hurlements rythmiques de liberté.

— Reviens quand tu voudras, dit-elle en plaisantant quand ce fut fini.

Ils rirent tous les deux, et il disparut dans la nuit, sans se retourner.

Elle repartit lentement pour Low Point, se sentant réchauffée. Elle avait eu la visite du Coyote, son passager clandestin, son ami.


Ce soir-là, et bien d’autres après celui-là, elle le passa dans son petit salon avec Oleg, sachant qu’elle allait le quitter. Ils dînaient, puis elle s’asseyait par terre, le dos appuyé au mur, selon son habitude, et ils regardaient les nouvelles sur Mangalavid en buvant de petits verres d’ouzo ou de cognac. Des sentiments énormes et nébuleux gonflaient sa poitrine – c’était sa vie, après tout, ces soirées rituelles avec Oleg, toujours les mêmes, semaine après semaine. Ce serait bientôt fini, pour toujours. Leur relation avait mal tourné, mais ce n’était pas un mauvais bougre, et après tout, ils avaient eu de bons moments ensemble. Ça faisait près de cinq ans, maintenant, toute une vie, figée dans des voies séparées. Bientôt pulvérisée, réduite à néant. Elle se sentait pleine de chagrin, pour Oleg et pour elle aussi – simplement pour le passage du temps, et l’explosion, la dispersion de leurs vies, l’une après l’autre. Enfin, même Underhill avait à jamais disparu ! C’était difficile à croire. Et assise là, dans le petit monde qu’elle avait construit avec Oleg et qu’elle allait bientôt détruire, elle ressentait comme jamais les assauts du temps. Même si elle ne le quittait pas, tout finirait par s’écrouler, n’importe comment. Il n’y aurait plus un seul soir où elle n’éprouverait cette mélancolie, une sorte de nostalgie du présent, qui coulait comme de l’eau dans le trou de vidange de l’évier.


Des années plus tard, elle se souviendrait avec une clarté aveuglante de cette époque étrange et douloureuse. Elle en garderait le souvenir d’une de ces périodes où elle était pour ainsi dire sortie d’elle-même et s’était regardée vivre du dehors. C’était curieux la terrible signification que pouvaient revêtir certains moments de calme. Ils lui faisaient l’impression d’être lourds de sens, comme si elle était dans l’œil du typhon, d’autant que c’était elle qui provoquait la venue de ce typhon, où les événements se succédaient si vite qu’elle vivait dans une sorte d’engourdissement.

Alors ils avaient suivi le traitement, John et elle, ils s’étaient remis ensemble, et ç’avait été mieux que jamais. Puis il avait été assassiné, la révolution avait éclaté, et tourné court. Elle avait traversé tout cela comme dans un rêve, un cauchemar dont l’un des pires aspects était son incapacité, dans la précipitation, à vraiment sentir les choses. Elle avait fait tout ce qu’elle pouvait pour rejoindre Frank et tenter de mettre fin au chaos qui se préparait, mais il s’était produit quand même. Puis Desmond était sorti de la fumée des combats et les avait sauvés de la chute du Caire. Elle avait récupéré Michel, ils avaient tenté désespérément d’aller jusqu’à Marineris. Frank s’était noyé, ils avaient trouvé asile dans le refuge de glace de l’extrême Sud – tout cela était allé si vite que c’est à peine si Maya y avait compris quelque chose. C’est bien après, dans le long crépuscule du refuge d’Hiroko, que tout lui était tombé dessus : le chagrin, la colère, le désespoir. Non seulement à cause de tous ces désastres, mais aussi parce qu’ils avaient eux-mêmes disparu. Elle était si vivante, en ce temps-là, et elle ne s’en était même pas rendu compte ! Et c’était passé, tout ça, ce n’était plus que des souvenirs. Elle ne ressentait les choses qu’après coup, quand ça ne pouvait plus lui servir à rien.


Des années de chagrin passèrent à Zygote, comme en hibernation. Maya donnait des cours aux enfants et ignorait généralement Hiroko et les autres adultes. Sauf Sax, dont le calme plat était encore ce qui l’agaçait le moins. Elle vivait donc dans une des chambres de bambou circulaires du haut, ils dispensaient, Sax et elle, leur savoir à la jeune génération d’ectogènes, et sinon elle restait dans son coin.

Le Coyote passait de temps en temps, et là, au moins, elle avait quelqu’un à qui parler. Quand il se montrait, elle souriait, certaines parties de sa personne qui s’étaient fermées à tout s’ouvraient, et ils se promenaient le long du petit lac, de l’autre côté du bosquet d’Hiroko, vers le Rickover et retour, faisant crisser l’herbe givrée sous leurs pieds. Il lui donnait des nouvelles de l’underground, elle lui parlait des enfants, des survivants des Cent Premiers. C’était leur monde privé. Ils ne dormaient pas ensemble, enfin, juste une ou deux fois, se contentant de suivre leurs sentiments, leur amitié, qui comptait plus que n’importe quel rapprochement physique. Après, il partait sans dire au revoir aux autres.

Une fois, il secoua la tête.

— Tu mérites mieux que ça, Maya. Le vaste monde est toujours là. Et on dirait qu’il t’attend pour recommencer à bouger.

— Eh bien, il faudra qu’il attende encore un peu.

Une autre fois :

— Pourquoi t’es pas maquée avec un homme ?

— Qui ?

— Ça, c’est à toi de le dire.

— En effet.

Il laissa tomber le sujet. Il ne se mêlait jamais de sa vie privée, ça faisait partie de leur amitié.

Et puis Sax partit pour ce que Desmond appelait le demi-monde, ce qui fit tout drôle à Maya et, curieusement, l’attrista. Elle pensait que Sax appréciait sa compagnie, en tant qu’autre principal professeur des enfants. Enfin, c’était difficile à dire avec lui. Mais se faire charcuter la figure pour pouvoir sortir de Zygote et retourner dans le Nord… Elle avait eu l’impression d’une rebuffade. De compter pour du beurre dans ses plans, après toutes ces années passées avec lui dans cette planque, alors que le monde était toujours là, et qu’il changeait tous les jours. Et puis il lui manquait aussi, le tracé plat de son affect, sa pensée particulière, de grand gamin surdoué, ou de représentant d’une espèce de primates cousine de la leur : l’Homo scientificus. Il lui manquait. Alors elle commença à se dire que le moment était venu pour elle d’amorcer le dégel, de sortir de son hibernation, de commencer une autre vie.


Desmond l’y aida. Il passa après être resté étrangement longtemps sans la voir et demanda à Maya de repartir avec lui.

— Il y a un homme de Praxis, ici, sur la planète, à qui je veux parler. Nirgal pense qu’il est le messager, ou je ne sais quoi.

— Oh oui, oh oui ! répondit Maya, enchantée.

Une demi-heure plus tard, ses paquets faits, elle était prête à partir pour toujours. Elle alla trouver Nadia et lui demanda d’annoncer aux autres qu’elle s’en allait. Nadia hocha la tête.

— Parfait. Ça te fera du bien de prendre un peu l’air.

— Mais oui, mais oui, répondit sèchement Maya.

Elle allait au garage quand elle vit Michel qui partait en direction des dunes. Elle l’appela. Il avait quitté Underhill sans dire au revoir, et ça l’avait beaucoup ennuyée. Elle ne voulait pas lui faire le même coup. Elle s’avança jusqu’à la première rangée de dunes de sable.

— Je pars avec le Coyote.

— Non, pas toi aussi ! Tu reviendras ?

— On verra.

Il la regarda bien en face.

— Eh bien, bonne chance.

— Tu devrais partir d’ici, toi aussi.

— Oui… Je vais peut-être le faire, maintenant.

Il la regardait avec attention, l’air sérieux, et même grave. C’était peut-être de lui que Desmond voulait parler, se dit-elle.

— Tu crois que le moment est venu ? demanda-t-il.

— Le moment de quoi ?

— Le moment que nous soyons là. Notre moment.

— Oui, risqua-t-elle.

Et puis elle partit rôder dans le Nord avec le Coyote, vers l’équateur, à l’ouest de Tharsis, suivant les canyons, arpentant les plaines jonchées de blocs erratiques. C’était merveilleux de se retrouver dans la nature, sauf qu’ils étaient obligés de se cacher, et elle n’aimait pas ça. Ils s’abritèrent, dans une région glacée à mi-chemin de Tharsis, vers l’ouest, sous le câble de l’ascenseur abattu, et ils le suivirent vers le bas des collines pendant deux jours. Ils arrivèrent à un gigantesque bâtiment mobile qui se déplaçait le long du câble, l’équipant de petites voitures qui remontaient vers Sheffield, et Desmond dit :

— Regarde, le type a pris un véhicule de terrain. Suis-moi.

Maya regarda le Coyote forcer la porte du bâtiment pendant que le pauvre homme était en vadrouille. Puis elle resta prudemment à côté de lui, s’attendant à tout, lorsqu’il s’approcha du bonhomme qui tapait craintivement sur la porte. Mais il lui lança facétieusement :

— Bienvenue sur Mars !

Tu parles. Au premier coup d’œil Maya comprit qu’il savait parfaitement qui ils étaient, et qu’il avait été envoyé pour entrer en contact avec eux, afin de tenter d’apprendre ce qu’il pouvait et d’en informer ses maîtres, sur Terre.

— C’est un espion, dit-elle à Desmond quand ils furent seuls.

— C’est un messager.

— Tu ne peux pas en être sûr !

— D’accord, d’accord. Mais fais attention avec lui. Pas de grossièretés.


Et puis ils apprirent que Sax avait été capturé. Toute prudence fut bannie – et ne devait pas revenir dans la vie de Maya avant de nombreuses années.

Desmond se changea en une version différente de lui-même, férocement concentré sur le sauvetage de Sax. Voilà le genre d’ami qu’il était. Et il aimait Sax comme n’importe lequel d’entre eux. Maya le regarda avec une sorte de crainte. Puis Michel et Nirgal se joignirent à eux alors qu’ils allaient à Kasei, et, sans lui accorder un regard, Desmond lui ordonna de monter dans la voiture de Michel, qui devait attaquer le complexe de sécurité par l’ouest. Et elle comprit qu’elle avait vu juste ; c’était à Michel que Desmond pensait pour elle.

Ce qui la fit réfléchir. Michel était déjà dans son cœur, à vrai dire. C’était d’une certaine façon son ami le plus proche, depuis leur séjour dans l’Antarctique. Un jour, il faudrait qu’elle lui pardonne d’avoir quitté Underhill sans la prévenir. C’était un homme en qui elle avait confiance, après tout. Et qu’elle aimait – tellement que Desmond s’en était aperçu. Évidemment, elle n’avait pas idée de ce que pensait Michel.

Mais elle pouvait le découvrir. Et elle s’y employa, là, dans ce patrouilleur camouflé en rocher, en attendant que Desmond fasse souffler le vent et la tempête. Elle prit Michel dans ses bras et le serra si fort qu’elle s’inquiéta pour ses côtes.

— Mon ami.

— Oui.

— Celui qui me comprend.

— Oui ?


Puis le vent retomba. Ils entrèrent dans Kasei, en suivant leur fil d’Ariane, se faufilèrent dans les entrailles de la forteresse, et à chaque pas Maya sentait croître sa peur et sa rage – peur pour sa vie, rage qu’il y ait un endroit pareil sur Mars, et des gens pour faire des choses comme ça, lâches, méprisables, dégoûtants, des tyrans qui avaient tué John, tué Frank, tué Sasha au Caire, dans des circonstances désespérées très semblables à celles-ci. Elle aurait pu à tout moment tomber à terre, morte, le sang sortant par les oreilles comme Sasha, au milieu de ces salauds qui avaient tué tous ces innocents en 61. Les forces de la répression qui étaient là-bas s’étaient retrouvées ici, dans ces murs de béton, au milieu d’un vacarme à vous crever les tympans et de tous ces cris qui ajoutaient à sa colère. C’est pourquoi, quand elle vit Sax attaché sur une table, elle le libéra en hurlant, et quand elle s’aperçut que Phyllis Boyle était là, parmi ses tortionnaires, elle dégoupilla l’une des charges explosives et la lança dans la pièce. Une pulsion meurtrière, mais elle n’avait jamais éprouvé une telle colère, elle était littéralement « hors d’elle ». Il fallait qu’elle tue quelqu’un, et ça allait être Phyllis.

Par la suite, quand ils eurent repris leurs véhicules et retrouvé les autres au sud de Kasei, Spencer défendit Phyllis et accusa Maya de l’avoir tuée de sang-froid. Choquée de l’entendre plaider l’innocence de Phyllis, elle réagit en hurlant à son tour, pour se défendre et dissimuler son trouble, mais elle eut alors l’impression, devant eux, de n’être qu’une meurtrière.

— J’ai tué Phyllis, dit-elle à Desmond lorsqu’il les rejoignit.

Tous ces hommes la regardèrent avec horreur, comme une sorte de Médée. Tous sauf Desmond qui s’approcha d’elle et l’embrassa sur la joue, chose qu’il n’avait, jusqu’alors, jamais faite en public.

— Tu as bien fait, déclara-t-il avec une pression électrique de sa main. Tu as sauvé Sax.

Tous sauf Desmond. Cela dit, pour être juste, Michel avait reçu un coup sur la tête qui l’avait bel et bien assommé, et il n’était plus lui-même. Plus tard, il prit, lui aussi, sa défense contre Spencer. Elle hocha la tête et se blottit dans ses bras. Elle avait peur pour lui, et fut grandement soulagée lorsqu’il retrouva son état normal. Elle le serra contre elle comme il l’avait serrée, avec la ferveur de ceux qui ont regardé ensemble de l’autre côté. Son Michel.


C’est ainsi qu’ils donnèrent, Michel et elle, forme à leur amour, né dans les ténèbres de l’Antarctique, forgé dans le creuset de cette tempête, dans le sauvetage de Sax et le meurtre de Phyllis. Ils retournèrent se cacher à Zygote, qui était maintenant une prison effroyable pour elle. Michel aida Sax à retrouver la parole, et Maya fit aussi de son mieux. Elle travailla sur l’idée de révolution avec Nadia, Nirgal, Michel et même Hiroko. Elle vivait sa vie, et de temps en temps ils voyaient Desmond lorsqu’il était de passage. Elle aimait toujours autant le voir, mais évidemment, ce n’était plus tout à fait pareil. Il les regardait, Michel et elle, avec affection. Ou plutôt, il portait sur eux un regard bienveillant, comme s’il était content de la voir enfin heureuse. Il y avait là-dedans quelque chose qui ne lui plaisait pas, une sorte de supériorité : l’ami qui en savait plus long, peut-être.

En tout cas, les choses changeaient. Ils s’éloignaient l’un de l’autre. Ils étaient toujours amis, mais moins proches. C’était inévitable. Sa vie tournait maintenant autour de Michel, et de la révolution.

N’empêche qu’elle retrouvait le sourire quand le Coyote sortait de nulle part et pointait son nez. Et quand ils apprirent l’attaque de Sabishii et la disparition de tous les membres de la colonie perdue, ce fut un plaisir différent de revoir Desmond, qui était passé leur dire ce qu’il avait vu : du soulagement. Un plaisir négatif. La levée d’une grande peur. Elle pensait qu’il avait été tué, lui aussi, dans l’attaque.

Il était choqué. Il avait besoin de son réconfort, et il l’obtint. Il fut réconforté. Contrairement à Michel, qui resta lointain pendant tout le désastre, retiré dans son propre monde de chagrin. Desmond n’était pas comme ça. Elle pouvait le consoler, essuyer les larmes sur ses joues étroites, mal rasées. Et en se laissant réconforter, en faisant en sorte que ça paraisse possible, il la réconforta à son tour. En regardant les deux amants ravis à Hiroko, si différents, elle réfléchit sur elle-même. Les vrais amis peuvent s’aider mutuellement en cas de besoin. Et se faire aider. C’est pour ça qu’ils sont faits.


C’est ainsi que Maya et Michel vécurent à Odessa, ensemble – aussi mariés que n’importe qui, pendant des dizaines et des dizaines d’années de leur existence extraordinairement prolongée. Mais Maya avait souvent l’impression qu’ils étaient plus amis qu’amants, qu’ils n’étaient pas « amoureux », comme elle se rappelait vaguement l’avoir été de John, de Frank ou même d’Oleg. Ou bien, quand Coyote venait à passer et qu’elle revoyait son visage à la porte, le souvenir lui revenait parfois du choc qu’elle avait éprouvé quand elle avait découvert son passager clandestin à bord de l’Arès, dans la zone d’entreposage, puis de leur première conversation, de la nuit où ils avaient fait l’amour avant qu’il ne parte avec le groupe d’Hiroko, et des quelques autres fois… Oui, aucun doute, elle l’avait aimé aussi. Mais ils n’étaient plus qu’amis, à présent, et ils étaient comme des frères, Michel et lui. C’était bon d’avoir une famille de Cent Premiers, ou plutôt de Cent Un Premiers, tout ce qui s’était passé entre eux s’entremêlant pour constituer un lien familial. Au fur et à mesure que les années passaient, elle y trouvait un réconfort croissant. Et maintenant que la seconde révolution approchait comme un orage qu’ils ne pouvaient éviter, ils lui étaient plus indispensables que jamais.

Certains soirs, alors que les crises s’intensifiaient et qu’elle avait du mal à dormir, elle lisait des choses sur Frank. Frank et son mystère intrinsèque, qui résistait à toutes les sommations. Dans son esprit, il n’arrêtait pas de lui échapper. Pendant des années, elle n’avait pas osé s’interroger à son sujet, et puis Michel lui avait conseillé d’affronter sa peur, d’approfondir la question, en réalité, et elle avait lu tout ce qu’elle avait pu trouver sur lui. Ça n’avait servi qu’à lui faire confondre ses souvenirs et les spéculations des autres. Maintenant, elle lisait dans l’espoir de tomber sur un article qui ressemblerait à ce dont elle se souvenait de moins en moins, ce qui lui permettrait de se rafraîchir la mémoire. Ça ne marcha pas, mais ça paraissait possible, alors elle s’y remettait de temps en temps, un peu comme on appuie avec sa langue sur une dent gâtée pour vérifier qu’elle fait toujours mal.

Une nuit, alors que Desmond était resté dormir chez eux, elle rêva de Frank. Alors, prise d’un regain de curiosité, elle alla chercher un livre sur lui. Desmond dormait sur un canapé, dans le bureau. Elle tomba sur un chapitre qui parlait de l’assassinat de John, et elle gémit en repensant à cette horrible nuit, maintenant réduite dans son esprit à quelques images confuses (elle debout avec Frank sous un réverbère, passant devant un corps gisant dans l’herbe, tenant la tête de John entre ses mains, assise dans une clinique), images maintenant enfouies sous les innombrables histoires qu’elle avait entendues depuis.

Desmond, troublé par des rêves personnels, eut un gémissement et passa devant elle, à moitié réveillé, pour aller à la salle de bains. Elle se rappela brusquement qu’il était aussi à Nicosia, cette nuit-là. C’est du moins ce qu’elle avait lu quelque part. Elle vérifia dans l’index du livre. Son nom n’était pas cité. Mais elle en était sûre, elle l’avait lu, il était là, cette funeste nuit.

Lorsqu’il revint, elle prit son courage à deux mains et lui posa la question :

— Desmond, tu étais à Nicosia, la nuit de la mort de John ?

Il s’arrêta et braqua sur elle un regard impassible – trop indifférent, trop contrôlé. Il réagissait vite, se dit-elle.

— Oui, j’y étais, répondit-il avec une grimace, en secouant la tête. Sale nuit, ajouta-t-il.

— Que s’est-il passé ? insista-t-elle en se redressant, vrillant son regard dans le sien. Que s’est-il passé ? C’est Frank qui a fait ça, comme je l’ai parfois entendu dire ?

Il lui rendit son regard, et elle eut à nouveau l’impression de voir, par les fentes de ses yeux, les rouages tourner dans sa tête. Qu’avait-il vu ? De quoi se souvenait-il ?

— Je ne pense pas que ce soit Frank qui l’ait tué, répondit-il lentement. Je l’ai vu dans ce parc triangulaire, juste au moment où John a dû se faire attaquer.

— Mais Selim et lui…

Il secoua la tête comme pour s’éclaircir les idées.

— Personne ne sait ce qui s’est passé entre eux, Maya. Ce ne sont que des parlotes. Personne ne saura jamais ce qu’ils se sont vraiment dit. C’est pure invention, tout ça. C’est sans importance, d’ailleurs, ce que les gens peuvent se dire. Ça n’a aucune importance à côté de ce qu’ils font. Même si Frank a pris cet Arabe et lui a dit : « Va tuer John, je veux que tu le fasses, tue-le, tue-le », même s’il avait dit ça, ce dont je doute vivement, parce que Frank n’a jamais été aussi direct, tu me l’accorderas… (Il attendit qu’elle acquiesce d’un hochement de tête et se force à sourire.) Même dans ce cas-là, si ce Selim est allé tuer John, avec l’aide de ses amis, alors c’est encore eux qui l’ont fait, tu vois ? Pour moi, ce sont les gens qui agissent qui sont responsables. Toute cette histoire d’obéissance à des ordres, « c’est lui qui m’a dit de le faire », tout ça, c’est des mauvaises excuses, rien que des conneries.

— Ouais. Hitler n’a tué personne de ses propres mains, alors…

— Alors il n’est pas aussi coupable que les types, dans les camps, qui appuyaient sur la gâchette ou qui ouvraient le gaz ! C’est vrai. Ce n’était qu’un vieux fou d’enculé. Les assassins, c’étaient eux. Et ils étaient beaucoup plus nombreux. Vu comme ça, c’est triste.

— Ouais.

Si triste qu’elle n’arrivait pas à l’imaginer.

— Enfin, écoute, Nicosia, c’était compliqué. Beaucoup de gens se sont battus, cette nuit-là. Les factions arabes se battaient entre elles, les Arabes étaient en bagarre avec les Suisses, les équipes de construction se prenaient à la gorge. Il y en a qui disent : « Oh, c’est ce Frank Chalmers qui a tout organisé, il a fomenté les émeutes pour couvrir l’organisation du meurtre de John Boone… » Pff, laisse-moi rire ! C’est simpliste. Mais les gens veulent une histoire pas compliquée, tu comprends, alors ils font porter le chapeau à un type, un seul, parce que c’est plus facile, pour eux. Ils ne peuvent pas comprendre les histoires compliquées, comme ça, il n’y a qu’un seul responsable, au lieu de tous les gens qui se sont battus cette nuit-là.

Elle hocha la tête, se sentant soudain réconfortée.

— C’est vrai, ça. Mais… je veux dire… nous aussi, on y était. Alors on fait aussi partie de l’histoire.

Il opina du chef, fit la grimace. S’approcha d’elle, s’assit sur le canapé à côté d’elle, lui prit la tête entre ses mains.

— J’y ai réfléchi, dit-il d’une voix étouffée, en baissant les yeux. Parfois. Je rôdais dans la ville selon mon habitude, et je me payais du sacré bon temps. C’était comme le carnaval, à Trinidad, je crois. Il y avait de la musique, tout le monde dansait avec des masques. Moi aussi, j’avais un masque rouge, une tête de monstre, et je pouvais aller partout où je voulais. J’ai vu John, j’ai vu Frank, je t’ai vue parler à Frank, dans ce parc… Tu portais un masque blanc, tu étais si belle. J’ai vu Sax, dans la médina. Et John faisait la fête, comme d’habitude. Si seulement j’avais su qu’il avait des ennuis, ahhh… Je veux dire, je n’avais pas idée que quelqu’un en avait après lui. Si j’avais su, j’aurais pu le prendre à part, lui dire de se tenir à carreau. Je m’étais présenté à lui, lors de cette soirée, sur Olympus, juste un peu avant. Il était content de me voir. Il savait, pour Hiroko et Kasei. Il m’aurait écouté, je crois. Mais je ne savais pas.

Maya posa la main sur sa cuisse.

— Aucun de nous ne savait.

— Non.

— Sauf Frank, peut-être.

Desmond eut un soupir.

— Peut-être. Mais ce n’est pas sûr. S’il était au courant, là, ce serait grave, c’est sûr. Mais si je le connais bien, il l’aurait payé plus tard, dans sa tête. Parce qu’ils étaient très proches, ces deux-là. Ce serait comme s’il avait tué son frère. Les gens le payent dans leur tête, je crois. Enfin, reprit-il en soupirant comme pour évacuer ces pensées. Ça ne sert à rien de ruminer tout ça, Maya. Ils sont partis tous les deux, maintenant, dit-il en la regardant.

— Oui.

— Ils sont partis, mais nous, nous sommes là, reprit-il avec un grand geste englobant Michel, ou l’ensemble d’Odessa. Ce sont les vivants qui comptent. C’est la vie qui compte.

— Oui. C’est la vie qui compte.

Il se leva en chancelant, retourna dans le bureau.

— Bonne nuit.

— Bonne nuit.

Elle posa le livre par terre et se rendormit.

4. LES ANNÉES

Pendant les années qui suivirent, elle repensa rarement à Frank. Il reposait en paix, ou bien il s’était perdu dans le tumulte de l’époque. Les années coulaient comme l’eau d’une rivière. Pour Maya, la vie des Terriens ressemblait à leurs fleuves, rapides et impétueux à la source, dans les montagnes, puissants dans les plaines, lents et sinueux près de la mer. Alors que sur Mars leur vie ressemblait au cours accidenté des fleuves qu’ils étaient en train de créer et qui dévalaient des falaises, disparaissaient dans des trous, étaient aspirés et remontaient à des hauteurs surprenantes, très loin de là.

C’est ainsi qu’elle vécut, dans la tension, l’approche de la seconde révolution, cascadant avec tous les autres avant de faire le voyage de retour vers la Terre. Quand elle pensait à sa jeunesse, sur ce monde, c’était comme une autre incarnation. Elle travailla avec Nirgal et les Terriens, visita la Provence avec Michel et, quand elle retourna sur Mars, elle vit les deux hommes comme elle ne les avait jamais vus. Elle s’installa avec Michel à Sabishii, et elle aida Nadia à mettre le gouvernement sur ses rails… quand Nadia avait le dos tourné. Elle savait ce qui se passerait si elle tentait d’intervenir ostensiblement. Elle s’installa donc à Sabishii, et la vie se calma un peu ou, du moins, suivit un cours plus prévisible. Michel avait ses clients et travaillait un peu à l’université, pendant que Maya s’occupait du projet hydrologique du massif de Tyrrhena et enseignait de temps à autre dans les écoles de la ville. Elle voyait très rarement Desmond et ne pensait plus guère à lui. Et à vrai dire, Michel et elle voyaient de moins en moins les anciens. Leur cercle relationnel se limitait dans l’ensemble à leurs relations de travail et à leur voisinage, que des nouveaux, comme tout, d’ailleurs, dans la seconde Sabishii. Ils vivaient dans un appartement au deuxième étage d’un grand immeuble construit autour d’un très joli jardin intérieur, et ils parlaient à leurs voisins, jouaient à des jeux, lisaient, bricolaient. C’était une vraie communauté. Il arrivait à Maya de se dire, en regardant tout ça, qu’il y avait là une réalité historique qui ne serait jamais consignée nulle part : un bon environnement solide, où chacun assumait sa part de travail et ses proches, tout cela formant une sorte de projet collectif, dans lequel chaque famille avait un sens, en tant que partie d’un tout plus vaste difficile à définir. Des dizaines d’années passèrent dans ce bien-être anonyme, où les fantômes de ses incarnations antérieures ne venaient que très rarement la hanter. Ni ses vieux amis, d’ailleurs.

5. L’AIDER, LUI

Et puis, des années après cela, alors que Maya commençait à avoir des problèmes de déjà-vu et autres « épisodes psychosensoriels », comme disait Michel, Desmond passa, une nuit, après le laps de temps martien, à un moment où personne n’aurait pensé à faire des visites.

Michel dormait déjà et Maya lisait. Elle embrassa Desmond, l’emmena à la cuisine, le fit asseoir et prépara du thé. En le serrant contre elle, elle avait senti qu’il tremblait.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.

Il craqua.

— Oh, Maya !

— Allons, qu’y a-t-il ?

Il haussa les épaules.

— Je suis passé voir Sax à Da Vinci, et Nirgal était là aussi. Sa maison dans les collines a été engloutie par la poussière, tu le savais ?

— Ouais. Quel dommage. Un vrai drame.

— Ouais. En tout cas, ils ont commencé à parler d’Hiroko. Comme si elle était encore en vie. Sax a même dit qu’il l’avait vue une fois, dans une tempête. Et je… ça m’a mis tellement en colère, Maya, j’aurais pu les tuer !

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Parce qu’elle est morte et qu’ils refusent de voir les choses en face. Ils n’ont pas vu son corps, alors ils inventent toutes ces histoires.

— Ils ne sont pas les seuls.

— Non. Mais ils croient à ces histoires parce qu’ils veulent y croire. Comme si ça allait leur donner une réalité.

— Comme si ce n’était pas le cas, fit-elle en versant l’eau bouillante dans leurs tasses.

— Non, ce n’est pas vrai. Elle est morte. Avec toute l’équipe de la ferme. Ils ont tous été tués.

Il posa sa tête sur la table de la cuisine et se mit à pleurer.

Surprise, Maya vint s’asseoir à côté de lui, posa la main sur son dos. Il tremblait toujours, mais plus de la même façon. Elle rapprocha sa tasse de thé, en prit une gorgée. Les spasmes qui secouaient les côtes de Desmond s’apaisèrent.

— C’est cruel, dit-elle. Sa… sa disparition. Quand on ne voit pas le corps, on ne sait quoi penser. On reste dans les limbes.

Il se redressa, hocha la tête, but son thé.

— Tu n’as jamais vu le corps de Frank, dit-il. Mais tu ne passes pas ton temps à raconter qu’il est toujours vivant.

— Non, dit-elle en éludant l’argument d’un geste. Mais cette inondation… Enfin, soupira-t-elle comme il acquiesçait, l’équipe de la ferme… Les gens se sentent concernés, il faut les comprendre. Ils auraient pu fuir, après tout. Théoriquement.

Il opina du chef.

— Mais ils étaient derrière moi dans le labyrinthe. J’ai juste eu la chance de partir à temps. Maya, je suis resté dans le coin pendant des jours, et ils ne sont jamais ressortis. Ils ne s’en sont pas tirés. (Il fut repris de tremblements convulsifs. Décidément, il y avait beaucoup d’énergie nerveuse dans ce petit corps noueux, se dit-elle.) Non. Ils ont été capturés et massacrés. S’ils étaient sortis, je les aurais vus. Ou elle aurait repris contact avec moi. C’était une femme cruelle, mais pas à ce point-là. Elle m’aurait laissé savoir, depuis le temps.

Il avait les traits convulsés par le chagrin, la colère. Il lui en voulait toujours, elle le voyait bien. Ça lui rappelait Frank. Elle lui en avait voulu pendant des années après sa mort. Elle se demandait s’il avait tué John. Desmond lui en avait parlé, des années auparavant. Elle s’en souvenait : Desmond l’avait réconfortée, cette nuit-là. Peut-être lui avait-il menti. S’il connaissait une vérité différente, s’il avait vu Frank poignarder John, le lui aurait-il dit ? Sûrement pas.

Elle essaya d’imaginer ce qui pourrait l’aider, lui, ce qu’il valait mieux qu’il pense d’Hiroko. Elle but son thé dans le silence du laps de temps martien, et il en fit autant.

— Elle t’aimait, dit-elle enfin.

Il la regarda, l’air étonné, et hocha la tête.

— C’est vrai, ce que tu dis : si elle était encore de ce monde, elle te l’aurait fait savoir, d’une façon ou d’une autre.

— C’est ce que je crois.

— Alors elle est probablement morte. Mais Nirgal et Sax… Et Michel aussi, d’ailleurs…

— Michel aussi ?

— La moitié du temps, en tout cas. La moitié du temps, il pense que ce n’est qu’une compensation, un mythe qui les aide. Le reste du temps, il est convaincu qu’ils sont toujours là. Enfin, si ça peut les aider, hein…

— Ouais, peut-être, soupira-t-il.

Elle réfléchit encore un peu.

— Tu l’aimes toujours.

— Oui.

— Eh bien, c’est encore la vie. Enfin, un genre de vie. Le mouvement de la vie, quoi. La structure d’Hiroko. Dans ton esprit. Les sauts quantiques, comme dit Michel. Et que sommes-nous d’autre, en fin de compte ? Tu n’es pas d’accord ?

Desmond regarda le dos de sa main, ses rides, ses cicatrices.

— Je ne sais pas. Je pense que nous devons être plus que ça.

— Si c’est ce que tu crois… C’est la vie qui compte, c’est ce que tu m’as dit, une fois, non ?

— Vraiment ?

— J’ai l’impression, oui. Une bonne base de travail, de toute façon, quel que soit celui qui l’a dit.

Il opina du chef. Ils finirent leur thé, leurs reflets transparents inscrits dans les fenêtres noires. Un oiseau, dans le sycomore, dehors, rompit le silence de la nuit.

— Je crains que nous ne soyons bientôt confrontés à une nouvelle période difficile, dit Maya, pour changer de sujet. Je ne pense pas que la Terre nous laisse encore longtemps limiter l’immigration. Ils passeront outre, Mars Libre fera du tintouin, et nous serons en guerre avant d’avoir eu le temps de dire ouf.

Il secoua la tête.

— On devrait pouvoir éviter ça.

— Mais comment ? Jackie déclarerait une guerre rien que pour garder le pouvoir.

— Ne t’en fais pas pour Jackie. Elle ne compte pas. Le système pèse beaucoup plus lourd qu’elle.

— Et si le système s’effondre ? Le temps nous est compté. Les deux mondes ont des intérêts trop divergents, maintenant. Et ils divergent de plus en plus. Ce sont les gens au sommet qui comptent.

Il écarta son argument d’un geste évasif.

— Ils sont tellement nombreux. Nous pourrions les amener à se comporter de façon raisonnable.

— Tu crois vraiment ? Je voudrais bien savoir comment.

— Eh bien, on pourrait toujours brandir la menace des Rouges. Ils sont encore là, à comploter dans l’ombre. Ils essaient d’empêcher le terraforming par tous les moyens. On pourrait utiliser ça à notre profit.

Ils parlèrent politique jusqu’à ce que le ciel derrière les vitres devienne gris et que les pépiements épars se muent en un concert de chants d’oiseaux. Maya incitait toujours Desmond à s’exprimer. Il connaissait très bien toutes les factions de Mars ; il avait de bonnes idées. Elle trouva ça très intéressant. Ils échafaudèrent des stratégies. À l’heure du petit déjeuner, ils avaient élaboré une sorte de plan à mettre en action le moment venu. Ce qui arracha à Desmond un sourire.

— Après toutes ces années, nous croyons encore pouvoir sauver le monde.

— Mais on pourrait ! rétorqua Maya. Enfin, à condition qu’ils acceptent de suivre nos conseils.

Michel fut réveillé par la bonne odeur du bacon frit et les beuglements de Desmond qui chantait des calypsos dans la chambre. Maya se sentait bien. Elle avait chaud, faim, envie de dormir. La journée de travail serait pénible, mais elle s’en fichait.

6. LE PERDRE

La vie suivit son cours. Elle vivait avec Michel, elle travaillait, elle aimait, elle s’occupait de sa santé. Dans l’ensemble, elle était contente. Même s’il lui arrivait parfois de regretter cette étincelle de passion depuis longtemps disparue, si instable et farouche qu’elle ait pu être. Elle se disait de temps à autre qu’elle aurait sûrement été plus heureuse si John avait survécu, ou Frank. Ou si elle s’était installée dans la vie avec Desmond pour compagnon. Si, alors qu’ils étaient libres tous les deux, ils s’étaient engagés l’un envers l’autre dans une sorte de monogamie intermittente, comme ces cigognes qui se retrouvent, d’une année sur l’autre, après leurs voyages et leurs migrations. Ils n’avaient pas suivi cette voie ; et tout avait été différent.

Ce qui s’était passé, à la place, c’était que la vie continuait, et que lentement, au fil des ans, ils s’éloignaient l’un de l’autre. Non par manque de sentiment, à ce qu’il lui semblait, mais parce qu’ils se voyaient si rarement, et que d’autres personnes, d’autres soucis monopolisaient leurs pensées. C’était comme ça ; on vivait et on allait de l’avant, et vos proches faisaient pareil, et la vie vous séparait, d’une façon ou d’une autre – le travail, les partenaires, tout. Au bout d’un moment, quand ils n’étaient plus là, quand ils ne faisaient plus partie de votre vie quotidienne, par leur présence physique, un corps dans une pièce, une voix disant de nouvelles choses, alors il arrivait qu’on ne les aime plus que comme des souvenirs très spéciaux. On les avait aimés, mais on se souvenait de cet amour plus qu’on ne le ressentait comme à l’époque où ils faisaient partie du tissu de la vie quotidienne. On ne pouvait vraiment continuer à les aimer qu’avec son partenaire, parce qu’on partageait sa vie. Et même de lui on pouvait s’éloigner, on s’installait dans des habitudes différentes, des pensées différentes. Si c’était comme ça avec celui dont on partageait le lit, alors qu’est-ce que ça devait être avec les amis qui s’étaient éloignés et qui vivaient maintenant à l’autre bout du monde ? On finissait par les perdre, et il n’y avait rien à faire. À moins d’avoir partagé leur vie. Et on ne pouvait avoir qu’un compagnon à la fois. S’ils avaient eu ce genre de relation, Desmond et elle, qui sait comment les choses auraient tourné ? Les cendres accumulées d’une vieille amitié distante. Quand des étincelles auraient pu voler pour toujours, comme crachées par un feu de forge. Elle aurait pu le faire frémir chaque fois qu’elle le touchait. Elle aimait le souvenir de l’avoir aimé au point de penser parfois qu’il aurait pu en être ainsi.

Elle avait parfois l’intuition que Desmond pensait un peu la même chose. Ce qui était agréable. Un jour par exemple, des années plus tard, alors que Michel était en voyage, Desmond sonna à la porte en début de soirée. Ils allèrent se promener sur la corniche, le long du front de mer. C’était vraiment bon d’être à nouveau ensemble, comme ça, se dit Maya alors qu’ils marchaient, bras dessus, bras dessous, au bord de la mer d’Hellas. Ils allèrent ensuite se réchauffer dans un bistro et dînèrent en bavardant autour d’une table couverte d’assiettes et de verres. Les hommes qu’elle aimait, ses amis.

Cette fois-là, il était juste de passage. Il prenait le train de nuit pour Sabishii. Alors, après dîner, elle gravit avec lui le grand escalier qui menait à la gare. Et comme ils arrivaient en vue de la gare, il éclata de rire et dit :

— Il faut que je te raconte mon dernier rêve de Maya.

— Un rêve de Maya ?

— Oui ; j’en fais un par an, à peu près. Je rêve de nous tous, en fait. Mais celui-là, il était marrant. J’ai rêvé que j’allais à Underhill pour assister à une conférence, sur l’économie de don ou je ne sais quoi, et là-bas, devine quoi ? tu étais là, toi aussi, et tu assistais à une conférence sur l’hydrologie. Une coïncidence. Et ce n’est pas tout : nous étions au même hôtel…

— Un hôtel à Underhill ?

— Dans mon rêve, c’était une ville comme les autres, avec des gratte-ciel et un tas d’hôtels ; un centre de conférence ou quelque chose comme ça. Bref, non seulement nous étions descendus dans le même hôtel, mais encore ils avaient fait une erreur et nous avaient mis dans la même chambre. On était vraiment contents de se retrouver dans le hall de l’hôtel, parce qu’on ne savait pas qu’on serait dans la même ville en même temps, et puis, en allant chercher nos clés, on s’est aperçus qu’on nous avait mis par erreur dans la même chambre. Comme on est des adultes responsables, on est retournés à la réception expliquer qu’il y avait une erreur…

À ces mots, Maya eut un reniflement, sentit son bras serrer celui de Desmond par un mouvement réflexe, auquel il répondit par un sourire et un geste évasif de la main…

— Mais l’employé de la réception nous a jeté le même regard que tu as eu, là, tout de suite, et il a dit : « Écoutez, vous deux, je suis Cupidon, le dieu de l’Amour, et je l’ai fait exprès, pour vous permettre d’être ensemble sans l’avoir voulu, alors remontez là-haut et amusez-vous bien. Et n’essayez plus de contrecarrer mes projets ! »

Maya éclata de rire, et Desmond en fit autant.

— Génial, ton rêve, dit-elle en s’arrêtant pour lui prendre les mains dans les siennes. Et après ?

— Après ? Eh bien, je me suis réveillé ! Je riais trop fort, juste comme maintenant. Je me suis dit : Non, non, ne te réveille pas encore ! Le meilleur est encore à venir !

Elle rit de plus belle, lui serra les mains.

— Non. Le meilleur a déjà eu lieu.

Il opina du chef, la serra contre lui. Puis son train arriva et il monta dedans.

Загрузка...