Au début, l’eau des nouveaux ruisseaux était toujours limoneuse. Elle avait dissous les sels contenus dans le sol, et il y en avait tellement que ça ressemblait à de la brique liquide courant dans les plis du terrain. Elle était presque visqueuse et avec les cristaux blancs qui faisaient comme une dentelle fantastique sur les berges, en certains endroits, on aurait dit du sang circulant dans des veines de sucre candi. Et c’était plus près de la réalité que la plupart des gens ne le pensaient.
Vous comprenez, quand le petit peuple rouge était devenu la dix-neuvième réincarnation du dalaï-lama, il avait eu l’illumination et, du coup, il était fort embarrassé : jusque-là, les êtres humains et tous les discours qu’ils tenaient à la surface lui avaient procuré une distraction de choix ; maintenant, ils constituaient un problème pour lui, ou du moins une préoccupation sérieuse. Le petit peuple rouge devait sauver Mars des humains, ces charmants bousilleurs, mais sans leur nuire, et même en les aidant.
En même temps, il comprit les regards de reproche que leur adressaient leurs cultures d’archéobactéries – c’était évident, tout d’un coup. De même que, sur Terre, le dalaï-lama ne mangeait pas de viande, sur Mars, le petit peuple rouge ne devait pas manger les archéobactéries.
Le petit peuple rouge connut aussitôt la famine. Malgré un certain désarroi, il considéra plutôt cela comme un accroissement de conscience, donc bénéfique, et se convertit à un régime végétarien respectueux de la vie, à base de graines et des équivalents bactériens des fruits : le lait et le miel. Il eut longtemps faim, tout le temps qu’il lui fallut pour s’habituer à ces cultures nouvelles, et alla, quand il y était obligé pour faire la soudure, chercher sa nourriture à la surface, dans les détritus des humains. Mais les êtres humains avaient tendance à réagir à ce genre d’activités avec des pesticides, aussi ne s’y résolvait-il que dans les cas désespérés ; les périodes de danger exceptionnel exigent des mesures extrêmes.
En attendant, de même que les êtres humains s’abattaient sur lui par en haut, les archéobactéries, ces ingrates, le rongeaient par en dessous. Beaucoup d’anciens n’avaient pas trouvé l’apaisement avec leur libération ; ils criaient vengeance, ils réclamaient une compensation, certains exigeaient de retrouver leur domination originelle sur le sol martien. C’est malheureux, mais donnez-leur le doigt et les archéobactéries vous prendront le bras ; tous les coins de ma cuisine en sont la preuve. Certains cadres réformés fomentaient la révolution dans les profondeurs, et bien qu’ils soient minoritaires au début, ces mécontents réussirent à empoisonner l’esprit de nombreuses autres archéobactéries, menaçant de déclencher des réactions en chaîne qui contamineraient tous les niveaux de l’écosystème planétaire et finiraient par se faire sentir à la surface.
Le petit peuple rouge était pris en tenaille, comme le sont souvent les modérés. Il fallait, se disait-il, qu’apparaisse une grande compassion, à tous les niveaux de l’écosphère. Mais bien qu’il soit télépathe, et maintenant uni dans l’esprit de grâce bodhisattva, il était divisé sur la politique à tenir face à cette crise. Devait-il se concentrer sur les archéobactéries, comme le pensait une partie du petit peuple rouge, devait-il s’attaquer aux humains, aux deux à la fois, ou ni aux uns, ni aux autres ? Plus de compassion, certes, mais comment ?
Pour finir, l’état d’avancement du terraforming, qu’on appelait parfois la Grande Réhydratation, donna à un groupe de petits savants rouges l’idée d’essayer de résoudre les deux problèmes à la fois.
Ils ne pourraient jamais influencer directement les êtres humains, dirent ces petits savants rouges. Ériger des villes dans le pavillon de leurs oreilles et leur seriner continuellement des principes de bon sens n’avait réussi qu’à les exposer à des périls effroyables dans les cabinets d’oto-rhino-laryngologie. D’autre part, les archéobactéries ne pouvaient plus être retenues contre leur gré dans le monde cryptoendolithique. Alors, sur quoi pouvaient-ils agir ? Ils avaient beaucoup d’eau, de sel, d’archéobactéries, et des tas d’êtres humains. La proposition comportait un mélange de tout ça.
Les dépôts de sel de la surface se retrouvèrent dissous dans la nouvelle hydrosphère. D’énormes dépôts de carbonates, de sulfates, de nitrates avaient été abandonnés par la lente évaporation des anciennes mers martiennes ; ils étaient désormais mêlés à l’eau qui courait à la surface. Le processus de salinisation était encore mal compris, mais il était clair que les eaux de Mars allaient se charger de sel pendant longtemps encore. Entre-temps, les archéobactéries étaient devenues farouchement halophiles. Une espèce, Haloferax, pouvait vivre à l’intérieur même des cristaux de sel, et s’en nourrir. Les êtres humains n’étaient pas aussi avides de sel, mais leur sang était presque aussi salé que l’eau des océans de la Terre, et ils avaient déjà tendance à beaucoup trop saler leurs aliments. Le sel était un matériau répandu. Il y avait donc une opportunité à saisir.
Un groupe de petits savants rouges prôna une double intervention subtile. Les archéobactéries seraient libérées à la surface dans des conteneurs de sel pareils, pour elles, à des paquebots voguant sur l’océan. Une fois dans l’eau, elles s’introduiraient aisément dans des hôtes humains puis dans leur flux sanguin. Là, les plus petits vaisseaux du cerveau transporteraient à travers la paroi des cellules certaines de ces archéobactéries, des variétés particulières, conçues par les petits savants rouges afin de créer des champs électriques spécifiques et de déclencher la sécrétion d’hormones et autres éléments chimiques cérébraux propices.
Une partie du petit peuple rouge se récria que c’était une thérapie médicamenteuse et pas autre chose. Le groupe de petits savants rouges défendit la validité de sa proposition en arguant du fait que l’humeur était en grande partie un état chimique, ainsi qu’on l’admettait généralement. D’autre part, le principe d’intervention chimique pouvait être défendu pour raison d’urgence ; il était très possible que les humains soient sur le point de ravager Mars, de dévaster la planète au détriment de sa vie indigène invisible. Pendant ce temps, les archéobactéries étaient en pleine explosion démographique et s’apprêtaient au combat. Une solution neutralisant les deux parties serait la bienvenue. Pour les archéobactéries, ce serait la libération de la surface ; pour le petit peuple rouge, une thérapeutique médicamenteuse ; pour les humains, une mutation délibérée de leurs valeurs. Si personne ne soupçonnait jamais autre chose, où était le mal ? Autant les laisser croire ce qu’ils voulaient.
C’est ainsi que partout, sur le sol de Mars raviné par les pluies, on vit courir des eaux rouges, chargées de sel et d’autres dépôts. Finalement, certains de ces cours d’eau se mêlèrent pour devenir des fleuves qui se déversèrent dans le nouvel océan en formation. Comme la mer du Nord avait été formée par pompage des aquifères enfouis dans les profondeurs du permafrost, ses eaux étaient encore extrêmement pures. C’était en fait un océan d’eau douce, alors que les rivières et les fleuves étaient salés. Les êtres humains ne devaient pas manquer de commenter ce qui était le contraire de la situation sur Terre.
Beaucoup de ces nouveaux fleuves se jetaient du haut des falaises dans la mer, et à ces endroits le rouge moussait, se répandait en ondes circulaires ; on aurait dit qu’on avait déversé de la peinture rouge dans une mare cristalline, virginale. C’est vraiment horrible, se disaient les êtres humains, et encore ils ne savaient pas tout. Puis ils allaient nager dans l’océan tout proche, ils ressortaient de l’eau, mangeaient leur pique-nique, et, quand ils rentraient chez eux, ils se sentaient tout drôles et ils décidaient d’être plus gentils avec leur prochain, cette semaine-là.