Patrouille de l’aube sur la paroi intérieure ouest du cratère de Crommelin. La routine : le tram jusqu’aux Bulles, grimper par l’une des pistes les plus abruptes du cratère, bifurquer vers celle qui fait le tour du lac à Featherbed, redescendre par une autre piste et récupérer la route circulaire pour reprendre le tram à quelques kilomètres à peine.
Mais ce matin-là il pleuvait à verse, il y avait du brouillard et pas ou peu de vent, de sorte qu’une centaine de mètres après avoir quitté le terminus du tram, je ne savais plus où j’étais. Je suivis ce que je croyais être la piste, mais qui se perdit presque immédiatement. Ce n’était donc pas le bon chemin. Seulement au lieu de faire demi-tour et de redescendre, je me dis qu’elle devait être quelque part sur ma droite, et je coupai par là dans l’espoir de la retrouver. Je n’y arrivai jamais. Mais à part dans quelques coins de Precipice Arc, tous les chemins mènent à Crommelin, c’est bien connu, alors je décidai de remonter à travers la forêt, dans l’espoir de retomber enfin sur la piste. Je tombais, d’ailleurs, sans arrêt, sur ce qui ressemblait à une version plus ancienne de la piste : trois ou quatre marches qui menaient à une rupture de la paroi ; une longue dépression ; quelques branches cassées ; et surtout, des marques rectangulaires, à la peinture grise, sur les arbres de la forêt de Cimmeria. Je m’étonnai qu’on ait choisi le gris comme couleur, et je me dis que ça devait être une sorte de lichen, mais j’eus beau regarder de tout près, ça avait bien l’air d’être de la peinture, même quand je grattai la marque avec l’ongle. C’était de la peinture, je le jure, appliquée à hauteur de la poitrine ou de la tête, sur le tronc des arbres, selon une ligne brisée, mais nettement distincte, suivant la pente. C’était une paroi de cratère en saillie, disloquée, avec beaucoup d’arbres, de vieux chicots érodés et quelques parois de roche qu’il faudrait contourner, à moins de trouver un passage. Je me dis que partout où les arbres poussaient, je devais pouvoir grimper, alors je suivis la piste des arbres en me faufilant sous les branches, recevant des tonnes d’eau sur les épaules, mais il pleuvait à verse, alors un peu plus ou un peu moins, hein ? Non, le véritable problème, c’est que j’avais du mal à garder mon équilibre, à cause des couches de feuilles mortes qui étaient autant de pièges dans cette jungle de pierre.
Je gravissais toujours, obstinément, la pente glissante, en espérant évidemment qu’aucun des créneaux formés par la roche ébréchée ne me barrerait la route sur une distance infranchissable. Chaque fois que l’espace entre les dents de basalte se rétrécissait, des empilements grossiers de pierres m’aidaient à monter, à peine visibles sous les débris accumulés au fil des ans. Et puis, au moment où je commençais à me dire que c’était une piste qui devait monter jusqu’en haut, elle disparaissait et je me retrouvais en pleine brousse. Une question commença à m’obnubiler pendant toute la montée, occupant chacune de mes pensées lorsque j’inspectais la paroi brouillée par la pluie qui s’insinuait partout, formait des mares de boue sous mes pieds : ces blocs, là, avaient-ils été empilés pour m’aider à progresser ? Sur ce tronc, là, au milieu de ce petit bosquet, était-ce une marque grise indiquant une piste ? Mais pourquoi l’avoir mise là, entre ces arbres serrés ?
Je grimpais toujours, péniblement, en me protégeant la figure des branches griffues, l’épaule en avant pour écarter les plus grosses. Je montais toujours, mais j’avais beau scruter les environs, je n’arrivais pas à décider s’il s’agissait vraiment d’une piste. Ça avait souvent l’air d’un flanc de colline sauvage, vierge. Puis une petite section d’escalier apparaissait, m’aidant à franchir une zone difficile.
L’escalade était si longue que je commençai à me poser des questions. Il n’y avait que quatre cents mètres de dénivellation, j’aurais dû les parcourir depuis longtemps, non ? Puis les nuages commencèrent à se dissiper, et la lumière revint. Cela dit, il pleuvait toujours et le vent se mit à souffler par rafales. La pente s’aplanit et j’arrivai sur une bande à peu près horizontale, couverte d’arbres, au centre de laquelle courait une vieille voie de tram rouillée. J’eus un petit choc en la voyant, je dois dire. Je me rappelai avoir lu qu’un vieux tram à crémaillère montait vers le sommet du pic, mais c’était sur la paroi sud du cratère. Un peu plus loin, je tombai sur West Apron Road, la route qui suit la lèvre du cratère sur son dernier segment, et la longeai pendant quelques minutes avant d’arriver aux installations du tramway et à la boutique qui se trouvaient au bord du cratère. J’étais content d’être arrivé en haut et de savoir enfin où j’étais par rapport à la circonférence du cratère, même si ça m’avait pris deux fois plus de temps et trois fois plus d’énergie que prévu, mais quand je repartis vers le nord, le long de la piste, je la perdis à nouveau ! Il pleuvait, il y avait du brouillard, et la lèvre du cratère est très large, à l’ouest. Elle est constituée de roches fracturées qui forment des terrasses à ciel ouvert, marquées par des empilements de pierres, avec çà et là de petites forêts d’arbres convulsés, qui vous arrivent à la taille, parfois plus haut. Beaucoup de pistes entraient dans ces arbres, y tournicotaient un moment et se perdaient dans un fourré. Ça commençait à devenir très frustrant. Si ça continuait, j’allais arriver en retard. Quand je pars en patrouille à l’aube, j’essaie de rentrer au moment où les gens se lèvent, ou quand ils prennent leur petit déjeuner.
Alors je m’arrêtai et je réfléchis. Je n’y voyais rien avec la pluie qui tombait sur mes lunettes et j’avais l’impression d’avaler du brouillard. On n’y voyait pas à plus de vingt mètres, et là-haut, ce n’était vraiment pas assez.
Je fis demi-tour et repartis le long de la lèvre du cratère, en direction de la route. J’avais décidé de suivre celle qui menait au fond du cratère et de reprendre le tram aux Bulles. Dans le cratère, les distances sont tellement courtes, me disais-je, que ça ferait dix kilomètres tout au plus, et en descente sur la majeure partie du trajet. C’était moins drôle que de crapahuter sous la pluie, mais ça irait plus vite.
Avant de me mettre en route, j’entrai dans la boutique et achetai à boire. Ils venaient d’ouvrir. J’allai à la caisse payer mon soda, et les deux jeunes femmes qui étaient là me regardèrent en ouvrant de grands yeux lorsque je pris mon portefeuille dans ma poche. Mon pantalon était en tissu imperméable, mais il était trempé, et même la carte qui se trouvait dedans était mouillée. On aurait dit que j’avais piqué une tête dans le lac. Je décidai de faire l’impasse sur les explications et allai boire mon soda dehors.
La descente au pas de course fut une promenade de santé, malgré la pluie et le brouillard à couper au couteau. Je n’avais pas idée du niveau auquel je pouvais être sur la paroi. La route en zigzag traversa une falaise qui avait été transformée en une très jolie cascade. J’entrai sous les arbres, un tunnel couvert d’un long dais vert, et la pluie tombait toujours. J’arrivai à la gare et rentrai chez moi en tram, mais ce jour-là, je ratai le petit déjeuner.
Et tout le reste de la journée – et aujourd’hui encore, même si, ce jour-là, la question me hanta véritablement – je me demandai si j’avais été sur une ancienne piste ou non.
J’emmenai mes parents à Precipice Trail alors qu’ils avaient une soixantaine d’années, mais à vrai dire, les dernières fois que j’avais emprunté cette piste, c’était en courant, histoire de boucler la boucle en vitesse et de retourner en ville assumer mes obligations familiales. Je n’en gardais donc que de vagues souvenirs. Je m’en rendis compte lorsque j’entrepris de leur faire faire l’excursion à allure réduite. Il y a une quantité monstrueuse d’échelles le long de cette piste. Après la traversée assez acrobatique de l’immense pente jonchée de blocs de pierre épars, ce n’est plus qu’une succession d’échelles, avec certains passages sur les crêtes pour aller du haut d’une échelle au pied de la suivante. Lors d’un de ces passages, ma mère prononça mon nom sur ce ton dont elle a le secret et qui veut dire : « Tu plaisantes, là ? », quant à mon père, qui était un peu à la traîne, il ne dit rien. Il n’était peut-être pas en aussi bonne forme que Maman, et il portait un jean serré. Il m’avoua, plus tard, avoir pensé que je me vengeais de tout ce qu’ils avaient pu me faire et qui ne m’avait pas plu. Mais il était costaud, et Maman aussi.
Arrivés au sommet, nous redescendîmes aussitôt, ce qui était moins fatigant sur le plan physique, mais encore assez sportif – et même pire, en réalité. Les échelles ne sont que des barres de fer rouillé fixées sur des parois verticales qui peuvent faire cinq mètres de haut. Regarder en bas quand on descend peut être assez éprouvant. Quand nous fumes revenus à notre point de départ, je leur montrai où nous étions allés : vu d’en bas, ça ressemblait à une falaise à pic, et il y avait des grimpeurs qui s’équipaient en vue de l’escalade, juste à gauche de la piste. C’était vraiment impressionnant. Nous regagnâmes le campement, et ils étaient très excités. Je dirais même qu’ils étaient survoltés. Ils n’arrivaient pas à croire qu’ils avaient fait tout ça. Alors, même si c’était une erreur au départ, ç’avait été une bonne chose.
Je parcourais le cratère de Crommelin depuis des années lorsque quelqu’un publia une histoire des pistes des cratères, et je le vis sous un éclairage tout à fait nouveau. Jusque-là, je voyais, mais je ne comprenais pas. Les pistes n’avaient pas été créées, comme je l’avais cru, par les coops qui administraient le cratère, mais par une succession de dingues inspirés, qui avaient rivalisé d’imagination et de talent. Les parois de granit fragmenté étaient devenues, il y avait vingt ou trente ans, avant le début du siècle, le canevas de la nouvelle forme d’art qui était leur mode d’expression. Quelqu’un avait eu l’idée de construire des pistes sur la paroi juste au-dessus et derrière la maison-disque de la coop, et ç’avait été à qui ferait la plus belle.
Mais quand l’administration actuelle était arrivée aux affaires, la moitié des pistes du cratère avaient été fermées sous prétexte qu’elles faisaient double emploi. Ce n’était pas faux. Seulement c’étaient aussi des œuvres d’art, magnifiquement construites avec d’énormes blocs de pierre, et beaucoup étaient encore là, même si elles ne figuraient plus sur les cartes. Dans son livre, cet homme avait publié les vieilles cartes et donnait des indices pour trouver les pistes que l’administration actuelle avait laissées à l’abandon. La recherche de ces pistes, « la chasse aux pistes fantômes », comme il disait, était une nouvelle forme d’art, dérivée de l’ancienne et qui la préservait. Je commençai à le faire moi-même et j’adorai ça. Ça ajoutait les plaisirs de la chasse au trésor, de l’archéologie, et surtout de la marche dans la jungle, à l’expérience déjà magnifique qu’était une randonnée dans le cratère.
Un jour, nous emmenâmes les enfants à la recherche d’une des vieilles pistes des coops. Nous trouvâmes d’abord ce qui avait dû être jadis une large esplanade qui courait le long du pied de la paroi, et qui était maintenant envahie de bouleaux. Nous traversâmes la piste la plus au nord qui figurait encore sur la carte et poursuivîmes vers le nord sur l’esplanade envahie par la végétation, en scrutant l’immense paroi à la recherche de traces. Je crus en voir un grand nombre, comme d’habitude. Et puis, au milieu des feuilles, je repérai une grande pierre dressée, tel un tronc humain. Nous courûmes voir ça de plus près, et nous tombâmes dessus : un escalier de pierre enfoui dans les feuilles mortes, qui montait le long de la paroi. C’était excitant.
Nous commençâmes à monter, les enfants en tête. Nous avions du mal à les suivre. La piste n’était pas très difficile. Elle consistait essentiellement en volées d’escalier incrustées dans la paroi. Il était évident qu’on ne l’avait guère empruntée depuis des années. Une section transversale avait perdu ses étais, et dix ou douze blocs avaient dévalé la pente, formant une boucle de pierre qu’il nous fallut franchir. À un endroit, un énorme bouleau était tombé en travers de la piste et nous dûmes contourner la souche. Grâce à ces détours, nous nous rendîmes compte à quel point la pente aurait été difficile à gravir sans la piste. Alors qu’avec elle, c’était une succession d’allées et d’escaliers.
Et puis, en regardant plus loin, nous vîmes que la piste coupait la pente d’un talus ombragé, juste sous une section incurvée de la paroi. L’immense éboulis de granit rose était envahi de lichen vert. Ces cercles vert clair sur cet amas rose pâle, on aurait dit un tapis vert pâle jeté sur un escalier colossal, rose pastel. Un monument construit par les Incas, ou par des visiteurs de l’Atlantide. Même les enfants s’arrêtèrent pour regarder ça.
Il est clair qu’avant de concevoir ses pistes, Dorr explora à fond la paroi est du cratère afin de tirer parti de ses caractéristiques. C’est ainsi qu’il la fit passer sous des surplombs, derrière des blocs de pierre éboulés, dans des ravines, à travers des tunnels. À un moment donné, la paroi était déformée par une énorme bosse de granit, un pluton apparent, plutôt inhabituel, fendu du haut en bas par une faille verticale si profonde qu’on aurait pu y entrer à mi-corps, sinon plus. Naturellement, Dorr fit passer une piste par cette faille, encastrant dans le fond un escalier étroit, abrupt, formant une volée de plusieurs centaines de degrés.
Je suivis cette piste magnifique sous la pluie, lors d’une de mes patrouilles de l’aube. Il faisait gris, il y avait de la brume, et je n’y voyais pas très loin, ni en haut ni en bas. Le temps que j’arrive à cette partie de la piste, la fissure était devenue le lit d’un torrent qui cascadait d’une marche à l’autre comme dans ces ascenseurs à saumons qu’on voit sur le côté des barrages. L’eau écumante jaillissait du brouillard et descendait en clapotant sur les degrés. C’était irréel.
Je ne pouvais continuer l’escalade sans tremper mes bottes ; j’allais avoir de l’eau jusqu’aux chevilles, sinon aux genoux. Dans l’outback, ç’aurait été un problème, mais là je savais que je serais chez moi vingt minutes après la fin de la randonnée ; je pourrais prendre une douche et mettre mes bottes à sécher devant le feu. Ce ne serait pas génial pour le cuir, mais qu’importe ! J’estimai que si c’était le prix à payer pour avoir le plaisir de gravir cet escalier d’eau, ça valait le coup. Pas après pas, splash, splash, l’eau blanche, son bruit, la pluie et le vent. Chaque pied posé prudemment, les mains agrippées à la paroi de granit, des deux côtés, en guise de rampe. Une escalade magnifique. Je pensais bien ne plus jamais revoir ça.
Et puis, en haut de l’escalier, la piste s’interrompait. Pour une raison ou une autre, Dorr n’avait jamais relié cette piste aux autres, et elle s’arrêtait en haut de la bosse de granit, à mi-chemin de la paroi. Pour rejoindre l’escalier suivant, je devais traverser un vaste talus couvert de bouleaux et de branches mortes, alors détrempé, et perdu dans le brouillard.
Je m’y engageai vaille que vaille, en me réjouissant du changement de nature du problème. Ici, c’était la réunion de toutes les pistes fantômes qui créait la piste, me dis-je, et j’en cherchai des indices. Je ne m’inquiétai pas trop de n’en trouver aucun. Les pistes vont et viennent, en fonction de leur utilité. Quand il y a de nombreux chemins, les gens se dispersent, les empruntent un peu tous, de sorte que la piste s’estompe et disparaît. Elle n’est pas indispensable. Quand le passage est difficile, la piste redevient nette – il n’y a que peu de chemins possibles, et les voies existantes sont très fréquentées. C’est partout pareil. La plupart des pistes n’ont jamais été tracées sciemment, vous comprenez ; elles ont été foulées au fil du temps par des gens qui avaient évalué la pente à leur façon et étaient plus ou moins arrivés aux mêmes conclusions. Alors, chaque fois que je perds une piste et que je la retrouve, je me dis avec satisfaction que j’ai estimé le problème de la même façon que mes prédécesseurs. Je me dis : Tiens, encore une manifestation du génie naturel qui est en chacun de nous. C’est vraiment chouette.
C’est ainsi que je me précipitai, tout content, à travers ce talus détrempé. C’était amusant. Je finirais bien par retrouver la piste de Dorr.
Je repérai sur un tronc d’arbre, juste devant moi, l’une des marques à la peinture grise que j’avais vues lors d’une de mes autres patrouilles de l’aube sous la pluie. Hé, hé ! me dis-je, croyant avoir trouvé confirmation de ce que je pensais. Et puis je remarquai qu’il y avait d’autres taches grises sur les arbres autour du premier. En fait, il y en avait sur tous les troncs visibles de cet endroit, dans toutes les directions. Je me rendis compte que la piste sur laquelle j’étais tombé, de l’autre côté du cratère, n’existait probablement que dans mon imagination. J’avais vu dans le paysage une chose qui n’y était probablement pas.
Sauf qu’elle y était, je le jure. Il y a quelque chose, là-bas. Je pense que nous aurions tort d’éliminer à priori l’idée d’une sorte de téléologie dans l’histoire. Le paysage lui-même semble appeler la piste. Il nous impose la meilleure façon d’avancer. Et il se pourrait qu’il y ait dans le paysage humain, voire dans le continuum temporel, des rampes et des degrés invisibles qui guident notre avance. Nous pouvons effectuer certains choix, bien sûr, mais il y a un terrain donné à traverser. Alors je soupçonne que le fait de voir des pistes qui ne sont pas là est en réalité une activité quotidienne de l’esprit humain. Quand le chemin est difficile, les gens se regroupent. Et les pistes sortent de nulle part.
Plus tard, j’appris qu’il existe bel et bien un lichen issu du génie génétique appelé « lichen peinture grise ». Je suis sûr que celui qui l’a conçu a dû trouver ça très drôle.
Ce jour-là, sous la pluie, ça n’avait pas d’importance. Je tombai bientôt sur une autre piste de Dorr, une merveille de pierre, et cette fois elle était encore portée sur les cartes. Elle était tellement fréquentée qu’elle brillait sous son manteau d’eau, qui, à l’endroit où la piste traversait la pente, était peu profonde.
Mais elle redescendait très vite à flanc de colline, repartait vers la ville et redevenait une cascade bondissante. J’arrivai à une section où la paroi du cratère était plus raide et s’incurvait pour former une bosse qui surplombait une profonde ouverture vers le bas, à côté d’une butte. À cet endroit, la piste dévalait un énorme escalier abrupt niché dans une ravine entre le tertre et la paroi. Cette ravine était à présent une grande cascade impétueuse, ou plutôt plusieurs cascades qui formaient une draperie liquide devant la paroi et s’engouffraient dans le goulet en rapides tumultueux, rugissant entre des pierres qui arrivaient d’ordinaire à hauteur de taille ou de poitrine. Pour continuer, il allait falloir que je franchisse ce torrent.
J’avançais précautionneusement, en me cramponnant aux roches ou aux branches de chaque côté. L’eau m’arriva d’abord aux genoux, puis aux cuisses. Je sentais ses coups de boutoir sur le derrière de mes jambes.
C’est alors que la pluie redoubla, et la paroi du cratère devint une énorme cascade. Puis l’averse changea de nature, et un rideau de grêle s’abattit sur l’eau écumante qui se ruait sur moi. Je me cramponnai des deux mains à une pierre, le long de la piste, et rentrai la tête dans les épaules en regardant l’écume formée par la grêle flottante monter, monter jusqu’à ce que j’en aie jusqu’à la poitrine, et continuer à monter tout en dévalant la ravine. L’espace d’un instant, je me pris à redouter que l’eau ne m’emporte ou me noie sur place. Puis le niveau de l’eau baissa un peu, je réussis à traverser les rapides et à me hisser, pas à pas, de l’autre côté de la ravine, l’eau rugissant autour de moi. J’agrippai solidement un bouleau ruisselant et éclatai de rire, tout haut. Ce devait être l’un des moments les plus civilisés de mon existence.